Souvenirs autobiographiques du mangeur d’opium/Oxford : Le doyen


IX

LE DOYEN


Le Doyen était assis dans une vaste bibliothèque ou bureau, meublé avec élégance, sinon avec luxe. Des valets de pied, placés de distance en distance comme ceux qui se transmettent les noms des invités de l’un à l’autre, dans un raout du grand monde, donnèrent une importance momentanée à mon insignifiante personne en m’annonçant d’une voix tonnante. Toute la complication de la vie aristocratique semblait avoir multiplié ses travaux de défense autour de ce grand personnage, et je fus réellement surpris de voir un si important monsieur condescendre à se lever à mon entrée. Mais je ne tardai pas à m’apercevoir que, si les rapports du Doyen avec les hautes classes lui avaient donné de grands airs, elles lui avaient communiqué en même temps une parfaite suavité de manières.

En cette circonstance comme dans bien d’autres, je remarquai combien on se trompe sur la conduite des hommes d’un haut rang, combien la connaissent mal ceux qui ne les approchent pas en personne. Dans les descriptions fabuleuses des romans qui pullulaient à cette époque et dans les reportages publiés par les journaux, de conversations réelles ou prétendues entre le roi et des personnes placées au-dessous de lui, nous voyons souvent l’auteur faire montre de sa manière de comprendre l’aristocratie en représentant le roi comme s’adressant à ses interlocuteurs sans leur donner leurs titres. Par exemple, on voit figurer dans ces scènes-là le duc de Wellington, ou Lord Liverpool sous les noms de, Wellington ou Arthur, et de Liverpool (tout court). Je ne prétends pas connaître de quel langage se sert Georges IV, dans ses conversations privées, mais pour parler d’une manière générale je puis dire que l’usage des plus hautes classes est diamétralement opposé. Nulle part un homme n’est aussi certain de s’entendre donner ses titres ou ses distinctions officielles, car c’est en donnant satisfaction aux autres selon les exigences les plus minutieuses de l’étiquette, qu’il s’attend à ce qu’on observe la même exactitude à son égard. Comme il ne néglige aucun détail de la courtoisie indiquée par la circonstance, il cherche sans cesse à tenir présent à la mémoire d’autrui ce qu’il attend de lui, et le résultat est tel que je le représente : les personnes qui occupent les situations les plus élevées, et par suite celles qui les mettent en contact continuel avec des inférieurs, sont, de tous les hommes, les moins sujets à se montrer insolents, ou à manquer de politesse. À vrai dire, l’uniforme suavité dans les manières se trouve rarement ailleurs que chez les gens de haut rang. Sans doute cela vient d’un motif d’intérêt personnel, Ils sont anxieux de ne pas donner la moindre prise, de ne pas offrir la moindre occasion aux reparties de la mauvaise humeur ou de l’imparfaite éducation. Mais quelle que soit la cause, l’effet est tel, à ce que je crois.

Dans un entretien très long et très général sur le cours de mes études, et sur la direction actuelle de mes lectures, le Docteur Cyrille Jackson me traita exactement comme s’il avait eu devant lui un homme de sa situation et de son âge. Comme il en venait, enfin, au sujet même de la visite qui m’avait alors amené chez lui, il mit dans ses façons un peu plus de sa majesté officielle. Il condescendit à me dire qu’il eût été charmé de me compter dans son troupeau, mais, ajouta-t-il, « vos tuteurs n’ont pas agi convenablement. C’était leur devoir de me prévenir au moins un an à l’avance de leur intention de vous placer à Christ-Church. En ce moment je n’ai pas dans tout mon collège une niche à chien qui ne soit occupée. » À cela je répondis qu’il ne me restait qu’à lui présenter mes excuses pour lui avoir pris tant de temps, que de mon côté j’entendais parler pour la première fois de cette demande préliminaire, et que je devais disculper mes tuteurs de toute faute sur ce point, attendu qu’ils n’étaient pour rien dans mes projets actuels. À ces mots le Doyen exprima son étonnement. De mon côté, je m’inclinais déjà pour prendre congé, et j’allais atteindre la porte, quand le Doyen me rappela d’un geste poli pour me faire reprendre ma place sur le canapé que je venais de quitter et me pria de lui répéter mes explications. Je suis convaincu qu’alors le Doyen aurait terminé l’entretien par la promesse de faire en ma faveur une exception à sa règle habituelle. Mais juste à cet instant la voix tonnante des hérauts, qui gardaient le vestibule, annonça quelque important personnage. Le souverain de Christ-Church parut un moment embarrassé, mais se ressaisissant bientôt, il s’inclina pour me faire comprendre que j’étais congédié. Et c’est ainsi que je ne devins point membre de Christ-Church.

Quelques jours se passèrent dans une insouciante indécision. À la fin une difficulté banale intervint pour hâter ma détermination. J’avais apporté environ cinquante guinées à Oxford, mais les frais d’une hôtellerie à Oxford, et les politesses, que je faisais presque tous les jours à de jeunes amis, avaient si fortement entamé cette somme que, avec la perspective des dépenses que comporte l’initiation à la vie de collège, il ne me resterait pas assez pour satisfaire aux exigences ordinaires de l’article appelé « Dépenses imprévues ». C’est une petite somme, qu’on a parfaitement raison d’exiger de chaque étudiant quand il est inscrit, pour servir de caution en cas de paiements arriérés, par exemple dans le cas de sa mort soudaine, dans celui d’un départ subit, dépenses qui, sans cela, tomberaient sans cesse à la charge de son collège. Cette précaution a des effets avantageux pour les sentiments de tous les intéressés, en ce qu’elle dispense le collège de recourir à des mesures de vigilance humiliante ou à des tracasseries. Dans la plupart des collèges, cette somme se monte à vingt-cinq livres ; dans un seul collège elle était de beaucoup inférieure. Et ce fut cette mince raison, s’ajoutant à la réputation de discipline relâchée qu’avait alors le collège en question, qui me décida à choisir W — Collège[1].

Ce collège avait à mes yeux un très grand désavantage : sa chapelle ne possédait pas d’orgue ni de service musical. Mais pour m’adresser ailleurs, il m’eût fallu demander aussitôt un envoi supplémentaire d’argent. C’était là une démarche en contradiction trop flagrante avec toutes les conditions que j’avais acceptées volontairement pour vivre à Oxford, et je n’osai prendre sur moi de m’y décider.

J’entrai donc à W — collège.

Maintenant l’occasion se présente d’indiquer ce que coûte réellement une éducation à Oxford.

En premier lieu il y a la question du logement. Les prix varient, comme on le supposera sans peine, mais mon cas particulier donnera une idée de ce que sont les deux extrêmes dans un collège donné, prix qui, je crois, ne sont pas les mêmes aujourd’hui, par rapport à la moyenne générale. Le premier logement qu’on me donna était petit et mal éclairé, car il faisait partie d’un vieux bâtiment gothique ; il était compté à quatre guinées par an. Je l’échangeai bientôt contre un autre un peu meilleur, pour lequel je payais six guinées. Finalement le privilège de l’ancienneté me fit obtenir un appartement composé de pièces commodément disposées dans la partie moderne de notre collège, que je payai dix guinées par an. Cet appartement se composait de trois pièces, savoir une chambre à coucher bien aérée, un cabinet, et une salle spacieuse pour recevoir des visites. Cet arrangement est presque général à Oxford, et en somme il peut représenter la moyenne du luxe à ce point de vue, comme la moyenne des frais. L’ameublement et la réparation de ces pièces me coûta environ vingt-cinq guinées, car selon la règle d’Oxford, quand vous prenez un appartement, ce que vous êtes libre de faire, vous vous chargez de tiercer ce que coûte l’ameublement et l’embellissement, c’est-à-dire que vous prenez à votre charge la valeur totale diminuée d’un tiers. Vous payez donc deux guinées sur trois à votre prédécesseur immédiat. Mais comme il a hérité de l’ameublement dans les mêmes conditions, toutes les fois que l’on se trouve dans un logement dont les occupants se sont succédé à de courts intervalles, le prix qu’a payé un lointain prédécesseur est parfois réduit par ces diminutions successives à une simple fraction de sa valeur, et néanmoins aucun des occupants ne peut se plaindre de subir une grosse perte. Pendant que je suis sur ce sujet, je peux remarquer qu’au dix-septième siècle par exemple au temps de Milton (vers 1624) et pendant plus de soixante ans après, l’usage général était celui des chambrées (Chumship). Chaque logement était occupé par deux étudiants. Ils avaient, d’ordinaire, une seule chambre à coucher, et un seul cabinet d’étude, et ils se nommaient des chums. Cet usage, alors universel ou peu s’en faut, a aujourd’hui entièrement disparu et cette disparition sert à marquer le progrès qu’a fait le pays non pas tant en luxe qu’en délicatesse.

