Souvenirs d’un Naturaliste
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 2 (p. 209-235).
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SOUVENIRS


D’UN NATURALISTE.




LES CÔTES DE SAINTONGE.


I. — LA ROCHELLE.




Un coup d’œil jeté sur la carte géologique de France suffit pour reconnaître que nos côtes occidentales présentent deux sortes de terrains de nature bien différente. L’extrémité de la Normandie, la Bretagne tout entière et une partie du Poitou opposent à l’océan leurs roches schisteuses ou granitiques. À partir de Talmont au midi, de Saint-Vast au nord, le calcaire se montre seul ou ne disparaît que pour faire place aux sables et aux alluvions. L’étude des animaux marins m’avait d’abord conduit sur les rivages du massif central ; plus tard j’avais exploré ceux du pays basque et du Boulonais. Dans ces diverses régions, l’ensemble, les populations animales, les faunes, pour employer l’expression consacrée, m’avaient paru présenter des différences caractéristiques en rapport avec la nature des terrains. Pour confirmer ce fait général, il fallait visiter un point intermédiaire propre à fournir les données d’une comparaison rigoureuse. J’en appelai à mes conseillers ordinaires, la carte géologique de MM. Dufrénoy et Elie de Beaumont, l’Atlas hydrographique de M. Beautemps-Beaupré, et sur leurs indications je partis pour La Rochelle. Par une de ces tristes soirées dont le froid humide semblait inaugurer l’automne en plein été, notre diligence fut hissée sur son truc. À Saumur, elle reprit ses quatre roues, et au point du jour nous roulions sur une de ces routes stratégiques qui ont ouvert le cœur de la vieille Vendée. Comme tant de choses vraiment utiles, notre petit chemin avait quelque chose de modeste. Nulle part il ne cherchait à braver ou à franchir les obstacles Se prêtant à tous les accidens du terrain, il serpentait tantôt au fond d’un vallon ombragé, tantôt sur les flancs d’une colline empourprée de bruyères en fleur. Un vrai soleil d’août pointait à l’horizon, brisait ses rayons dans le feuillage des châtaigniers, dorait les masses de granite témoins du premier cataclysme qui ait rompu l’écorce du globe, et réveillait insectes et oiseaux, qui le saluaient à l’envi. À travers le bruissement des roues et le tintement des grelots de notre équipage, on sentait le calme de la solitude, comme à Paris l’on devine le fracas de la grande ville à travers le silence d’un appartement, et ce soleil, ces chants, ce calme, pénétraient tous mes sens d’un sentiment de bien-être et de paix intime qui gagna jusqu’à mes compagnons de voyage, les plus lourds, les plus maussades que j’aie encore rencontrés.

Le soir même j’étais à La Rochelle, et dès le lendemain je me présentais chez M. d’Orbigny père, un de nos vétérans de la zoologie marine[1]. Comme tous les hommes qui ont beaucoup travaillé, M. d’Orbigny accueille de grand cœur quiconque suit ses traces. Sur mon titre de naturaliste, je fus reçu en vieil ami. Bientôt je fus en relations avec quelques hommes dévoués aux sciences naturelles ; je visitai le musée, où se réunissent, grâce à leurs efforts, les productions diverses que le département de la Charente-Inférieure emprunte aux trois règnes de la nature, collection du plus grand intérêt où l’on embrasse d’un coup d’œil la faune locale tout entière, et, guidé par ces indications, je voulus me mettre tout de suite au travail. .Malheureusement j’étais arrivé en pleine morte-eau ; la mer découvrait à peine les zones supérieures du rivage, et cette circonstance, jointe à la pauvreté des côtes, me réduisit d’abord à l’inaction. Pour combler ces loisirs forcés, je me rejetai sur l’histoire et me mis à étudier sur place le passé de cette ville, à qui il n’a manqué peut-être, pour jouer le rôle d’une des grandes républiques italiennes, que de ne pas se trouver écrasée entre la franco et l’Angleterre.

Comme Venise, La Rochelle s’est élevée au milieu des eaux et s’est peuplée de proscrits. La mer, avançant bien au-delà de ses limites actuelles, entourait de trois côtés une roche basse formant un petit cap allongé qui semblait sortir de vastes marais[2]. Quelques cabanes groupées au pied d’une tour à côté d’une chapelle, et habitées par de pauvres pêcheurs, s’élevaient sur cette espèce d’îlot. Voilà ce que fut La Rochelle jusqu’au commencement du XIIe siècle. À cette époque, les serfs de Chatelaillon et de Montmeillan, fuyant leur territoire dévasté par la guerre ou envahi par l’océan, vinrent chercher un refuge sur ce promontoire écarté. Ils y furent joints par une colonie de colliberts chassés du Bas-Poitou, et dès 1152 il fallut bâtir une nouvelle église[3]. À partir de cette époque, l’importance de La Rochelle s’accrut rapidement Après son mariage avec Eléonore d’Aquitaine, Henri II, jaloux de s’assurer la fidélité d’une ville peuplée de hardis marins et de riches marchands, l’éleva au rang de commune et lui accorda des privilèges considérables. Plus tard, Eléonore lui octroya de nouvelles franchises et organisa cette municipalité énergique et vivace qui lutta contre des têtes couronnées, et qui dura plus de quatre cents ans[4].

Le corps de ville de La Rochelle se composait de vingt-quatre échevins et de soixante-seize pairs, dont la charge était viagère. Cette espèce de sénat se recrutait lui-même par voie d’élection. En outre, chaque année, il prenait dans son sein trois candidats parmi lesquels le roi ou son représentant était tenu de choisir le maire, qui, pendant toute la durée de sa charge, exerçait une véritable souveraineté. Le roi de France nommait, il est vrai, un lieutenant-général civil et criminel ; mais ce fonctionnaire ne pouvait lever le moindre impôt, et ses prérogatives se bornaient à la nomination du maire et à la présidence de tribunaux entièrement rochelais. Le gouverneur militaire, laissé également à la nomination du roi, ne pouvait rien ordonner aux milices urbaines ni faire entrer un seul soldat dans la ville sans la permission du maire et des échevins. On voit que ces privilèges faisaient de La Rochelle une vraie république, tout aussi libre et en réalité tout aussi peu dépendante de la couronne que les grands fiefs eux-mêmes.

Grâce à ces institutions et aux hommes remarquables qu’elle sut mettre à sa tête, La Rochelle devint promptement une véritable puissance. À la fois trafiquante et guerrière, elle sut au besoin transformer ses navires de commerce en vaisseaux de guerre, et ses matelots, devenus soldats, méritèrent, depuis les temps de Duguesclin jusqu’à ceux du duc de Guise, les épithètes de rusés soudards et de braves gens. Aussi, pendant le moyen âge, joua-t-elle à diverses reprises un rôle politique important. On la voit, entre autres, faire une guerre heureuse aux rois d’Aragon, chasser les Anglais, à qui le traité de Brétigny l’avait livrée, et venir en aide à Duguesclin, — résister aux Anglais et aux Bourguignons pendant la démence de Charles VI, et fournir à Charles VII la flotte qui l’aida à reconquérir Bordeaux. Pendant cette longue période, l’esprit qui anime La Rochelle reste toujours le même, et peut se traduire en deux mots : — attachement sans bornes à ses privilèges, fidélité inaltérable au roi qui les garantit. — La république revendique comme un honneur son titre de vassale de la couronne ; en revanche, elle demande qu’avant d’entrer dans ses murs, le suzerain jure de respecter ses libertés. À cette condition seule, le maire coupe le cordon de soie tendu devant la porte de la ville ; mais aussi, à cette condition, La Rochelle ne marchande jamais ni sang ni or, et la couronne trouve toujours en elle un de ses plus fidèles, de ses plus utiles appuis. Mais un jour l’épée de Montmorency tranche le cordon qu’avaient respecté tant de rois, et Charles IX entre, sans prêter le serment voulu, dans La Rochelle, devenue protestante. La marche de la société, l’antagonisme des croyances religieuses, ont rompu l’accord consacré par trois siècles de dévouement d’une part, de bienveillance de l’autre. La guerre éclate et se poursuit, tantôt sourde, tantôt ouverte. Alors La Rochelle semble puiser un surcroît d’énergie dans l’association d’une forme politique vieillie et d’une foi nouvelle. Pendant près de cent ans, elle lutte, toujours avec honneur, souvent avec succès. Deux fois elle voit devant ses murs toutes les forces du royaume, et si enfin elle succombe, ce n’est que devant le génie inflexible et patient de Richelieu.

Parmi les événemens qui signalent la triste période de nos guerres religieuses, il en est peu qui égalent en importance les deux sièges de La Rochelle par les troupes royales. L’insuccès du premier releva le parti calviniste au lendemain même de la Saint-Barthélémy, et arracha à Charles IX, un an à peine après ce grand forfait, un des édits les plus favorables qu’eussent encore obtenu les réformés. L’issue du second détruisit la dernière citadelle des protestans, et les fit rentrer de force dans la loi commune. À partir de cette époque, le protestantisme ne fut qu’une religion et non plus un parti politique. Aussi le récit de ces deux sièges occupe-t-il une large place dans les annales de La Rochelle ; nous allons en rappeler les traits principaux.

