Souvenirs : Jeunesse
Traduction par Arvède Barine.
Librairie Hachette et Cie (p. 291-293).


LXXVI

LES NÉKHLIOUDOF


Je voyais très souvent la famille Nékhlioudof, avec laquelle je commençais à me lier. Les dames ne sortaient jamais le soir et la princesse aimait à avoir du monde : de la jeunesse, des hommes « capables de passer une soirée sans jouer ni danser ». Il paraît que l’espèce en était rare, car je ne rencontrais presque jamais personne chez eux, bien que j’y allasse presque tous les soirs. J’étais habitué à cette famille et à ses diverses humeurs, je me rendais bien compte de leurs relations mutuelles, j’étais accoutumé à la maison et aux meubles, et, quand il n’y avait pas d’étrangers, je me sentais tout à fait à l’aise. Il faut excepter les cas où je me trouvais en tête-à-tête avec Vareneka. Je me figurais toujours qu’en sa qualité de fille laide, elle mourait d’envie que je devinsse amoureux d’elle. Cependant, même cet embarras-là commençait à passer. Vareneka était si naturelle et l’on voyait si bien qu’elle ne tenait pas plus à causer avec moi qu’avec son frère ou avec Lioubov Serguéievna, que je pris de mon côté l’habitude d’être avec elle tout simplement, comme avec une personne à qui l’on peut montrer sans honte ni danger le plaisir que vous cause sa société. Pendant tout le temps qu’a duré notre connaissance, je l’ai trouvée journalière : tantôt très laide, tantôt pas trop mal ; mais je ne me suis pas demandé une seule fois si j’étais amoureux d’elle. Il m’arrivait de lui parler, mais, le plus souvent, je causais avec elle indirectement, en m’adressant à Lioubov Serguéievna ou à Dmitri ; je préférais ce dernier canal. J’éprouvais un grand plaisir à parler devant elle, à l’écouter chanter et à la savoir dans la chambre ; je me demandais rarement ce qu’il adviendrait de notre liaison. Quand il m’arrivait d’y songer, me trouvant satisfait du présent, je m’efforçais inconsciemment de ne pas penser à l’avenir.

Malgré notre intimité, je jugeais indispensable de cacher mes sentiments et mes penchants véritables à tout le cercle Nékhlioudof, et surtout à Vareneka. Je travaillais à me montrer tout autre que je n’étais et que je ne pouvais être. Je me posais en homme passionné et enthousiaste ; quand quelque chose était censé me plaire, je poussais des « ah ! » et je faisais de grands gestes ; en même temps, si j’étais témoin d’un événement extraordinaire, ou qu’on m’en parlât, j’affectais l’indifférence. Je prenais des airs d’affreux moqueur, pour qui rien n’est sacré et, en même temps, d’observateur subtil. Je m’efforçais de paraître logique dans toutes mes actions, exact et précis dans les choses de la vie et, en même temps, plein de mépris pour tout ce qui est matériel. J’ose dire que je valais beaucoup mieux que l’être bizarre que je faisais semblant d’être. Les Nékhlioudof m’aimaient tel quel ; heureusement pour moi, ils ne se laissaient pas prendre à mes poses. La seule Lioubov Serguéievna, me considérant comme un épouvantable égoïste qui ne croyait à rien et se moquait de tout, avait l’air de ne pas m’aimer. Nous nous disputions souvent, elle se fâchait et me foudroyait de ses phrases incohérentes. Sa situation vis-à-vis de Dmitri n’avait pas changé. Leurs rapports étaient plus bizarres que tendres. Dmitri disait que personne ne la comprenait et qu’elle lui faisait énormément de bien. Leur intimité continuait à affliger toute la famille.

Un jour que Vareneka me parlait de ce penchant incompréhensible pour nous tous, elle me l’expliqua comme il suit.

« Dmitri a de l’amour-propre. Il a trop d’orgueil. Avec toute son intelligence, il aime à être loué et admiré, à être partout le premier. Pauvre tante, dans l’innocence de son âme, est en admiration devant lui et n’a pas assez de tact pour le lui cacher. Il en résulte qu’elle le flatte, et c’est chez elle très sincère. »

Pour une raison ou pour une autre, je commençais à mieux aimer voir Dmitri dans le salon de sa mère qu’en tête-à-tête.