Souvenirs : Jeunesse
Traduction par Arvède Barine.
Librairie Hachette et Cie (p. 258-263).


LXVIII

NOS RELATIONS AVEC LES FILLES


Volodia avait des idées si bizarres sur les filles, qu’il était capable de s’intéresser à ce qu’elles eussent bien mangé et bien dormi, à ce qu’elles fussent bien habillées et ne fissent pas de fautes de français (les fautes de français lui faisaient honte quand il y avait du monde) ; — mais il ne lui venait pas à l’esprit qu’elles pussent penser ou sentir quelque chose, et encore moins admettait-il qu’on pût raisonner avec elles sur n’importe quoi. Lorsqu’il leur arrivait de lui adresser une question sérieuse (ce qu’elles tâchaient à présent d’éviter), de lui demander, par exemple, son avis sur un roman, ou de l’interroger sur ses occupations à l’Université, il leur faisait une grimace et s’en allait, ou bien il répondait par un lambeau de phrase française : comme si trois jolis, etc., ou bien il prenait une figure grave et bête et prononçait avec un regard vague un mot quelconque, n’ayant aucun rapport avec la question : petit pain, chou, arrivés, ou quelque chose en ce genre. Quand je lui répétais ce que m’avaient dit Lioubotchka ou Catherine, il ne manquait jamais de me répondre :

« Hum ! Tu causes donc encore avec elles ? Allons, je vois qu’il n’y a encore rien à faire de toi. »

Il fallait le voir et l’entendre pour mesurer la profondeur de mépris contenue dans cette phrase. Il y avait déjà deux ans que Volodia était grand et passait son temps à s’amouracher de toutes les jolies femmes qu’il rencontrait ; néanmoins, il avait beau voir tous les jours Catherine, qui depuis deux ans aussi portait des robes longues et qui embellissait tous les jours, l’idée ne lui venait pas qu’il pût devenir amoureux d’elle. Cela tenait peut-être à ce que les souvenirs prosaïques de l’enfance, la règle de notre précepteur, nos sottises, etc., étaient encore trop frais dans sa mémoire ; ou à l’éloignement qu’éprouvent les très jeunes gens pour toute personne faisant partie de la maison ; ou à la faiblesse que nous avons tous, lorsque nous rencontrons la beauté et la bonté à l’entrée de la route, de passer notre chemin en nous disant : « Bah ! j’en rencontrerai beaucoup comme cela dans la vie ! » — En tout cas, Catherine ne faisait pas encore à Volodia l’effet d’une femme.

Pendant tout cet été, Volodia s’ennuya visiblement. Son ennui venait de son mépris pour nous, mépris qu’il n’essayait pas de cacher, ainsi qu’on l’a vu. Sa physionomie disait perpétuellement : « Ah ! que je m’ennuie ! et personne à qui parler ! » Tantôt il partait dès le matin avec son fusil, tantôt il restait à lire dans sa chambre et ne s’habillait que pour le dîner. Si papa n’était pas à la maison, il apportait même son livre à table et continuait à lire sans parler à personne, ce qui nous donnait à tous le sentiment d’avoir des torts envers lui. Le soir, il se couchait sur le divan, dans le salon, et dormait la tête sur sa main, ou bien il débitait d’un air sérieux des sottises qui n’étaient même pas toujours convenables et qui mettaient Mimi hors des gonds. Elle rougissait par plaques et nous nous tordions de rire. Jamais, sauf avec papa et quelquefois avec moi, Volodia ne daignait causer sérieusement.

J’imitais mon frère, tout à fait involontairement, dans sa manière de voir sur les filles. Je ne redoutais pourtant pas autant que lui les marques d’affection et mon mépris n’était pas à beaucoup près aussi profond et aussi enraciné. J’essayai même plusieurs fois dans le courant de l’été, par ennui, de me rapprocher de Lioubotchka et de Catherine et de causer avec elles ; mais je me heurtai toujours à une telle incapacité de suivre un raisonnement, à une telle ignorance des choses les plus simples et les plus connues, — par exemple, ce que c’est que l’argent, ce qu’on apprend à l’Université, ce que c’est que la guerre, etc., — et à une telle absence de curiosité pour toutes ces choses, que mes tentatives n’avaient d’autre résultat que de me confirmer dans ma mauvaise opinion.