Tenus en défiance par les préparatifs qui se faisaient à leurs portes sous prétexte d’une expédition en Floride, les Rochelais n’avaient cru qu’à demi à la paix de Saint-Germain. Les massacres du 24 août 1572 les trouvèrent donc sur leurs gardes, et aux premières nouvelles ils se préparèrent à défendre courageusement leur vie et leur religion[5]. Le maire, Jacques-Henri, mit la ville en état de défense et arma tous les habitans. Paris, Orléans, Tours, Bordeaux, Castres, Nîmes, lui envoyèrent une foule de calvinistes échappés au fer des assassins, et ces réfugiés formèrent le redoutable corps des enfans-perdus ; mais malgré tout leur courage, ces soldats inexpérimentés auraient difficilement tenu tête aux troupes royales, si un événement assez inattendu ne leur fut venu en aide. Après bien des refus, le brave Lanoue, nommé par Charles IX gouverneur militaire de La Rochelle, avait accepté cette charge. Également dévoué à son roi et à ses coreligionnaires, — Lanoue était calviniste, — il partit, promettant de tout faire pour amener la ville à se soumettre, mais déclarant en même temps que jusqu’à la paix il l’aiderait de ses conseils et de son épée. Lanoue tint parole aux deux partis. Nommé gouverneur pour les armes par les Rochelais et investi sous ce titre d’une véritable dictature militaire, on le vit constamment payer de sa personne comme chef et comme soldat contre les troupes royales, en même temps qu’il prêchait sans cesse la soumission au roi. Malheureusement, ce rôle étrange, si loyal dans ses apparentes contradictions, ne pouvait se soutenir longtemps au milieu des passions violentes qui dominaient à la cour et dans La Rochelle. Bientôt Lanoue eut perdu toute autorité, et, vers le milieu du siège, il sortit de la ville avec le regret de n’avoir pu remplir sa mission. Le départ de leur brave chef eut pu être fatal aux Rochelais ; mais il leur laissait une forte organisation militaire, des bandes aguerries et disciplinées par lui, des chefs dont le courage s’était éclairé de son expérience, et ce n’est peut-être pas exagérer que d’attribuer en partie le triomphe de La Rochelle au séjour de quatre mois que Lanoue avait fait dans ses murs.

Déjà le territoire de La Rochelle avait été envahi et la place investie, lorsque le duc d’Anjou vint prendre le commandement du siège. Avec le vainqueur de Jarnac et de Montcontour arrivaient le duc d’Alençon, son frère, et Henri de Navarre. Autour d’eux se pressaient l’élite de la noblesse française, le prince de Condé, les ducs de Nevers, de Longueville, de Guise et de Mayenne ; le duc d’Aumale, le héros catholique de la Henriade, à qui Charles IX avait confié la direction du siège ; les maréchaux de Brissac et de Montluc ; le comte de Retz, l’amiral Strozzi, Gonzague, Crillon, Tallard, Goas, Brantôme, qui devait plus tard raconter ces guerres où il avait joué un rôle, et une foule de gentilshommes jaloux de se signaler sous les yeux de ces illustres chefs, avides de porter les derniers coups au parti calviniste.

Entourée aux trois quarts par la mer ou des marécages, La Rochelle ne pouvait être attaquée que par son côté nord. Là aussi seulement se trouvaient quelques fortifications modernes, et entre autres le bastion de la Vieille-Fontaine et celui de l’Evangile, que surmontait le cavalier de l’Epître. Ce fut en face de ce dernier que la tranchée s’ouvrit dans la nuit du 26 au 27 février 1573. Bientôt 60 pièces de siège tonnèrent sans relâche contre La Rochelle. Les tours et les clochers crénelés tombèrent l’un après l’autre. Le duc d’Anjou, croyant alors les assiégés frappés de terreur, les fit sommer de se rendre. Pour toute réponse, une double sortie ordonnée par Lanoue alla détruire en partie les travaux commencés. Les Rochelais ripostaient de leur mieux, et le 3 mars un boulet emporta le duc d’Aumale. Cette mort fut une grande perte pour les assiégeans. Elle leur enleva un chef aussi expérimenté que brave, exalta le courage des assiégés, terrifia la cour de France, et arracha à Catherine une lettre où elle se montre mère bien plus tendre qu’on ne le croit généralement[6].

Jacques-Henri n’était plus maire ; à l’expiration de sa magistrature, il avait été remplacé par Morisson, qui se montra son digne successeur. Les tranchées avaient atteint le fossé, qui devint le théâtre journalier de combats sanglans. 13,000 coups de canon avaient bouleversé le haut des remparts et ruiné en partie le bastion de l’Evangile. Alors les assiégeans construisent un pont mobile qui leur permettra de gagner le pied de la brèche à l’abri du feu des casemates. De leur côté, les assiégés fabriquent l’encensoir espèce de bascule destinée à verser des chaudrons de poix bouillante sur les assaillans. De part et d’autre, tout se prépare pour un premier assaut. Il est livré le 7 avril. Malgré les ordres formels du duc d’Anjou et de Gonzague, qui dirigeait le siège depuis la mort du duc d’Aumale, la noblesse se mêle aux soldats chargés de la première attaque. Guise, Clermont, Tallard, Tavannes et Crillon s’élancent dans le fossé et courent aux casemates, dont ils s’emparent d’abord ; mais le capitaine Duverger Beaulieu revient sur ses pas, et Guise est forcé de reculer, emportant Tallard blessé mortellement et laissant derrière lui de nombreux cadavres. Sur la brèche, Caussens et Goas ont rencontré Rochelais et Rochelaises. Celles-ci lancent des artifices, manœuvrent l’encensoir et rivalisent avec les hommes de courage et de mépris pour la mort. En vain les royalistes déploient une égale valeur, en vain de nouveaux renforts viennent combler leurs pertes, en vain quelques gentilshommes, mêlés à de simples soldaTs, atteignent-ils le sommet de la brèche ; ils sont aussitôt précipités au milieu des décombres, et lorsqu’à la nuit tombante le duc d’Anjou fait sonner la retraite, il peut compter plus de 300 morts et un nombre infini de blessés, entre autres Tallard, qui mourut quelques jours après, Gonzague, Strozzi, Goas, et la plupart de ces gentilshommes que leur courage irréfléchi avait conduits au premier rang.

Le 8 et le 10 du même mois, les mêmes efforts sont tentés par les assiégeans avec un résultat tout pareil. Le 14 est désigné pour un quatrième assaut. Les mines placées sous le bastion de l’Evangile doivent donner le signal. Ces mines sont chargées et bourrées sous les yeux du duc d’Anjou entouré de toute sa cour. L’explosion emporte toute la pointe du bastion, en même temps que les débris, retombant sur l’année royale, écrasent, au dire de Brantôme, plus de 250 soldats ou pionniers. Les bataillons d’attaque s’élancent pour profiter d’un passage si chèrement acheté, mais ils trouvent sur la brèche des adversaires aussi résolus que les jours précédens. Rien ne peut entamer ce rempart vivant, et aux victimes de l’explosion les royalistes ont à ajouter les morts nombreux restés sur les débris fumans du bastion.

Quelque temps suspendues par l’apparition d’une flotte anglaise qui s’éloigna sans tirer un coup de canon, les opérations reprennent bientôt avec une activité extrême. Les royalistes reçoivent des renforts considérables et serrent de plus près la ville, où règne bientôt la famine. Chaque jour, de sanglantes escarmouches ont lieu tantôt dans les fossés, tantôt sur les plages laissées à sec par le reflux et où une population affamée va chercher les coquillages, devenus presque son unique nourriture. Des surprises de tout genre sont tentées, et l’une d’elles, faite de nuit par Sainte-Colombe, est près de réussir. De nouvelles mines bouleversent le bastion de l’Evangile, qui résiste le 28 avril à un cinquième assaut. Le duc d’Anjou recourt alors à des attaques générales. Le 17 mai, au moment de la basse mer, La Rochelle est assaillie sur tous les points et toujours sans succès. On recommence le 26 du même mois, et cette fois tous les chefs royalistes veulent payer de leur personne. Montluc est chargé du commandement en chef, Strozzi et Goas montent les premiers à la brèche à la tête de 6,000 Suisses qui viennent d’arriver au camp. Derrière eux viennent les gentilshommes guidés par le prince de Condé et les ducs de Guise et de Longueville. Les Rochelais les reçoivent avec leur intrépidité ordinaire, et tout d’abord Strozzi est blessé d’un coup d’arquebuse. Les soldats reculent, et l’assaut est interrompu. Il recommence bientôt plus furieux. La noblesse a pris la tête et s’élance avec une sorte de désespoir sur cette brèche toujours ouverte, toujours inabordable ; mais en vain s’épuise-t-elle en valeureux efforts, en vain cinq fois repoussée, revient-elle cinq fois à la charge. Après avoir vu tomber 28 capitaines à côté de plus de 1,000 soldats, le duc d’Anjou fait sonner la retraite et s’avoue vaincu une septième fois.

Ce dernier insuccès avait terrifié l’armée royale. Plusieurs jours se passent à réveiller l’énergie des soldats. Enfin un huitième assaut est décidé, et, pour en assurer le succès, on adopte le plan du duc de Nevers, qui veut user à la fois de ruse et de force. Pendant toute la nuit du 12 juin, de fausses attaques tiennent la garnison sur pied, toutes les batteries tonnent et foudroient la ville. À l’aube, le feu se ralentit, s’éteint peu à peu et tout semble rentrer dans le repos. Les assiégés, trompés par ce calme menteur, vont se reposer, ne laissant aux murailles qu’une faible garde, qui elle-même succombe à la fatigue et s’endort. Alors s’ébranle l’élite de l’armée assiégeante. Guise se dirige vers le bastion de l’Evangile, Henri de Navarre vers celui de la Vieille-Fontaine. Des échelles sont dressées en silence contre les murs de ce dernier ; elles sont gravies, et déjà les royalistes se groupent dans le chemin de ronde, lorsqu’un cri de triomphe prématuré réveille un poste de Rochelais. Aussitôt, ceux-ci s’élancent sur les assaillans, tuent tous ceux qui ont gravi le rempart et renversent les échelles au moment même où Strozzi et le duc de Longueville y mettaient le pied. De son côté. Guise, avait enfin escaladé la brèche, il était entré dans le bastion de l’Evangile ; mais là il découvre un nouveau fossé, un nouveau rempart élevé à l’intérieur pendant le siège, et, à l’aspect de ces obstacles imprévus, ses soldats épouvantés jettent leurs armes et fuient sans même essayer de combattre.