L’article de dépense que je mentionnerai ensuite est celui qui figure sur les notes du Collège sous le mot de Tutorage. Il est, je crois, le même dans tous les collèges, — c’est-à-dire dix guinées par an. Ce point m’invite à donner au sujet d’Oxford une explication très importante pour sa réputation, et qui est propre à dissiper une erreur très répandue. Il y a quelques années, on fit circuler un travail très étudié sur le nombre et les dotations somptueuses des chaires professorales d’Oxford. Elles étaient, prétendait-on, au nombre de trente ou plus, et cinq ou six seulement de ces chaires étaient données comme n’étant pas absolument des sinécures. Cette accusation-là n’est pas de celles que je compte discuter ici. Je ne cherche point maintenant à établir si elle est soutenable ou non. Ce que je me propose de rectifier ici, c’est la manière pratique d’interpréter et de présenter cette accusation. Dans la plupart des Universités, excepté celles d’Angleterre, les professeurs forment un corps sur lequel tombe toute la tâche, toute la charge de l’enseignement ; ils en sont la source unique, et cette source tarie, on est parfaitement en droit d’affirmer que l’un des buts essentiels de l’institution est manqué. Mais cette conclusion, rigoureusement juste partout ailleurs, ne l’est point pour Oxford ou Cambridge. Et là aussi, la différence a son origine dans la distribution toute particulière de ces corps en collèges distincts et indépendants.

Chaque collège prend à sa charge l’enseignement régulier de ses élèves particuliers — de ceux-là seulement, et il désigne pour cet office, en apportant un grand soin dans le choix, l’examen et l’épreuve, ceux de ses seniors qui lui paraissent les plus capables et qui veulent bien accepter un poste comportant cette lourde responsabilité. Ces fonctionnaires portent le nom de tutors ; leurs devoirs et leur direction les mettent en rapport non pas avec l’Université prise en bloc, mais avec leur collège particulier. D’autre part, les professeurs sont des fonctionnaires publics qui, au moins au point de vue de l’exercice de leur emploi, n’ont jamais affaire à aucun collège particulier — pas même à celui dont ils peuvent faire partie ; ils n’ont affaire qu’à l’Université dans son ensemble, à elle seule. Outre les tutors publics nommés dans chaque collège, à raison d’un par douze ou vingt étudiants, il y a aussi des tutors tout à fait particuliers, au service des étudiants qui ont besoin d’aide spéciale et extraordinaire, dans des conditions qu’ils fixent entre eux de gré à gré. Le collège ne s’informe point de ces personnes ; il ignore même leur existence, mais entre ces deux classes de tutors, les jeunes gens les plus studieux, ceux qui sans doute tireront le plus grand profit des leçons faites par les professeurs, ont leur temps occupé d’une manière assez austère. L’on peut conclure de tout cela non seulement que la marche d’une éducation d’Oxford aurait peu à souffrir, si les chaires de Professeurs n’existaient pas, mais encore que si les Professeurs en fonction donnaient ex abundanti l’exemple d’un dévouement à leur tâche, le spectacle de leur ardeur serait sans doute très édifiant pour l’Université, sans pour cela contribuer beaucoup à la réalisation des objets que comporte la vie académique. Le corps des Professeurs est, en fait, une affaire d’ornement, de pompe. Partout ailleurs ils sont les serviteurs du travail, mais à Oxford, les fonctionnaires qui leur correspondent portent un autre nom : ce sont les tuteurs. Ce sont eux qui forment les rouages actifs du système d’Oxford. Quant aux Professeurs, dont le salaire, en bien des cas, est purement nominal, ce sont des personnes qui s’isolent, et qui ont raison de s’isoler pour cultiver dans la solitude et faire avancer la science, et celle-ci est distribuée par d’autres hommes d’une classe différente.

Arrêtons-nous ici un moment, pour remarquer un autre trait particulier à Oxford, et faisons avec confiance appel aux lecteurs sans préjugés, pour en apprécier la tendance. J’ai dit que les Tuteurs d’Oxford correspondent aux Professeurs des autres Universités. Mais cette équivalence qui est absolue, incontestable au point de vue en question, c’est-à-dire quand nous cherchons quel est le membre de l’établissement duquel dépend l’enseignement proprement dit, — cette équivalence comporte des réserves étendues, quand nous examinons le système d’enseignement. Dans les deux cas, cette idée s’exprime en ces termes : « faire une leçon », mais que signifie ce mot de leçon, à Oxford et ailleurs ? Ailleurs, il signifie une dissertation solennelle, tantôt lue, tantôt déclamée d’une manière théâtrale par le professeur. À Oxford, ce mot désigne un exercice fait de vive voix par l’étudiant, aidé, à l’occasion, de son tutor, exercice qui, pendant toute sa durée, est soumis à ses corrections, à ce qu’on peut appeler ses scholies, c’est-à-dire à des vues, à des perfectionnements qui en suivent les détails. Maintenant, peu importe qu’on soit partisan du système d’Oxford ou qu’on lui soit hostile, sur tous les autres points ; quant à celui-là, je crois qu’il n’y a pas le moindre prétexte à hésiter, à regimber. Une leçon d’Oxford impose à l’étudiant un véritable travail bona fide ; elle ne lui permet de laisser endormir ni son corps ni ses facultés intellectuelles. C’est un vrai exercice, où peut entrer en jeu l’émulation entre les individus, et qui s’exécute sous l’œil d’un lettré éminent. Mais en Allemagne, les jeunes gens sont souvent, à la lettre, endormis sous la déclamation du professeur, et on a peine à voir comment l’attention peut n’être pas distraite par des rêveries sans but, d’après ce système, l’étudiant n’est pas exposé à répondre à une question brusquement posée, à une interpellation directe. Quant aux récompenses données pour des essais, etc., elles ont pour résultat de mettre en plein jour les talents cachés, mais elles ne constituent pas un critérium de l’attention donnée au Professeur, sans compter que l’on ne prend part au concours que si on le veut bien. Il est vrai que parfois il y a des examens, mais une leçon d’Oxford est un examen quotidien, et cela mis à part, quelle chance y a-t-il, je le demanderais, pour qu’il se fasse un examen à fond avec l’autorité nécessaire ou le poids d’influence que donnent les qualités personnelles, si — ce dont Dieu nous garde ! — l’on substituait la fonction des professeurs d’Allemagne à celle de nos professeurs anglais, c’est-à-dire si des maîtres indépendants et libéraux faisaient place à de pauvres, à de mercenaires marchands de science, toujours prêts à se découvrir devant les étudiants opulents, à se faire les esclaves de leurs caprices, et à dégrader du même coup la science qu’ils enseignent, le professeur et l’élève ? Pourtant j’apprends qu’on a recommandé cela à une Commission royale nommée pour enquêter sur une ou plusieurs Universités écossaises. Dans les Universités allemandes, chaque professeur doit sa situation, non point à sa bonne conduite, mais au bon plaisir et au caprice des jeunes gens qui s’adressent à sa boutique. Car en somme c’est une boutique qu’il tient ; d’autres que lui, en nombre illimité, généralement des gens sans crédit, sans respectabilité établie, peuvent ouvrir des boutiques rivales, et il en résulte parfois que dans ce chenil, de misérables professeurs se renient mutuellement ; chacun d’eux se tient, la gueule ouverte prêt à se jeter sur l’os que, de la table des Bürschen, on jette au milieu d’eux ; tous se haïssent, se battent, se déprécient l’un l’autre, tant qu’à la fin le pays est las de ces vils débitants de science, et vomirait cette dégoûtante équipe s’il existait un canal naturel où il soulagerait son horreur instinctive. Les charges de Professeurs les plus importantes en Écosse sont bâties sur des fondations cimentées de manière à faire corps avec les institutions morales du pays, elles sont sur le même pied que les emplois de tutors, en ce qui concerne les émoluments, c’est-à-dire en d’autres termes qu’elles ne sont pas sujettes à une existence précaire de mendicité, à dépendre des aumônes des étudiants, ou de leurs admirations inconstantes. C’est une obligation absolue pour un candidat au ministère de l’Église Écossaise de montrer un certificat constatant qu’il a assisté à certains cours pendant un nombre fixe d’années scolaires[2].

