Souvenirs d’un Naturaliste
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 5 (p. 220-244).
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SOUVENIRS


D'UN NATURALISTE.




LA BAIE DE BISCAYE.


I.


BIARRITZ - GUETTARY - SAINT-JEAN-DE-LUZ.




Les premiers jours de juin 1847 furent pour moi d’heureuses journées. Après deux ans d’interruption forcée, j’allais reprendre mes études au bord de la mer et visiter cette fois la baie de Biscaye. Cette course était presque un voyage de découvertes. Un seul naturaliste m’avait précédé dans l’exploration zoologique de cette partie des côtes de France. En 1794, M. Alexandre Brongniart avait à diverses reprises visité l’embouchure de l’Adour et parcouru les environs de Biarritz. Prévenu de nos projets, il mit à ma disposition ses souvenirs et ses notes. Déjà gravement atteint de la maladie qui devait l’enlever quelques mois après, il ouvrit pour moi ses cahiers où se trouvaient consignés jour par jour tous les actes de sa vie. Pendant deux heures, nous les feuilletâmes ensemble, et bien des fois la voix de l’aimable vieillard s’anima, bien des fois ses yeux brillèrent au souvenir de ces jours de jeunesse où, modeste pharmacien de l’armée des Pyrénées, il partait au point du jour, un morceau de pain dans sa poche, pour préluder aux travaux qui devaient illustrer son nom, et revenait le soir, heureux de quelque fossile, de quelque mollusque, de quelque algue enlevés aux rochers du rivage ou recueillis sur le sable. C’est que M. Brongniart appartenait à une génération qui s’en va chaque jour. Toujours il aima la science pour elle-même, sous toutes ses formes, dans toutes ses manifestations ; il l’aima surtout dans ces travailleurs sérieux en qui tant d’autres naturalistes ne voient que des ennemis qu’il faut à tout prix décourager et écraser, s’il est possible.

Huit jours après j’étais à Bayonne et j’admirais l’aspect de cette ville. Partout ailleurs j’avais trouvé une sorte de séparation entre le port et le reste du paysage. Ici la campagne et la mer semblent se rapprocher et se confondre. En amont, l’Adour, à peine plus large que la Seine au pont des Arts, serpente au pied de hautes collines. En aval, des dunes chargées de pins semblent lui barrer le passage. Dans l’intérieur de la ville, les arbres des promenades et des chantiers arrivent jusque sur ses bords. Partout la coque noire des navires, leur mâture élancée, leurs voiles blanches ou rougeâtres se détachent sur un fond de verdure : on dirait un lac de l’intérieur ; mais l’Océan révèle son voisinage par la marée. Deux fois par jour le flot repousse les eaux du fleuve, renverse la direction du courant et abaisse ou élève le pont de bateaux qui réunit Bayonne à ses faubourgs.

L’Adour présente un phénomène assez rare dans l’histoire de nos fleuves. À plusieurs reprises, son embouchure a changé de place. Les habitans du pays assurent qu’il se jetait autrefois dans la mer entre Biarritz et Bidar, au sud de l’embouchure actuelle ; mais l’examen des localités ne confirme guère cette tradition. En revanche, il est positif qu’à diverses époques le fleuve a fait irruption vers le nord. En 1360, entre autres, la même tempête qui, sur les côtes de Normandie, détruisit la flotte d’Édouard III combla le lit de l’Adour. Bayonne et les campagnes voisines furent inondées. Moissons, bestiaux, marchandises, tout périt sous les flots. Enfin les eaux trouvèrent une issue du côté de Cap-Breton, et le fleuve, se creusant un nouveau lit, alla se jeter dans la mer au Vieux-Boucaut, à huit lieues environ du côté du nord. Pendant deux siècles, l’Adour suivit cette direction. Vers 1579, Louis de Foix tenta de le contraindre à rentrer dans son ancien lit, et le succès couronna ses efforts. Comme par le passé, les navires purent arriver librement à Bayonne ; mais bientôt l’on eut à redouter de nouveaux désastres. Sous l’action continue des lames du nord-ouest, la passe, d’abord assez directe, s’inclinait peu à peu vers le sud, le lit du fleuve s’ensablait. En 1720, le chenal était devenu presque impraticable. Alors on encaissa la rivière. Plus tard, de nouveaux ouvrages vinrent, à diverses reprises, s’ajouter aux belles digues de Touros. Cependant le problème est encore loin d’être résolu, et la barre de l’Adour est restée un passage presque toujours difficile, souvent impraticable, malgré la présence d’un bateau à vapeur uniquement destiné à la remorque des navires.

C’est que la barre de l’Adour présente sans cesse l’aspect d’une mer en tourmente. Là l’Océan ne connaît point de repos. Je l’ai visitée par un de ces beaux jours d’automne où la nature entière semble se reposer de l’activité des saisons passées et se préparer au sommeil de l’hiver. À peine un souffle d’air, venant de l’est, soulevait-il les banderoles des navires amarrés de loin en loin aux bords du fleuve, et pourtant, dès les Allées marines, admirable promenade étrangement abandonnée par les Bayonnais pour les glacis de la place, j’entendais ce tonnerre lointain qui annonce une mer agitée. Sous les rayons d’un soleil à demi voilé qui dorait Bayonne et son cadre de collines, je suivis l’étroite jetée de la rive gauche, barrière bien faible en apparence, mais suffisante jusqu’à ce jour pour protéger les rives sablonneuses contre toute érosion. En face du village appelé le Boucaut, le bruit du ressac redoubla ; à la pointe du lazaret, il devint vraiment formidable. J’atteignis enfin la tour des signaux, et du haut de la plate-forme j’embrassai d’un coup d’œil l’embouchure et ses abords. Des deux côtés, la plage unie et basse s’élevait insensiblement et se hérissait de dunes de sable dont quelques-unes montraient leur cône aride au-dessus des plantations de pins destinées à les fixer. À mes pieds commençaient les digues basses de MM. de Prony et Sganzin, tracées de manière a rétrécir progressivement le lit du fleuve et à agir comme une écluse de chasse sur les sables et les graviers. En face s’étendait l’Océan, dont pas une ride ne creusait la surface aplanie par le vent d’est. Et pourtant un large demi-cercle de vagues et d’écume séparait la mer et le fleuve : c’était la barre de l’Adour. Là grondait l’orage que j’entendais depuis une heure. La marée montait. Des lames insensibles, venues du large, se relevaient au contact des bas-fonds et se dressaient en longues ondulations semblables à des murailles d’une demi-lieue. Sapées à la base par le fond de plus en plus haut, elles se courbaient en volutes et s’éboulaient en laissant échapper une blanche poussière. Bientôt relevées, moins hautes, mais plus pressées, elles formaient, en face de l’Adour, comme une quadruple barrière sans cesse détruite et sans cesse renaissante, atteignaient enfin le rivage, se brisaient avec furie et lançaient, jusqu’au haut du talus incliné qui les arrêtait, leurs longues et rapides fusées. À l’embouchure même, elles se précipitaient dans l’étroit canal, se recourbaient à droite et à gauche contre les jetées, comme pour faire à l’océan un plus large passage, et roulaient avec elles des monceaux d’une écume jaunâtre qui, accumulés à la hauteur du phare, semblaient un amas de roches flottantes[1].

Tout étranger, en arrivant à Bayonne, va visiter Biarritz. Je me gardai bien de manquer à l’usage et me mis aussitôt en quête des moyens de transport. Jadis la course se faisait en cacolet. Sur le dos d’une monture quelconque, cheval ou mulet, on plaçait un appareil assez semblable au double panier de l’âne. Le voyageur s’asseyait d’un côté et avait pour contre-poids la cacolétière, belle Basquaise aux yeux noirs, à l’esprit vif, à la repartie prompte. On suivait des sentiers sablonneux où trotter était impossible. La conversation s’engageait, la route s’allongeait d’autant, et bien des fois le touriste et son guide se reposaient dans les grottes de la Chambre d’amour. Les progrès de la civilisation, le besoin de communications plus rapides et plus fréquentes, ont mis fin à ces voyages pittoresques. Une route passablement entretenue a relié Biarritz à Bayonne. Omnibus et coucous, décorés du nom de diligences, l’exploitent avec une activité que redouble la concurrence de nombreux cabriolets ; mais, sur leurs banquettes poudreuses et fort mal rembourrées, plus d’un voyageur, j’en suis certain, a regretté le cacolet.

Quoi qu’il en soit, Biarritz vaut bien une heure passée à avaler la poussière et à supporter les cahots. Ce village est la réalisation d’un joli décor d’opéra-comique. Qu’on se figure un plateau à mi-côte, suivi d’une gorge profonde rapidement inclinée vers la mer, encaissée dans les montagnes et les rochers, avec ses précipices et ses ravines, tout cela abrupt et sauvage, mais réduit aux proportions de la miniature tel devait être Biarritz avant de devenir un des plus célèbres bains de mer de notre midi. Ses deux collines avancent dans la mer en forme de cap à deux pointes. À gauche, à la Pointe des Basques, commence une haute falaise, qui se prolonge au loin vers le sud. À droite, l’Atalaï sème sur toute la Côte des Fous ses roches percées, ses écueils isolés, tous plus ou moins bizarrement façonnés par les vagues qui les rongent rapidement. Entre la Pointe des Basques et l’Atalaï se trouve le Port-Vieux, d’où partaient autrefois, tous les ans, plusieurs navires baleiniers, et qui, perdant chaque jour en étendue, n’abrite plus aujourd’hui que quelques barques de pêcheurs. C’est dans ce cadre admirable que sont dispersées les habitations. Les unes, occupant le plateau et le fond de la vallée, forment la place du village et sa rue principale ; les autres sont groupées çà et là un peu au hasard et au gré des accidens du terrain. Toutes, avec leurs volets verts qui se détachent sur des murs éclatans de blancheur, ont un air de propreté et d’aisance bien fait pour attirer les baigneurs. Aussi cette population nomade afflue-t-elle à Biarritz, qui tend chaque année davantage à devenir un lieu de rendez-vous bien moins pour les malades que pour les amis du plaisir.