Cette fois La Rochelle était sauvée. Tant d’échecs successifs avaient porté à son comble la démoralisation de l’année royale. Des maladies s’étaient déclarées dans le camp et décimaient les soldats. Les plus fermes capitaines étaient découragés. Le duc d’Anjou, qui venait d’être élu roi de Pologne, qui avait dans son camp les ambassadeurs chargés de l’amener dans ses nouveaux états, désirait un accommodement qui sauvât au moins les apparences et lui permit de s’éloigner. Catherine tremblait pour la vie et la gloire de son fils préféré. Des négociations sérieuses s’ouvrirent, et comme premier gage de bonne foi, les Rochelais obtinrent que les assiégeans détruiraient tous leurs travaux d’attaque. Enfin Charles IX signa l’édit de pacification. Les Rochelais avaient conquis la liberté de conscience non-seulement pour eux, mais encore pour tous leurs coreligionnaires du royaume. Malheureusement cette paix fut aussi boiteuse que les précédentes. Les hostilités recommencèrent bientôt. Suspendues tant que régna Henri IV, elles se réveillèrent presque aussitôt après le crime de Ravaillac. La construction du Fort-Louis, qui dominait et battait la ville, devint pour les Rochelais une cause incessante d’inquiétude et d’irritation. Chaque nouveau traité avait beau renfermer une clause spéciale qui promettait la démolition de cette citadelle, elle restait toujours debout, rappelant la sinistre prédiction de Lesdiguières : « Il faut que la ville avale le fort, sinon le fort avalera la ville. » Enfin, en 1627, Richelieu parut devant La Rochelle, et dès les premiers jours les habitans durent comprendre que c’en était fait de la vieille république d’Eléonore.

Le siège de 1573 avait eu les caractères d’une époque où la tradition chevaleresque ne s’était pas encore effacée. C’est de haute lutte que les capitaines du duc d’Anjou avaient voulu réduire la ville rebelle. Prodigues de leur propre vie, ils avaient peu marchandé celle de leurs soldats. La fureur de l’attaque, l’énergie de la résistance, expliquent la nature et l’énormité des pertes éprouvées par les deux partis, surtout par l’armée royale[7], en même temps qu’elles permettent de comprendre le résultat de l’entreprise. Cette manière de combattre laissait une chance à l’héroïsme, et cette chance avait été pour les Rochelais. Imiter le duc d’Anjou, c’était vouloir se heurter aux mêmes obstacles et s’exposer à échouer comme lui. Aussi Richelieu, décidé à détruire en France le parti protestant, qu’il soutenait en Allemagne, suivit-il dès l’abord une tout autre tactique. Pour ne rien laisser au hasard dans ce terrible jeu de la guerre, il changea le siège en blocus. Par ses ordres, un fossé de six pieds de profondeur, de douze de largeur et de trois lieues de développement, fut creusé autour de La Rochelle, et vint déboucher des deux côtés à l’entrée de la baie. Derrière ce fossé s’éleva un parapet flanqué de dix-sept forts et d’un plus grand nombre de redoutes armées d’une formidable artillerie. Quarante mille hommes d’élite commandés par les plus habiles généraux du royaume campèrent en dehors de ces lignes avec ordre de ne combattre que pour repousser les assiégés, et des châtimens sévères infligés aux plus ardens apprirent bientôt à l’armée que c’était là un ordre sérieux. Tranquille du côté de la terre, Richelieu s’occupa de la mer. L’anse au fond de laquelle était bâtie la ville séparait les deux extrémités de l’enceinte précédente par un canal d’environ quatorze cents mètres que les navires de La Rochelle franchissaient malgré le feu des batteries et des forts, que pouvaient tenter de traverser les Anglais, ces douteux alliés de la commune : Richelieu résolut de le barrer. Sous ses yeux, Clément Métézeau enfonça des pilotis, submergea des navires chargés de pierres, et éleva sur ces fondations une digue dont la hauteur dépassait celle des plus hautes marées. Un goulet de quelques toises laissé au milieu fut défendu par deux petites jetées accessoires chargées de bouches à feu, par deux forts et par une triple enceinte de vaisseaux de guerre toujours prêts au combat, de poutres reliées par des anneaux de fer et de navires à l’ancre dont, les proues tournées vers le large et armées de longs éperons devaient arrêter les brûlots et les foudroyans[8]. Celà fait, Richelieu attendit avec la patience qu’inspire la certitude du succès.

En effet, la chute de La Rochelle c’était plus qu’une question de temps. Ses habitans, séquestrés ainsi d’une manière absolue, eurent bientôt épuisé tout ce qu’ils possédaient de vivres. La famine devint horrible. Les détails transmis à ce sujet par divers témoins oculaires sont effroyables. Après avoir mangé les plus immondes animaux, après avoir essayé de remplacer le blé par des os et du bois pilés, la viande, par du cuir et du parchemin, les Rochelais en vinrent à tromper leur faim avec du plâtre et des ardoises broyées. Plusieurs se nourrirent de cadavres, et l’on vit une femme mourir en dévorant son propre bras. Les morts tombés dans les rues y pourrissaient sans sépulture. Les vivans, couverts d’une peau noire et retirée que les os écorchaient, éprouvaient d’atroces douleurs au moindre contact. Vers les derniers temps du siège, il mourait jusqu’à quatre cents personnes par jour. Aussi, lorsque après quatorze mois et seize jours de siège Louis XIII fit son entrée dans La Rochelle, il ne put retenir ses larmes à l’aspect de tant de souffrances, dont les preuves frappaient ses yeux malgré les précautions prises pour lui en éviter le spectacle[9]. 5,000 Rochelais seulement le reçurent en criant grâce. Des 28,000 habitans que la ville renfermait au commencement du siège[10], 23,000 étaient morts de faim[11] !

Une population entière atteint difficilement ce degré d’héroïque constance, si elle n’est soutenue par un homme d’élite qui lui souffle sa propre énergie ; ici cet homme fut Jean Guiton. Issu d’une famille d’échevins, fils et petit-fils de maires, ce célèbre Rochelais s’était d’abord exclusivement occupé des soins exigés par son commerce et par une fortune quelque peu embarrassée[12] ; mais, nommé amiral à l’âge de trente-neuf ans, il déploya tout à coup de véritables talens militaires et une indomptable fermeté. Pour son début, on le voit assaillir la flotte royale deux fois plus forte que la sienne, la mettre en fuite et lui prendre plusieurs navires. Plus tard, avec 5,000 hommes et 500 canons, il attaqua le duc de Guise, dont les vaisseaux, plus forts et armés de canons d’un plus gros calibre, portaient 14,000 hommes et 643 bouches à feu. Ce fut une bataille acharnée : 14,000 coups de canon furent tirés en deux heures, et les deux amiraux coururent les plus grands périls. La nuit vint interrompre cette lutte inégale. Au lieu d’en profiter pour fuir, Guiton et ses Rochelais restèrent en place, prêts à recommencer le lendemain. Au point du jour arriva la nouvelle que la paix était signée. Alors Guiton alla saluer le duc de Guise, et lui offrit son étendard comme au représentant du roi de France. Guise le refusa, déclarant qu’il ne l’avait pas gagné au combat. Il embrassa Guiton, et dit aux capitaines rochelais : « Vous estes de braves gens d’avoir ozé combattre si vaillamment ; c’est à quoy je ne m’attendais pas, et estimais que, voyant une armée si puissante, vous deussiez vous retirer sans combattre. » - « Monseigneur, s’écria Guiton, jusqu’ici Dieu m’a faict cette grâce de n’avoir jamais tourné le dos au combat, et je me fusse plustôt perdu par le feu que de fuir. »

Tel était l’homme que les Rochelais choisirent pour chef lorsque, assiégés depuis neuf mois et déjà à bout de ressources, ils voulurent raffermir leurs propres courages. Il fallut un dévouement plus qu’ordinaire pour accepter une pareille tache, et l’on comprend les hésitations de Guiton ; mais, une fois engagé, il ne faiblit pas un instant. Au milieu des scènes affreuses que nous avons rappelées, il montrait à ses concitoyens un front toujours calme, presque gai. Administration intérieure, défense de la place, négociations avec l’Angleterre et le roi, il faisait tout marcher de front. Le jour, il présidait les conseils, visitait les malades, et consolait les mourans ; la nuit, il faisait des rondes et commandait lui-même des patrouilles. Quelques citoyens égarés par le désespoir, comprenant bien que seul il prolongeait cette résistance désespérée, voulurent, à diverses reprises, le frapper de leurs poignards, et tentèrent d’incendier sa maison. Guiton, sans pitié pour les espions et les traîtres, se borna à faire mettre en prison ceux qui ne s’en prenaient qu’à lui, et redoubla d’efforts et de constance. Enfin, après avoir vu la flotte anglaise se montrer deux fois sans rien tenter, après avoir eu connaissance du traité par lequel ses infidèles alliés le livraient à Richelieu, voyant sa garnison réduite à soixante-quatorze Français et soixante-deux Anglais[13], Guiton crut avoir fait et obtenu de ses compatriotes tout ce qui était humainement possible. Alors il demanda le premier qu’on se rendit au roi, et, oubliant tout grief personnel, il alla tirer de prison un de ses plus constans ennemis, l’assesseur Raphaël Colin, et lui remit la garde de la ville, voulant faciliter ainsi la conclusion du traité. Les conditions en furent sévères. On laissa à ce qui restait de Rochelais la vie, les biens et la liberté de conscience, mais tous les privilèges de la ville et les remparts qui la protégeaient durent tomber en même temps[14]. Le maire et dix des principaux bourgeois furent d’abord exilés. Ils rentrèrent quelque temps après, et Guiton servit dans la marine royale avec le titre de capitaine. Il mourut à La Rochelle, âgé de soixante-neuf ans, et fut enterré prés du canal de La Verdière, là même où s’élevaient ces remparts qu’il défendit avec tant de constance, en face de ce Fort-Louis, cause ou prétexte des guerres où il s’illustra, en vue de cette digue qui décida la ruine de sa patrie[15].

