Souvenirs : Jeunesse
Traduction par Arvède Barine.
Librairie Hachette et Cie (p. 293-297).


LXXVII

MON AMITIÉ AVEC NÉKHLIOUDOF


Vers cette même époque, mon amitié avec Nékhlioudof ne tint qu’à un fil. Il y avait trop longtemps que je l’examinais pour ne pas lui découvrir des défauts. Or, dans la première jeunesse, nous ne savons pas aimer autrement que passionnément, et par conséquent nous n’aimons que les gens parfaits. Le brouillard de la passion ne tarde guère à s’éclaircir, ou à être percé involontairement par la lumière de la raison. Nous commençons à voir l’objet de notre passion tel qu’il est, avec un mélange de qualités et de défauts, mais nous ne sommes frappés que des défauts, qui nous prennent par surprise et que nous grossissons. L’amour de la nouveauté et l’espoir que la perfection peut se trouver ailleurs nous refroidissent, et même quelque chose de plus, pour notre ancienne idole : ils nous la font prendre en aversion. Nous l’abandonnons sans le vouloir et nous courons plus loin, à la recherche d’une nouvelle perfection. Si ma liaison avec Dmitri n’a pas eu ce sort, je ne le dois qu’à son attachement entêté et pédantesque, dont la source était dans l’intelligence plutôt que dans le cœur et que je me serais fait trop de scrupules de trahir. En outre, la règle bizarre que nous nous étions imposée de tout nous dire, formait un lien entre nous. Nous avions trop peur, en cas de brouille, de laisser mutuellement au pouvoir de l’autre toutes les vérités morales honteuses que nous nous étions confiées. Il y avait du reste longtemps que nous avions cessé, au point que l’illusion ne fût plus possible pour nous, d’observer la règle en question, ce qui nous embarrassait et nous créait des relations singulières.

Je rencontrais cet hiver-là chez Dmitri, à peu près toutes les fois que j’y allais, un de ses camarades d’Université, nommé Bézobédof, avec qui il travaillait. Bézobédof était un petit homme chétif et grêlé, avec de petites mains couvertes de taches de rousseur et d’immenses cheveux roux pas peignés. Sans éducation, toujours crasseux et déchiré, il n’avait même pas le mérite d’être travailleur. Ses rapports avec Dmitri étaient aussi incompréhensibles pour moi que ceux de Dmitri avec Lioubov Serguéievna. L’unique raison pour laquelle il avait pu le choisir entre tous ses camarades et se lier avec lui était qu’il n’y en avait pas dans toute l’Université qui fût aussi mal tourné. Ce ne pouvait être que pour le plaisir de n’être de l’avis de personne que Dmitri lui témoignait de l’amitié. On sentait dans ses relations avec cet étudiant l’orgueil qui se dit : « Soyez qui vous voulez, je m’en moque ! Vous êtes tous pareils pour moi. J’aime celui-là, donc il est bien. »

Je m’étonnais qu’il ne trouvât pas fatigant d’être continuellement obligé de feindre et que le malheureux Bézobédof put résister à cette situation fausse. Cette liaison me déplaisait fort.

Un soir, j’étais allé chez Dmitri avec l’intention de descendre avec lui au salon et d’écouter lire ou chanter Vareneka. Je trouvai Bézobédof installé en haut, et Dmitri me répondit sèchement qu’il ne pouvait pas descendre, que je voyais bien qu’il avait quelqu’un.

« Et puis, ajouta-t-il, qu’y a-t-il d’amusant en bas ? Il vaut bien mieux rester ici à bavarder. »

Je n’étais nullement flatté de la perspective de passer deux heures avec Bézobédof, mais je n’osais pas entrer seul au salon. Agacé dans l’âme de la bizarrerie de mon ami, je m’assis dans un fauteuil à bascule et me mis à me balancer sans dire mot. J’étais furieux contre eux de me priver du plaisir d’être en bas. J’attendais, pour voir si Bézobédof n’allait pas bientôt s’en aller, et mon irritation grandissait pendant que je les écoutais en silence. « Charmant compagnon ! Délicieuse société ! » pensais-je, lorsqu’un domestique apporta du thé et que Dmitri dut insister cinq fois pour en faire accepter à Bézobédof, qui croyait de son devoir de refuser les deux premiers verres et de dire timidement : « Après vous. » Dmitri prenait visiblement sur lui pour soutenir la conversation, dans laquelle il essaya en vain de m’attirer. Je me taisais d’un air sombre.