Les côtes de la baie de Biscaye sont extrêmement dangereuses, même pour les plus habiles nageurs, excepté sur quelques points abrités. Le Port-Vieux remplit parfaitement cette condition. On dirait un bassin taillé de main d’homme pour la sécurité des baigneurs. À droite et à gauche, les deux pointes du cap brisent partout l’effort des vagues et neutralisent les courans. La grève sablonneuse s’élève doucement vers la rive, que dominent les dernières maisons du village et quelques-uns des principaux établissemens destinés aux voyageurs. De petits sentiers en zigzag courent tout autour du port, et, à l’heure du bain, se couvrent de promeneurs qui désertent pour ce spectacle les roches de l’Atalaï ou la falaise des Basques. Grace aux traditions patriarcales de Biarritz, rien ici ne sépare les baigneurs et les baigneuses. Couvert d’un costume qui ne laisse rien à désirer à la plus scrupuleuse décence, mais qui varie au gré de chacun, on ne se quitte pas plus au bain qu’à la promenade. Aussi que de plaisir ! que de jeux ! que de défis lancés et acceptés au milieu des cris de joie et des éclats de rire ! Tout le monde se pique d’émulation, et la dame la plus timide veut au moins une fois aller se reposer à la corde qui barre à fleur d’eau l’entrée du port. Pour atteindre ce but, la plupart d’entre elles ont recours à l’aide d’un cavalier, ou font la planche soutenues par une paire de grosses gourdes ; mais j’ai vu aussi quelques intrépides nageuses, presque toutes Basquaises ou Espagnoles, qui, sans sourciller le moins du monde, allaient chercher une poignée de gravier à dix pieds de profondeur ou piquaient une tête avec l’aisance d’un habitué des bains Petit.

À un quart de lieue de Biarritz se trouve la Chambre d’amour, anse profonde creusée en demi-cercle et entourée de falaises inaccessibles. On y pénètre par une étroite langue de sable, que la mer, en se retirant, laisse à sec au pied de la pointe du nord. Jadis la plage était partout très basse ; à la marée haute, les flots battaient en tout sens les murailles à pic de la baie, et envahissaient parfois une grotte percée dans le fond. Cette grotte, raconte la légende, servait de rendez-vous à deux amans. Long-temps l’Océan parut respecter et protéger leurs amours ; mais un jour, sous le souffle orageux du nord-ouest, la mer monta plus que de coutume, et un pêcheur, en pénétrant le lendemain dans le creux du rocher, y trouva deux cadavres réunis encore par une étreinte suprême. Pareille catastrophe n’est plus à craindre. Depuis quelques années, sous le choc répété des vagues, une portion de la falaise s’est écroulée, des sables venus du large ont recouvert ces débris et obstrué l’entrée de la grotte. Aujourd’hui, le voyageur surpris par la marée et enfermé dans la Chambre d’amour en serait quitte pour être pendant quelques heures emprisonné en plein air ; tout au plus, si la mer était grosse, serait-il forcé de chercher un refuge au sommet du monticule qui recouvre le tombeau des deux amans.

Pour le naturaliste plus encore que pour le poète, un intérêt très vif s’attache à la Chambre d’amour. L’ondulation du terrain qui l’entoure marque l’extrême frontière de la chaîne des Pyrénées. À quelques pas de cette petite baie, les falaises s’abaissent pour ne plus se relever, et leurs dernières roches plongent sous la mer de sable qui s’étend jusqu’à la Gironde, et transporte au milieu de nos plus riches provinces la réalisation en petit d’un désert africain. Biarritz et son territoire, ainsi placés sur la limite d’une de ces grandes formations qui donnent à notre globe son relief actuel, présentent de curieux problèmes dont la solution partage encore les géologues. Nous allons essayer d’en donner une idée, en prenant surtout pour guides la magnifique carte et les mémoires spéciaux de MM. Dufrenoy et Élie de Beaumont[2].

On sait que notre globe n’est arrivé que par degrés à sa configuration actuelle. Avant de présenter les reliefs et les dépressions que retracent nos cartes de géographie, sa surface a subi de nombreuses convulsions, séparées l’une de l’autre par de longs intervalles de repos. Pendant les périodes de calme, des terrains s’amoncelaient, des couches se superposaient au fond des vastes mers de ces âges géologiques ; puis, lorsque l’heure d’un nouveau cataclysme était venue, les forces momentanément endormies au centre du globe se réveillaient, poussaient, au travers des dépôts récens, les roches sous-jacentes, et faisaient surgir un continent jusque-là submergé, une nouvelle chaîne de montagnes. De vastes dislocations, des plissemens, des ruptures, des redressemens de couches accompagnaient chacun de ces soulèvemens, et c’est dans ces masses bouleversées, dans les rapports qui les unissent, que la science moderne a su retrouver, souvent avec une incroyable certitude, l’histoire de ces révolutions.

À l’époque où prenaient naissance les terres qui entourent la baie de Biscayen l’Europe en général, la France en particulier, ne ressemblaient guère à ce qu’elles sont de nos jours. Déjà douze soulèvemens avaient eu lieu[3]. L’Auvergne, la montagne Noire, les Cévennes, formaient une sorte de continent qui s’étendait jusqu’aux Ardennes et aux ballons des Vosges ; la Bretagne, une portion de la Normandie, le Maine et la Vendée s’allongeaient en presqu’île irrégulière et se rattachaient par le Poitou à ce plateau central ; la Flandre, la Picardie, la Champagne, le bassin de Paris, la Haute-Normandie, la Touraine, le midi de la France et le nord de l’Espagne n’étaient qu’une vaste mer où s’élevaient çà et là quelques îles. Au fond de cette mer se déposaient les derniers terrains secondaires, les terrains crétacés, qui, par leur épaisseur et leur variété, attestent que cette période eut une très longue durée. Cet état de repos fut troublé une première fois par le treizième soulèvement, celui du mont Viso, qui donna naissance aux Alpes françaises. Puis, après une nouvelle période de tranquillité, survint le quatorzième soulèvement. Celui-ci fut un des plus considérables dont la terre ait gardé la trace : il s’étendit depuis l’extrémité occidentale de l’Europe jusque dans l’Amérique septentrionale, à travers toute l’Asie, et c’est à lui surtout que les Pyrénées durent leur relief actuel[4]. L’éruption des roches primitives qui forment l’arête centrale de ces montagnes releva les terrains crétacés dont nous parlions tout à l’heure. Des deux côtés de la chaîne on retrouve leurs couches inclinées parallèlement à cet axe, et ce sont elles qui constituent toutes les falaises du pays basque.

Si les phénomènes géologiques accomplis autour de la baie de Biscaye s’étaient arrêtés à cette époque, leur explication n’offrirait que des difficultés légères ; mais il n’en fut pas ainsi. Relevés et refoulés au midi par l’apparition des Pyrénées, retenus au nord par les formations anciennes auxquelles ils s’appuyaient, les terrains crétacés avaient fléchi dans le milieu et creusé une vaste dépression aussitôt envahie par les flots. Les Pyrénées se trouvèrent ainsi séparées de la France par un large bras de mer qui s’étendait à l’ouest depuis Biarritz jusqu’à la Gironde, et à l’est, depuis Carcassonne jusqu’à l’embouchure du Rhône. Des terrains tertiaires se déposèrent successivement dans ce bassin, et c’est à eux que plusieurs géologues d’un grand mérite, guidés principalement par l’étude des fossiles, ont rattaché les environs de Biarritz depuis la Chambre d’amour jusqu’au moulin de Sopite. D’après cette manière de voir, les Pyrénées n’auraient été soulevées que postérieurement à la formation de ces terrains, et seraient par conséquent moins âgées qu’on ne l’avait cru d’abord[5].

Une circonstance particulière est venue compliquer la question et en rendre la solution plus difficile. Bien long-temps après l’apparition des Pyrénées, après le dépôt des terrains tertiaires, un nouveau cataclysme est venu ébranler toute la contrée, changer l’inclinaison primitive des couches et parfois modifier leurs rapports. Les ophites, espèce de roche porphyrique, ont fait éruption à travers toutes les formations précédentes et créé, sur plusieurs points, des centres de soulèvement partiels. Déjà M. Dufrenoy avait signalé ce fait remarquable et figuré entr’autres une des masses ophitiques entourées de gypse qui ont agi sur les falaises entre Biarritz et Bidar[6]. Je ne manquai pas de visiter cette localité curieuse, mais près de vingt ans s’étaient écoulés depuis que M. Dufrenoy avait fait le dessin qui accompagne son mémoire, et l’aspect des lieux avait étrangement changé. Sous le choc incessant des vagues, le gypse avait presque entièrement disparu ; la falaise avait reculé d’au moins cent cinquante pieds vers l’intérieur des terres. Seule, l’ophite avait résisté grace à sa dureté extrême, et maintenant elle s’élevait au milieu de la plage comme un témoin de la puissance destructrice des flots. M. de Collégno, habile géologue qui, bien avant moi, avait fait cette remarqué, estime à dix pieds environ l’empiétement annuel de la mer[7].

