Souvenirs d’un ancien magistrat d’Algérie/Considérations générales

A. Chevalier-Marescq et Cie, Éditeurs (p. 3-25).

CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES

L’Algérie offre un curieux champ d’observations au moraliste. Chez tous ceux qui en ont écrit, même les plus superficiels, on peut trouver une ample moisson de traits de mœurs et de caractère, et c’est souvent par ce côté que leurs ouvrages se rendent le plus attachants. Entre les immigrants et les indigènes il y a de tels contrastes que l’esprit le moins éveillé en est tout d’abord frappé. On s’aperçoit ensuite des différences, quelquefois de certaines antinomies qui existent entre les diverses races ou Catégories de l’indigénat ; toutefois celles-ci ont des points communs par lesquels elles se relient si étroitement les unes aux autres que, chercher à les séparer de manière à en faire des unités isolées, autonomes et opposées, serait sans aucun doute une tentative illusoire.

Les Musulmans, de quelque groupe social distinct ou de quelque secte religieuse qu’ils se réclament, habitants de la plaine, de la montagne, des villes ou des oasis, forment un ensemble lié et compact. N’y eût-il d’autre explication à en donner que la persistance sur tous Les points de la circonférence des mêmes idées morales, cette explication serait suffisante. C’est là la base de l’amalgame. Le Coran, d’où ces idées dérivent, a fondé et soudé tous ces éléments, dont quelques-uns étaient peut-être originairement fort disparates. Tant qu’elles n’auront point changé, l’on s’évertuera en vain à désagréger un milieu si cohésif. On fera naître des rivalités d’intérêts, on provoquera des luttes armées entre Kabyles et Arabes, ou dans le sein d’une même tribu, on créera des Sofs ; mais ce ne seront que des dissentiments passagers, restera un ciment indestructible et, à un moment donné, le faisceau se reconstituera tout entier de lui-même. L’affirmer n’est point prédire, c’est se souvenir. L’histoire des insurrections atteste péremptoirement l’immuable et irréductible ténacité de ce vieux levain au fond des âmes.

Peut-être en a-t-on fini avec les levées de boucliers, ou du moins ne paraissent-elles pas à craindre de bien longtemps en l’état de dépression où se trouve aujourd’hui réduit l’indigénat musulman ; mais la guerre n’existe pas uniquement par le fait des conflits sanglants, elle est dans le désaccord des esprits, dans la divergence des aspirations et des volontés qui résultent de l’écart des principes de morale. Partout où manque à cet égard l’unité de vues et de direction, la paix sociale n’est qu’en surface. Les idées morales des Musulmans ne sont pas celles des peuples chrétiens.

Non qu’ils ne pensent, comme nous, que s’approprier le bien d’autrui, tuer son semblable, sont des actes illicites, et qu’ils n’aient en conséquence un droit civil et un droit pénal ; mais le vol, l’homicide, le viol, que nous jugeons toujours condamnables, leur apparaissent quelquefois comme des actes méritoires.

Duper, massacrer un infidèle, le croyant, non seulement, ne s’en fait nul scrupule, mais il a la conviction d’être par là agréable à son Dieu. Ces tendances sont combattues par certaines traditions de générosité, par de nobles sentiments individuels, par d’autres mobiles moins honorables. Ainsi, la peur du gendarme arrête beaucoup de mauvaises actions, mais le Musulman n’est point insensible aux bons traitements, il a la reconnaissance des bienfaits reçus, enfin il met son amour-propre à la pratique de la vertu d’hospitalité. Si la griserie du combat peut, aux heures où la poudre parle, lui faire oublier ses devoirs de gratitude, jamais il ne trahira l’hôte qui dort sous son toit ou le voyageur placé sous sa garde. De même, s’il ment effrontément en justice, s’il est vénal au point de vendre son témoignage, qu’il s’agisse de déposer, soit pour ou contre un Européen, soit pour ou contre un coreligionnaire, quand il a donné sa parole et fait une promesse, en règle générale, il les tient. Même aux moments où il est le plus exalté et irrité, on peut toucher son cœur, apaiser sa colère, en implorant son assistance.