À l’exception de Colin et des quelques compilateurs qui ont aveuglément copié ses dires[16], tous les écrivains sont unanimes dans leurs appréciations de Guiton. Catholiques ou protestans, prêtres ou laïques, tous rendent hommage à la grandeur de son caractère, à la générosité de son cœur[17]. Aussi son nom est-il resté populaire à La Rochelle, où l’on montre encore la table de marbre que Guiton frappa de son poignard en prêtant le serment de résister ; aussi voulut-on, en 1841, lui élever une statue ; mais le gouvernement d’alors refusa de ratifier ce vote du conseil municipal rochelais.

Il est bien difficile d’expliquer ce refus. Craignit-on d’avoir l’air de sanctionner une révolte ? Ce motif serait mal fondé. Guiton et ses concitoyens n’étaient rien moins que des rebelles. Ils ne demandaient autre chose que l’exécution d’un contrat ratifié par une longue suite de rois, sanctionné par l’autorité des siècles, et que pour leur part ils avaient toujours fidèlement observé. Le manifeste publié avant le siège fut l’expression noble et parfois touchante de leurs sentimens[18]. Ils adjuraient tous les souverains, princes ou républiques alliés de la couronne de France ; ils rappelaient que les premiers ils avaient secoué le joug de l’Angleterre « pour ne pas être comme étrangers dans le sein de leur patrie ; » mais leur ravir leurs libertés, c’était, disaient-ils, « les forcer avec violence dans le sein de l’Anglais. » Dans les plus dures extrémités, les actes de la commune rochelaise furent toujours d’accord avec son langage. Loin de se donner à l’Angleterre, elle rejeta toute idée d’annexion, et traita de puissance à puissance, se réservant tous les droits de souveraineté et s’engageant seulement à ne jamais faire une paix séparée. Pendant le siège, les fleurs de lis furent respectueusement conservées sur les portes, et chaque jour, au plus fort même de la famine, on priait Dieu pour la vie du roi. En un mot, fidèles malgré leur lutte armée, les Rochelais ne cessèrent de mériter le reproche que leur adressaient leurs prétendus alliés d’outre-mer, d’avoir la fleur de lis empreinte trop avant dans le cœur. Mais cette fidélité était subordonnée à leur attachement pour leurs privilèges, et ceux-ci, inconciliables avec les progrès de la société, avec le mouvement de fusion qu’accélérait la main puissante de Richelieu, devaient fatalement périr. La Rochelle avait incontestablement pour elle le droit ancien ; le cardinal pouvait invoquer le droit nouveau, et peut-être est-il permis de dire que dans ce sanglant conflit l’attaque et la défense furent également légitimes.

Ce n’est pas, nous aimons à le croire, en qualité de protestant que Guiton s’est vu refuser la statue que voulait lui élever sa ville natale. Nos lois et nos mœurs plus encore n’accepteraient pas une pareille raison. Est-ce comme républicain ? est-ce comme représentant de la prétendue alliance qui, au dire de quelques personnes, existerait entre ces deux ordres d’idées ? Nous ne saurions repousser trop hautement une telle pensée. Etablir une solidarité quelconque entre les doctrines politiques et la foi religieuse, c’est méconnaître l’esprit même du christianisme qui a si nettement distingué le royaume des deux des royaumes de ce monde, Dieu de César. Pas plus que le catholicisme, le protestantisme n’est essentiellement républicain. Un coup d’œil jeté sur la carte d’Europe, un souvenir des dernières années suffisent pour prouver ce fait. Tous les grands états protestans sont des monarchies, et la couronne y est aussi solide sur la tête des souverains que dans les états les plus catholiques, qu’à Rome même.

Aujourd’hui qu’ont disparu pour toujours les causes qui firent couler tant de sang, aujourd’hui qu’une France compacte a remplacé la France morcelée d’autrefois, et que les croyans des religions les plus diverses sont égaux aux yeux de la mère commune ; aujourd’hui que le fantôme de république sorti des barricades de février est tombé devant la plus éclatante des manifestations nationales, rien, ce nous semble, ne doit plus s’opposer à la réalisation d’un vœu que nous avons entendu formuler par bien des bouches sans acception d’opinions ou de croyances. Guiton fut la plus haute expression des sentimens de ses concitoyens ; à ce titre, les Rochelais lui doivent une statue. L’idée de patrie s’est transformée à La Rochelle aussi bien que dans toutes nos provinces ; la France peut donc sans danger rendre hommage à ce patriotisme local qui fut longtemps le seul vrai, le seul possible, et honorer dans le dernier défenseur des franchises rochelaises le courage et la fermeté portés jusqu’à l’héroïsme. Des souvenirs de cette nature sont toujours bons à réveiller.

La Rochelle ne s’est jamais entièrement relevée du coup terrible porté par Richelieu. À diverses reprises, ses relations avec le Canada, la côte d’Afrique ou Saint-Domingue ont ramené dans ses murs le commerce et la richesse ; de nos jours encore, ses sels, ses eaux-de-vie, ses arméniens pour la pêche, appellent dans ses bassins de nombreux navires ; mais la population n’a pu encore se rapprocher de son chiffre primitif. Elle s’est à la fois réduite et transformée. La Rochelle ne renferme que 15,000 habitans ; dans ce nombre, on ne compte guère que 800 protestans, et à peine quelques familles pourraient-elles suivre leur généalogie jusqu’à l’époque des sièges. Les persécutions qui commencèrent dès qu’on ne craignit plus les calvinistes, la révocation de l’édit de Nantes et les émigrations en masse ; qui en furent la suite, les mariages mixtes, presque toujours contractés au profit de la religion dominante, ont amené ce résultat. La ville elle-même a peu changé. Les rues sont encore bordées de porches ou galeries basses qui cachent les piétons et donnent à l’ensemble quelque chose de désert et de sombre bien en harmonie avec la gravité puritaine de ceux qui les bâtirent. L’hôtel-de-ville, avec sa façade de pierres tout unie, avec sa porte de forteresse, ses deux tours et son cordon de créneaux et de mâchicoulis, est bien la digne maison commune de ces fiers marchands qui combattirent sous Morisson et Jean Guiton ; mais des remparts qui les abritèrent, il ne reste plus que trois tours conservées par Richelieu comme autant de citadelles et reliées depuis à l’ensemble des fortifications élevées d’après les plans de Vauban. À l’entrée du port, la tour de la Chaîne et le donjon massif de Saint-Nicolas se dressent comme deux sentinelles de grandeur inégale, et leurs vieilles murailles, qui datent de Charles V, évoquent tous les souvenirs guerriers de La Rochelle. La tour de la Chaîne se rattache par une étroite courtine à la tour de la Lanterne, qui conserve encore la singulière pyramide de pierres où s’allumait chaque soir le fanal destiné à guider les navires. Une route partant de cette dernière conduit, à travers les remparts, à la promenade du Mail, vaste pelouse de 600 mètres de long, encadrée de quatre rangées d’ormes séculaires, et qui se termine à mi-côte d’une colline dont le sommet commande le port et la ville. Là, on rencontre une gaie maison de campagne, une ferme et leurs jardins encaissés entre des tertres peu élevés. Ces tertres, que la charrue tend chaque année à niveler, sont tout ce qui reste du Port-Louis, de ce fort qui avala la ville, et c’est à peine si l’œil peut deviner à quelques plis du terrain le plan des glacis ou la trace des fossés. La digue s’est mieux conservée : les vents et les flots en ont démoli le sommet et adouci les talus ; mais quand la mer baisse, on la voit montrer une à une ses pierres bouleversées, se détacher du rivage et s’allonger peu à peu comme une ligne noire qui semble vouloir barrer encore l’entrée du port.

Entre le Mail et la mer s’étend une langue de terre naguère inculte et qu’a su mettre à profit dans un intérêt général un Rochelais que regrettent depuis peu ses concitoyens et les savans de tout pays[19]. Les bains de mer fondés par M. Fleuriau de Bellevue semblent réaliser l’idéal d’un établissement de ce genre. Des constructions élégantes et simples, une large terrasse que borde en guise, de parapet une haie d’arbustes entrelacés, s’élèvent au-dessus d’une falaise de quelques pieds. Au-dessous s’étend la longue file des tentes. Un plan incliné pavé de larges dalles que couvre et lave la marée met les baigneurs inexpérimentés à l’abri des galets et de la vase. Un vaste jardin anglais planté d’arbres verts, émaillé de pelouses, semé de chalets et de kiosques, se prolonge du côté de la digue et permet de choisir, au milieu même des fêtes les plus bruyantes, entre la foule et la solitude. Ce jardin fut bientôt mon lieu de repos favori. Après une longue journée de travail, j’aimais à m’asseoir la nuit dans l’ombre de quelque massif dominant la falaise, et là, tantôt à peu près seul, je me pénétrais de ce calme absolu qu’on ne connaît pas dans les grandes villes, tantôt, aux jours de réunion, j’écoutais la musique militaire jetant ses notes stridentes à la foule pressée dans les allées du Mail ou les sons joyeux de l’orchestre appelant les danseurs dans les salons, tandis qu’en face de moi la lune argentait les eaux de la baie et faisait miroiter, en leur prêtant un charme bien trompeur, les bancs de vase du chenal.