Ce fait, qui se reproduit avec plus ou moins d’intensité tout le long de la côte, tient à la nature même et à la structure des roches. Ce sont généralement des calcaires marneux ou sablonneux, qui se délitent sous l’action seule des agens atmosphériques. De plus, elles sont presque partout divisées en lames minces, parfois séparées par des couches de terre glaise. Celles-ci, entraînées par les eaux, abandonnent à l’action des vagues non plus une masse solide, mais une sorte de pâte feuilletée qui cède au moindre choc. Aussi de la Chambre d’amour jusqu’à la baie de Saint-Jean de Luz le rivage offre-t-il à chaque pas des preuves de sa destruction progressive. Partout des crevasses profondes, des terres éboulées, des roches récemment fracturées frappent les regards. La science profite d’un état de choses si menaçant pour l’avenir de ces contrées. Les flancs déchirés des falaises laissent à nu d’innombrables fossiles, débris des races animales ou végétales qui peuplaient ces antiques mers, et chaque orage, chaque tempête prépare au naturaliste une nouvelle moisson. Armé du marteau des géologues, du ciseau des tailleurs de pierres, je me mis aussitôt à l’œuvre, et peu de jours me suffirent pour remplir une caisse entière, grace au guide expérimenté qui dirigeait mes explorations[8].

On voit que le touriste et le géologue trouvent à Biarritz tout ce qui peut les arrêter. Il n’en est pas de même pour le zoologiste. Isolés entre deux longues plages sablonneuses, sans cesse rongés par les vagues, les rochers de la pointe n’offrent aux animaux marins qu’une retraite précaire et restreinte. Aussi quelques petits mollusques, quelques rares annélides, quelques zoophytes des plus communs composent-ils toute leur faune. Sous peine de perdre mon temps, je dus chercher fortune ailleurs, et, guidé par les cartes de M. Beautemps-Beaupré, je ne tardai pas à m’installer à deux lieues environ de Saint-Jean de Luz, dans le petit village de Guettary.

Une église, autour de laquelle se groupent dix à douze maisons d’un blanc de lait, aux volets rouges ou verts, puis une cinquantaine d’habitations semblables dispersées dans un espace d’environ une demi-lieue carrée, enfermant des collines basses et de petites vallées, semé de bouquets d’arbres, de champs de blé et de maïs, sillonné par d’étroits sentiers qu’ombragent l’aubépine et la prunelle : voilà ce qu’est Guettary, vrai type du village basque. La falaise, rompue à la hauteur d’un des principaux groupes de maisons, s’abaisse en pente raide jusqu’à un petit havre sablonneux que protègent comme des jetées naturelles deux longues traînées de rocher. Grace à cette circonstance, Guettary est aussi un rendez-vous de baigneurs. Le bon marché de la vie, le calme et l’isolement du village y attirent tous ceux qu’effraie le luxe de Biarritz, et qui viennent demander à la mer le soulagement de souffrances réelles. Aussi retrouve-t-on ici le sans-façon des anciens jours. On se baigne pour ainsi dire en famille. Ouverte librement vers le large, la plage reçoit les lames de plein, fouet. Pour résister plus aisément, dames et jeunes filles se prennent par la main, forment un cercle, et c’est plaisir que de les voir attendre la vague avec une sorte d’anxiété joyeuse, sauter l’une après l’autre pour maintenir leur tête au-dessus du flot qui passe, et quelquefois aussi disparaître presque entièrement sous une onde trop élevée. Qu’on ne s’effraie pas de ce tableau, il n’y a nul danger pour elles. Un maître plongeur, vieux matelot au teint bronzé par les intempéries de cent climats, est là qui veille à la sûreté générale, prêt à porter secours au besoin. Au reste, il est sans exemple qu’un baigneur se soit noyé à Guettary, et ces bains, pris en quelque sorte en pleine mer, doivent avoir une double efficacité, grace à l’exercice constant qu’ils entraînent.

À Guettary, tous les hommes sont marins. La plupart s’engagent chaque année à bord des navires frétés pour Terre-Neuve, et reviennent après la campagne, rapportant une somme qui varie de 800 à 1,500 fr. Les autres se livrent à la pêche, surtout à celle du thon. Cette pêche se fait ici tout autrement que dans la Méditerranée. La baie de Biscaye, avec ses abîmes, ses roches et ses tempêtes, ne se prêterait pas à l’établissement des madragues[9]. L’espèce même du poisson est différente. Le thon de la Méditerranée est reconnaissable à ses courtes nageoires pectorales. Celui qu’on pêche à Guettary porte des nageoires très longues ; en outre, il est de plus petite taille, mais sa chair est bien plus délicate ; et c’est lui qui fournit au commerce ses conserves les plus estimées. Pour l’atteindre, les pêcheurs se servent de la ligne. C’est à vingt ou trente lieues au large qu’ils vont jeter leurs hameçons garnis d’un appât de toile peinte imitant grossièrement une sardine. Il faut toute l’intrépidité proverbiale des marins basques pour se hasarder à de telles distances avec de simples chaloupes non pontées et sur une mer qu’entoure de toutes parts cette redoutable côte de fer, où tout navire qui échoue est fatalement perdu corps et biens ; mais aussi, quand la pêche est bonne, les profits sont considérables. J’ai vu une de ces chaloupes revenir à Guettary chargée de plus de quatre-vingts thons pesant au moins trente livres en moyenne. Dans sa campagne de deux jours, l’équipage, composé de cinq hommes et d’un mousse, avait gagné plus de 1000 francs.

Les armemens de Terre-Neuve, la pêche du thon et celle de la sardine, que pratiquent surtout les pêcheurs du Socoa, répandraient aisément sur toutes ces côtes le bien-être et même la richesse. Mes hôtes de Guettary étaient un exemple frappant de ce que peuvent ici l’ordre et l’économie. À vingt ans, simple matelot et sans fortune, Cazavan avait épousé une femme aussi pauvre que lui, puis il était parti pour Terre-Neuve. Aujourd’hui, il est propriétaire et un des premiers maîtres voiliers de Bayonne, Malheureusement ce ménage est une honorable exception. L’incurie et la dissipation maintiennent dans la pauvreté ces populations qui pourraient si facilement arriver à l’aisance, et, chose étrange, ce sont les femmes surtout qu’il faut accuser de ce triste résultat. Entourées de matelots, elles en ont pris le caractère et les mœurs. La plupart se livrent à l’ivrognerie, et, quand le père ou les enfans embarqués sur les navires reviennent à terre, il y a toujours à solder sur leurs épargnes des comptes de boulangers et de marchands de vin. Le peu qui reste est bien vite dissipé de la même manière. Voilà comment Guettary, qui fournit à lui seul plus de deux cents pêcheurs de morue, qui reçoit par conséquent chaque année par cette seule branche d’industrie 200 ou 250, 000 francs en beaux écus, souffre de la misère malgré cette source de capitaux qui enrichiraient rapidement les communes placées à quelques lieues de là ; car, il faut le dire, les Basques de la plaine et des montagnes ne ressemblent pas à leurs frères des côtes, et, à des distances très rapprochées, on peut constater une fois de plus l’influence moralisante des travaux agricoles.

À droite du petit havre, dont j’ai parlé plus haut, s’étend la plage sablonneuse qui relie Guettary, Bidar et Biarritz. À gauche, commencent les roches qui, jusqu’à l’embouchure de la Bidassoa, bordent le pied des falaises et découvrent à chaque marée. C’était là mon champ de récolte, champ difficile à exploiter s’il en fut. Sans cesse battu par les vagues, le terrain crétacé a été rasé au niveau de la haute mer comme une sorte de trottoir irrégulier qui avance au large de quelques centaines de mètres. Ses couches plissées, tordues en tout sens comme les feuillets d’un cahier qu’on aurait pris plaisir à chiffonner, forment une plage hérissée de pointes, de lames étroites, entrecoupée de trous et de fentes comme je n’en avais pas encore rencontré. Au milieu de ce désordre, plus d’herbiers, plus de vase propres à nourrir des animaux marins et se laissant facilement pelverser. Partout du sable pur, par conséquent inhabité, ou des roches solides recelant entre leurs lames ces êtres que je venais poursuivre au nom de la science. Une pioche ordinaire : m’eût été ici d’un faible secours ; mais heureusement j’avais pris mes précautions. Une forte bêche en spatule, aciérée et terminée en arrière par un pic aigu, tel était l’instrument avec lequel j’attaquai ces feuillets d’un calcaire compacte souvent doublé de quartz. Au besoin, j’y joignis le marteau, et bientôt vases et flacons commencèrent à se peupler. Toutefois, pas plus ici qu’à Biarritz, qu’à Saint-Jean de Luz, qu’à Saint-Sébastien, je ne retrouvai cette surabondance d’animaux marins à laquelle m’avaient habitué mes courses précédentes. Les côtes de la Manche, exceptionnelles peut-être, sous ce rapport, m’avaient gâté la baie de Biscaye.