L’article qui vient ensuite est celui des frais (ou, pour parler le langage officiel, des termes) que l’on paie chaque trimestre aux domestiques. Cette dépense, dans mon collège, et je crois dans tous les autres, s’élevait nominalement à deux guinées par an. Mais cette somme était payée à un domestique principal, qu’on ne voyait que jamais ou rarement. La besogne réelle auprès de vous était exécutée par un de ses représentants, et à ce représentant, qui est en réalité un factotum, car il réunit les attributions d’une femme de chambre, d’un valet, d’un garçon servant à table, et d’un commissionnaire, employé à faire des courses, vous ne pouviez vous dispenser de donner, conformément aux usages et à votre sentiment des convenances, une certaine somme représentant son salaire. On me dit à mon entrée que cette somme était d’une demi-guinée par trimestre. Or, c’était en réalité cette même somme que le collège prélevait pour le domestique principal, mais je donnais au mien une guinée par trimestre : je trouvais que c’était assez peu pour les nombreux services dont il s’acquittait, et d’autres qui étaient bien plus riches que moi, je puis le dire, lui donnaient souvent beaucoup plus. Cependant, il me parut par l’air satisfait avec lequel il recevait ponctuellement sa guinée trimestrielle — car c’était la seule dette que j’eusse pris à cœur d’acquitter exactement à son échéance, — il me semblait que maints jeunes gens insouciants devaient lui donner moins, parfois même oublier tout à fait de lui donner quoi que ce fût. En tout cas j’ai lieu de croire que la moitié de cette somme l’eût satisfait. Je mentionne à dessein ces minuties, car je me propose de donner une idée rigoureusement exacte des dépenses que comporte l’éducation dans une Université anglaise, évaluation qui peut être utile aux familles, en même temps qu’elle peut servir de réponse aux exagérations souvent calomnieuses qui circulent à ce sujet, en un temps comme celui-ci, alors que la vérité, même acceptée avec un esprit sincère et très disposé à l’indulgence, suffit bien juste pour défendre ces vénérables asiles de la science contre la ruine qui paraît les menacer. Et pourtant non ! C’est un langage abominable que le langage du désespoir, même dans une situation désespérée.

Ainsi donc, Oxford, antique nourricière, et toi Cambridge, lumière jumelle de l’Angleterre, soyez vigilantes et dressez-vous, car l’ennemi est là, à vos portes. Deux siècles se sont déjà écoulés depuis que le sanglier est entré dans vos vignes pour y porter le ravage et la désolation dans votre héritage. Et cependant cet orage ne fut pas votre fin, l’éclipse ne fut point totale ! Puisse celle-ci n’être qu’une épreuve, que l’ombre jetée par le malheur ! Et que ce malheur, ô puissantes corporations, puisse être pour vous ce qu’est pour nous autres, fragiles homunculi, un moyen de purification, l’avertissement d’un oracle solennel ! Et quand ce nuage sera passé, alors, antiques puissances, relevez-vous plus sages et meilleures, prêtes comme jadis les porteurs de flambeaux, à entrer dans un nouveau stadium, et à transmettre la torche sacrée à une seconde période de deux fois cinq cents ans[3]. C’est la prière que fait un loyal alumnus, qui trouve dans son zèle et son anxiété filiale une excuse, s’il en faut une, pour prendre le ton de celui qui donne des avertissements.

Mais il faut que je revienne à la route dont cette digression m’a éloigné. Le lecteur comprendra que tout étudiant est libre d’avoir ses serviteurs à lui, d’en avoir autant, et d’aussi divers que cela lui convient. Ce point, comme plusieurs de ceux qui concernent la conduite personnelle, quand ils ne touchent en rien à la discipline publique, est de ceux auxquels ni l’université ni le collège particulier dont fait partie l’étudiant, ne se croient appelés, ou même autorisés à intervenir. Il en est de même, en fait, dans toutes les universités de l’Europe. Pourquoi donc faire mention de cela ? Pour ce motif tout simple, c’est que si la règle d’Oxford ne présente rien de particulier à cet égard, néanmoins le cas auquel elle s’applique lui est propre et se rencontre presque exclusivement dans nos Universités. Sur le continent il est extrêmement rare qu’un étudiant dispose de fonds suffisants pour se permettre un superflu tel que des grooms ou des valets de pied, tandis qu’à Oxford et à Cambridge la chose est assez commune pour être remarquée par l’œil le moins attentif. Aussi nous voyons qu’on met au compte de la supériorité des autres universités, la non-existence, d’un superflu sous ce rapport et sous quelques autres, alors qu’au contraire il est bien connu de tout observateur sincère que ce superflu-là, et d’autres ne sont point bannis par des règlements somptuaires édictés par ces universités, et que l’absence en est simplement due au faible chiffre de leur revenu moyen. Et cette pauvreté, dira-t-on, comment l’expliquez-vous ? Je réponds que je ne l’explique pas surtout par l’infériorité générale de richesse continentale par rapport à l’Angleterre, au point de vue de la diffusion de cette richesse. Et pourtant c’est un argument qui n’est pas dépourvu de valeur, car il est notoire d’une part qu’une richesse énorme, mais concentrée entre quelques mains, existe dans certains États continentaux, et cela dans des proportions plus vastes que chez nous, et que d’autre part, dans ces États, les domaines d’une étendue modérée sont en proportion numérique de un à deux cents, ou même deux cent cinquante qui existent en Angleterre. Mon explication est fondée moins sur ce fait que sur cette autre circonstance, trop souvent négligée, que les universités étrangères ne se recrutent pas dans les classes les plus riches, qui sont déjà la classe noble ou aspirent à y entrer. À quoi cela tient-il ? simplement à l’organisation vicieuse de la société sur le continent, où toutes les sources d’honneur sont le privilège des carrières militaire ou diplomatique. Nous autres Anglais, qui professons pour nous-mêmes une haine et un mépris sans précédents, qui nous évertuons à déprécier nos supériorités au delà de ce que peuvent permettre l’honneur et le bon sens, nous qui jouons sans cesse cartes sur table avec nos ennemis étrangers, dont la haine est faite seulement d’envie et de honte, nous avons parmi nous des quelques centaines d’écrivains qui préféreraient la mort ou le martyre, plutôt que d’admettre cette proposition que l’aristocratie et l’esprit, les préjugés de l’aristocratie, ont une influence plus puissante chez nous qu’en aucune autre société d’hommes, en ce sens qu’ils agissent d’une manière plus profonde et plus étendue. Pour moi qui attribue l’origine de toutes les erreurs à quelque manière étroite, partiale ou latérale, de regarder la vérité, je suis rarement disposé à donner à une affirmation sincère un pur et simple démenti. Sachant donc que certains observateurs perspicaces professent cette doctrine sur les forces aristocratiques et sur la forme qu’elles donnent à la société anglaise, je ne puis m’empêcher de supposer qu’il existe, en effet, quelques symptômes d’un phénomène de ce genre, et la seule remarque que je ferai à ce sujet, c’est que toute force, toute influence qui a pour base de profondes réalités, des fondations que rien n’a pu ébranler, est celle qui fera le moins parler d’elle, celle qui sera la moins loquace et la moins bruyante dans les manifestations de sa puissance, ces manifestations se produisant le plus souvent non point là où le courant est le plus violent, mais là où il est le plus contrarié par la résistance, alors même qu’il aurait en ce point son minimum de force.

En Angleterre, la raison essentielle pour laquelle le sentiment aristocratique se fait sentir si vivement et s’impose si nettement à l’examen de l’observateur prêt à la censure, c’est qu’il mène une existence troublée entre des influences adverses, opposées, aussi nombreuses que puissantes. Les preuves surabonderaient. Mais en ce qui touche à la question présente, il suffira de dire ceci. Chez nous, la profession qui a pour objet la recherche et la pratique de la science comme moyen d’existence, est honorable ; sur le continent il n’en est pas ainsi. Par exemple, l’instruction qui se personnifie dans les trois professions libérales, conduit chez nous à la distinction, à l’importance sociale. C’est une affirmation que personne ne contestera, pas plus qu’on ne pourra nier, par voie de conséquence, que les professeurs prennent une place personnelle parmi la classe la plus élevée des gentlemen. Je le demande, est-ce que chez nous ils ne sont point partout sur le même niveau, par le rang et la considération, que ceux qui ont une commission royale dans l’armée et dans la marine ?