« Il n’y a rien à faire, disais-je en moi-même à Dmitri en me balançant en mesure dans mon fauteuil. Avec un si beau personnage, personne n’oserait même soupçonner que je m’ennuie. » Je trouvais une sorte de jouissance à attiser au dedans de moi un sentiment de haine sourde contre mon ami. « Quel imbécile ! pensais-je. Il pourrait passer agréablement sa soirée en famille ; mais non : il reste avec cette brute ; et l’heure avance, il va être trop tard pour aller au salon. » Je me retournai dans mon fauteuil et considérai mon ami. Ses mains, sa pose, son cou et surtout sa nuque et ses genoux me paraissaient si insupportables et si agaçants, que j’aurais eu du plaisir, en cet instant, à lui faire quelque chose de très désagréable.

Bézobédof finit par se lever, mais Dmitri ne pouvait pas se priver tout d’un coup d’un hôte aussi délicieux. Il lui offrit de coucher. Heureusement, Bézobédof refusa et se retira.

Après l’avoir reconduit, Dmitri se mit à se promener de long en large dans la chambre en me jetant de temps à autre un coup d’œil. Il souriait complaisamment et se frottait les mains ; c’était sans doute la double satisfaction de ne pas s’être démenti et d’être enfin débarrassé d’une corvée. Je le détestais de plus en plus. « Comment ose-t-il se promener et sourire ? » pensais-je.

« Pourquoi es-tu fâché ? dit-il tout à coup en s’arrêtant en face de moi.

— Je ne suis pas le moins du monde fâché, repartis-je (c’est ce qu’on ne manque jamais de répondre dans ces cas-là). Je suis seulement vexé de te voir faire l’hypocrite vis-à-vis de moi, de Bézobédof et de toi-même.

— Quelle bêtise ! Je ne fais jamais l’hypocrite avec personne.

— Je n’oublie pas notre règle de tout nous dire et je te parle franchement. Je suis convaincu que ce Bézobédof t’est aussi insupportable qu’à moi ; c’est un sot, et Dieu sait ce qu’il vaut du reste ; seulement, tu trouves agréable de faire l’important devant lui.

— Non ! D’abord, Bézobédof est un charmant garçon…

— Je te dis que si ! Je te dirai même que ton amitié avec Lioubov Serguéievna vient aussi de ce qu’elle te regarde comme un dieu.

— Et moi, je te dis que non.

— Et moi, je te dis que si ; je le sais, répliquai-je avec la chaleur de la colère contenue.

— Non ; quand j’aime, ni louanges ni injures ne peuvent altérer mes sentiments.

— Ce n’est pas vrai, criai-je en sautant de mon fauteuil et en le regardant en face avec le courage du désespoir. Ce n’est pas bien, ce que tu dis là… Est-ce que tu ne m’as pas dit, pour ton frère… Je ne veux pas te le rappeler, ce ne serait pas loyal… Est-ce que tu ne m’as pas dit… Je vais te dire comment je te vois, à présent… »

Et je me mis à lui démontrer qu’il n’aimait personne, en rivalisant avec lui de choses blessantes, et à lui énumérer tous les justes sujets de reproche que je croyais avoir contre lui.

La dispute était devenue une altercation. Tout à coup Dmitri se tut et passa dans la chambre à côté. Je voulus le suivre en continuant à déblatérer, mais il ne me répondait plus. Je savais que la colère figurait sur la liste qu’il avait dressée de ses défauts et qu’il était occupé à se vaincre. Je maudissais ses listes et registres.

Et voilà à quoi nous conduisit notre règle de tout nous dire et de ne jamais parler l’un de l’autre à un tiers. Nous nous laissions entraîner, dans des accès de franchise, aux aveux les plus éhontés, et ces aveux, qui desséchaient notre amitié, avaient le double effet de nous enchaîner plus étroitement l’un à l’autre et de nous séparer. Ce jour-là, l’amour-propre empêcha Dmitri de faire un aveu bien simple, et, dans la chaleur de la dispute, nous nous servîmes des armes que nous nous étions fournies l’un à l’autre et qui faisaient des blessures terriblement douloureuses.