Guettary devint donc mon quartier-général. Tantôt j’explorais ses environs en zoologiste, tantôt je partais pour les falaises de Bidar, muni d’un large havresac de toile à voile qui se gonflait bientôt d’empreintes végétales, de mollusques, de zoophytes fossiles destinés à figurer dans les galeries du Muséum. À diverses reprises, je poussai mes excursions jusqu’au fort du Socoa, placé à la pointe méridionale de la baie de Saint-Jean de Luz, et, pour mettre mieux à profit ces courses lointaines, j’emportais un double appareil d’instrumens. Mon équipage alors tenait un peu du Robinson. À mon épaule droite pendait le sac aux fossiles, à l’épaule gauche la longue boîte de fer-blanc destinée aux grands animaux ; à ma ceinture, en guise de poignard, était passé le marteau, tandis que des tubes et des flacons, montrant leurs goulots par toutes les poches, simulaient d’inoffensives cartouchières ou de très pacifiques pistolets. Ma double pioche, avec son robuste manche de frêne, achevait de me donner quelque chose d’assez étrange. Aussi pêcheurs ou laboureurs, en me voyant passer, m’accompagnaient-ils d’un long regard de curiosité, et plus d’une fois je fus suivi par les gamins dans les rues de Saint-Jean de Luz.

Cette ville, la dernière de France de ce côté de nos frontières, mérite à plus d’un titre tout l’intérêt du voyageur. Sa rade, la seule que possèdent nos côtes de la Gironde à la Bidassoa, présente un de ces coups d’œil qu’on admire même après avoir vu la baie de Palerme et le golfe de Naples. Le pays basque se montre ici dans tout ce qu’il a de gracieux et de sévère. Du haut de la pointe Sainte-Barbe, dont les casemates aujourd’hui en ruines croisaient leurs feux avec ceux du fort Socoa, l’œil tourné vers le sud rencontre une suite de coteaux arrondis, irrégulièrement semés d’arbres et de petites maisons semblables à des gouttes de lait. À l’est, la baie se développe en demi-cercle, bordée au fond par les maisons de Saint-Jean de Luz, qui, ainsi vu à distance, a tout l’air d’une grande ville. Une ouverture étroite, resserrée entre deux digues de granite, marque l’entrée du port et l’embouchure de la Nivelle. Au-delà, cette petite rivière s’enfonce dans une vallée riante, que dominent les pentes abruptes et l’aride sommet de la Rune. À l’ouest, la baie se courbe en croissant, glisse sous un triple étage de collines, et vient se terminer à la grosse tour grise du Socoa. Partout les Pyrénées montrent au fond du tableau leurs gorges profondes, leurs rochers dont la distance adoucit les contours, leurs cimes pittoresquement dentelées, puis s’éloignent dans la direction des côtes d’Espagne et vont se perdre à l’horizon dans le bleu foncé de la mer et du ciel.

Saint-Jean de Luz, aujourd’hui petite ville de deux mille ames au plus, eut autrefois ses jours de prospérité et compta jusqu’à dix mille habitans. Long-temps ses marins, ses pêcheurs de baleines et de morues, ne connurent point de rivaux. Jusque vers le milieu du dernier siècle, son commerce a été des plus florissans. Louis XIV et l’infante d’Espagne reçurent la bénédiction nuptiale dans son église, et aujourd’hui ce souvenir est encore un de ceux dont s’enorgueillissent les habitans de cette ville. Tout fiers d’avoir logé le roi dans leurs murs[10], tandis que les équipages s’arrêtaient à Bayonne, ils appellent dédaigneusement cette dernière les écuries de Saint-Jean de Luz, mais ce n’est là pour eux qu’une triste consolation. Depuis bien des années, la lutte réelle qui régnait jadis entre ces deux villes n’est qu’un simple souvenir, et Bayonne n’a plus à redouter son antique rivale. L’Océan a pris parti pour elle, et chaque année ce formidable auxiliaire emporte pièce à pièce quelque lambeau de Saint-Jean de Luz. Je ne fais pas ici d’exagération ; j’exprime simplement un fait dont on trouve à chaque pas des preuves trop évidentes. Allez visiter les rochers qui bordent à gauche l’embouchure de la Nivelle, vous apercevrez partout des traces de fondations et quelques pans de murs déchirés. C’est là tout ce qui reste de l’un des anciens quartiers de la ville. Parcourez la plage de sable qui occupe le fond de la baie, et vous trouverez à cinquante pas au moins en avant de la jetée actuelle un cercle de maçonnerie, seule trace d’un puits qui, en 1820, arrosait des jardins placés derrière une rue dont il ne reste plus de vestiges[11]. Revenez ensuite vers la ville, et, derrière la digue destinée à la protéger, vous verrez les maisons inhabitées se lézarder et s’écrouler, par suite de cet abandon. C’est qu’une longue et cruelle expérience a appris aux habitans que contre l’ennemi qui mugit à leurs portes toute défense est impossible, et que le plus sage est de fuir.

Jadis Saint-Jean de Luz avait ses digues naturelles. L’entrée de la baie était plus étroite, un banc de roche faisait l’office de brise-lames, et l’embouchure de la Nivelle restait encaissée entre la montagne de Bordagain et une grande dune. Vers le XVIIe siècle, les pointes du Socoa et de Sainte-Barbe cédèrent peu à peu ; le plateau d’Arta s’abaissa de plus en plus, et les vagues, arrivant sans obstacles sérieux jusqu’à la plage, commencèrent à l’entamer. Un premier mur fut construit pour les arrêter ; mais la mer gagnait chaque jour du terrain, et, le 22 février 1749, une tempête emporta cette première digue avec plusieurs maisons[12]. À partir de cette époque, les plus habiles ingénieurs ont vainement essayé de lutter contre la fatalité qui pèse sur Saint-Jean de Luz. Les ouvrages les plus solides en apparence ont été renversés, et leur destruction complète par les tempêtes de 1822 semble consacrer définitivement l’inutilité de ces tentatives. Pour lutter contre les vagues, M. de Baudres avait perfectionné l’œuvre de ses devanciers et épuisé toutes les ressources de son art. Une digue de terre battue avait été posée sur le bourrelet formé par la mer elle-même et renforcée par d’épais contreforts de maçonnerie placés dans l’intérieur. Son talus avait été revêtu d’un mur d’un mètre d’épaisseur très incliné, pour laisser moins de prise à la lame, et dallé de larges pierres de taille. D’énormes blocs de rochers maintenus par trois rangées de pilotis profondément enfoncés protégeaient le pied de la digue, et cependant, en quelques jours, les madriers furent arrachés, l’enrochement dispersé, la maçonnerie rasée, et cela à tel point qu’après la tempête on ne trouva pas même un débris de la digue sur une longueur de 140 mètres[13]. Partout, sur ces ruines qu’il avait faites, l’Océan avait jeté son manteau de sable et passé son niveau.

Aujourd’hui une nouvelle jetée est venue remplacer celles que la mer a détruites ; nous n’osons espérer qu’elle résiste mieux que ses aînées. Déjà les sables s’accumulent à sa base, et à chaque coup de vent les vagues passent par-dessus, retombent dans la ville, et roulent dans les rues leurs flots mêlés de sable et de gravier. Sauver Saint-Jean de Luz par des défenses immédiates paraît désormais impossible. Serait-on plus heureux en le couvrant d’ouvrages avancés ? L’expérience encore semble dire que non. Déjà Vauban avait voulu fermer la baie au moyen de deux jetées qui, s’appuyant sur les rochers de Sainte-Barbe et du Socoa, n’auraient laissé dans le milieu qu’un étroit goulet. Vers la fin du dernier siècle, ce projet reçut un commencement d’exécution ; mais, après plusieurs tentatives, on dut y renoncer[14]. La digue de Sainte-Barbe, poussée jusqu’à près de 200 mètres, est aujourd’hui abandonnée ; celle du Socoa, ramenée à un but d’utilité toute locale, se borne à protéger le fort et le port de ce petit havre. Ainsi Saint-Jean de Luz, ou au moins toute la portion de la ville qui sépare la baie du port, est fatalement vouée à la destruction. C’est ainsi qu’en avait jugé Napoléon dans un de ses voyages. Aussi, loin de poursuivre cette lutte avec l’Océan, voulait-il s’aider de sa puissance après lui avoir fait sa part. D’après des plans ébauchés sous son inspiration directe, on aurait rasé la ville jusqu’à la hauteur de l’église, et ouvert à la mer un large passage vers les bas-fonds où coule la Nivelle. Un port creusé derrière la montagne de Siboure aurait abrité les navires, et enfin, car rien n’arrêtait ce génie, qui se plaisait au gigantesque, l’Adour, détourné de son lit actuel, serait venu verser ses eaux au fond de la nouvelle rade et en prévenir l’ensablement. Ce projet, qui devait donner à nos côtes un port de refuge dont elles manquent absolument, était-il praticable ? Nous laisserons notre collaborateur M. Baude répondre à cette question dans quelqu’un de ces travaux remarquables qu’il publie sur les côtes de France.