La morte-eau, qui mettait obstacle à mes courses zoologiques, ne m’avait pas empêché, dès les premiers jours de mon arrivée, de parcourir la côte pour me faire une idée de ce que je pouvais craindre ou espérer. Ces premières explorations m’inspirèrent de sérieuses inquiétudes. En effet, de mes recherches précédentes il résultait que les calcaires comparés aux schistes et aux granites sont toujours infiniment moins riches en animaux marins. À raison de leur dureté moindre, ils résistent moins bien aux chocs purement mécaniques, alors mêmes qu’ils sont en masses compactes. En outre, leur composition chimique permet à l’eau d’en dissoudre une proportion qui, pour être faible, n’en est pas moins sensible. Aussi les algues et les fucus, qui sur les côtes de Bretagne transforment le granite en buissons ou en prairies, ne peuvent se fixer solidement sur ces surfaces toujours renouvelées et sont ici beaucoup plus rares. Avec eux disparaissent une foule d’espèces animales qui se nourrissent de ces plantes marines ou trouvent une retraite dans leurs rameaux. Les mêmes conditions opposent les mêmes obstacles à la multiplication des zoophytes et des autres animaux fixés. Avec les espèces herbivores, avec celles qui vivent sur place à la façon des plantes, s’éloignent toutes les espèces carnassières qui vivent à leurs dépens. Si le calcaire est en outre formé de couches fendillées que les vagues brisent aisément, les causes précédentes exercent une action bien plus énergique, et de plus les animaux qui se cachent dans les fentes du rocher ou qui leur confient leurs œufs manquent de retraites sûres et diminuent à leur tour. Enfin si ces couches forment des plans inclinés vers la mer, les sources de toute la contrée suivent ces espèces de lits, viennent de bien loin sourdre en nappes sur le rivage, diminuent la salure des eaux qui baignent la côte et en chassent toutes les espèces les plus franchement marines. On voit que la richesse et la composition des faunes littorales dépendent de la nature minéralogique et de la structure géologique du continent. C’est là un de ces mille exemples qui nous montrent comment le règne minéral exerce une influence parfois considérable sur les deux autres, comment les êtres organisés et vivans peuvent être placés sous la dépendance des corps bruts, comment tout se lient et s’enchaîne dans l’admirable ensemble qu’étudient les naturalistes.

Toutes ces causes de dépopulation, je les voyais réunies aux environs de La Rochelle. Partout le calcaire oolitique me montrait ses assises peu épaisses, fissurées en tous sens et taillées à pic par la vague. Au pied de ces falaises s’étendaient des plateaux de la même roche formés d’ordinaire de larges gradins inclinés. Aussi, jusque sur les points les plus favorablement disposés, je trouvais une plante marine que sa couleur et la largeur de ses feuilles plissées ont fait comparer à nos laitues, et qui ne vient que dans les eaux à demi saumâtres. Jusqu’aux zones de la plus basse mer, cette ulve de mauvais augure formait de vastes plates-bandes, où des fucus tondus de près par les riverains figuraient assez bien des chicorées mal venues. Enfin un dernier signe non moins redoutable que les précédens achevait de me faire trembler pour les résultats du voyage. Depuis longtemps, j’avais reconnu qu’il n’y a rien à trouver dans la vase pure. Aussi nuisible aux œufs qu’aux individus adultes, elle étouffe les premiers en empêchant l’oxygène d’arriver jusqu’aux germes ; elle ne peut être habitée par les seconds, qui ont besoin d’un terrain assez résistant pour soutenir leurs galeries. Or à La Rochelle la vase envahit tout. Dans le port, dans la baie, à peine les écluses de chasse peuvent-elles conserver au chenal la profondeur qu’exigent les grands navires de commerce. En dehors de ce canal artificiel, partout un lit de vase noire ou jaunâtre s’étend depuis les zones les plus élevées jusque bien au-dessous des limites des plus fortes marées. Jusque sur certains plateaux découverts où la vague semble devoir tout balayer, la vase atteint plus d’un pied d’épaisseur, couvre de son lourd manteau les sables, les rochers, et remplit les plus étroites fissures. À la moindre agitation, cette couche demi-fluide se délaie. Aussi le long des côtes l’eau est-elle toujours trouble ; au plus léger souffle de vent, elle devient terreuse et prend aux yeux quelque chose de solide. Plus avant, la mer, sans être beaucoup plus propre, garde quelque chose de sa couleur. Son bleu, mêlé au jaune de la vase, se change souvent en un beau vert. À certains momens, quand des nuages isolés marbrent l’océan de leurs ombres et qu’une brise légère le creuse de sillons, cette lumière brisée produit une illusion étrange : on dirait une vaste plaine dont les premiers plans seraient de terre à froment fraîchement labourée et qui déroulerait jusqu’à l’horizon un tapis de fraîches prairies.

Plusieurs causes concourent à accumuler dans les eaux de la Saintonge cette masse de particules terreuses. Du nord au midi, de la pointe de l’Aiguillon à la pointe de Fouras, les îles de Ré, d’Aix et, d’Oléron forment comme une espèce de digue interrompue qui longe la côte et en est séparée par un canal irrégulier très rétréci au sud. Plusieurs rivières, entre autres la Charente, la Sèvre niortaise et la rivière de Saint-Benoît, se déchargent dans ce bassin, et leurs courans, dirigés à [’encontre l’un de l’autre par la situation des embouchures, par la disposition des côtes, se neutralisent, mutuellement. Ainsi les détritus, enlevés aux terrains marécageux qu’elles parcourent, ne peuvent être chassés en pleine mer et restent sur place. Pour sa part, la mer travaille de deux manières à maintenir et à augmenter cet envasement. Jusque bien loin de cette côte, elle ne présente qu’une faible profondeur, et son fond, composé de couches semblables à celles des terres voisines, est facilement attaqué même par des maires ordinaires. Celles-ci pénètrent dans l’espace que circonscrivent les îles et la côte par trois pertuis ou détroits[20], rencontrent sur leur passage des plateaux sous-marins, en enlèvent toujours quelque chose, et leurs courans, heurtés l’un par l’autre, ne servent qu’à refouler vers la plage de nouveaux détritus. Cette cause agit avec une bien autre puissance lorsque les vents du large poussent vers le continent les hautes vagues de l’Atlantique. Alors le fond est bouleversé par ces masses liquides ; les falaises formées de roches peu résistantes cèdent aux chocs redoublés qui ébranlent, et rongent leur base, s’éboulent par larges pans et ajoutent leurs débris réduits en poussière à ceux que les îlots ont arrachés au sol même de l’océan. Ainsi s’accomplit tout le long de cette côte un double travail d’érosion et d’envasement dont on peut constater les résultats aux portes mêmes de La Rochelle.

En effet, des documens que nous a transmis le moyen âge il résulte que le bourg primitif était entouré d’eau à peu près de toute part[21]. L’ancien port était situé (d’opposite du port actuel, près de la vieille porte Neuve, et un vaste marais étendu à l’orient achevait de transformer en île le centre de la ville moderne. Depuis longtemps le vieux port est comblé, et le marais asséché a été compris dans la ville : mais là ne s’est pas arrêté l’envahissement. On trouve dans l’ouvrage du père Arcère deux plans, l’un de 1573, l’autre de 1756. Dans le premier on voit la mer s’étendre en ligne droite au pied des remparts, à droite et à gauche des deux tours placées à l’entrée du port. Elle se replie ensuite tout autour de la place en formant un dédale de véritables lagunes à l’est jusqu’au petit coteau de Lafont, à l’ouest jusque bien au-delà de l’ouvrage à couronne. Dans le second plan, les marais situés à l’orient ont presque entièrement disparu, et l’on voit des champs et un cimetière à la place qu’ils occupaient. Enfin, à en juger d’après la carte de M. Beautemps-Beaupré, dès 1831 la mer a cessé d’atteindre les fortifications, et les fossés ne se remplissent plus qu’à l’aide de canaux ménagés dans ce but. Mais si le fond de la rade s’est comblé, en revanche la mer en a reculé et élargi l’entrée. Chaque tempête emporte quelque chose à la pointe des Minimes, à celle de Chel-de-Baie, et le père Arcère, en se fondant sur des observations précises faites dans un espace de douze années, estime que cette perte est d’environ quatre pieds par an un peu au-delà de la digue, c’est-à-dire sur des points où la falaise n’est frappée que par les vagues déjà bien affaiblies.

Mes premières recherches ne confirmèrent que trop les tristes pressentimens inspirés par l’inspection des côtes. Il me fallait arriver au plus bas de l’eau pour rencontrer des animaux qui se montrent ailleurs dans les zones les plus élevées, et encore j’eus beau jouer de la pioche et du pic, je ne trouvai guère que quelques espèces communes, et que je connaissais pour les avoir vues de Boulogne à Saint-Jean-de-Luz. Après quelques essais aussi peu fructueux, voyant toujours mes vases presque vides, je renonçai à mes procédés ordinaires d’exploration et cherchai fortune par d’autres moyens. C’est alors que je m’applaudis de n’avoir écouté ni les petites vanités du monde, ni le trop grand amour du bien-être, d’être resté fidèle à mes habitudes de prolétaire de la science, de n’avoir pas élu domicile dans les beaux quartiers. J’étais logé sur le port, dans un bouchon où mangeaient et couchaient à la nuit les manœuvres du chantier voisin. Mon hôtesse, d’âge très mûr, était quelque peu criarde, et sans mériter le reproche d’exigence, j’aurais pu trouver à redire à la saveur des mets, à la propreté du service ; mais ma chambre était grande et claire, mais devant moi s’étendait le port avec ses trois bassins, mais pas une barque n’entrait à La Rochelle sans passer sous mes yeux, et j’étais en plein quartier de pêcheurs et de marins. Grâce à quelques recommandations aussi nécessaires en pareil cas qu’en bien d’autres, j’étais en relation avec deux patrons. Je les vis plus souvent, je leur fis la cour. Le docteur Sauvé joignit son influence à mes sollicitations, et m’apporta enfin le premier un animal fort curieux dont l’existence dans les mers de La Rochelle avait été un des motifs déterminans de mon voyage. Quelques détails sur cette espèce remarquable feront comprendre, j’espère, comment, au point où en est la science moderne, un de ces petits êtres si dédaignés du vulgaire et même de certains savans peut mériter qu’un naturaliste fasse cent cinquante lieues tout exprès pour l’étudier.