Peut-on dire qu’il en soit de même, entièrement ou partiellement, sur le continent ? À cela, je réponds : non. Prenons pour exemple l’Allemagne. Dans bien des villes (dans toutes, autant que je puis le savoir) on voit une séparation bien tranchée, parmi les notabilités locales ou les classes plus aisées, en deux coteries bien distinctes, souvent hostiles : l’une d’elles se compose de ceux qui sont nobles ; l’autre se compose de familles également bien élevées, tout aussi distinguées, mais qui ne sont pas nobles dans le sens qu’on donne à ce mot sur le continent. La signification et la portée de ce terme sont si complètement méconnues des meilleurs écrivains anglais, à cause de l’application qu’ils en font journellement, qu’il est maintenant de quelque importance d’en fixer la définition. Une noblesse, qui est assez nombreuse pour remplir une salle de bal distincte dans toute ville, même de sixième grandeur, ne saurait être de la noblesse dans le sens que nous attachons, en Angleterre, à ce mot. En fait, un edelmann, un noble allemand est exactement ce que nous entendons par un gentleman de naissance, avec cette unique différence que, chez nous, le rang qui donne ce titre à un homme comporte des nuances décroissantes et finalement des différences imperceptibles par lesquelles il se perd et se confond invisiblement dans les rangs inférieurs ; et qu’il est impossible de tirer une démarcation, une ligne de séparation bien nette. Au contraire, le noble continental montre certaines barrières fixes, sous la forme de privilèges qui le séparent per saltum[4] de ceux qui appartiennent à un ordre inférieur. Mais, n’était cet unique avantage légal avec ses limites rigoureuses et ses légères proéminences, le noble continental, soit baron allemand, ou comte français, soit prince italien ou russe, se trouve tout simplement au même niveau que le premier Esquire venu qui possède un domaine, et dans bien des cas, il n’est pas à ce niveau. Tout cela bien considéré, combien doit s’affirmer l’esprit aristocratique, dans la société continentale ! Notre haute noblesse, notre noblesse authentique, celle qui tient pour tel le sentiment général de ses compatriotes fera ce que se refuse à faire cette noblesse fantastique du continent : les nobles douteux d’Allemagne ne voudront pas se mêler sur un pied d’égalité à leurs concitoyens non titrés. Ils ne les fréquenteront pas dans une salle de bal ou de concert. Notre grande noblesse territoriale le fait journellement, bien qu’elle forme parfois des cercles fermés, qui toutefois n’ont point pour règle l’ancienneté du titre. Elle se mêle sur un pied d’égalité aux amusements communs, courses, bals, réunions musicales, aux baronnets (l’élite de la gentry) aux esquires propriétaires (moyenne gentry), à la classe supérieure des négociants. Ceux-ci en Allemagne ne sont que de simples chiffres tant pour l’influence politique que pour la considération sociale ; tandis que chez nous, ils forment la couche inférieure, mais la plus étendue de la noblesse ou gentry. La classe obscure des barons allemands prétend, cela est indéniable, avoir le droit de s’entourer « d’une atmosphère qui lui est propre, » alors que les Howard, les Stanley, les Talbot d’Angleterre ; les Hamilton, les Douglas, les Gordon d’Écosse ne font nulle difficulté d’entrer en rapports amicaux avec la classe libérale[5] de leurs concitoyens non titrés, sur le terrain où le principe même de la fierté aristocratique est examiné de plus près, c’est-à-dire celui des divertissements. Le fait de se rencontrer dans la poursuite d’affaires du même genre peut résulter du hasard ou de la situation ; mais les divertissements, étant chose de libre choix, supposent une communauté de nature dans les sensibilités morales, en cette partie de notre organisation qui établit des différences entre les hommes au point de vue des facultés qui constituent la grandeur et l’élévation. Ce qui est vrai des divertissements, l’est aussi des occupations plus graves, la même répulsion mutuelle continue à séparer pendant toute l’existence les deux ordres.

Tantôt les nobles vivent dans un sombre isolement sur leurs revenus particuliers, partout où le droit de primogéniture leur en fournit les moyens ; tantôt, faute de revenu (ce qui arrive quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent) ils entrent dans l’armée. Cette profession, la profession militaire, étant regardée comme la seule compatible avec les prétentions d’un edelmann. Telle était jadis la manière de voir, en Angleterre, telle est celle qui règne encore sur le Continent. C’est là un préjugé qui s’attache avec ténacité à un état demi-barbare (puisqu’il vient de sortir de la barbarie). C’est un préjugé que tient encore, à des degrés divers, à tout état de civilisation imparfaite, et à défaut d’autre argument, celui-ci suffirait pour établir que sous des institutions libres, l’Angleterre a pris une avance d’un siècle de vraie civilisation, sur les États continentaux. Ce fait-là est masqué par les détails de raffinement somptueux qui se voient dans quelques classes, à l’exclusion des autres, et qui usurpent trop souvent le nom et les honneurs d’une civilisation radicale.

Cette valeur exagérée qu’on accorde à la profession des armes engendre un mépris correspondant, pour toutes les autres professions sans exception, qui reçoivent leur salaire des autres citoyens, et non du roi ou de l’État. La profession ecclésiastique est dans une dégradation abjecte dans toute l’Allemagne du Sud, et si le public n’est pas amené à s’en apercevoir forcément, cela vient de ce que dans les cures de campagne, par suite de l’absence d’une gentry résidante (pour parler en général) le pasteur est rarement exposé à se trouver aux prises avec les gens qui se qualifient de nobles.

Au contraire, dans les villes, le clergé trouve assez de gens pour se ranger en sa faveur, et soutenir ceux de ses membres qui, malgré l’identité des situations quant à la fortune, quant à une éducation libérale, n’en sont pas moins mis au ban de la société par la noblesse ou la gentry de naissance. La profession légale n’est pas moins dégradée. Un homme appartenant au barreau, un avocat, tient dans la considération publique une place à peine supérieure à celle qu’occupe un des pires attorneys d’Old Bailey. Cette situation n’est guère sujette à se modifier grâce à des qualités personnelles, attendu qu’il n’existe pas, comme chez nous, un théâtre permettant à l’individu de les déployer. L’éloquence du barreau est chose inconnue en Allemagne. Il en est de même dans la plus grande partie du continent, parce qu’il n’y existe pas de magistrature populaire ni de débats publics. En même temps, l’absence d’assemblées délibérantes, ou tout au moins d’assemblées qui représentent des influences populaires, et qui discutent, portes ouvertes, supprime l’idée même que l’éloquence sénatoriale puisse exister[6]. Il ne reste plus que celle de la chaire. Mais là aussi, soit que l’absence d’autres carrières ouvertes à l’art oratoire, ait étouffé l’enthousiasme qui naît de l’émulation, soit grâce au génie propre du Luthéranisme, on n’a pas vu se produire jusqu’à présent des chefs-d’œuvre capables de supporter la moindre comparaison avec ceux qu’offrent l’Angleterre ou la France. Les noms les plus fameux dans cet ordre-là n’éveillent point à l’oreille d’un étranger cette sensation d’importance ou d’attente qui s’attache aux noms de Jérémie Taylor, de Barrow, de Bossuet, de Bourdaloue, pour ceux-là mêmes qui ne connaissent leurs ouvrages que par ouï-dire. Le défaut de tout domaine, où l’on peut moissonner des distinctions publiques, contribue très puissamment, avec le mépris que professe la noblesse de naissance, à dégrader ces professions. À cette double influence vient encore s’ajouter celle de l’organisation politique, qui refuse d’accorder aucune distinction publique, aucun avantage appréciable à ce qui est l’essence même de toute supériorité, soit dans le barreau ou la chaire, soit dans les conseils publics. Ni la « fluide abondance » de Murray, ni la perfection d’Erskine, dans le barreau anglais, ni Périclès ou Démosthène, dans les robustes démocraties de la Grèce, ni la prédication de Paul devant les Athéniens, n’auraient suffi pour arracher l’hommage d’une couronne, d’une distinction publique, ou établir son influence, ou laisser derrière soi un modèle efficace, dans l’Allemagne, telle qu’elle est constituée aujourd’hui. Quant aux autres routes vers la fortune, elles sont plus méprisées encore. Un noble du Continent, Alfieri, c’est-à-dire un gentilhomme de naissance, parle des banquiers comme nous parlerions en Angleterre d’un usurier juif, ou d’un changeur fripon. Les commerces libéraux, tels que ceux qui sont au service de la littérature et des beaux-arts, et qui chez nous font considérer comme un gentleman celui qui les exerce, sont, au regard d’un gentilhomme continental de ceux qui permettent à leur possesseur de prendre un certain rang, une certaine place dans le cortège, dans la suite d’un gentilhomme, mais si distinguée que soit la personne qui les exerce, elles ne lui donnent pas le droit de s’asseoir en sa présence, à moins qu’il ne le tolère. Sur ce sujet, le lecteur ne doit point prendre ses notions dans des livres allemands, car les auteurs allemands, en immense majorité, ne sont point nobles ; et ceux d’entre eux qui le sont, appartiennent neuf fois sur dix aux opinions libérales et parlent le langage du libéralisme, non point qu’ils soient d’accord avec l’ordre auquel ils appartiennent ou parce que ce langage répondrait à leurs instincts, mais par suite de vues démocratiques ou révolutionnaires.

Tel étant le rang, telle étant la considération que possèdent les professions dirigeantes, on peut en déduire la condition naturelle des universités où elles se recrutent.

Les nobles entrant généralement dans l’armée, ou passant leur vie dans l’indolence, l’immense majorité de ceux qui vont aux Universités, y vont pour y chercher un gagne-pain futur. Il est bien peu de gens en Allemagne qui s’adonnent à la vie académique, alors qu’ils ont de l’argent à jeter par la fenêtre, à dépenser pour du superflu, pour du luxe voyant, ou qu’ils ont à soutenir un rang qui stimule leur amour-propre et les incite à des dépenses plus grandes que leurs ressources. Aussi, dans ces endroits, la parcimonie est-elle la règle générale, et les amusements, étant aussi recherchés qu’à Oxford ou à Cambridge, mais jetant de côté leur enveloppe élégante ou cérémonieuse, prennent un caractère de grossièreté, et même assez souvent, d’abjecte brutalité.

