Souvenirs : Jeunesse
Traduction par Arvède Barine.
Librairie Hachette et Cie (p. 263-267).


LXIX

MES OCCUPATIONS


Malgré tout, j’étais plus avec les demoiselles que les autres années, à cause d’une passion qui me vint pour la musique. Nous avions reçu au printemps la visite d’un jeune voisin de campagne qui, à peine entré au salon, se mit à regarder le piano tout en causant avec Mimi et Catherine, et à en rapprocher tout doucement sa chaise. Après quelques mots sur le temps et sur les agréments de la campagne, il amena adroitement l’entretien sur l’accordeur, la musique, le piano, finit par faire connaître qu’il jouait, et exécuta trois valses en allant très vite. Lioubotchka, Mimi et Catherine, debout autour du piano, le regardaient. Ce jeune homme ne revint jamais chez nous, mais j’avais été séduit par son jeu, sa pose, sa manière d’agiter sa chevelure et surtout par sa manière de faire les octaves de la main gauche en étendant rapidement le pouce et le petit doigt, et en les enlevant ensuite lentement pour les étendre de nouveau avec agilité. Ce geste gracieux, cette pose négligée, cette chevelure qui s’agitait, cette attention des dames, tout cela me donna l’idée de jouer du piano. L’idée de jouer une fois venue, je me persuadai que j’avais le don et la passion de la musique, et je me mis à apprendre le piano. Je procédai en cette occurrence comme des millions d’apprentis des deux sexes, surtout du sexe féminin, qui n’ont ni bonnes leçons, ni vraies dispositions et qui ne se doutent pas de ce que l’art peut donner, ni de la manière de s’y prendre pour qu’il donne quelque chose. Pour moi, la musique, ou, pour parler plus exactement, le piano, était un moyen de séduire les demoiselles en montrant du sentiment. Ayant appris mes notes avec l’aide de Catherine et assoupli quelque peu mes gros doigts (j’y mis pendant deux mois une telle ardeur, que, même à table ou dans mon lit, j’exerçais le doigt du milieu, qui était très rebelle, sur mon genou ou mon oreiller), je me mis à jouer des morceaux. Il va sans dire que je les jouais avec âme, Catherine elle-même en convenait ; mais je n’allais pas du tout en mesure.

On devine le choix de ces morceaux. C’étaient des valses, des galops, des romances, des arrangements, le tout de ces aimables compositeurs que tout homme possédant une ombre de goût met à part dans un magasin de musique en disant : « Voilà, ce qu’il ne faut pas jouer, car on n’a jamais écrit sur du papier à musique rien de plus mauvais, de plus insipide et de plus absurde. » C’est sans doute justement à cause de cela que vous trouvez ces compositeurs sur le piano de toutes les jeunes filles russes. Nous avions, à la vérité, la sonate pathétique et la sonate en ut mineur de Beethoven, ces deux infortunées éternellement estropiées par les demoiselles et que Lioubotchka jouait en souvenir de maman ; nous avions encore d’autre bonne musique, que son maître de Moscou lui avait donnée ; mais nous avions aussi les œuvres de ce maître — des marches et des galops ineptes — et Lioubotchka les jouait aussi. Catherine et moi, nous n’aimions pas les morceaux sérieux. Nous préférions à tout le Fou et les Rossignols, que Catherine jouait si vite, qu’on n’avait pas le temps de voir ses doigts, et que je commençais déjà à jouer assez couramment et assez fort. Je m’étais approprié le geste du jeune homme, et je regrettais bien souvent qu’il n’y eût pas là d’étrangers pour me voir jouer. Cependant je ne tardai pas à m’apercevoir que Liszt et Kalkbrenner dépassaient ma force et je reconnus l’impossibilité de rattraper Catherine. En conséquence, croyant la musique classique plus facile et, d’autre part, aimant à être original, je décidai tout d’un coup que j’aimais la musique allemande savante. Je me mis à me pâmer quand Lioubotchka jouait la sonate pathétique, laquelle, à parler franc, m’assommait depuis longtemps, et à jouer moi-même du Beethoven, que je prononçais Bétôv. Autant que je m’en souviens, à travers mes poses et tout ce gâchis, je n’étais pas sans avoir certaines dispositions. La musique me touchait souvent jusqu’aux larmes et je savais trouver sur le piano, sans musique, les airs qui me plaisaient. Je crois donc que si quelqu’un, à cette époque, m’avait appris à voir dans la musique son but à elle-même et sa propre récompense, au lieu d’y voir un moyen de séduire les demoiselles par la rapidité et l’expression de mon jeu, je serais devenu un musicien passable.