Les exemples de sa grandeur d’âme ne manquent pas. Au début de l’insurrection de 1871, le fameux Mokhrani, Bach-agha de la Medjana, l’un des chefs du mouvement, avertit des Européens avec lesquels il avait des relations amicales. Sans révéler la défection qu’il préparait, il les engagea à temps à s’enfuir, et plus d’un lui dut son salut. On rapporte notamment qu’un entrepreneur de travaux publics, dont les chantiers étaient dans son voisinage, invité à faire partir ses ouvriers, lui disant qu’il n’avait pas d’argent pour les payer, Mokhrani lui avança des fonds. Quelques-uns profitèrent de l'avis, d'autres qui ne croyaient pas à l'imminence du danger, ayant voulu rester, furent égorgés. On contait qu'à la même époque un enfant Espagnol, qui avait échappé par la fuite au massacre de sa famille, fut trouvé dans la campagne, exténué et mourant de faim, par un indigène dont le bras se levait déjà pour le frapper, lorsque l'enfant lui demanda du pain. L'indigène lui donna à manger et le conduisit jusqu'aux environs de Sétif, où le petit malheureux put arriver sain et sauf et fut recueilli par des amis de ses parents.

Un chef du service topographique me disait qu'un de ses agents, fuyant le soulèvement, se réfugia dans un douar au moment où l'on était en train d'y prendre les armes. Il se mit sous la protection du cheik qu'il connaissait. Celui-ci lui donne à choisir de rester comme otage, ou de se faire accompagner jusqu’à la limite territoriale de la circonscription; il opta pour ce dernier parti. On l’escorta jusqu'à cet endroit, où il entrait en pays paisible.

Quant à leur fidélité à la parole donnée, je l'ai éprouvée, sans avoir à m'en repentir, dans des circonstances qui sont particulièrement à noter.

J'ai toujours appliqué le moins possible la détention préventive, et très souvent j'en exemptais totalement les indigènes. Voici comment les choses se passaient : l’instruction à peu près terminée, un inculpé sur le point d’être arrêté me suppliait, dans l’intérêt de sa famille qui allait pâtir de son emprisonnement, de le laisser libre afin de pouvoir travailler jusqu’au moment où la justice aurait à statuer, me promettant de se représenter à toute réquisition. Dans l’impossibilité d’exiger une caution pécuniaire, je m’adressais au chef du douar ou de la tribu, qui s’engageait à le surveiller, à le faire avancer à l’ordre et à me l’amener au besoin. L’inculpé, ne voulant pas trahir la foi de ses coréligionnaires et se sentant d’ailleurs tenu à l’œil, mettait son honneur à s’exécuter ponctuellement. Ils ne m’ont fait faux bond que deux fois. Un jour l’homme que j’attendais ne se présenta pas le lendemain non plus. Il y avait à cela la meilleure des raisons : il était mort dans l’intervalle. La seconde fois le délinquant ne comparut que trois jours après.

« J’avais, me dit-il, à traverser la Mekerra qui était débordée. J’ai attendu du matin au soir, sur le bord, que l’eau s’écoulât, elle grossissait toujours. Alors j’ai rebroussé, et je suis allé à Bel-Abbès. Je me suis présenté au greffe de la Justice de paix, où j’ai exposé mon embarras, demandant une attestation. Le greffier m’a répondu que j’étais fou, mais le juge m’a écouté et donné cette « carta ». En même temps il me remettait une lettre de ce magistrat.