Mon argumentation se résume ainsi : la carrière des armes étant la seule tenue pour suffisamment honorable, à l’exclusion de toutes les autres carrières civiles, et cela s’expliquant aussi parce que dans des gouvernements essentiellement antipopulaires, aucune personne appartenant à ces professions n’a été élevée à une considération artificielle par l’État, ou ne s’est vue récompensée plus tard par d’autres avantages, soit à côté soit en dedans des fonctions publiques, de nature à satisfaire les exigences de l’amour-propre aristocratique, — il en résulte qu’aucune profession civile n’est embrassée comme un moyen de se distinguer. Toutes sont jugées au point de vue des moyens de subsistance qu’elles procurent : les Universités, où se recrutent ces professions dégradées, en partagent naturellement la dégradation. Par suite de cette dépréciation simultanée de l’institution et des résultats qu’elle produit, elle est rarement fréquentée, ou absolument abandonnée par ceux qui sont censés avoir assez d’argent pour vivre dans un milieu de luxe. La tempérance générale, la modération sobre dans la conduite est néanmoins bien loin de coïncider avec cette absence d’étalage somptueux, et cette absence même nous devons l’attribuer à leur pauvreté plutôt qu’à leur volonté. C’est, à mon avis, un très grand honneur pour notre pays, que de voir les sources de la science fréquentées par ceux qui n’ont d’autres mobiles que leur désir désintéressé de s’instruire, par des gens qui, à la connaissance de tous, ne demandent à l’université ni de leur partager ses ressources pécuniaires, ni de leur donner son enseignement comme un moyen de gagner de l’argent. Sans doute il n’est point dégradant, et de plus il est inévitable qu’une grande proportion des étudiants suivent la carrière académique avec l’intention principale d’en faire l’instrument auquel ils devront plus tard leur gagne-pain. Mais je le répète encore, je crois qu’il est de l’intérêt essentiel de la science et des belles-lettres, qu’un corps nombreux de volontaires se réunisse autour de leurs drapeaux sans demander ni solde ni avancement. Cela se voit sur une plus vaste échelle que partout ailleurs à Oxford et à Cambridge, et c’est demander, en retour, bien peu de chose à l’Université que d’en exiger qu’elle accorde ce que peut-être elle n’a pas le droit de refuser, le droit pour ceux qui s’enferment dans son enceinte, de vivre comme ils vivraient dans la maison paternelle, en interdisant uniquement tous les genres de dépenses qui sont en elles-mêmes des excès immoraux, ou des occasions de scandale, ou de nature à diminuer le nombre d’heures que l’on doit naturellement à l’étude, ou enfin qui auraient pour résultat de porter à une émulation ruineuse ceux qui auraient des ressources plus limitées.

Tels sont, à ce qu’il me semble, les principes qui servent de base à la discipline de l’Université. L’entretien de chiens de chasse, par exemple, est contraire aux statuts. Mais d’autre part on tient pour inévitable que des jeunes gens pleins d’entrain, familiers avec ce passe-temps, trouveront le moyen de s’y livrer en dépit de tous les pouvoirs que l’on peut raisonnablement confier aux fonctionnaires académiques, et quelle que soit leur vigilance à en user. L’étendue de la juridiction exercée par le proctor est limitée par une loi positive. Comment empêcher un jeune homme déterminé à se distraire, d’établir son chasseur à poste fixe à quelques milles en dehors du territoire d’Oxford, et de s’y rendre déguisé, sur un cheval de louage, sans s’exposer à aucune censure. Car en ce siècle, on ne songera certes pas à une interdiction générale d’un caractère aussi absurde que celle de faire de l’équitation. Quelle est donc la ligne de conduite qu’adopte l’Université ? Elle refuse de sanctionner cette pratique, et si elle est forcée d’en constater l’existence, elle la punit de sa censure, elle lui inflige les châtiments dont elle dispose. Mais elle ne se donne point la peine de faire une enquête pour découvrir une faute, qui déjà perd de son importance par cela seul qu’elle évite de se produire bruyamment dans les rues universitaires et qui, d’ailleurs, coûte trop cher pour qu’on ait à craindre qu’elle ne devienne un fléau trop apparent. Je prends ce cas comme un exemple de l’esprit qui dirige sa législation, et même dans ce cas le lecteur doit faire entrer en ligne de compte le caractère tout particulier des Universités anglaises sur lequel j’ai tant insisté, c’est-à-dire l’existence d’un corps nombreux d’étudiants volontaires qui ne cherchent qu’à se faire une éducation libérale, et ne visent point aux avantages pécuniaires d’une vie académique. Quand on raisonne sur ce cas, il n’est pas d’une logique exacte de dire : ces occupations sont incompatibles avec le décorum d’un caractère studieux. Il n’est pas loyal de faire le calcul du temps que perd l’homme de lettres, quand il pratique avec passion la chasse au renard ; il faut au contraire calculer ce que gagne le chasseur de renard, et ce gain, quelle qu’en soit la valeur, est un gain, et de plus un hommage considérable qui est rendu aux lettres, puisqu’il résulte des relations fréquentes avec des gens instruits. Tout ce qu’on obtient dans ce sens est probablement beaucoup plus que ce qu’on obtiendrait par un système de tolérance moindre. Lucro ponamus[7], disons-nous du plus petit profit qui vient de là. Mais quand je parle de tolérance à l’égard d’actes ou d’habitudes formellement en opposition avec les statues, j’entends borner mes allusions à ce qui est moralement indifférent par nature, de ce qui n’est interdit qu’à raison du préjudice indirect, ou de ce qui peut aisément prendre des proportions excessives. En effet, en ce qui concerne les fautes plus graves (comme les jeux de hasard, etc.), les plus malveillants fauteurs d’accusations contre Oxford ont dû savoir que bien loin de les tolérer formellement, on n’aurait pas même à Oxford l’idée de cette tolérance. Dès qu’un fait de cette nature serait mis sous les yeux de l’Université, en pleine lumière, et avec des preuves bien claires, il serait suivi de la punition la plus exemplaire que puisse infliger une autorité limitée, c’est-à-dire tout au moins par la rustication, comme on appelle le bannissement pour un certain nombre de trimestres, comportant la perte de ce qu’ils auraient coûté, — et cela en supposant l’application de toutes les circonstances atténuantes ; tandis que dans un cas plus grave, ou celui de récidive, l’exclusion définitive serait prononcée. Mais ce n’est nullement remplir une partie de son devoir que de servir la cause des bonnes mœurs elles-mêmes par des moyens impurs. On rencontre la même difficulté à prendre d’avance des mesures pour prévenir la naissance de pratiques coupables, qu’à obtenir ensuite, sans employer de procédés déshonorants, les preuves de ces pratiques, et cette difficulté subsistera aussi longtemps que les hommes auront comme ils en ont le droit, le moyen de se retirer dans quelque asile inviolable. Les jeux de hasard ont pénétré, à ma connaissance jusqu’en certaines institutions de dissenters, sans que selon moi, on puisse en blâmer les autorités qui les dirigeaient. Quant à Oxford en particulier, il n’y régnait de mon temps aucune habitude de ce genre. Ce n’est point là un vice anglais, et je n’ai jamais ouï dire que de grosses sommes aient été perdues de cette façon. Mais cela même fût-il vrai, je maintiens néanmoins qu’étant donnés le nombre, le rang et la grande richesse des étudiants, le blâme d’une telle habitude serait imputable à l’esprit et au caractère du siècle plus qu’à un défaut de vigilance et d’honnêteté des autorités d’Oxford. Elles sont, comme toutes les autorités possibles, limitées par mille considérations d’honneur ou de circonstances, et si une troupe d’étudiants se sont mis en tête de se réunir pour se livrer aux jeux de hasard, ils sauront toujours s’arranger pour esquiver la surveillance qui a pour but de les découvrir par des moyens honorables ou décents. D’ailleurs je vais faire à ce propos deux remarques qui peuvent disposer à quelque modération dans les jugements peu charitables que l’on porte sur la discipline d’Oxford. La première se rapporte à l’âge de ceux qui sont l’objet de cette discipline, et on commet généralement une très grave erreur à cet égard. Dans le dernier Parlement, non pas une fois, mais à maintes reprises Lord Brougham et d’autres considéraient comme admis que les étudiants d’Oxford n’étaient que de jeunes garçons ; et ils le disaient non pas en l’air, ou par hasard, mais à dessein, en vue de préparer les voies à un argument ; par exemple pour établir combien ces étudiants étaient peu en état de juger les trente-neuf articles auxquels on leur demandait leur adhésion. Or, cela prouvait une ignorance bien extraordinaire, et l’origine de cette erreur montrait quelle légèreté présidait à leurs travaux législatifs. Ces nobles Lords avaient puisé leurs idées d’une université uniquement dans celle de Glasgow. Là tout le monde connaît un fait que je mentionne sans y ajouter ni éloge ni blâme, que les étudiants y entrent dès l’âge de quatorze ans. On peut à bon droit les regarder comme de jeunes garçons. Mais à Oxford le minimum de dix-huit ans est l’âge où les jeunes gens commencent à résider. L’âge du plus grand nombre est de vingt ans et au-dessus. Cela veut dire que cet âge de vingt ans est l’âge minimum pour la très grande majorité des étudiants, et il doit y avoir un plus grand nombre d’entre eux qui ont deux et trois ans de résidence que de ceux qui en ont un. Considérez ce fait au point de vue de la discipline : des jeunes gens qui ont en général plus de vingt ans, c’est-à-dire des jeunes gens qui ont l’âge requis pour siéger dans le conseil de la nation, ne peuvent être décemment qualifiés de jeunes garçons, ni être traités comme tels, et bien des choses deviennent impossibles à leur égard qu’il serait aisé d’exiger d’une réunion de vrais enfants. Il est donc de la justice la plus élémentaire que, quand le lecteur réfléchit sur l’ensemble de la discipline d’Oxford, il ait sans cesse présent à l’esprit le souvenir de cette importante différence entre les âges, telle que je viens de l’indiquer, entre les Oxoniens et les étudiants que le parti adverse fait entrer dans son argumentation. Mais pour montrer qu’en dépit des obstacles de toute sorte que présente cette différence d’âge, les autorités d’Oxford n’en font pas moins tout leur possible pour faire respecter la discipline, qu’elles s’y emploient avec courage et sans avoir égard à la supériorité ou à l’infériorité de condition, je choisirai dans une foule d’exemples analogues deux anecdotes, qui tout insignifiantes qu’elles soient en elles-mêmes, ne le sont pas pour celui qui reconnaît en elles l’expression d’un système d’action uniforme.