Une autre de mes occupations, cet été-là, était de lire des romans français ; Volodia en avait apporté toute une provision. Monte-Cristo et les divers Mystères étaient alors dans leur nouveauté, et je me nourrissais d’Eugène Sue, d’Alexandre Dumas et de Paul de Kock. Les personnages et les événements les moins naturels me paraissaient la vie et la réalité mêmes. Non seulement je n’aurais pas osé soupçonner l’auteur d’altérer la vérité, mais l’auteur n’existait pas pour moi et je voyais surgir des pages de son livre des êtres en chair et en os et des événements réels. Je n’avais jamais rencontré de gens ressemblant à ceux dont il était question, mais je ne doutais pas une seconde qu’il n’y en eût.

De même qu’un homme disposé à s’inquiéter se découvre toutes les maladies en lisant un livre de médecine, de même je me découvrais toutes les passions décrites par le romancier et des ressemblances avec tous ses personnages, les scélérats comme les héros. J’aimais, dans ces romans, les idées artificieuses, les sentiments fougueux, les événements fantastiques, les caractères tout d’une pièce : les bons tout à fait bons, les méchants, tout à fait méchants — juste comme je me représentais les gens dans ma première jeunesse. J’étais ravi de trouver tout cela exprimé en français, ce qui me permettait d’emmagasiner dans ma mémoire les nobles paroles de ces nobles héros, pour m’en servir moi-même dans une noble occasion. Avec le secours des romans, combien de phrases françaises n’ai-je pas composées à l’intention de Kolpikof, qui m’avait traité de mal élevé, et à l’intention d’elle, pour le jour où je la rencontrerais enfin et lui déclarerais mon amour ! Quand ils m’entendraient, ils seraient tous perdus. Grâce aux romans, je me forgeais même un nouvel idéal moral, que j’aurais voulu atteindre. J’ambitionnais d’être noble dans toutes mes actions ; je prends ici le mot noble dans le sens où le prennent les Allemands lorsqu’ils disent nobel au lieu de se servir d’ehrlich. Par-dessus tout, je rêvais d’être un homme à grandes passions et une fleur de comme il faut ; ce dernier rêve datait déjà de loin. Je m’efforçais de ressembler d’extérieur et d’habitudes aux héros possédant ces divers mérites. Je me rappelle que, dans un des innombrables romans que je dévorai pendant le courant de cet été, il y avait un héros extraordinairement passionné et ayant de gros sourcils. J’avais une telle envie de lui ressembler extérieurement (moralement, je me sentais exactement semblable à lui), que j’eus l’idée, en regardant mes sourcils dans la glace, de les couper pour les faire épaissir. Il arriva qu’une fois à l’œuvre, je les coupai plus courts à un endroit qu’à l’autre. Il fallut égaliser, tant et si bien qu’à ma grande horreur je me vis dans la glace tout à fait sans sourcils, par conséquent très laid. Je me consolai en songeant que j’aurais bientôt des sourcils épais, comme l’homme passionné, et il ne me resta d’autre inquiétude que de savoir ce que je dirais aux personnes de la maison quand elles me verraient sans sourcils. J’allai prendre de la poudre chez Volodia, j’en frottai mes sourcils et y mis le feu. La poudre ne prit pas, néanmoins je ressemblais assez à un homme qui s’est brûlé les sourcils pour que personne ne soupçonnât ma fraude. J’avais déjà oublié l’homme passionné quand mes sourcils repoussèrent ; ils étaient en effet beaucoup plus épais.