La même loi qui ordonne au Musulman l’extermination de l’infidèle, lui prescrit la charité envers toute créature, même envers les bêtes qu’elle défend de tuer sans nécessité. Il obéit à ce double commandement. Loi et morale dictées par la religion, me direz-vous. — Oui, mais citez-moi quelque part une morale publique étrangère à tout enseignement religieux. Sans doute les religions, les lois, les mœurs sont des résultantes. Elles procèdent du caractère, du tempérament de la race, mais elles réagissent à leur tour sur la race pour la déformer ou la redresser. La caractéristique principale du monde de l’islam, c’est un extrême développement du sens religieux, et la prédominance de cette disposition de nature, cultivée par l’éducation, ne se manifeste peut-être nulle part avec plus d’énergie que parmi les populations musulmanes de l’Algérie. On sait qu’elles rapportent à Dieu le gouvernement de ce monde. Chacun y rapporte aussi le gouvernement de sa propre personne. Le Musulman n’est pas long à vous dire : « Si j’ai bien ou mal agi, c’est que Dieu l’a voulu. »

Sa conception de la justice porte particulièrement l’empreinte de cette tournure d’esprit. Elle est moins à ses yeux un pouvoir social qu’un attribut divin. Elle s’exerce par des hommes, en vertu d’une mission confiée au chef de la Société temporelle par la Divinité, qui n’intervient pas directement ici-bas dans le règlement des affaires humaines ; il a fallu instituer des magistrats pour la bonne répartition des fonctions gouvernementales, mais c’est simplement une règle de division du travail, et le Sultan peut réviser toutes les sentences, toute justice émane de lui et remonte à lui. Il semble bien qu’étant donné ce pli de l’esprit, un Musulman devrait toujours accepter sans plainte ni murmure la décision du juge, et cependant ils ne cessent de crier contre les leurs, les accusant de toute sorte d’iniquités. « Le cadi est indigne de rendre la justice, il la vend. » Et ils récriminent souvent avec raison. Quand le souverain, dont les arrêts sont sans recours, a prononcé, Je ne sais si jamais leur conscience ne proteste, mais ils s’inclinent avec une résignation fataliste. « Dieu l’a voulu, C’était écrit. »

La part de piété qui se rencontre dans leur obéissance à cette autorité sert sans doute à expliquer comment ils ont pu séculairement supporter sans révolte les barbares pénalités de leurs coutumes. L’on sait que les Musulmans ont une législation civile qui forme un corpus juris très copieux ; il n’en est pas de même pour leur droit pénal. J’ignore s’il existe quelque recueil qui en relate les édictions, mais il est connu de tout le monde qu’ils avaient à cet égard des procédés très sommaires, consistant surtout à infliger des châtiments corporels, tout à l’arbitraire du cadi, le plus fréquemment la bastonnade, la mutilation, en de nombreux cas, la mort. On coupait la tête aux gens pour des faits auxquels nous appliquons une sanction beaucoup plus indulgente, et même pour des actes qui n’ont, à nos yeux, aucune valeur morale, ainsi de simples incongruités. À la fin d’un dîner, une éructation est accueillie par des saluts. Votre hôte la tient pour un rapport favorable qu’émet votre estomac sur le repas qu’il vous a offert. Mais si, par malheur, le son se trompe de chemin et s’échappe par un autre orifice, c’est une mortelle injure envers l’assistance[1]. De pauvres diables ont subi le dernier supplice pour ce manquement aux convenances. Je demandais un jour à un cadi, qui passait pour savant jurisconsulte, quelques explications sur le droit criminel musulman, ses principes, ses dispositions, etc… « Nous avons toujours considéré, me répondit-il, qu’il fallait avant tout réparer le mal. Si la partie lésée acceptait une Dia (compensation en argent, prix du sang), la justice n’intervenait guère. Quand il n’y avait pas moyen de s’arranger, elle prononçait, suivant que le fait lui paraissait plus ou moins grave, des restitutions pécuniaires, l’ensilotement, la bastonnade, la mort. — « Punissait-on l’adultère ? — C’était possible et cela a dû arriver ; mais on laissait plus volontiers l’époux outragé ou ses parents se charger du soin de la vengeance. » Il ajouta que le talion était dans les usages, et que les cadis avaient souvent l’occasion de condamner à mort. Il est certain que ces magistrats faisaient un tel abus de la peine capitale que nous avons dû leur interdire de la prononcer en aucun cas (1845). Déjà, en 1841, on leur avait enlevé la connaissance des infractions de droit commun, mais ils continuaient d’envoyer à la mort sous d’autres prétextes, notamment le sacrilège. Notre mansuétude à l’égard des délits religieux causa même une grande surprise.