Un grand Lord whig (le comte C…) se trouvait, il y a une dizaine d’années à Trinity College (celui des collèges de Cambridge qui donne le ton) où il était venu présenter son fils, Lord F — ch, qui aspirait à faire partie de cette magnifique société. Ses sentiments aristocratiques furent peut-être humiliés quand il entendit le chef du collège dire à son fils, et cela dans les termes les plus courtois, mais non sans quelque solennité, qu’avant de prendre une résolution définitive, Sa Seigneurie ferait bien de se demander si elle était prête à se soumettre entièrement à la discipline du collège, car autrement, il croirait de son devoir de déclarer franchement que son entrée dans ce collège ne serait point regardée comme un avantage pour cette société. Ce langage était motivé par de récents faits d’indocilité et de conduite désordonnée, auxquels s’étaient livrés plusieurs jeunes gens de haut rang. Mais il est bien possible que le comte, tout étonné de se voir accueillir par un langage aussi peu bienveillant, et tenu par un Tory, y ait vu une allusion détournée à la ligne politique qu’il suivait comme Whig.

S’il en fut ainsi, il aurait été bien étonné d’entendre raconter une autre anecdote qui était arrivée avant qu’il quittât Cambridge, et qui comportait une autre preuve de franchise dans la conduite comme dans le langage, et où l’on eût pu s’attendre à des égards tout particuliers, si jamais il arrivait que la politique d’un Tory ou les services les plus signalés, puissent donner lieu à un tel privilège. Le duc de W… avait deux fils à Oxford. L’affaire s’est passée il y a bien longtemps, et on n’a point à redouter de faire tort à aucun d’eux en disant qu’un de ces jeunes gens commit contre la discipline du collège une faute qui obligea (ou parut obliger) les autorités dirigeantes à censurer solennellement sa conduite. L’expulsion semblait être le châtiment que comportaient ses fautes, mais alors on eut quelque raison d’hésiter : non pas qu’il y eût la moindre servilité, mais parce qu’on cédait à un juste sentiment de considération pour un bienfaiteur public, tel que l’était le père du jeune noble. Ses chefs suspendirent leur jugement, et finalement ils lui donnèrent à entendre qu’il était libre de quitter le collège et en même temps de se retirer de l’Université. Il le fit, mais son frère trouvant ce traitement trop sévère se retira aussi, et tous deux se transportèrent à Cambridge. On ne pouvait les en empêcher, mais ils y furent accueillis avec une froideur marquée. L’un d’eux, je crois, ne fut pas reçu, dans le sens officiel de ce mot ; quant à l’autre, il ne fut admis que conditionnellement, et on exigea de lui, pour sa conduite future, des engagements de nature à montrer amplement, et à faire connaître de tous, que la discipline entendait revendiquer ses droits, et que dans un cas aussi extrême, si extraordinaire même, qu’on ne pouvait admettre qu’il se représenterait, il fallait que chacun comprît sur quel pied les gens du plus haut rang étaient reçus dans les Universités anglaises. Ce traitement est-il particulier à celles-ci ? Je suis disposé à croire qu’il n’en est pas ainsi, et en ce qui concerne celles d’Édimbourg et de Glasgow, je suis convaincu que leur dignité est d’assez grand poids, et qu’elles en useraient pour s’assurer la subordination des gens de haut rang, si jamais les circonstances amenaient dans leur enceinte un certain nombre de gens de cette classe, et si leur discipline pouvait s’appliquer également aux habitudes d’étudiants qui ne sont point logés dans leur enceinte. Mais pour les institutions moins importantes qui sont comprises dans le rayon d’action des dissenters, je puis affirmer avec pleine certitude, d’après le sens des anecdotes qui me sont parvenues, qu’elles ne possèdent point l’auctoritas nécessaire pour maintenir toute leur dignité.

Voilà ce que j’avais à dire sur l’aristocratie de nos Universités anglaises. Leur gloire, et la plus heureuse application qu’elles font de leur immense influence, c’est qu’elles ont la faculté de s’organiser d’une manière républicaine, en ce qui regarde leur régime intérieur. La littérature, en donnant aux rangs une hiérarchie différente, tend vers l’égalité républicaine. Pour en donner un exemple tiré de ce qui concerne la question des famuli, qui a servi de point de départ à cette discussion, on saura que la classe des serviteurs, qui jadis formait un corps nombreux à Oxford, a en réalité disparu graduellement grâce à l’esprit libéral qui s’est répandu peu à peu en ce siècle. Les serviteurs portaient sur leur costume académique un insigne de leur infériorité. Ils servaient à table les étudiants de rang plus élevé ; ils s’acquittaient de différentes besognes domestiques, humiliantes par elles-mêmes, et qui, dans les derniers temps, paraissaient non moins humiliantes aux yeux de ceux qui s’intéressaient au prestige et aux avantages de l’instruction. Le goût meilleur, ou plutôt la diminution de la pression exercée par le préjugé aristocratique, grâce aux immenses progrès du commerce et des hautes spécialités de l’art mécanique, ont fait tomber peu à peu en désuétude les fonctions de cet ordre, quand même la loi n’aurait pas permis sa suppression formelle. En mon temps, je connaissais deux famuli ; mais l’un d’eux fut rapidement poussé vers une situation plus élevée ; quant à l’autre, il ne connaissait d’autre humiliation, — mais celle-là, il la ressentait vivement, — que celle d’être remarqué dans la rue par les jeunes femmes, à cause de sa veste dépourvue de gland, mais il s’arrangeait pour y échapper en sortant presque toujours sans son costume d’étudiant. Les servitors d’Oxford correspondent aux sizards de Cambridge, et je crois que les mêmes changements se sont accomplis des deux côtés.

Il ne reste plus qu’à indiquer un détail de la vie de collège, mais c’est un détail essentiel. Cet article figure dans les états de frais sous le nom de battels, tiré du vieux latin monastique patella ou batella (assiette). Il comprend tout ce qu’on fournit pour le dîner ou le souper, avec la bière, mais non le vin, ainsi que les éléments du déjeuner, ou de tout rafraîchissement qu’on offre aux visiteurs de circonstance, à l’exception des denrées d’épicerie. Ces dernières, ajoutées au charbon, au petit bois, au vin, aux fruits, et à d’autres extra sans importance, qui sont affaire de goût personnel, forment autant d’articles particuliers qui sont dirigés contre vous, et fournis d’ordinaire par des marchands habitants près du collège, et qui y envoient chaque jour leurs garçons pour prendre des ordres. Le souper, repas auquel tout le monde n’est pas présent, est servi à part dans la chambre de l’étudiant, dans la plupart des collèges. Mais pour tous, le dîner est un repas public pris dans le réfectoire ou hall de la société, lequel, avec la chapelle et la bibliothèque forme l’ensemble essentiel qui constitue chaque collège. Il n’est pas permis d’y manquer excepté en cas de maladie ou quand on a formellement demandé l’autorisation de donner à dîner. Toute autre absence est punie d’une amende. Le vin est généralement interdit dans le hall, excepté à la grande table, c’est-à-dire à celle qui est réservée aux fellows, et à quelques autres privilégiés. Le chef du collège dîne rarement en public. Aux autres tables, et après le dîner à la grande table, on garde le vin soit pour des invitations à des réunions privées, soit pour ce qu’on nomme les chambres communes des différents ordres, gradués et sous-gradués, etc. Les dîners sont toujours simples et sans prétention — j’entends ceux du hall. — Le choix se borne à deux ou trois plats de viande et aux légumes ordinaires. Jamais de poisson, même comme plat comptant au menu ; jamais de potages, jamais de gibier. Excepté lors de très rares fêtes, j’ai à peine remarqué quelques changements dans ce menu si simple d’Oxford. Cela est prouvé par la moyenne à laquelle se montent les battels. Beaucoup de jeunes gens s’arrangent sur le pied d’une guinée par semaine ; c’est ce que j’ai fait pendant des années ; ce prix, à raison de trois shellings par jour, représente tout ce qui est nécessaire pour les repas, excepté le thé, le sucre, le lait et le vin. Il est vrai que des gens plus riches, d’autres plus dépensiers, d’autres plus insouciants, avaient des battels souvent bien plus élevés, mais s’ils persistaient dans cet excès, ils encouraient les censures plus ou moins pressantes du chef du collège.