On ne peut contempler les dévastations que la mer exerce le long de ces côtes, et surtout à Saint-Jean de Luz, sans se demander quelle cause particulière donne ici à l’Océan cette terrible puissance. Une expérience bien simple résoudra pour nous ce problème. Prenez un entonnoir renversé, et plongez-le rapidement dans un vase rempli d’eau, en ayant soin de ne pas submerger l’ouverture : à chaque mouvement, vous verrez le liquide monter dans l’entonnoir bien au-dessus du niveau extérieur et s’élancer en gerbe par l’orifice. Si, l’entonnoir restant immobile, le vase s’élevait brusquement de bas en haut, il en serait exactement de même. Eh bien ! la baie de Biscaye, formée par la réunion des côtes de France et d’Espagne, qui se coupent presque à angle droit, forme une sorte d’entonnoir gigantesque dont la base s’ouvre au nord-ouest. En outre, dans presque toute leur étendue, ces côtes plongent dans la mer sous des pentes de plus en plus rapides à, mesure qu’on avance vers le fond de la baie, et la profondeur des eaux à peu de distance du rivage s’accroît dans le même rapport[15]. Aussi la houle, poussée par le vent du nord-ouest, traverse toute l’Atlantique, et arrive jusqu’à l’entrée de la baie de Biscaye sans rencontrer aucun obstacle. Resserrée par les côtes qui se rapprochent, elle agit en grand, comme l’eau de notre entonnoir, et se précipite vers le fond avec une rapidité croissante. C’est seulement à peu de distance du rivage que ses vagues profondes, heurtant les escarpemens sous-marins, tendent à s’élancer en fusées, comme celles qu’on voit se produire à fleur d’eau le long de nos digues ; mais, arrêtés et déviés par les couches d’eau qui les couvrent, ces courans ascendans se changent en flots de fond qui se meuvent avec une effrayante vitesse et déferlent contre la plage avec une irrésistible puissance. Pendant la tempête de 1822, les vagues, parties des roches d’Arta, avaient jusqu’à 400 mètres, d’amplitude, et parcouraient 20 mètres par seconde[16]. Elles marchaient donc près de deux fois plus vite qu’une locomotive faisant dix lieues à l’heure.

À en croire le colonel Émy, les flots de fond jouent un rôle considérable dans la plupart des phénomènes curieux que présente l’Océan[17]. On les retrouve dans toutes les mers, mais la disposition des plages influe sur leur intensité. Ce sont eux et non les ondulations de la surface qui poussent jusqu’au rivage les galets, les sables et tous les objets submergés ; ce sont eux qui, sur les bancs sous-marins, produisent ces brisans si redoutés des matelots, et qui, par exemple, rendent parfois impraticable, par les temps les plus calmes, la passe de la baie de Saint-Jean de Luz ; c’est à eux que nous rattacherons la tempête perpétuelle qui semble régner à la barre de l’Adour et sur quelques autres points de cette côte ; c’est par eux que M. Émy explique le singulier phénomène que j’ai pu observer en petit dans la rivière de Saint-Sébastien, qui se montre avec bien plus de développement dans presque tous les grands fleuves, et qui est appelé barre par les mariniers de la Seine, mascaret par ceux de la Dordogne, pororoca par les riverains de l’Amazone. À l’embouchure de ce dernier fleuve, lors des grandes marées des pleines et des nouvelles lunes, la mer, au lieu d’employer six heures à monter, atteint sa plus grande hauteur en deux ou trois minutes. Un flot de 12 à 15 pieds d’élévation s’étend sur toute la largeur de la rivière. Il est bientôt suivi de deux ou trois autres semblables, et tous remontent le courant avec un bruit effrayant et une rapidité telle qu’ils brisent tout ce qui résiste, déracinent les arbres, et emportent de vastes étendues de terrain. Le pororoca se fait sentir jusqu’à deux cents lieues à l’intérieur des terres. En mer, les flots de fond ne développent pas une moindre puissance lorsqu’ils rencontrent des rives acores. Ces flots atteignent de leurs gerbes la tête de la Femme de Lot, rocher situé dans l’archipel des Mariannes, qui s’élève perpendiculairement jusqu’à 350 pieds de hauteur. Le colonel Émy assure que les flots de fond agissent par une profondeur de 130 mètres, et qu’ils élèvent au-dessus du niveau de la mer des colonnes d’eau de plus de 50 mètres de haut, de 2 à 3000 mètres cubes, et pesant de 2 à 3 millions de kilogrammes. En présence de ces chiffres, on cesse d’être surpris des ravages exercés par eux à Saint-Jean de Luz, et l’on comprend que des blocs de 4000 kilogrammes, faisant partie de l’enrochement, aient pu être soulevés et portés jusque sur la digue.

C’est encore en grande partie aux flots de fond qu’il faut attribuer la pauvreté relative des côtes de Guettary, de Saint-Jean de Luz, de Saint-Sébastien. On comprend que ces roches feuilletées, trop souvent fouillées par les eaux jusque dans leurs plus profondes anfractuosités, ne peuvent nourrir des populations bien nombreuses ; mais ces populations d’une mer plus chaude que la Manche étaient en partie nouvelles pour moi. À ce titre, elles m’offraient déjà de précieux matériaux. De plus, au point où en est la science, ce ne sont plus des études superficielles, portant sur un grand nombre d’animaux, qui peuvent présenter un intérêt réel. Cette manière de travailler a eu son utilité, sa nécessité même, alors qu’il fallait explorer le monde zoologique et planter partout des jalons. De nos jours, il faut aller plus avant. La solution des grands problèmes qui s’agitent ne peut se trouver que dans la connaissance approfondie des êtres. Voilà pourquoi les vrais zoologistes de nos jours attachent une importance extrême à des détails que leurs prédécesseurs négligeaient comme inutiles, que les apôtres du passé traitent encore de minuties. Cependant, dans ces travaux monographiques, il faut savoir choisir. Au milieu de cent espèces, une seule peut-être répondra aux interrogations du scalpel et du microscope. Sous ce rapport, j’étais heureusement partagé. À Guettary, je retrouvais en abondance les polyophthalmes que j’avais déjà étudiés en Sicile[18], les hermelles que j’avais entrevues à Granville. Ces deux types étaient représentés ici par des espèces différentes de celles que je connaissais. Je me hâtai de soumettre à une révision sévère mes recherches passées, d’en entreprendre de nouvelles, et les résultats dont je vais essayer de donner une idée récompensèrent largement ce labeur.

Sur ces côtes si violemment battues par les flots, on rencontre, tantôt derrière quelque gros rocher, tantôt dans une fente profonde, mais souvent aussi fixées sur quelque pointe entièrement à découvert, des espèces de mottes de sable percées d’une infinité de petites ouvertures à demi recouvertes par un mince rebord. Chacune de ces mottes, assez semblable à un épais gâteau de ruche à miel, est ou un village ou une populeuse cité. Là vivent en modestes recluses des centaines de hermelles, annélides tubicoles[19] des plus curieuses que puisse observer le naturaliste. Leur corps, d’environ deux pouces de long, est terminé en avant par une tête bifurquée, et portant une double couronne de soies fortes, aiguës, dentelées et d’un beau jaune d’or. Ces couronnes brillantes ne sont pourtant pas une simple parure ; ce sont, à proprement parler, les deux battans d’une porte solide, ou mieux, de véritables herses qui ferment hermétiquement l’entrée de l’habitation, lorsque, au moindre danger, l’annélide disparaît comme un éclair dans sa maison de sable. Des bords de la fente céphalique sortent, au nombre de cinquante à soixante, des filamens déliés, d’un violet tendre, sans cesse agités comme de petits serpens. Ce sont autant de bras qui s’allongent ou se raccourcissent au besoin, qui saisissent la proie au passage et l’amènent jusqu’à la bouche creusée en entonnoir au fond de l’échancrure. Ce sont eux encore qui ont ramassé et mis en place un à un les grains de quartz ou de calcaire très dur qui entrent dans la composition des tubes et que soude solidement les uns aux autres une sorte de mucosité, véritable mortier hydraulique fourni par l’animal. Sur les côtés du corps, on aperçoit des mamelons d’où sortent des faisceaux de lances aiguës et tranchantes ou de larges éventails dentelés comme des scies en demi-cercle. Ce sont là les pieds de la hermelle. Enfin, sur le dos, des cirrhes recourbés en forme de faux, et dont la couleur varie du rouge sombre au vert de pré, représentent les branchies qui, par une exception jusqu’à ce jour unique dans ce groupe, sont distribuées à chaque anneau, au lieu d’être réunies à la tête comme les pétales d’une fleur.