Si la religion corrige quelquefois des instincts pervers et inspire de louables actions, elle n’a pas toujours le pouvoir d’amender en tous sens ses plus fervents adeptes, et cette société musulmane, si éminemment religieuse, montre, à côté de réelles vertus, une corruption lamentable. Elle est profondément démoralisée du haut en bas, et sa dépravation semble s’accroître à mesure que l’on descend les degrés de l’échelle. L’ignorance des rangs inférieurs, la tyrannie chronique des couches superposées qui pesait sur eux expliquent et excusent cette dégradation progressive. Les petits n’ont que les ressources de l’astuce pour se défendre et leur imagination sans cesse aux aguets, est fertile en expédients. Les pires exemples, venus de ceux dont ils n'en devraient recevoir que de bons, et qui leur enseignent la duplicité, la cruauté, toutes les pratiques malhonnêtes et criminelles, contribuent certainement pour une large part à oblitérer chez eux un sens moral déjà énervé par les souffrances de la misère.

C’est surtout dans l’exercice des fonctions judiciaires, soit au prétoire, soit dans le cabinet d’instruction, et d’autant mieux qu’on se trouve plus rapproché du sujet, qu’on peut plus directement et familièrement l’interpeller, que l’on a les moyens d’établir une enquête sur les ressorts moraux de cette société. Devant la justice elle se livre, en ce sens qu’il n’y a pas une sinuosité de cet organisme obscur qui, à un instant donné, ne se révèle. Les mobiles des actions, le fond des esprits s’y dénoncent dans le choc des intérêts, sous la poussée des passions et par d’autres causes encore, et c’est le terrain de choix pour l’observation psychologique. La conclusion ne se présente assurément pas toujours avec une netteté parfaite, il faut la réflexion pour la dégager, mais on arrive à des données fermes qui récompensent de l’effort qu’on a fait.

L’anecdote vraie a une valeur documentaire, et ces souvenirs, recueillis entre les années 1861 et 1870, qui contiennent des scènes de mœurs, montrent des traits de caractère, sont des renseignements en quelque sorte signalétiques pouvant donner du jour sur l’âme arabe, cette âme à la fois simple et complexe, simple en sa structure globale, si l’on peut parler ainsi, complexe par ses infinis replis.

Nous ne nous sommes pas bornés à rappeler des faits enregistrés à l’audience ou au cours d’actes de procédures préalables, il nous a paru que quelques détails puisés dans la vie courante pouvaient aussi offrir un certain intérêt. Enfin, si l’élément indigène occupe la principale place dans ce travail, nous avons cru pouvoir, en passant, noter latéralement quelques particularités pittoresques empruntées à l’existence des autres groupes.

Reste à nous excuser du sempiternel emploi de cet insupportable pronom je ou moi, qui vous place en insolente vedette, et a été si justement taxé de haïssable par Pascal ; mais affecter de se mettre à la neutre troisième personne, quand on a été l’active première, est une manière de pose qui ne dissimule pas l’individualité du témoin et dont on peut laisser l’artifice aux imitateurs de César : il est plus simple et plus sincère de signer sa déposition.

« La criminalité est une éprouvette », a dit je ne sais plus qui. Un autre la compare à un thermomètre, et Donoso Cortès à un plateau de balance. Même idée sous figures différentes. Ce n’est pas de celle qui mesure les degrés de la perversité individuelle qu’ils ont surtout entendu parler, mais de la criminalité moyenne observée dans un milieu déterminé, et prise comme une des expressions de la collectivité sociale. Il en est du monde moral comme du monde physique, qui présente sur notre globe des zones fertiles et des régions désolées, des contrées salubres et des coins malsains, où la peau humaine n’a pas partout une coloration uniforme, où les lignes du visage, la forme du crâne, les nuances du teint et des cheveux et d’autres signes corporels font distinguer, sous l’unité du genre, des types de race divers. De même la conscience des foules offre des phénomènes variés. La thèse philosophique d’après laquelle il n’y a ni bien ni mal peut pratiquement s’accorder avec les doctrines fatalistes. Entre la négation de cette distinction sur laquelle repose toute morale et la pensée qu’on n’est pas libre de ses actes, qu’on obéit à une force inéluctable, appelée Dieu ou destin, la distance ne paraît point infranchissable.