Les hommes qui, réunissant en un faisceau les faits jusque-là isolés, firent de la zoologie une véritable science, durent nécessairement s’attacher d’abord aux groupes à type fixe, les mieux circonscrits et les plus naturels, aux animaux dont l’anatomie traduisait de la façon la plus complète les plans fondamentaux. Lorsqu’ils venaient à rencontrer un de ces groupes à type variable où les espèces les plus voisines sous certains rapports diffèrent essentiellement sous d’autres, lorsque leur scalpel se heurtait à quelqu’un de ces animaux qui s’écartent brusquement de leurs plus proches voisins et semblent vouloir faire bande à part, ils sautaient par-dessus ces exceptions encore fort rares et les casaient tant bien que mal dans leurs cadres réguliers. Cette manière d’étudier pouvait seule leur donner la clef de la méthode, leur révéler les tendances générales de l’organisation et leur inspirer de grandes vues capables d’embrasser le règne animal dans son ensemble ; mais elle devait entraîner et elle entraîna en effet un inconvénient réel. On assimila d’une manière trop complète la science de la création vivante aux sciences des corps bruts, et parce que celles-ci présentaient un certain nombre de lois plus ou moins rigoureuses, on voulut prématurément agir de même en zoologie descriptive, en anatomie, en physiologie. Bientôt la zoologie eut comme la physique ou la chimie, presque comme les mathématiques, un certain nombre de formules, le plus souvent prises à leur juste valeur par ceux qui les émettaient, mais dont la foule des élèves et des imitateurs ne tarda pas à faire autant de règles inflexibles, d’incontestables vérités.

Cependant la science a marché, et, en dépit des hommes qui luttent encore pour le passé, il faut bien reconnaître qu’un grand nombre de généralisations admises sur parole, ou même vraies il y a trente ans, exigent de nos jours une révision sévère. De là vient l’intérêt tout particulier qui s’attache à l’étude de groupes longtemps négligés, et par suite la remarquable émulation qui amène sur les bords de la mer des naturalistes de tous pays, c’est qu’en effet les faunes marines ressemblent assez peu aux faunes de la terre, de l’air ou des eaux douces. La mer nourrit des groupes entiers appartenant à des types spéciaux qui n’ont ailleurs aucun représentant. C’est là que vivent presque uniquement ces animaux étranges chez qui la machine animale est réduite à sa plus simple expression, quoique conservant un volume considérable, véritables expériences de physiologie toutes faites par la nature, et qu’il suffit de savoir reconnaître et interpréter. Enfin c’est là qu’il faut aller chercher ces êtres aux formes extérieures anormales, aux dispositions organiques exceptionnelles, qui déroutent tant de nomenclateurs et d’anatomistes systématiques, qui ouvrent aux amis de la vérité des horizons de plus en plus vastes et variés.

À ces divers titres, le branchellion nous semble mériter toute l’attention des naturalistes. Cet animal vit en parasite sur la torpille ; on ne le trouve jamais ailleurs, et, remarquons-le en passant, c’est déjà un fait bien curieux. Personne n’ignore que la torpille, espèce de machine électrique vivante, peut foudroyer ses ennemis même à une distance considérable. Les pêcheurs font journellement l’expérience des singulières facultés de ce poisson. Dès qu’ils en tiennent un dans leur chalut[22], ils en sont prévenus par les secousses que leur transmettent les cordes d’amarrage, et l’un d’eux m’affirmait que ces secousses sont parfois assez violentes pour les forcer à larguer quand ils hissent leurs filets à bord, et à laisser tout retomber au fond de la mer. Pour que le branchellion puisse impunément vivre aux dépens de la torpille, il faut que son organisation le rende insensible aux actions électriques, ou bien qu’elle permette à ce ver, de trois ou quatre centimètres de long, de résister à des décharges qui ébranlent les hommes les plus vigoureux.

Découvert par Rudolphi, le branchellion a été classé par Savigny parmi les sangsues. Cuvier, Blainville et leurs successeurs l’ont maintenu à cette place, et pourtant ses caractères extérieurs, à eux seuls, devaient soulever quelques doutes à cet égard. Comme les autres sangsues, le branchellion porte à chacune de ses extrémités une ventouse qui lui sert à se fixer solidement ; mais le corps, au lieu d’être d’une seule venue, comme chez tous les animaux dont on le rapproche, porte en avant une sorte de cou arrondi et renflé en fuseau, représentant à peu près le tiers de la longueur totale, tandis que le reste du corps, semblable à celui d’une sangsue d’un noir violacé, présente de chaque côté une série de lames minces, élargies en éventail, plissées sur les bords, et de couleur plus claire. Par ce partage du corps en deux régions bien distinctes, par l’existence de ces appendices, le branchellion formait, dans le groupe des hirudinées[23], une exception unique, et, en le plaçant ainsi dans une même famille, à côté des sangsues ordinaires, Blainville surtout, se mettait en contradiction avec quelques-uns des principes le plus constamment soutenus par lui-même. C’est qu’en présence de la variabilité des animaux inférieurs, les esprits les plus systématiques sont bien forcés de se rendre à l’évidence et de renoncer à ces cadres, tracés d’avance, où ils s’étaient flattés d’enserrer la création.

Cet extérieur remarquable devait attirer l’attention des anatomistes en faisant pressentir une organisation interne également curieuse. Malheureusement les branchellions ne sont rien moins que communs, ils sont rares là même où les torpilles se pêchent par centaines, et cependant il fallait les observer vivans. Je savais, par mon expérience personnelle, que les recherches faites sur des individus conservés ne pouvaient conduire à des résultats sérieux, car l’alcool raccornit et confond les organes et les tissus. Je ne connaissais pas encore les travaux récemment publiés en Allemagne[24], et bien des questions restaient pour moi tout entières. Qu’étaient, par exemple, ces appendices latéraux placés à chaque anneau comme des franges verticales ? Etaient-ce de simples replis cutanés, ainsi que l’affirmaient Cuvier, Blainville et tous leurs successeurs ? étaient-ce des organes respiratoires, comme paraissaient l’avoir admis, sur une simple inspection, Rudolphi et Savigny ? Mais, dans ce cas, le branchellion devenait une sangsue à branchies, c’est-à-dire qu’il devenait un être exceptionnel, non plus seulement dans la famille, mais encore au milieu de tous les groupes voisins. À prendre au pied de la lettre quelques-uns de ces principes dont je parlais plus haut, c’était une chose aussi extraordinaire que de rencontrer un mammifère sans poumons, et quoique habitué à observer chez, les animaux inférieurs des écarts considérables, celui-ci me paraissait bien grand. Pourtant l’observation directe m’apprit qu’il en était ainsi, et l’expérimentation confirma ce résultat

En effet, placés sous le microscope, ces larges feuillets membraneux, si minces et en apparence d’une organisation si simple, me montrèrent des couches cutanées pour les protéger, des fibres musculaires et ligamenteuses pour les mouvoir et les maintenir épanouis, des nerfs pour les animer ; surtout j’y découvris des canaux ramifiés donnant naissance à un réseau que parcourait un liquide parfaitement incolore et chargé de granulations très fines dont les mouvemens indiquaient ceux du liquide lui-même. À elle seule, cette structure caractéristique pouvait autoriser à regarder ces appendices comme de véritables branchies ; mais je voulus, et pour moi-même et pour les autres, une preuve plus décisive. À l’aide d’une seringue à tube capillaire, je poussai dans les canaux qui relient entre eux ces appendices un précipité de fer à peine bleuâtre qui a la propriété de se foncer au contact de l’oxygène et de se changer en bleu de Prusse. J’avais eu soin d’opérer sur un animal plein de vivacité. Quoique l’opération eût parfaitement réussi, je n’aperçus d’abord aucun changement : la couleur du liquide employé se confondait avec celle des tissus. Mais bientôt l’air dissous dans l’eau, pénétrant à travers les tissus vivans de l’animal, agit sur mon précipité comme il l’eût fait sur le sang lui-même, et lui céda son oxygène. Je vis les appendices se teinter rapidement ; les vaisseaux prirent l’aspect de lignes ondulées d’un bleu de plus en plus foncé, et, au bout de quelques minutes, je distinguai les réseaux à la simple loupe. Cette expérience était décisive. J’avais vu, qu’on me permette l’expression, respirer le sel de fer. Les appendices du branchellion étaient incontestablement des branchies.

Le rôle de ces organes une fois fixé, j’eus à me demander quel liquide venait y subir l’action de l’air. La question peut paraître étrange au premier abord. Sans s’être occupé d’histoire naturelle, sans être même médecin, on sait généralement que le sang seul respire dans le poumon chez les mammifères, les oiseaux et les reptiles ; dans les branchies, chez les poissons. Existe-t-il donc chez certains invertébrés un autre liquide nourricier que le sang, et ce liquide a-t-il, lui aussi, besoin de se vivifier au contact de l’air ? Répondons d’abord affirmativement, et entrons ensuite dans quelques détails pour faire comprendre ce fait très important.