À eux seuls les caractères extérieurs des hermelles suffiraient pour arrêter le naturaliste et exciter vivement sa curiosité. Leur organisation intérieure n’est pas moins remarquable. Ces singuliers animaux réalisent anatomiquement une vue théorique que l’on pouvait jusqu’ici traiter à bon droit d’abstraction. Chez les annelés en général, les deux côtés du corps sont semblables, de telle sorte qu’on peut regarder ces animaux comme formés par la réunion de deux moitiés symétrique soudées l’une à l’autre sur la ligne médiane. Depuis long-temps on avait cherché dans l’étude embryogénique la confirmation de cette idée. M. Newport, un des plus habiles anatomistes de l’Angleterre, avait montré qu’en effet, chez les jeunes myriapodes[20], les centres nerveux abdominaux, les ganglions, sont partagés en deux moitiés qui se réunissent plus tard. J’avais fait une observation semblable sur une eunice sanguine[21] en train de reproduire ses anneaux postérieurs perdus par quelque accident ; mais on ne connaissait pas encore d’animal adulte qui présentât des traces bien apparentes de cette division originaire. Eh bien ! chez la hermelle, cette division existe dans la plus grande partie du corps. Dans toute la longueur de l’abdomen, muscles, vaisseaux, nerfs, tout est double, et les deux moitiés ne tiennent l’une à l’autre que par la peau et le tube digestif resté simple. Ici l’annélide est réellement fendue en deux. En avant et en arrière, les appareils musculaires et vasculaires se rejoignent sur le milieu du corps ; mais le système nerveux ventral reste partagé d’une extrémité à l’autre, et ses deux moitiés ne communiquent ensemble que par de grêles filets ou des bandelettes excessivement minces[22].

À l’époque où je faisais ces recherches, la division du système nerveux, chez les hermelles, dut être regardée comme une disposition tout exceptionnelle ; mais les annélides me gardaient bien d’autres surprises. Ce groupe, incontestablement le plus curieux à étudier aujourd’hui, semble surtout être caractérisé par la variabilité infinie des caractères qui, partout ailleurs, offrent le plus de constance. Chez les annélides, les organes du mouvement, ceux de la circulation, varient d’une espèce à l’autre dans les limites les plus étendues. Ceux de la respiration se développent d’une façon presque exagérée ou disparaissent complètement, et cela chez les animaux en apparence les plus rapprochés. Le système nerveux lui-même, ce système fondamental dont Cuvier a dit qu’il était l’animal tout entier, n’échappe pas à la loi commune, et cette année même j’ai pu constater qu’il présente d’étranges variations. J’ai retrouvé dans d’autres tubicoles, et jusque chez les errantes, ces chaînes nerveuses abdominales fendues en deux moitiés très éloignées l’une de l’autre. En revanche, j’ai rencontré dans d’autres espèces cette même chaîne ne formant plus sur la ligne médiane qu’une étroite bandelette partout égale, et dans l’épaisseur de laquelle les ganglions étaient comme noyés. Entre ces deux extrêmes, j’ai constaté bien des intermédiaires. Ainsi tombent une à une devant un examen chaque jour plus sérieux toutes ces généralisations prématurées, inspirées surtout par l’étude exclusive des animaux à type fixe ; ainsi se révèle chaque jour davantage l’importance scientifique des animaux inférieurs. Sous ce rapport, les botanistes en sont au même point que les zoologistes. Pour résoudre les plus difficiles problèmes de leur science spéciale, ce n’est plus au chêne ou au palmier qu’ils s’attaquent c’est aux algues, c’est aux végétaux inférieurs. Ainsi, les mille travaux des trois derniers siècles ont eu dans les deux règnes un résultat général identique. Certes, ce n’est pas là une coïncidence fortuite, et ce fait justifie pleinement à lui seul la persévérance des hommes qui, bravant le préjugé contraire, s’adressent à ces êtres si long-temps dédaignés pour leur demander les secrets de la vie.

Nulle part autant que chez les annélides, la création animale ne se montre comme un véritable protée, revêtant à chaque instant de nouvelles formes et se plaisant à dérouter l’observateur par les modifications les plus inattendues. Le polyophthalme va nous montrer un des plus curieux exemples de ces métamorphoses ; mais ici quelques détails historiques sont nécessaires pour faire comprendre tout l’intérêt qui s’attache à l’étude d’un petit ver de quelques lignes de long.

Les belles découvertes de M. Ehrenberg avaient réveillé dès avant 1830 une discussion déjà fort ancienne. Parmi les naturalistes, les uns, adoptant les idées de l’illustre micrographe de Berlin, admirent que les animaux les plus petits, ceux que nos classifications repoussent aux derniers rangs de l’échelle zoologique, présentent une organisation tout aussi compliquée que celle des animaux plus élevés. D’autres, au contraire, marchant sur les traces du célèbre chef des philosophes de la nature, soutinrent avec Oken que l’organisation allait se simplifiant de haut en bas d’une manière progressive, de telle sorte que des groupes entiers, composés en quelque sorte d’animaux rudimentaires, manquaient presque entièrement d’organisation. Pour ces derniers comme pour Réaumur, les méduses, par exemple, n’étaient que des masses de gelée vivante ; les planaires, la plupart des intestinaux, étaient des animaux à peu près complètement parenchymateux. Pour eux, cette simplification des organismes remontait même très haut, et le système nerveux, par exemple, manquait à des classes entières.

En France, en Allemagne, les deux thèses furent attaquées et soutenues avec vivacité. Sans même s’être posé la question préalable : — Que doit-on entendre par l’expression d’animaux inférieurs[23] ? – on engagea la bataille, et par suite on tomba, de part et d’autre, dans l’exagération et l’erreur. Les travaux publiés depuis une dizaine d’années commencent à faire la part de la vérité. Sans doute il reste encore à éclaircir bien des points de détail, mais on peut dire d’une manière générale que toute étude sérieuse a pour résultat de nous montrer jusque dans l’animal le plus infime une complication organique très réelle. Les partisans de la simplicité organique perdent à chaque instant quelqu’une de leurs positions. Aujourd’hui ils ne peuvent guère se défendre qu’en invoquant les résultats négatifs fournis par les infusoires, c’est-à-dire par des êtres que leur petitesse excessive dérobe à la plupart de nos moyens d’investigation.

Parmi les points de fait ou de doctrine les plus vivement attaqués et soutenus dans cette querelle, il faut placer l’existence d’organes des sens distincts, et surtout l’existence des yeux, chez un grand nombre d’animaux appartenant aux embranchemens des mollusques, des annelés et des rayonnés. Ehrenberg avait considéré comme tels certains points colorés qu’on trouve sur le bord de l’ombrelle chez les méduses, à l’extrémité des rayons chez les étoiles de mer, à la tête chez les annélides, les planaires, les rotifères, etc., à l’une des extrémités du corps chez les euglènes et quelques autres infusoires. La plupart de ces déterminations furent niées d’une manière absolue, et cela bien à tort. À mesure qu’on a approfondi davantage l’étude de ces êtres, lorsque leur taille les rendait accessibles à nos procédés d’examen, on a dû reconnaître que la plupart possédaient bien de véritables organes pour la vision. Les témoignages, sur ce point, sont venus en foule de tous les points de l’Europe savante. Les annélides, entre autres, m’en ont fourni un exemple bien frappant. Une des espèces que nourrit la mer de Sicile a des yeux presque aussi complets que ceux d’un poisson. Ici j’ai pu énucléer le cristallin et l’étudier isolément. Placé sur un verre mince et recevant des rayons parallèles envoyés par un miroir plan, il a formé des images parfaitement achromatiques. Ces images, reprises et grossies par le microscope, me permettaient de distinguer avec une netteté parfaite jusqu’aux moindres détails de la côte voisine. Grace à ce cristallin d’annélide, mon microscope se trouvait transformé en lunette d’approche.

Mais l’opposition aux idées d’Ehrenberg devint plus vive quand ce naturaliste annonça qu’il avait découvert une annélide, l’amphicora, qui portait à l’extrémité de la queue des yeux tout semblables à ceux qu’on trouvait à la tête. Comment accepter, disait-on, une pareille transposition des sens ? Comment admettre qu’il pût exister des yeux à une aussi grande distance du cerveau et sans rapport probable avec lui ? On le voit, la question se généralisait et acquérait une haute importance physiologique. Il ne s’agissait plus seulement de savoir si les yeux existaient ou non, mais encore de décider si une portion quelconque du système nerveux, autre que le cerveau, pouvait devenir le siège d’une perception sensoriale.

Certes, si par le mot oeil on devait entendre un organe toujours le même et partout semblable à ce qu’on trouve chez l’homme ou les oiseaux, les annélides, les némertes, les planaires, les méduses, seraient des animaux aveugles ; mais, comme tous les appareils organiques, l’organe visuel peut se simplifier, se dégrader, sans changer pour cela de nature. Même dans cet état de dégradation il conserve ses parties fondamentales, et ces parties sont généralement faciles à reconnaître. Quoique destiné à remplir une fonction toute physiologique, l’œil est un véritable appareil de physique. C’est toujours une chambre obscure, dans laquelle une lentille convergente concentre la lumière et transporte l’image des objets extérieurs sur un écran placé à son foyer. Seulement ici la lentille, au lieu d’être formée d’une matière inerte, est organisée et s’appelle le cristallin. L’écran aussi est vivant ; il porte le nom de rétine, et c’est lui qui transmet au cerveau l’impression des images reçues. Quel que soit le plus ou le moins de complication d’un œil, ses parties fondamentales sont toujours un cristallin et une rétine. Réciproquement on doit considérer comme un œil véritable tout organe qui possède ces élémens caractéristiques, car il ne saurait remplir d’autres fonctions que celles dont nous venons de parler[24]. Pour décider la question générale soulevée par M. Ehrenberg, pour savoir si en effet l’organe visuel peut être ainsi transposé, s’il peut exister ailleurs que sur la tête, il fallait donc retrouver chez l’amphicora, ou chez tout autre animal présentant des faits analogues, les cristallins et les rétines de ces yeux, qui rendraient croyables les rêveries fouriéristes.