Celui qui se considère comme l’aveugle instrument d’une volonté dirigeant souverainement toutes choses se lient pour absous d’avance, et ne peut avoir pour l’existence d’autrui le même respect que l’homme persuadé de sa propre liberté. Mais la nature humaine n’est point l’esclave des théories abstraites ; elle échappe à leurs conséquences par des impulsions mystérieuses, qui ne sont au fond qu’une affirmation spontanée de la liberté, et les plus convaincus adeptes du dogme de la prédestination se comportent comme s’ils croyaient à la réalité du bien et du mal, ainsi qu’à celle du plaisir et de la douleur, ils agissent comme s’ils se sentaient responsables, sans s’inquiéter de la contradiction entre leurs principes et leur conduite. Toutefois, il n’y a pas de cause absolument sans effets, et cette conviction que ni eux-mêmes ni leurs semblables ne sont les maîtres de leurs actions, l’habitude d’y puiser des arguments pour se défendre, les amène à un certain mépris de la vie humaine, qui les rend légers sur l’effusion du sang. C’est ainsi que la proportion des crimes contre les personnes l’emporte de beaucoup chez les Musulmans en comparaison des autres groupes sociaux. Le Musulman tue par esprit de représailles, pour se venger d’un mal qu’on lui a fait ; par jalousie et ambition, pour se délivrer de rivalités gênantes ; par cupidité, pour voler : en des circonstances particulières et à certains moments, par fanatisme religieux.

Ces mêmes mobiles sont, à la vérité chez tous les peuples, des causes impulsives et déterminantes de l’homicide ; il n’y a de différence que dans la facilité et la fréquence des attentats ; mais ici la pression de l’ambiance en favorise singulièrement la perpétration. Nous savons que le Musulman met toujours un peu de piété dans le meurtre de celui qui, sans combattre activement sa foi, n’y adhère point. Comment s’en étonner quand il est avéré que quelquefois, en pleine paix, ils immolaient des victimes humaines à leurs passions religieuses ! En 1871, à Constantine, un juif, ayant rencontré sur la voie publique un débiteur Musulman qui faisait sourde oreille à ses réclamations, lui adressa quelques paroles désagréables : « Oublies-tu donc, s’écria l’autre, qu’à pareil jour autrefois nous avions coutume de brûler un juif, ton tour est venu ; allons, pourceau, à la fournaise ». Et aidé de quelques coreligionnaires, que la dispute avait attroupés, il entraînait le malheureux vers le four flambant d’un boulanger. Celui-ci put heureusement fermer sa boutique et, avec le concours de ses ouvriers, résister aux assiégeants jusqu’à l’arrivée de la force publique.

J’étais alors préfet du département, j’avais la responsabilité de l’ordre public. Je fus tout de suite informé. J’empêchai la police de verbaliser, parce qu’un procès pouvait soulever des incidents graves, et qu’il fallait avant tout maintenir la paix entre les citoyens, à une époque où l’insurrection indigène rétrécissait chaque jour son cercle autour de nous. Mais je fis venir l’Arabe cause du tumulte, pour l’admonester. « Nous autres hadars (citadins), me dit-il, nous sommes avec les Français, et nous y avons quelque mérite en présence des excitations et des menaces qui nous arrivent continuellement du dehors, mais si cette vermine juive peut impunément nous injurier dans la rue, nous sortirons de la ville, et nous irons rejoindre nos frères. D’ailleurs, cet homme est un voleur ; 1l m’a pris trois fois par les intérêts le capital prêté, et je ne lui dois que des coups de bâton. »

Je me suis enquis auprès d’israélites âgés, nés et ayant toujours vécu en Algérie. Ils ont répondu que l’Arabe disait vrai, que du temps des Turcs et même dans les commencements de notre domination, il était permis aux Musulmans, le jour d’une de leurs fêtes, de supplicier un juif, celui qu’ils rencontraient le premier dans la rue, ou tout autre qui se dévouait à sa place.

