Souvenirs d’un ancien magistrat d’Algérie/Drame passionnel 01

A. Chevalier-Marescq et Cie, Éditeurs (p. 29-33).

DRAMES PASSIONNELS

I

Une femme indigène avait été assassinée dans un douar dépendant du territoire civil de Bou-Medfa. L’instruction n’offrit pas de difficulté. Un individu, étranger à la localité, s’était introduit de nuit sous une tente, en l’absence du maître. Tous dormaient, à l’exception d’un enfant de douze à quinze ans, qui, entendant du bruit près de l’orifice de la tente, se souleva sur son coude, et put voir un homme écarter le pan de laine servant de fermeture et armer un pistolet, Comme il allait crier, a détonation retentit et, à l’éclair du coup de feu, l’enfant reconnut l’auteur de la tentative criminelle. Avant que les voisins fussent réveillés et rassemblés, le malfaiteur put s’enfuir. On constata alors qu’une femme nommée Nedjema, n’appartenant pas au douar, mais parente des gens de la lente, qui y était en visite depuis la veille et devait prochainement repartir, avait été atteinte en plein cœur et tuée raide. La victime avait été frappée par erreur. Elle était inconnue du meurtrier, qui en voulait à d’autres, le maître ou la femme de celui-ci, qu’il avait recherchée en mariage et ne pouvait supporter aux bras d’un rival.

L’inculpé appartenait à la tribu des Soumatahs, située en territoire militaire. Le caïd, que je fis inviter par exprès à me l’envoyer, me l’amena lui-même. J’avais prié ce chef de saisir et m’apporter toutes armes à feu qu’il trouverait chez le coupable désigné, il me remit un pistolet tout fraîchement chargé, portant cependant les traces d’un usage récent. Le canon en était.en effet tout noirci à l’intérieur, et en y fourrant les doigts, on les retirait fâchés de fumée. L’arme avait été rechargée précipitamment et de façon très défectueuse, ainsi que le constata le lendemain un armurier qui, en la déchargeant au moyen d’un tire-bourre, établit en même temps qu’elle contenait des fragments de papier provenant de la même feuille qu’un autre morceau de papier découvert dans la blessure. Il parut aux magistrats de la Cour d’assises que cette trouvaille, qui corroborait le témoignage de l’enfant, attestait suffisamment la culpabilité et, malgré ses dénégations, Kaddour-ben-K…, dont l’alibi avait d’ailleurs été démenti, fut condamné, mais avec circonstances atténuantes, grâce à ses bons antécédents, au caractère Passionnel du crime, et peut-être aussi à cette circonstance que sa famille avait désintéressé par le paiement d’une Dia (prix du sang) les Parents de la victime.

J’avais été à cette occasion invité à prendre la Diffa (repas des hôtes) et l’hospitalité pour la nuit chez Bou-Alem-Bel-Haoussin, cheik de la tribu des Bou-Hallouan, en territoire civil. Comme je me rendais auprès de mon hôte, entre huit et neuf heures, les gens de mon escorte aperçurent dans la brousse un homme entièrement nu, tenant à la main un bâton noueux et ayant un poignard dans une gaine de cuir attachée par une corde autour de la taille, il chercha à fuir, mais la broussaille rare et courte ne favorisait pas son évasion, et il fut bientôt rattrapé par un gendarme. C’était Un grand garçon d’une vingtaine d’années, d’un visage ouvert, qui, n’eût été son attirail Suspect, n’offrait ni les allures, ni l’apparence d’un malfaiteur. « Que fais-tu ici à pareille heure et où vas-tu ? — Je me promène. — Pourquoi n’as-tu pas tes vêtements ? — Mon burnous était plein de puces. Cette vermine très incommode, mais que la religion nous défend de tuer, trouve sa vie à terre et abandonne notre linge quand nous n’y sommes plus dedans, j’ai laissé mon burnous, mon haïck et mon zéroual sur un buisson, où je les reprendrai demain matin purgés de ces désagréables insectes. — Mais pourquoi ce bâton et ce couteau ? — par crainte des malfaiteurs. — Tu ne pouvais cependant tenter leur cupidité n’ayant sur toi ni bourse ni un objet de valeur quelconque. — Ne m’exposais-je pas tout aussi bien à rencontrer un fou, et sait-on ce qui peut passer par la tète d’un individu qu’on trouve sur son chemin ? » Il avait réponse à tout, mais je terminai là un dialogue qu’il était inutile de prolonger, et je l’emmenai avec nous. Bou-Alem ne le connaissait pas, mais il lui parut à première vue un amoureux allant à quelque rendez-vous galant et pas du tout un malfaiteur. Il essaya de le confesser, ce fut en vain.

En de telles aventures, le galant se fait d’ordinaire accompagner à distance par un ami, un confident discret et sûr, pour lequel il n’a pas de secret, ce que les indigènes appellent un frère de choix, qui le suit de manière à pouvoir au besoin lui porter secours, ou du moins s’assurer de son sort. Les cavaliers du cheik avaient en effet vu un arabe sur la piste du premier, se tenant assez loin, mais à portée du regard et de la voix, avançant avec précaution et faisant effort pour se dissimuler. Sur l’ordre de Bou-Alem, ils coupèrent la route au guetteur, se rabattirent sur lui et l’enfermèrent dans un cercle où il se laissa prendre sans résistance.

C’était également un tout jeune homme, et vêtu comme les gens aisés.

Bou-Alem le reconnut pour le fils d’un de ses amis, qui habitait la tribu des Beni-Menasset. Il l’interrogea et en obtint sans peine des aveux. C’était bien un amoureux que nous avions arrêté dans ses projets. Rien ne fut révélé quant au lieu du rendez-vous et à la personne qu’il allait y rejoindre. Le cheik le chapitra et se chargea de le reconduire à ses parents.