Maintenant résumons, on prenant pour base la durée moyenne du séjour dans un des collèges d’Oxford, un peu moins de trente semaines. Il est possible d’avoir des termes courts, comme on dit en langage technique, en ne résidant que treize semaines, ou quatre-vingt-onze jours, mais comme ce raccourcissement de la résidence n’est point autorisé, si ce n’est de loin en loin dans un collège, je prendrai pour base le strict maximum de résidence, trente semaines. Les dépenses se répartissent comme suit :

Livres Shell. Pence
1. Logement 10 10 »
2. Tutors (leur salaire) 10 10 »
3.
Service des domestiques (en tenant compte des observations que j’ai faites)
5 5 »
4.
Battels (en ajoutant un shelling par jour à ce que moi et d’autres nous dépensions à une époque de grande cherté, soit 28 shellings par semaine, soit pour trente semaines
40 4 »
Total 66 Liv. 9 sh. »

C’est un calcul très large pour une note de Collège.

Que reste-t-il ? 1o La bougie : c’est un article que le lecteur évaluera d’après la moyenne que comportent ses habitudes. 2o Le charbon, qui est remarquablement cher à Oxford, plus cher que partout ailleurs dans l’île, soit trois fois le prix d’Édimbourg. 3o Les denrées d’épicerie. 4o Le vin. 5o Le blanchissage. Ce dernier article était, de mon temps réglé par le collège, car il existait certaines blanchisseuses privilégiées, et il était trop juste qu’une autorité reconnue s’interposât entre ces femmes et les étudiants pour protéger les premiers contre une exploitation, résultat du monopole de ces dernières. La somme réglée était six guinées, mais elle se reportait sur tout, le linge de table, etc. aussi bien que le linge de corps, et il était entendu qu’elle s’appliquait à la totalité des vingt-huit ou trente semaines.

Néanmoins il était permis à chacun de s’arranger en particulier et de demander un compte détaillé pour chaque article. Quant aux autres dépenses d’une nature toute personnelle, comme les frais de correspondance, les divertissements publics, les livres, les habits, elles n’ont rien qui regarde spécialement Oxford, et elles seraient probablement équivalentes en total, ou à peu près, dans tout autre endroit, toute autre situation, et je n’en fais pas le calcul. Ce que j’ai spécifié, ce sont les dépenses qui incombent à chaque étudiant par ce fait qu’il a quitté la maison paternelle. En ces temps, le reste serait peut-être le même partout. À combien donc porterons-nous la dépense totale relative à Oxford ? Les bougies, en tenant compte du grand nombre de longues journées qui font partie des trente semaines, peuvent revenir à 1 shelling six pence par semaine (1 fr. 85), car un très petit nombre d’étudiants sont assez difficiles pour ne brûler que des bougies de cire, à moins qu’ils n’aient habité l’Inde, auquel cas un changement physique s’opère dans la sensibilité des narines. Cela fera un total de 2 livres 5 shellings. Comptons six pence par jour pour le combustible ; trois pence par jour suffisent pour entretenir amplement un foyer à Édimbourg, et sur les trente semaines, il y en a un bon nombre où l’on peut parfaitement se passer de chauffage. Quant aux denrées d’épicerie et au vin qui forment les deux derniers articles, il m’est impossible d’en faire le compte. Mais supposons que l’on fixe les premières à un shelling par jour, cela fera exactement dix guinées pour trente semaines. Le vin ne figurera pas du tout. Ainsi les dépenses d’extra qu’il faut ajouter à l’état de dépenses du collège, se décomposent ainsi :

Livres Shell. Pence
Blanchissage pour trente semaines, au tarif officiel
6 6 »
Bougie 2 5 »
Chauffage 5 5 »
Denrées d’épicerie 10 10 »
Total 24 6 »

L’état de frais du collège étant de 66 livres 9 shellings ; les extra non fournis par le collège étant de 24 livres 6 shellings, nous arrivons à une somme totale de 90 livres 15 shellings. Et cette somme permet de faire face à toutes les dépenses, sans exception, que comporte la vie d’Oxford, pendant une période un peu supérieure à la durée du séjour permis, c’est-à-dire trente semaines. Il est vrai qu’aux dépenses de la première année, il faut ajouter celles de l’équipement et à celles de chaque année les frais de voyage ; il y aura ainsi vingt-deux semaines qui seront en dehors de ce calcul, mais comme je ne m’occupe que d’Oxford, je n’ai point à en tenir compte.

Que cette évaluation soit exacte, je ne le sens que trop ! Plût au ciel qu’elle ne le fût pas, qu’elle fût fausse. S’il en était ainsi, je me justifierais mieux d’avoir été en relation avec les juifs trompeurs, et d’avoir ainsi commencé à dilapider ma petite fortune. Elle est exacte, et elle se rapporte à une époque (1804–1808) de cherté bien plus grande qu’aujourd’hui. Si quelqu’un en contestait l’exactitude, je lui adresserais cette demande particulière, de désigner l’article spécial qu’il déclare inexact. Je prévois qu’il ira ainsi au devant de mes objections : « Je ne conteste aucun article en particulier. Si votre estimation est erronée, ce n’est point sur des choses positives, mais à cause de ce qui n’y figure point. Ce qui ôte toute valeur au calcul, c’est l’absence d’allocations pour parer à certaines dépenses inévitables. » Très bien, mais nous pouvons appliquer, en cette circonstance comme en bien d’autres, les paroles du docteur Johnson. « Monsieur, la raison pour laquelle je ne bois pas de vin, c’est que je puis pratiquer l’abstinence, mais non la tempérance. » Oui, en toutes choses, il est plus aisé de s’abstenir que de se modérer : une petite concession qu’on se fait a pour effet inévitable de réveiller le sentiment du plaisir, de l’irriter, de le faire se rebeller. Aussi en parlant de ma situation, n’ai-je fait aux réunions où l’on boit du vin aucune place. Que notre ami, dont nous mentionnons l’humeur abstraite, invite des amis à déjeuner, s’il en invite. Et à moins qu’il ne fût entièrement absorbé par l’étude, il est certain qu’il serait regardé comme un butor, s’il n’invitait jamais personne. Nul n’est moins partisan que moi de la claustration monacale et ascétique, à moins qu’elle ne soit de vingt-trois heures sur vingt-quatre.

Mais que cela soit bien entendu, qu’on ne s’y méprenne point, et qu’on se garde d’imputer au système ce qui dépend des habitudes individuelles. Dans les premières années de l’autre siècle, le docteur Newton, chef d’un des collèges d’Oxford, écrivit un gros livre contre le système d’Oxford qu’il présentait comme d’une cherté ruineuse. Mais alors comme de nos jours, la dépense était due à des causes sur lesquelles les collèges ne pouvaient avoir de contrôle efficace. Elle est due uniquement aux relations habituelles qui s’établissent entre jeunes gens, relations qu’on peut éviter quand on le veut. Mais exiger des autorités académiques qu’elles interviennent par des lois somptuaires dans les dépenses de grands jeunes gens, dont beaucoup ont dépassé l’âge légal de la majorité, et qui tous sont voisins de cet âge, doit paraître romanesque et extravagant dans la société de notre siècle, sinon de n’importe quel siècle.

Un tutor, à qui l’on demandait vers 1810 de fixer l’allocation nécessaire à un jeune homme de petite fortune qui était mon proche parent, répondit que 320 livres suffiraient bien juste. Il eut cette allocation et se ruina par suite du crédit qu’elle lui procura et des relations sociales qu’elle lui permit de se créer. Le plus grand nombre ont 200 livres par an, mais mon évaluation ne doit pas pour cela être modifiée.

Après avoir établi en termes généraux les dépenses du système d’Oxford, je suis tenu, en toute loyauté à mentionner une manière d’appliquer pratiquement ce système, et qui est à la portée de tout le monde. Elle confère certains privilèges, mais en même temps (comment, c’est ce que je ne saurais dire au juste) elle augmente considérablement la dépense, et sous ce rapport, elle fausse mon calcul. Le grand corps des sous-gradués se divise en deux classes, les Commoners, et les Gentlemen Commoners. Peut-être les dix-neuf vingtièmes des étudiants appartiennent à la première classe, et c’est pour cette classe, à laquelle j’appartenais, que j’ai fait mon calcul. L’autre classe, celle des Gentlemen Commoners, qui, à Cambridge, se nomment Fellows commoners, porte un costume particulier, et jouit de quelques privilèges qui comportent naturellement un surcroît correspondant de frais, mais pourquoi cet accroissement va-t-il au point de doubler la dépense totale, comme on le croit généralement, et comment peut-il produire ce résultat, c’est ce que je ne puis expliquer.