Chez tous les animaux, à quelque groupe qu’ils appartiennent, le liquide nourricier, quelle que soit sa véritable nature[25], s’épuise constamment par son séjour dans les organes, et répare ses pertes par les matériaux que lui fournissent la digestion d’une part, la sécrétion interstitielle de l’autre. Chez l’homme, chez tous les vertébrés, le sang reçoit ainsi le chyle et la lymphe, et ces deux derniers liquides venus l’un des organes digestifs, l’autre de tous les points du corps, circulent dans des vaisseaux spéciaux qui communiquent par un tronc commun avec le système des vaisseaux sanguins. Par suite de cette disposition, le chyle, la lymphe restent distincts du sang et des autres liquides qui baignent tous nos tissus. Chez les invertébrés, les vaisseaux lymphatiques et chylifères n’existent pas. En outre, on ne trouve plus guère ici ce tissu cellulaire qui garnit chez nous tous les interstices laissés par les organes, et de là proviennent les grands espaces libres, les lacunes qui séparent ces derniers. La lymphe et le chyle, ne trouvant plus de vaisseaux pour les renfermer, tombent dans ces espaces qui sont ainsi remplis par le liquide chargé de réparer les pertes du sang. On comprend aisément, d’après ces quelques mots, combien doit être important le rôle joué, dans la physiologie des animaux invertébrés par la cavité générale qui résulte de l’ensemble de ces lacunes et par le liquide que renferme cette cavité.

Nous avons rappelé plus haut que chez les vertébrés le chyle et la lymphe sont versés directement dans l’appareil vasculaire sanguin par les vaisseaux qui les renferment. Chez les invertébrés, où ces vaisseaux manquent, il ne saurait en être ainsi. Alors, lorsque le cercle circulatoire est incomplet, lorsque, entre la terminaison des artères et l’origine des veines, il existe un intervalle quelconque, le sang lui-même tombe dans la cavité générale du corps, et le mélange s’opère dans cette cavité. C’est ainsi que les choses se passent chez les insectes, les crustacés, les mollusques… Lorsque le cercle circulatoire est complet, lorsque les artères et les veines forment un cercle continu, les matériaux réparateurs du chyle et de la lymphe ne peuvent arriver jusqu’au sang qu’à travers les parois des vaisseaux sanguins. Certains rayonnés et tous les vers nous présentent ce phénomène.

Mais, quelles que soient les dispositions anatomiques existantes, il est un fait que nous trouvons chez tous les animaux. Pour devenir aptes à nourrir l’organisme, pour se transformer en sang, le chyle, la lymphe, tous les matériaux destinés à réparer des pertes incessantes, doivent d’abord subir l’action de l’air. Aussi, chez les vertébrés, est-ce dans les veines et tout auprès de l’organe respiratoire que viennent déboucher les vaisseaux lymphatiques. Chez les invertébrés, alors même que le sang se mélange directement avec le chyle et la lymphe, les dispositions anatomiques assurent un résultat tout pareil. Lorsque le sang d’un côté, le chyle et la lymphe de l’autre, sont renfermés dans des cavités distinctes et sans communication, il devenait nécessaire que ces deux derniers liquides eussent leur respiration spéciale. Des milliers d’observations m’avaient depuis longtemps démontré qu’il en était bien ainsi. Chez les vers en particulier, le liquide de la cavité générale respire tout aussi bien que le sang lui-même[26] ; mais jusqu’à ce jour j’avais constamment vu la peau se charger seule de cette fonction. L’air n’exerçait son action sur le liquide dont il s’agit que par les tégumens, tantôt du corps entier, tantôt de quelque partie servant d’ailleurs à d’autres usages. On ne connaissait pas d’animal possédant des organes spéciaux pour la respiration du chyle et de la lymphe.

Or, dès mes premières observations sur le branchellion, je constatai un fait qui me donna à penser. Les appendices latéraux ne sont pas complètement semblables : les uns sont minces et foliacés dans toute leur étendue ; les autres, au nombre de vingt-deux, régulièrement espacés et disposés par paires, ont à leur base un renflement hémisphérique à demi transparent. Dans chacun de ces mamelons, je voyais une espèce d’ampoule se dilater et se contracter régulièrement à la manière d’un cœur. Telle est, en effet, la nature de cet organe, et le liquide qu’il renferme est le sang de l’animal. Mais le sang se montrait chez les individus bien portans teinté d’un beau rouge groseille, tandis que le liquide, circulant dans les appendices eux-mêmes, restait parfaitement incolore. Ces deux liquides ne pouvaient donc être de même nature. Si l’un était le sang proprement dit, l’autre ne pouvait guère être que le liquide de la cavité générale. Telle fut la conclusion que je tirai de l’observation seule et que l’expérience vint confirmer, lui injectant par les vaisseaux, je remplis toutes les ampoules sans jamais arriver dans les appendices. Pour pénétrer dans ces derniers, il me fallut porter l’instrument dans les lacunes, c’est-à-dire dans une des dépendances de la cavité générale, et j’obtins alors le résultat dont j’ai parlé plus haut. Ainsi les appendices latéraux du branchellion n’étaient pas seulement des branchies, c’étaient en outre des branchies lymphatiques.

Enfin, en pratiquant l’injection comme je viens de le dire, je n’avais pas seulement injecté les appendices. Le liquide coloré avait gagné l’intestin et dessiné à sa surface des réseaux à large maille. En outre, il avait rempli un vaisseau spécial placé de chaque côté sous la peau et faisant communiquer toutes les branchies. Des trajets lacunaires reliaient entre elles ces deux sortes de cavités, et cet ensemble de canaux, de lacunes et de vaisseaux bien caractérisés, partout rempli d’un mélange de chyle et de lymphe, représentait, on le voit, la cavité générale des autres invertébrés. Seulement une partie de ses dépendances, constituée à l’état de vaisseaux proprement dits, formait un véritable appareil lymphatique rudimentaire. C’était à la fois un fait tout nouveau dans l’histoire des invertébrés et une nouvelle preuve que partout la nature reste fidèle à la grande loi du perfectionnement progressif des organismes. Comme l’appareil circulatoire sanguin dont nous avons ailleurs esquissé l’histoire[27], l’appareil circulatoire lymphatique se montre d’abord très incomplet, et si nous avions à le suivre dans ses transformations, nous le verrions ne s’isoler complètement, c’est-à-dire ne se constituer peut-être d’une manière définitive, qu’après avoir traversé le groupe le plus inférieur du sous-règne des vertébrés, la classe des poissons.

Ainsi, par la présence des appendices latéraux, le branchellion s’isole de toutes les hirudinées. Par la nature respiratrice de ces appendices, il s’écarte non-seulement du groupe où on l’a placé, mais encore de tous les groupes voisins. Enfin la caractérisation de ces organes respiratoires comme branchies lymphatiques achève d’en faire un animal tout à fait exceptionnel. Certes, si le principe des caractères dominateurs était aussi vrai que le croyait Cuvier et que l’admettent encore bien des anatomistes ; si la moindre modification dans l’appareil destiné à l’accomplissement d’une fonction importante exerçait réellement sur tout le reste de l’organisme l’influence qu’on lui attribue, l’examen anatomique des systèmes digestif, vasculaire, nerveux, devrait montrer des dispositions non moins nouvelles. Et pourtant il n’en est rien. Sans doute entre ce que j’ai trouvé chez le branchellion et ce qui existe dans les sangsues ordinaires il y a des différences, mais ces différences sont d’un ordre bien inférieur. La plupart ne dépassent pas en importance celles que nous présentent de l’un à l’autre les genres les plus rapprochés dans ce groupe. Anormal pour tout ce qui est du ressort de la respiration lymphatique, le branchellion, sous tous les autres rapports, n’est qu’une hirudinée ordinaire. La classification, qui n’est pas la science, mais qui doit autant que possible en être l’expression, a donc là un double fait à traduire. Pour cela, il faut encore s’écarter de quelques-unes de ces règles inspirées par l’étude trop exclusive des animaux supérieurs.

En transportant dans la zoologie le grand principe de la subordination des caractères, découvert par Laurent de Jussieu, Cuvier rendit un immense service. À partir de ce moment, les caractères furent pesés et non comptés. Leur valeur et non plus leur nombre détermina la division du règne animal, comme celle du règne végétal, en groupes naturellement subdivisés. Mais, pour arriver à l’appréciation de cette valeur, les deux hommes de génie dont nous venons de rappeler les noms procédèrent d’une manière très différente. Jussieu ne consulta que l’observation et l’expérience ; Cuvier, ainsi qu’il le déclare lui-même, eut recours avant tout au raisonnement[28]. De l’importance des fonctions, il conclut à l’importance des organes, et par suite à celle des caractères fournis par ces derniers. Rien de plus rationnel et de plus logique en apparence. Malheureusement la nature semble souvent prendre un malin plaisir à se jouer de notre raison. Ce magnifique à priori, vrai tant qu’on ne l’applique qu’aux vertébrés, devient dans bien des cas d’une inexactitude frappante dès qu’on arrive aux invertébrés, et surtout aux représentans dégradés des trois derniers embranchemens. Pour qui accepterait à la lettre tout ce que dit Cuvier au sujet de la respiration et des organes respiratoires, le branchellion formerait à lui seul une classe distincte[29]. Pour un élève de Jussieu, il doit devenir seulement le type d’une sous-classe, et nous adopterons cette manière de voir, la nomenclature exprimera ainsi, en compensant le nombre par la valeur, les ressemblances qui rattachent le branchellion aux autres hirudinées et les différences qui l’en éloignent.

