Souvenirs : Adolescence
Traduction par Arvède Barine.
Librairie Hachette et Cie (p. 133-135).


XXXIII

LA PERFIDE


Après le dîner commencèrent les « petits jeux » et j’y pris une part active. En jouant au chat et à la souris, je marchai sans le faire exprès, par maladresse, sur la robe de la gouvernante des Kornakof, qui jouait avec nous, et je la déchirai. Je remarquai que toutes les filles, et Sonia en particulier, étaient ravies de l’air contrarié avec lequel la gouvernante alla recoudre sa robe dans la chambre des servantes. Je résolus de leur procurer une seconde fois ce plaisir. Dans cette aimable intention, dès que la gouvernante fut revenue, je me mis à galoper autour d’elle en cherchant une occasion favorable pour accrocher sa jupe avec mon talon et la déchirer de nouveau. Sonia et les princesses avaient de la peine à s’empêcher de rire, ce qui flattait beaucoup mon amour-propre ; mais Saint-Jérôme remarqua mes manœuvres. Il s’approcha de moi et me dit en fronçant les sourcils (chose que je ne pouvais souffrir) que j’avais l’air de méditer des sottises et que, si je n’étais pas plus sage, il m’en ferait repentir, bien que ce fût jour de fête.

Je me trouvais dans la situation d’agacement de l’homme qui a perdu plus qu’il n’avait dans sa poche, qui redoute le moment du règlement et qui continue à jouer en désespéré, sans aucun espoir de se rattraper et simplement pour s’étourdir : je souris insolemment et m’éloignai de Saint-Jérôme.

Après « le chat et la souris », l’un de nous organisa un jeu que nous appelions le « long nez ». On mettait les chaises sur deux rangs, l’un en face de l’autre, les dames et les cavaliers se formaient en deux camps et l’on changeait de chaises en choisissant son partenaire.

La dernière des princesses choisissait toujours le plus jeune des Ivine, Catherine choisissait tantôt Volodia, tantôt Iline, Sonia ne manquait jamais de choisir Serge, et, à mon grand étonnement, elle ne parut pas du tout confuse quand Serge vint tout droit s’asseoir en face d’elle. Elle se mit à rire de son joli rire sonore et lui fit entendre par un signe de tête qu’il avait deviné juste. Moi, personne ne me choisissait. À ma profonde humiliation, je compris que j’étais de trop, que j’étais celui qui reste et qu’on dirait toutes les fois : « Qui reste-t-il encore ? — Ah ! c’est Nicolas ; prends-le donc ! » Je me déterminai donc, quand c’était à mon tour de traverser, à aller tout droit à ma sœur, ou à une des vilaines princesses, et jamais, hélas ! je ne me trompais : Sonia était tellement occupée de Serge Ivine, que je n’existais pas pour elle. J’ignore sur quel fondement je la traitai en pensée de perfide, puisqu’elle ne m’avait jamais promis de me choisir et de ne pas choisir Serge, mais j’étais fermement convaincu qu’elle se conduisait avec moi de la façon la plus horrible.

Après le jeu, je remarquai que la perfide, que je méprisais, mais sans pouvoir en détacher mes yeux, s’en allait dans un coin avec Serge et Catherine. Ils se mirent à causer d’un air de mystère. Je m’approchai à pas de loup, caché par le piano, pour découvrir leur secret, et voici ce que je vis : Catherine tenait un mouchoir de batiste par les deux coins, devant Serge et Sonia, de manière à les empêcher de voir. « Non, dit Serge ; vous avez perdu. Payez à présent ! » Sonia, debout devant lui, les bras pendants et l’air en faute, dit en rougissant : « Je n’ai pas perdu, n’est-ce pas, mademoiselle Catherine ? — J’aime la vérité, répliqua Catherine ; vous avez perdu votre pari, ma chère ! »

À peine Catherine avait-elle prononcé ces mots, que Serge se pencha et embrassa Sonia. Il l’embrassa comme cela, tout simplement, sur ses petites lèvres roses. Et Sonia se mit à rire, comme si, ce n’était rien, comme si c’était très amusant. Abomination ! ô l’hypocrite, la perfide !