À cet égard, mes recherches furent long-temps infructueuses. Sur les côtes de la Manche et de la Sicile, je retrouvai bien des annélides voisines de l’amphicora, et portant à l’extrémité postérieure du corps les points colorés en question. Bien plus, dans quelques-unes des espèces que j’avais découvertes, ces points colorés s’étaient étrangement multipliés. Il en existait plusieurs sur la tête, quatre à l’extrémité de la queue et deux à chaque anneau du corps. Cette multiplication même me semblait être une véritable objection aux idées d’Ehrenberg. Comment croire à cette profusion d’organes oculaires ? Et pourtant l’étude des animaux vivans semblait confirmer cette détermination. Je voyais la queue remplir toutes les fonctions de la tête, et cela avec des preuves évidentes de spontanéité et d’intelligence. Cette queue s’avançait la première, explorait les objets sans les toucher, se détournait devant les obstacles, en un mot, agissait comme si elle était le siège d’une vision très nette et dirigée par une volonté parfaitement éclairée. Cependant, malgré bien des heures employées à ces observations, je ne pus découvrir les cristallins, les rétines : ma conviction sur une question aussi délicate ne pourrait être entière.

Enfin, parmi les, corallines, espèce de petites algues qui couvre les écueils de ses touffes serrées, comme celles des mousses de nos rochers, je trouvai le polyophthalme. Ici le doute n’était plus permis ; la fable d’Argus se réalisait pour moi avec une incontestable évidence. Qu’on se figure un petit ver à peu près cylindrique, long de près d’un pouce, d’une couleur jaune brillante, armé de deux rangs de soies, dont la longueur augmente d’avant en arrière, et l’on aura une idée de l’aspect que présente le polyophthalme à l’état de repos. Dans le sable, où il passe sa vie, cet animal se meut avec une incroyable rapidité, grace aux contractions générales de son corps et aux soies qui lui servent de pieds ; mais veut-il nager tranquillement dans le liquide ou seulement mettre à portée de sa bouche les petits animaux dont il se nourrit, aussitôt deux larges appareils ciliés, placés sur les côtés de la tête, se développent et agissent comme les deux roues d’un bateau à vapeur. Pour se diriger dans sa marche lente ou rapide, le polyophthalme possède à la tête trois yeux pourvus chacun de deux ou de trois cristallins volumineux et très faciles à reconnaître. En outre, à chacun des anneaux du corps, on aperçoit de chaque côté un point rouge assez semblable à ceux de certains amphicoriens. Par la dissection, on s’assure que chacun de ces points reçoit un gros nerf partant du ganglion ou centre nerveux ventral qui lui correspond. En s’aidant du microscope, on voit ce nerf pénétrer dans une masse de pigment qui renferme un cristallin sphérique ; on reconnaît que les tégumens, placés en face, ont réprouvé une modification destinée à leur donner une transparence plus complète et plus égale. En un mot, on ne peut plus douter que ces points rouges, placés sur les côtés, tout le long du corps, ne soient de véritables yeux, recevant leurs nerfs optiques des centres nerveux abdominaux et sans aucune relation directe avec le cerveau.

Ce résultat, tout étrange qu’il puisse paraître, n’est pas le seul du même genre qu’ait enregistré la science moderne. Déjà les mollusques nous fournissent un fait pareil. Nos lecteurs connaissent tous le peigne vulgairement appelé coquille de saint Jacques ou coquille du pèlerin. Eh bien ! l’animal qui habite ce coquillage, assez semblable à l’huître, possède, comme celle-ci, un manteau ou lame mince de tissu vivant qui tapisse l’intérieur de son habitation. Destinés par la nature à être presque aussi vagabonds que l’huître est sédentaire, les peignes ont des organes pour la vision, et ces organes ne sont pas placés sur la tête, ne sont pas en rapport avec le cerveau, mais occupent, les bords du manteau, et tirent leurs nerfs optiques du grand ganglion ventral. Ces faits si curieux ont été publiés en Allemagne il y a près de dix ans[25]. J’ai pu les vérifier à diverses reprises, et constater, dans ces yeux du manteau d’un mollusque, presque toutes les parties que présentent les yeux d’un mammifère, jusqu’aux cils et aux sourcils représentés ici par des cirrhes charnus qui entourent et protégent l’organe plus délicat de la vue. Trois naturalistes allemands, MM. Grübe, Krohn et Will, ont étendu ces recherches à d’autres genres de mollusques acéphales et constaté une organisation semblable chez les spondyles, les tellines, les pinnes, les arches, les pétoncles, etc. En présence de témoignages aussi précis, aussi nombreux, ce que nous avons dit du polyophthalme cesse d’être incroyable. Bien plus, la multiplication des yeux, leur position latérale, leurs rapports avec d’autres centres nerveux que le cerveau sont peut-être moins étranges chez cette petite annélide que chez les mollusques dont nous venons de parler.

En effet, comme chez tous les animaux appartenant au même groupe, le corps du polyophthalme est formé d’une suite d’anneaux soudés les uns au bout des autres et très semblables entre eux. Chez les plus grandes annélides, on constate aisément le peu de solidarité qui existe entre tous ces anneaux. Un certain nombre d’entre eux peuvent être tués, peuvent même être frappés de gangrène, sans que les autres, et surtout ceux qui les précèdent, paraissent en souffrir. Chacun d’eux est en quelque sorte un animal complet, ayant jusqu’à un certain point sa vie propre, et le corps entier peut être considéré comme une espèce de colonie, dont la tête serait le chef, ou plutôt le guide. C’est elle seule qui d’ordinaire possède des organes des sens. Vient-on à la retrancher, le corps n’y voit plus sans doute, il manque également d’organes de toucher ; mais, autant qu’on peut en juger, il éprouve encore des sensations assez nettes, et manifeste une volonté. Des tronçons d’eunice, par exemple[26], fuient évidemment la lumière et s’enfoncent dans la vase par une suite de mouvemens qui n’ont rien de désordonné. Que manque-t-il à ces tronçons, à ces anneaux isolés pour être autant d’animaux complets ? Seulement des organes de sensation en général, des yeux en particulier. Eh bien ! les amphicoriens, les polyophthalmes, sont des annélides chez lesquelles chaque anneau, en recevant ces organes, en ressemblant par là davantage à la tête, réalise plus complètement une des tendances organiques les plus caractéristiques du groupe. Sous ce rapport, ce sont seulement des annélides plus parfaites que les autres.

Cette indépendance remarquable des parties du corps d’un même animal, cette diffusion étrange des facultés de perception et de volonté raisonnée dans toutes les parties du système nerveux, ne sont pas exclusivement réservées aux annelés proprement dits. On les retrouve jusque chez les insectes, c’est-à-dire jusque chez des animaux dont la complication organique dépasse sous bien des rapports ce qui existe chez l’homme lui-même[27]. Les expériences de Dugès ne laissent aucun doute sur ce point. Imitez cet habile naturaliste, qu’une mort prématurée a seule empêché peut-être de se placer au premier rang de nos savans contemporains, enlevez successivement à une mante prie-Dieu la tête et la partie postérieure du corps : le corselet (prothorax) resté seul vivra encore près d’une heure, quoique ne renfermant plus qu’un seul ganglion. Essayez de le saisir, vous verrez aussitôt les pattes ravisseuses de l’animal se porter vers vos doigts et y imprimer profondément les puissans crochets dont elles sont armées. Le ganglion abdominal, qui seul anime l’anneau, a donc senti les doigts qui pressent le segment ; il a reconnu le point serré par un corps étranger ; il veut se débarrasser de cette étreinte ; il dirige vers le point attaqué ses armes naturelles et en coordonne les mouvemens. Ce ganglion, quoique complètement isolé, se comporte donc comme un cerveau complet.

Nous voilà bien loin de cette science qui s’acquiert dans les livres et dans les cabinets, bien loin de celle que donne l’étude, même la plus consciencieuse, des animaux supérieurs. Nous voilà surtout bien éloignés de ces naturalistes qui ne tiennent compte que des caractères extérieurs, et pour qui une peau de mammifère ou d’oiseau passablement bourrée d’étoupes a toute la valeur de l’animal entier. Malheureusement, jusque dans les positions les plus élevées de la science, on trouve encore un trop grand nombre de ces représentans du passé. Les propagateurs des idées nouvelles ont à vaincre à la fois des préjugés respectables, parce qu’ils sont sincères, et une malveillance intéressée ; mais ces idées ont pour elles l’irrésistible force de la vérité. En dépit des influences hostiles, chaque jour elles font quelque progrès nouveau, chaque jour elles comptent quelques prosélytes de plus dans la génération qui s’élève, et le moment n’est pas loin où les efforts de leurs ennemis ne feront que rendre plus éclatant un triomphe désormais assuré.