Au risque de paraître un peu trop technique à mes lecteurs, je n’ai pas cru devoir leur épargner les descriptions anatomiques, les discussions de physiologie et de doctrine qui précèdent. Il m’a semblé nécessaire de montrer, au moins une fois, avec quelque détail, comment l’exploration minutieuse d’un seul animal bien choisi conduit à aborder les questions les plus diverses et les plus délicates de la zoologie. J’ai voulu donner à qui me suivrait jusqu’au bout - une idée de ce travail de révision générale que nécessite l’état actuel de la science, — et, si j’ai quelque peu réussi, on comprendra sans peine le plaisir que j’éprouvai à recevoir mes premiers branchellions, l’ardeur que j’apportai à leur examen, la joie que me firent éprouver les résultats de ce travail.


A. DE QUATREFAGES.

  1. M. d’Orbigny, médecin d’abord à Enandes, puis à La Rochelle, s’est occupé d’histoire naturelle avec un zèle et une persévérance bien rares. Non content de ramasser et de décrire lui-même un grand nombre d’animaux marins, il fut un des correspondans les plus actifs de Cuvier, et c’est à lui que la ville de La Rochelle doit en grande partie la fondation de son musée départemental. Les quatre fils de M. d’Orbigny se sont occupés, à des degrés divers, de la science si chère à leur père. Deux d’entre eux n’ont pas voulu avoir d’autre carrière, et personne n’ignore que M. Alcide d’Orbigny a conquis une réputation justement méritée par un beau voyage dans l’Amérique méridionale et par ses importans travaux de paléontologie.
  2. Ce banc de rocher, sur lequel furent construits la tour et plus tard le château, valut à cette ville le nom latin dont le nom actuel n’est qu’une traduction : Rupella, petit rocher.
  3. Histoire de la Ville de La Rochelle et du pays d’Aulnis, composée d’après les auteurs et les titres originaux ; par M. Arcère de l’Oratoire, 1756.
  4. La constitution rochelaise fut assez profondément modifiée par François Ieren 1535, et rétablie dans sa forme primitive treize ans après, par Henri II. À liait celle espèce de suspension, elle s’est conservée presque sans changement de 1498 jusqu’à 1628.
  5. Histoire du siège de la Rochelle par le duc d’Anjou en 1573, par A. Genet, capitaine du génie. L’auteur de cette relation, faite surtout au point de vue militaire, a réuni dans un travail tous les documens laissés sur ce siège. C’est de lui et du père Arcère que nous avons extrait le résumé qu’on va lire.
  6. Cette lettre est en entier dans l’ouvrage du père Arcère.
  7. Voici, d’après les documens officiels recueillis par M. Genet, la composition et les pertes des deux armées.
    Le recensement fait par Lanoue le 9 février porte :
    Compagnies urbaines 8 de 200 hommes 1,000 hommes
    Grandes compagnies d’étrangers réfugiés 5 de 120 600
    Petites compagnies d’étrangers réfugiés 4 de 50 200
    Compagnie du maire, formée de tout le corps de ville et des principaux habitans 1 de « 150
    Compagnie de cavalerie 1 de « 200
    Compagnie de gentilshommes et officiers 1 de « 100
    Compagnie de pionniers 2 de 125 250
    Totaux 22 compagnies 3,100 hommes


    L’armée royale avait reçu à diverses reprises et avant les derniers assauts :

    Infanterie 27,000 hommes
    Suisses 6,000
    Cavalerie 1,500
    Canonniers 300
    Pionniers 3,000
    Charretiers conducteurs 600
    Troupes de marine 2,000
    Total 40,600 hommes


    Les Rochelais eurent environ 1,300 bourgeois ou réfugiés tués, parmi lesquels il faut compter 28 pairs ou échevins. Le maire, Morisson, dont l’énergie et l’activité aidèrent si puissamment au salut de la patrie, mourut, peu de jours avant la levée du siège, des suites de ses fatigues.
    L’armée royale perdit en tout 22,000 hommes. Plus de 10,000 avaient péri sur la brèche on dans diverses rencontres, et parmi eux on compte 200 officiers, 50 capitaines dont le nom avait marqué dans les guerres précédentes, et 5 mestres de camp.
    On voit que les pertes durent être dans les deux partis presque proportionnelles au nombre, et que ce siège coûta la vie à peu près à la moitié de ceux qui y prirent part soit comme assiégeans soit comme assiégés.

  8. Espèces de mines flottantes, formées avec des navires maçonnés à l’intérieur, que l’on plaçait près d’une digne pour la renverser par l’explosion.
  9. La Rochelle se rendit le 29 octobre 1628, mais le roi ne rentra dans ses murs que le 1er novembre. Ces deux jours furent employés à nettoyer les rues, à enterrer les cadavres et à distribuer des vivres à ce qui restait d’habitans.
  10. Recensement officiel fait par le maire Jehan Godeffroy.
  11. Un millier de personnes moururent encore des suites de leur misère, après la reddition de la place. Ainsi de la population primitive de La Rochelle il ne resta qu’environ quatre mille âmes.
  12. Jean Guiton, dernier maire de l’ancienne commune de La Rochelle, par P.-S. Callot, ex-maire de la même ville, 1847. Dans ce travail, très-curieux à plus d’un titre, l’auteur a reconstruit, à l’aide des pièces originales conservées à La Rochelle, l’histoire entière de Guiton et de sa famille avant et après le siège de 1628, histoire qui était complètement oubliée.
  13. Au commencement du siège, la garnison se composait de douze compagnies de bourgeois et de cinq à six cents Anglais auxiliaires. Nous avons vu plus haut que les compagnies urbaines étaient de 200 hommes. Sur 2,400 bourgeois armés pour défendre leur ville, il en était donc mort environ 2,326.
  14. Ces conditions, accordées par Richelieu, alors que toute prolongation de la résistance était rigoureusement impossible, précisent nettement le caractère de la lutte. Il est bien évident qu’elle était avant tout politique, au moins aux yeux des chefs des deux partis. Si le cardinal avait obéi surtout à l’esprit catholique de son temps, il n’aurait pas laissé aux Rochelais leurs temples et leurs pasteurs. Si le corps de ville avait mis l’intérêt de ses croyances religieuses avant celui des franchises municipales, il n’aurait pas pris contre la domination anglaise ces précautions minutieuses et parfois offensantes, qui seules peuvent expliquer ce que la conduite de Buckingham et de ses successeurs envers leurs alliés présente d’étrange et de peu généreux.
  15. Jean Guiton, par P.-S. Callot.
  16. Pour juger de la croyance que mérite cet auteur, il suffit de rappeler qu’il traite Guiton de lâche.
  17. Pendant le siège, des fanatiques offrirent à diverses reprises d’assassiner Richelieu. Guiton repoussa ces offres avec indignation, et fit consacrer ses refus par la parole du ministre Salbert. « Ce n’est vas une telle voie, disait-il, que Dieu veut prendre pour notre délivrance ; elle est trop odieuse. »
  18. Histoire de La Rochelle, par Arcère.
  19. M. Fleuriau de Bellevue avait mérité par ses nombreux travaux le titre de correspondant de l’Institut (Académie des Sciences). Pendant plus de quatre-vingts ans, il consacra sa fortune entière à faire autour de lui le plus de bien possible. Aussi sa mort a-t-elle été regardée à La Rochelle comme un malheur public.
  20. Ces détroits sont le Pertuis Breton, entre l’île de Ré et la côte ; le Pertuis d’Antioche, entre les îles de Ré et d’Oléron ; le Pertuis du Maumusson, entre l’île d’Oléron et le continent.
  21. Arcère.
  22. Espèce de filet ou plutôt de drague, très-employée le long de nos côtes.
  23. Nom de famille donné à tous les vers voisins des sangsues.
  24. M. Leydig, naturaliste distingué, avait publié, quelque temps avant mon départ pour La Rochelle, une notice fort intéressante sur le branchellion qu’il avait eu vivant à Gênes. Les résultats auxquels nous sommes parvenus l’un et l’autre s’accordent sur certains points et diffèrent sur quelques autres. Ces divergences tiennent sans doute à ce que, mieux servi par les circonstances, j’ai pu voir beaucoup plus que le naturaliste allemand, peut-être aussi à ce que nous avons examiné deux espèces différentes. En effet, quelques détails donnés par M. Leydig me font penser qu’il pourrait bien exister deux espèces de branchellion, bien qu’on n’en ait encore admis qu’une seule. J’ai, du reste, rapporté à Paris les préparations nécessaires pour démontrer l’exactitude de tous les faits essentiels que m’avaient fournis mes études.
  25. J’ai cherché à montrer ailleurs comment l’appareil circulatoire se complète successivement, et comment à cette complication progressive correspond la caractérisation également progressive des liquides nourriciers. Revue des Deux Mondes, livraison du 15 octobre 1846. Côtes de Sicile, III.
  26. Ces faits et les conséquences qui en découlent ont été combattus. J’ai le plaisir de les voir chaque jour confirmer d’une manière d’autant plus irrécusable que ceux qui les répètent croient parfois les avoir découverts.
  27. Revue des Deux Mondes, livraison du 15 octobre 1846.
  28. Règne animal, seconde édition. Introduction.
  29. Je dois dire que Cuvier lui-même se fût bien gardé d’agir ainsi. Chez ce grand homme, la prétention à l’infaillibilité et l’esprit systématique ne prévalurent jamais ni contre la bonne foi la plus entière ni contre ce parfait bon sens qui est un des attributs du génie. Aussi, dans la classification des annélides en particulier, n’a-t-il pas hésité à obéir aux faits plutôt qu’aux règles qu’il avait établies.