Ces dispositions violentes, nées et développées sous l’influence permanente de l’habitat et des idées morales, s’exaspèrent à certains jours où soufflent sur les tribus des vents de haine et de colère. Alors, les masses cèdent à un entraînement instantané, se communiquant d’un individu à l’autre, par une commotion en quelque sorte électrique, dominatrice, irraisonnée, comme celle qui produit sur les champs de bataille cette ardeur qu’on appelle le courage des coudes, ou à l’inverse, les paniques. C’est généralement à la veille des prises d’armes, lorsque la rébellion circule dans l’air et a éclater. Elle a pour prodromes invariables les pillages, l’incendie, le meurtre, et leur multiplicité est un avertissement pour l’autorité.

La foule est complice de ces attentats isolés, qui se répercutent sur tous les points où couve la sédition ; elle les inspire et y applaudit, mais elle n’y participe pas. Ce sont des malfaiteurs solitaires, où en petites bandes, qui s’y livrent. Certains chefs plus avisés, ont quelquefois, dit-on, recommandé de s’abstenir de tentatives qui trahissaient les complots tramés. Leur prudence s’est vainement heurtée contre les impatiences populaires. Aux temps où les Cours d’assises statuaient sans l’assistance des jurés, ou plutôt faisaient elles-mêmes office de jury, certains magistrats, tenant compte de la force de ces influences ambiantes, concluaient à une responsabilité atténuée et inclinaient à modérer la répression ; d’autres, qui avaient principalement en vue l’intérêt de la sécurité publique, se montraient d’une inflexible sévérité.

Les juifs ne commettent pas de crimes brutaux. Leurs maximes religieuses défendent de verser Le sang, et d’ailleurs rendus timides à l’excès par la persécution, ils ont dû plier plutôt que de lutter pour vivre, et, avec les mœurs guerrières de leurs ancêtres bibliques, ils auraient disparu depuis longtemps de l’humanité. Ils ont la spécialité de la banqueroute. dans laquelle ils trouvent toujours des moyens de s’enrichir, du faux commercial, de l’escroquerie, etc… Leurs façons cauteleuses, l’humilité de leur attitude, leur duplicité et leur lâcheté proverbiales, leur attirent beaucoup de mépris et d’injures, mais on se rend compte, d’autre part, des services très réels qu’ils rendent au pays, et je n’ai jamais constaté contre eux, de mouvement populaire chez les Musulmans.

Un préjugé espagnol tient pour déshonoré l’homme qui ne venge pas une offense. Il a fait beaucoup de meurtriers et de victimes. L’Espagnol tue par amour et par amour-propre. Lorsque, sous la poussée de l’ivresse que leur procure une anisette extrêmement alcoolisée, dont ils font un usage immodéré, une dispute s’élève, au lieu de chercher à apaiser les contendants, les camarades les excitent, parce qu’ils vont assister à un duel, qui est pour eux un spectacle très intéressant. Celui qui reculerait serait méprisé comme lâche. Le combat, qui a lieu au couteau, ou au rasoir (beaucoup sont barbiers), se termine le plus souvent par la mort de l’un des adversaires, L’Espagnol est naturellement brave et il préfère vider la querelle dans une lutte à armes égales ; mais il a la rancune tenace, il tue aussi traîtreusement, et frapper par derrière un ennemi sans défense lui répugne moins que de laisser une injure impunie. La justice est quelquefois impuissante à réprimer, parce que tous S s’entendent pour sauver le coupable. Avant qu’elle soit informée, ils l’ont embarqué sur une de ces balancelles dont on trouve chaque jour, quelqu’une en partance. Mais il est parfois poursuivi jusqu’en Espagne par un parent de la victime, qui lui demandera ses comptes dans leur pays.