A. DE QUATREFAGES.

  1. Que le lecteur ne taxe pas d’exagération les lignes qui précèdent. Voici en quels termes M. Beautemps-Beaupré, si sobre d’observations dans les légendes qui accompagnent son magnifique Atlas hydrographique des côtes de France, s’exprime en parlant de ce lieu vraiment remarquable : « La mer est quelquefois très belle au large, tandis qu’elle est affreuse sur la barre de l’Adour, et qu’il serait impossible de faire gouverner un bâtiment entre les lames qui s’élèvent alors sur ce danger, quand même le vent serait favorable pour le franchir. » (Plan du cours de l’Adour.) Nous reviendrons plus loin sur ce phénomène en parlant de Saint-Jean-de-Luz.
  2. Dès 1811, M. Brochant de Villiers, professeur de minéralogie et de géologie à l’École des mines, avait proposé de dresser une carte géologique de la France. L’exécution de ce projet, long-temps ajournée, fut reprise en 1822. MM. Dufrenoy et Élie de Beaumont, alors jeunes ingénieurs des mines, furent chargés de ce travail et se partagèrent les explorations. Pendant dix-neuf ans, ils se consacrèrent à ce grand ouvrage, et attachèrent ainsi leur nom à un des plus beaux monumens de la science moderne. En 1841, la Carte géologique de la France parut en six feuilles formant un carré de deux mètres de côté. Un texte explicatif avec plans, coupes et vues, accompagne cette publication si importante par elle-même et par les innombrables travaux auxquels elle a servi de point de départ. Aujourd’hui il est impossible de s’occuper de la géologie de notre pays sans connaître la carte de MM. Dufrenoy et Élie de Beaumont, et pourtant nul ne peut, sans des protections spéciales, se procurer cet élément indispensable de travail. Le ministre de l’intérieur s’est réservé le monopole absolu de cette œuvre toute d’utilité publique. Quelques princes, quelques députés, quelques diplomates français ou étrangers, tous gens qui s’inquiètent assez peu de science, ont reçu en pur don la carte géologique de France. Un savant français ne peut se la procurer même à prix d’argent. Nos établissemens d’enseignement supérieur sont dans le même cas. Il y a quelques années, le ministère de l’instruction publique a vainement demandé qu’il en fût remis un exemplaire à chaque faculté des sciences ; on a mieux aimé les laisser moisir dans une chambre du ministère de l’intérieur. Nous n’hésitons pas à le dire, il y a là un abus coupable et dont on devrait demander un compte sévère. Nous ne comprenons pas qu’un ministre, qu’un chef de division ou de bureau puissent ainsi confisquer et tenir sous clé les fruits de travaux immenses accomplis aux frais du pays. En pareil cas, le devoir du gouvernement est d’imiter la conduite si intelligente et si libérale du ministère de la marine. L’Atlas hydrographique des côtes de France, auquel M. Beautemps-Beaupré a travaillé pendant cinquante ans, a été mis en vente, et cela au plus bas prix possible. À mesure que paraissait une des immenses cartes qui le composent, elle était déposée chez le vendeur et livrée au public pour deux francs la feuille entière, pour un franc la demi-feuille. Ne devrait-il pas en être ainsi à plus forte raison pour une carte dont la vulgarisation intéresse non-seulement la science, mais encore l’agriculture et toutes les industries dont le développement se rattache à la connaissance géologique du sol ? On essaierait en vain de se justifier en disant que la petite carte réduite peut remplacer la grande ; car, encore une fois, le pays a payé pour faire exécuter cette dernière, et il a par conséquent le droit d’en jouir.
  3. Les numéros que nous donnons aux soulèvemens sont ceux que M. Élie de Beaumont a adoptés dans sa dernière publication sur ce sujet. (Article Systèmes de montagnes dans le Dictionnaire universel d’histoire naturelle.)
  4. La forme actuelle des chaînes de montagnes n’est pas due à un seul soulèvement. M. de Beaumont admet que les Alpes, telles que nous les voyons de nos jours, ont été pour ainsi dire modelées par au moins cinq soulèvemens ; les Vosges, par une douzaine. Selon M. Durocher, on trouve dans les Pyrénées les traces superposées de sept bouleversemens successifs. Souvent, sur un espace assez restreint, divers systèmes de montagnes de direction et d’âge différens semblent être accumulés comme à plaisir. Ainsi, MM. Boblaye et Virlet ont reconnu en Morée jusqu’à neuf soulèvemens distincts. (Article Systèmes de Montagnes.)
  5. Parmi les géologues qui soutiennent cette opinion, nous devons mentionner surtout M. d’Archiac, qui a publié entre autres, sur les fossiles de Biarritz, un mémoire très important (Mémoires de la Société géologique de France, 1846), et M. Alcide d’Orbigny, un des savans qui soutiennent avec le plus de persévérance le principe de la caractérisation des terrains par les fossiles.
  6. Mémoires pour servir à une description géologique de la France, par MM. Dufrenoy et Élie de Beaumont. Tome II, pl. 7.
  7. Bulletin de la Société géologique de France, 1839.
  8. M. Darrac de Bayonne, bien connu de tous les naturalistes qui ont visité ces contrées. C’est un de ces hommes trop rares en province qui savent conserver le feu sacré de la science au milieu des soucis de leur profession et de l’indifférence de leurs concitoyens.
  9. Voyez les Souvenirs de Sicile, livraison du 15 octobre 1846.
  10. Les habitans du pays parlent toujours de cet événement comme s’il s’était passé la veille. Jamais ils ne nomment Louis XIV, ils le désignent seulement par ces mots : Le roi.
  11. Ce puits est marqué dans la carte de l’Atlas hydrographique de France représentant la rade de Saint-Jean de Luz.
  12. Note sur la baie de Saint-Jean de Luz, par M. P. Monnier, ingénieur hydrographe de la marine. (Annales maritimes et coloniales, 1837.)
  13. Nouveau Cours élémentaire de géologie, par M. J.-J.-N. Huot.
  14. Mémoire de M. Monnier.
  15. A la hauteur de la tour de Cordouan, à l’entrée de la Gironde, la ligne de brassiage, indiquant une profondeur de 300 mètres, est éloignée de la côte d’environ 40 lieues. La même ligne passe à peu près à 9 lieues de Saint-Jean de Luz. La ligne indiquant 50 mètres de profondeur est à 10 lieues au moins de la tour de Cordouan ; elle est à peine à une lieue des pointes de Socoa et Sainte-Barbe. Enfin, à une demi-lieue de ces mêmes pointes, la mer a encore 30 et 35 mètres de profondeur.
  16. M. Vionnois, ingénieur des ponts-et-chaussées, a pu mesurer cette vitesse avec beaucoup d’exactitude en mesurant le temps écoulé entre le moment où les lames brisaient sur Arta et celui où elles arrivaient à la plage. (Note de M. Monnier.)
  17. Du Mouvement des ondes et des Travaux hydrauliques maritimes, par M. Émy, colonel du génie. M. de Caligny, bien connu dans le monde savant par ses belles recherches sur l’hydraulique, a combattu la théorie de M. Émy relativement à la formation des flots de fond, et les regarde comme dus à l’action des vagues formées non par de simples ondulations, mais par un transport réel de liquide. Tous les effets attribués aux flots de fond s’expliquent pour lui par des coups de bélier. Les idées que nous venons d’exposer ici se rapprochent beaucoup de celles de M. de Caligny, bien que nous ayons, avec M. Émy, attribué une influence très réelle aux escarpemens sous-marins sur la formation des flots de fond.
  18. Souvenirs d’un naturaliste, livraison du 1er janvier 1847.
  19. Voyez les Souvenirs d’un naturaliste dans la livraison du 15 février 1844.
  20. Classe voisine de celle des insectes, et à laquelle appartiennent, entre autres, les scolopendres ou mille-pieds.
  21. Voir les Souvenirs d’un naturaliste, livraison du 15 février 1844.
  22. Je rappellerai ici que chez les annelés on trouve dans la tète, au-dessus du tube digestif, un centre nerveux principal. C’est lui qu’on regarde comme représentant le cerveau des vertébrés, parce qu’il fournit d’ordinaire les nerfs sensoriaux. Ce cerveau se rattache par deux filets appelés connectifs au système nerveux abdominal, placé au-dessous du tube digestif et consistant essentiellement en une chaîne de centres nerveux ou ganglions réunis par d’autres connectifs.
  23. Nous avons répondu à cette question dans la livraison du 15 février 1841. (Souvenirs d’un naturaliste, — L’île de Bréhat, le phare des Héhaux.)
  24. Le mot cristallin est pris ici dans une acception générale et comme exprimant l’ensemble de l’appareil réfringent de l’œil.
  25. L’existence de ces yeux paraît avoir été admise depuis fort long temps, mais les premières descriptions anatomiques un peu détaillées ne remontent guère qu’à 1840.
  26. J’ai déjà parlé de cette annélide dans un article précédent, livraison du 15 février 1844.
  27. Lyounet, dans son admirable Anatomie de la Chenille du saule ; M. Strauss-Durkheim, dans son Anatomie du Hanneton, ont mis hors de doute ce résultat général. Cuvier a appelé le premier de ces ouvrages le chef-d’ceuvre de l’anatomie et de la gravure. En parlant du second, il déclare que c’est le seul qui puisse être comparé à celui de Lyounet.