Les différences qui distinguent le Gentleman commoner sont les suivantes : — À son entrée il paie une somme double comme somme de garantie, c’est-à-dire que les Commoners versant en général vingt-cinq guinées environ, il en paie cinquante, mais il ne les paie qu’une fois. De plus, au point de vue strictement légal, cette somme n’est qu’un dépôt qu’on a le droit de retirer en quittant l’Université, bien que d’ordinaire on en fasse présent au collège sous forme d’argenterie. La seconde différence qui le distingue du commoner consiste dans le costume, qui est beaucoup plus coûteux. La robe du Commoner est faite d’une étoffe dite drap de prince ; et, avec le bonnet, elle coûte environ cinq guinées. Mais le Gentlemen Commoner a deux robes, une de petite tenue pour le matin, une de grande tenue pour le soir, toutes deux sont de soie, et la seconde est richement ornée. Le bonnet est aussi plus cher, étant couvert en velours, au lieu de drap. En outre, à Cambridge, le gland est d’or, ou de clinquant, ce qui à Oxford est réservé aux bonnets des nobles. Il y a, d’ailleurs, dans l’autre Université bien d’autres particularités de costume. En effet celui des pensionnaires (correspondant aux Commoners d’Oxford) varie presque dans chaque collège, ce qui a sans doute pour but de permettre aux fonctionnaires académiques de s’assurer au premier coup d’œil que le délinquant porte la robe, (seule chose qu’il puisse reconnaître à Oxford) et en outre à quel collège il appartient. En tenant compte de ces deux articles, le costume et la caution, et qui tous deux se paient comme premiers frais d’entrée, je n’en vois pas d’autres dans lesquels la dépense d’un Gentlemen Commoner pourrait surpasser, ou devrait équitablement surpasser celle d’un Commoner. Il est vrai qu’il a le privilège de choisir son logement ; il le choisit le premier, et prend généralement les appartements qui sont les plus commodes, et par cela même les plus chers, c’est-à-dire qui sont sur le même niveau que les meilleurs, mais d’ordinaire il y a un grand nombre de logements également avantageux, et qui sont occupés en grande majorité par des Commoners. Jusque-là, il n’y a donc rien qui produise une différence sensible. En outre, il arrive assez souvent qu’un jeune homme appartenant à l’aristocratie, ait un domestique particulier, mais il en est de même pour les Commoners. D’ailleurs, c’est une dépense qui ne regarde en rien le collège. Le tutorage est compté pour le double au Gentlemen Commoner, c’est-à-dire qu’il le paye vingt guinées par an, mais c’est par suite d’une fiction (qui parfois devient une réalité) d’après laquelle le tutor est censé lui donner des soins particuliers, ou l’aider spécialement dans ses études académiques. Enfin, il y a une autre source distincte de dépense pour le Gentlemen Commoner, par suite d’un fait qui explique l’appellation employée à Oxford, Fellow-commoner, c’est-à-dire commensal, et qui consiste en ce qu’il mange à la même table que les fellows et les autres autorités du collège. Et pourtant cela exprime plutôt la manière dont la dépense se fait que l’augmentation absolue de cette dépense même. Il prend pension régulièrement, et par suite, qu’il soit présent ou non, il participe aux frais, mais il n’en est pas autrement jusqu’à un certain point, du Commoner, qui paie une amende pour s’être absenté du repas en commun. Il souscrit aussi une somme fixe pour le vin et par conséquent il ne profite pas de la liberté de s’en abstenir que possède le Commoner. Mais, d’autre part, comme il est rare que le Commoner use de ce droit, comme il boit tout autant de vin que le Gentleman Commoner, et que son vin n’est pas de qualité inférieure, on ne voit aucune explication plausible d’une plus forte dépense pour sa classe que pour l’autre. Néanmoins l’impression universelle est en faveur de cette supposition. Tout le monde croit que le rang de Gentleman Commoner impose un lourd surcroît de dépenses, quoique bien peu de gens demandent le pourquoi. En fait, il est vrai, selon mon opinion, que les Gentlemen Commoners dépensent le tiers ou la moitié de plus que le même nombre de Commoners pris au hasard. Et la raison en est limpide : ceux qui se font Gentlemen Commoners y sont généralement déterminés par le fait qu’ils ont de l’argent en abondance ; ce sont des fils aînés, ou des fils uniques, ou des hommes déjà entrés en possession de leurs domaines, ou encore, dans une proportion aussi forte que toutes les autres réunies, ce sont les héritiers de grandes fortunes récemment acquises, — les fils de nouveaux riches, classe qui a besoin de traverser une génération pour que le frottement fasse disparaître l’insolence d’une supériorité qui s’affirma d’une manière trop consciente. Je les ai qualifiés de classe aristocratique. En réalité ils n’en sont nullement ; sans doute ils forment une classe privilégiée, mais leurs privilèges sont en petit nombre et sans importance sans compter qu’à ces privilèges sont attachées une ou deux charges qui emportent le plateau de la balance, selon l’opinion générale ; tout bien considéré la principale distinction dont ils jouissent consiste à pouvoir s’annoncer au public comme personnages qui ont une grande fortune ou de grandes espérances, et par suite comme sujets très propres à une exploitation frauduleuse. En conséquence on ne remarque point chez les fils de la noblesse un désir bien vif d’entrer dans cette classe. Ces derniers, s’ils sont les fils aînés de comtes, de pairs qui ont un titre quelque peu supérieur à celui de Vicomtes, ou de gens auxquels la politesse anglaise veut bien accorder un titre, ont dans les deux Universités des privilèges spéciaux qui portent sur le droit à un plus long séjour, sur les grades, etc. Enfin leur rang est établi par une particularité du costume. Ce sont des privilèges qu’on n’a point l’habitude de négliger, bien que cela soit arrivé en même temps, par exemple pour Lord Georges Grenville qui n’entra point au collège de l’aristocratie, à Christ-Church, et ne porta point le costume des nobles. Néanmoins, en général, un fils aîné prend le véritable costume des nobles, mais les fils cadets entrent rarement dans la classe des Gentlemen Commoners. Ils se placent parmi les Commoners ou bien ils prennent une des désignations en usage, celles de scholars, demies, étudiants, junior fellows qui indiquent leur intention de rester dans la tradition du collège auquel ils appartiennent et de participer aux avantages académiques.

En somme, je suis porté à considérer cet ordre des Gentlemen Commoners comme une perpétuelle tentation offerte par l’autorité aux habitudes dépensières, et comme une très inconvenante proclamation de l’honneur rendu à l’aristocratie de l’argent. Je sais que bien des gens l’envisagent de la même manière que moi et regrettent profondément qu’on ait pu autoriser une telle répartition des rangs, qui est une tache sur le caractère en général simple et viril des lois académiques del’Angleterre. C’est un hommage, une déférence que l’on témoigne publiquement à la richesse, en tant que richesse, — à la richesse indépendamment de tout éclat que pourraient lui conférer les honneurs des ancêtres et les arbres généalogiques du pays. C’est en même temps une invitation, ou plutôt une provocation à des dépenses excessives.

Régulièrement, officiellement, le Gentleman Commoner est soumis à des charges qui ne sont guère supérieures à celles d’un Commoner, mais pour répondre à ce qu’attend de lui son entourage, pour jouer le rôle dont il s’est chargé, il faut qu’il dépense davantage, qu’il mette moins de soin à contrôler sa dépense, que ne le ferait un Commoner modéré et prudent. Ainsi donc, à tous les points de vue, je condamne cette institution, je l’abandonne aux censures des gens sensés.

Telles sont les concessions que je fais loyalement. Mais il faut que d’autre part on ne se montre pas moins loyal, qu’on se souvienne que cette institution nous a été transmise par les temps d’autrefois, alors que la richesse était moins souvent séparée des honneurs territoriaux ou civiques, qui conféraient une préséance réelle.


FIN



  1. Worcester collège.
  2. Tout cela est exagéré comme on peut s’en convaincre en lisant un discours de Macaulay prononcé au Parlement à cette époque. (Note du traducteur.)
  3. C’est la durée à laquelle Oxford peut prétendre, de l’aveu de tous ; quant à celle de Cambridge, elle est moins antique, ou du moins peut-être il est plus difficile d’en établir l’antiquité.
  4. Par un fossé.
  5. C’est-à-dire des hommes de profession libérale.
  6. On en trouve la preuve la plus amusante dans une anecdote que raconte sur lui-même Gœthe dans son Autobiographie. Un physionomiste ou phrénologue avait découvert sur le crâne de Gœthe les marques les plus certaines qu’il deviendrait un grand orateur : « Étrange aberration de la nature, remarque Gœthe à propos de cette assertion, que de me doter si richement, si libéralement pour cet usage, alors que les institutions de mon pays me l’interdisent. Musique pour les sourds, éloquence sans auditoire ! ».
  7. C’est autant de gagné.