Les Français et les immigrants de nationalités étrangères du centre et du nord de l’Europe, ne fournissent que très exceptionnellement à la Cour d’assises des causes émouvantes. On n’a guère à leur imputer des crimes de sauvagerie, et l’on relève surtout à leur encontre, comme à celle des juifs, des délits de civilisation, l’escroquerie, l’abus de confiance, Le faux, etc… qui supposent des rapports antérieurs de sociabilité. Ils sont indélicats et point méchants. Je n’ai constaté à leur charge que deux affaires susceptibles d’entraîner la peine capitale : la séquestration d’une femme par son mari dans les conditions du dernier alinéa de l’art. 344 du Code pénal ; un assassinat commis sur la personne d’un colon et dont on soupçonnait un individu mal famé et dangereux, avec qui la victime s’était querellée la veille. L’auteur de la séquestration fut condamné par la Cour d’assises d’Oran à une peine temporaire. L’inculpé d’assassinat, malgré des présomptions très graves, parvint à jeter des doutes dont il bénéficia, et il échappa à une condamnation, soit par suite d’un arrêt de non-lieu, soit par un verdict d’acquittement devant la Cour d’assises de Blidah, où la juridiction criminelle fonctionnait à cette époque.

On conçoit que, dans un pays où se rencontrent nombre d’aventuriers des deux sexes, et où règne par suite une assez grande liberté de mœurs, les crimes contre la pudeur soient relativement rares, parce que chacun y peut, sans difficulté et sans violence, trouver la pâture de ses besoins.

Pour des raisons analogues, l’infanticide y est, sinon tout à fait inconnu, du moins peu fréquent. IL y existe des institutions d’assistance qui fonctionnent généreusement, les colons se secourent volontiers les uns les autres, les salaires sont élevés, et les filles-mères peuvent sans peine nourrir leurs enfants jusqu’à l’âge où ils deviennent capables de travailler et alors, dans ce pays où les bras manquent, ils trouvent facilement un ouvrage rémunérateur. IL est d’autre part, moins malaisé que dans la métropole, à celles qui ont succombé de faire une fin honnête par le mariage. Les indigènes, si jaloux de leurs épouses, si rigoureux pour leurs infidélités, comprennent cependant la faiblesse féminine, la chute n’est pas à leurs yeux un obstacle absolu au lien conjugal, et il en efface le souvenir. Des prostituées devenues femmes légitimes, prennent place au foyer dans les mêmes conditions d’honorabilité que leurs compagnes livrées vierges au mari, ou épousées veuves, On met même de la délicatesse à ne point leur rappeler le passé,

Quant aux colons, beaucoup passent légèrement sur la faute, et même quelques-uns savent gré de la preuve faite de la fécondité. On ne voit donc jamais de suicides parmi celles que des amants ont délaissées. Mais il y a des suicides masculins déterminés par le désespoir ou l’alcoolisme. J’en ai constaté deux tentatives chez des Arabes. Un inculpé, enfermé dans une cellule voisine du cabinet d’instruction, essaya de se pendre aux barreaux de la lucarne. Il fut décroché par un gendarme qui, entendant du bruit, regarda par le judas. Quelques jours après, dans cette même cellule, un indigène fut dépendu. Ce dernier dit qu’il lui était apparu un fantôme ou un ange qui lui avait ordonné de se donner la mort par strangulation.

En somme, l’Algérie est un pays où la sûreté personnelle ne fait pas défaut en temps ordinaire. Il faut se garder contre les voleurs, qui y pullulent, mais, en ne provoquant pas de représailles par des actes pour lesquels il n’y a point de pardon, on peut y vivre tranquille. Il y a même eu des moments où l’on disait couramment « qu’une femme pouvait parcourir, sans crainte, les tribus avec une couronne d’or sur la tête. » Cette formule hyperbolique, de l’invention des Arabes, n’eût peut-être pas été sans péril prise à la lettre, mais elle rendait un juste témoignage de la sécurité de l’heure présente.

  1. V. La justice en Algérie, les Tribunaux indigènes. Revue des Deux-Mondes, 1er août 1876.