Je me souviens qu’un soir Lioubotchka répétait pour la centième fois, sur le piano, un passage insupportable. Volodia sommeillait sur le divan du salon et de temps en temps, sans s’adresser à personne en particulier, il marmottait avec une ironie agressive : « Mazette, va !…… barbouilleuse !…… tapoteuse…… (il prononçait cette dernière épithète avec une ironie particulière), très bien…… encore une fois…… ça y est ! » etc. J’étais avec Catherine à la table à thé, et je ne me rappelle pas comment Catherine avait amené la conversation sur son thème favori : l’amour. J’étais en veine de philosopher et je me mis à définir emphatiquement l’amour : le désir de trouver dans un autre ce qui nous manque. Catherine me répondit qu’au contraire, quand une jeune fille sans fortune voulait épouser un homme riche, ce n’était pas de l’amour ; qu’à son avis, la fortune était la chose du monde la moins importante et que le seul véritable amour était celui qui résistait à l’absence (je compris qu’elle faisait allusion à son inclination pour Doubkof). Volodia, qui évidemment nous écoutait, se souleva tout à coup sur son coude et lança d’un ton interrogateur une de ses apostrophes bizarres.

« Toujours des bêtises ! » dit Catherine.

Je ne pus m’empêcher de penser que Volodia avait tout à fait raison.

En dehors des facultés communes à tous les hommes et plus ou moins développées chez chaque individu, par exemple la sensibilité ou le sens artistique, il existe une faculté qui est plus ou moins développée dans chaque cercle de la société et en particulier dans chaque famille ; je l’appellerai la compréhension. L’essence de cette faculté consiste à appliquer aux objets les mêmes mesures de convention et à les considérer du même point de vue de convention. Deux personnes du même cercle ou de la même famille, douées de la faculté en question, n’iront jamais au delà d’un certain point dans l’expression du sentiment, parce qu’au delà elles y voient l’une et l’autre de la phrase. Elles s’aperçoivent juste en même temps du moment où l’éloge devient de l’ironie et la chaleur de l’hypocrisie, tandis que d’autres pourraient en juger tout autrement. Les personnes douées de la même compréhension voient les choses du même côté, soit du côté risible, soit du beau ou du vilain côté. Afin de faciliter cette entente, les membres d’un même cercle ou d’une même famille adoptent une langue à eux, des tours de phrase particuliers et jusqu’à des mots exprimant les nuances d’idées qui n’existent pas pour les autres. Dans notre famille, l’intelligence était à cet égard complète entre papa, mon frère et moi. Doubkof s’était très bien mis au courant et comprenait. Dmitri, quoique beaucoup plus intelligent, ne comprenait pas ; il était bête pour cela. Mais c’était surtout entre Volodia et moi, qui avions grandi dans des circonstances identiques, que l’entente était extraordinaire. Papa lui-même était bien loin d’être à notre hauteur ; il ne comprenait pas une foule de choses aussi claires pour nous que deux et deux font quatre. Par exemple, nous avions adopté, Volodia et moi, — Dieu sait pourquoi ! — les mots de convention suivants : raisin sec signifiait le désir vaniteux de montrer que j’avais de l’argent ; bosse (qu’il fallait articuler en appuyant d’une façon particulière sur les deux s et en réunissant les doigts) signifiait quelque chose de frais, de sain, d’élégant, mais ne sentant pas le petit-maître, etc., etc. Du reste, le sens dépendait beaucoup de l’expression du visage et de l’ensemble de la conversation, à tel point que si l’un de nous inventait un mot nouveau pour rendre une nuance nouvelle, l’autre comprenait sur-le-champ à demi-mot. Les filles de la maison n’avaient pas notre manière de comprendre, et c’était la cause principale de la barrière morale qui les séparait de nous et du mépris que nous éprouvions pour elles.

Elles avaient peut-être leur compréhension à elles, mais celle-ci s’accordait si peu avec la nôtre, qu’elles voyaient du sentiment dans ce que nous appelions des phrases, qu’elles prenaient au sérieux ce que nous disions ironiquement, etc. Dans ce temps-là, je ne concevais pas qu’elles n’en pouvaient mais, et que cela ne les empêchait pas d’être de bonnes petites filles intelligentes ; et je les méprisais. De plus, m’étant une fois féru de l’idée de la sincérité et l’ayant poussée en ce qui me concernait jusqu’à l’extrême, j’accusai Lioubotchka, si calme et si confiante, d’être sournoise et hypocrite, parce qu’elle ne voyait nullement la nécessité d’exhumer et d’analyser toutes ses pensées et tous les mouvements de son âme. Par exemple, Lioubotchka avait l’habitude de faire tous les soirs le signe de la croix sur papa ; elle et Catherine pleuraient au service funèbre en mémoire de maman ; Catherine poussait des soupirs et roulait les yeux en jouant du piano : tout cela me paraissait le comble de l’hypocrisie, et je me demandais où elles avaient appris à feindre comme les grandes personnes et comment leur conscience ne leur faisait pas de reproches.