Souvenirs : Adolescence
Traduction par Arvède Barine.
Librairie Hachette et Cie (p. 131-133).
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XXXII

LA PETITE CLEF


Nous avions à peine eu le temps de dire bonjour à tous les invités, qu’on annonça le dîner. Papa était très en train (depuis quelque temps il avait la veine et gagnait). Il donna à Lioubotchka, pour sa fête, un service de voyage en argent et il se souvint, étant encore à table, qu’il avait aussi pour elle une bonbonnière ; il l’avait oubliée chez lui.

Au lieu d’envoyer un domestique, « vas-y plutôt, Coco, me dit-il. Les clefs sont sur la grande table, dans la coquille, tu sais ?… Tu prendras la plus grosse et tu ouvriras le deuxième tiroir à droite. Là, tu trouveras une petite boîte, des bonbons dans du papier, et tu apporteras le tout.

— Faut-il aussi t’apporter des cigares ? demandai-je, sachant qu’il en envoyait toujours chercher après le dîner.

— Oui. Fais attention de ne toucher à rien chez moi ! » cria-t-il comme je m’éloignais.

Je trouvai le trousseau de clefs à l’endroit indiqué et j’allais ouvrir le tiroir, lorsque l’envie me prit de savoir à quelle serrure allait une toute petite clef enfilée dans l’anneau.

Sur la table, parmi cent objets divers, se trouvait un portefeuille brodé, fermé avec un petit cadenas. Je voulus voir si la toute petite clef allait au petit cadenas. L’expérience eut un plein succès : le portefeuille s’ouvrit et j’y trouvai tout un tas de papiers. La curiosité me poussa si violemment à savoir ce qu’étaient ces papiers qu’elle étouffa la voix de la conscience ; je me mis à examiner le contenu du portefeuille.

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La vénération qu’éprouvent les enfants pour les grandes personnes était si robuste chez moi, en particulier pour papa, que mon esprit se refusait inconsciemment à tirer des conclusions de ce que j’avais sous les yeux. J’avais le sentiment que papa vivait dans une sphère supérieure et tout à fait à part, inaccessible et incompréhensible pour moi, et que je commettrais une sorte de sacrilège en essayant de pénétrer les secrets de sa vie.

Les découvertes que je fis à l’improviste dans son portefeuille ne me laissèrent donc aucune impression nette, si ce n’est la conscience d’avoir mal fait. J’étais honteux et mal à l’aise.

Je voulus refermer au plus vite le portefeuille, mais il était dit qu’en ce jour mémorable j’aurais tous les malheurs. Ayant introduit la petite clef dans le trou de la serrure, je tournai dans le mauvais sens. Croyant avoir fermé, je tirai la clef, et, ô horreur ! le bout me resta dans la main ! Je m’efforçai en vain de le rajuster à la moitié demeurée dans le cadenas et de faire sortir cette dernière par la vertu d’un sortilège quelconque : il fallut m’habituer à l’affreuse pensée que j’avais commis un nouveau crime, qui serait découvert quand papa rentrerait dans son cabinet.

L’affaire de Mimi, le 1 et la petite clef, il ne pouvait plus rien m’arriver de pis. Grand’mère pour l’affaire de Mimi, Saint-Jérôme pour le 1, papa pour la petite clef…, et tout ça tombera sur moi pas plus tard que ce soir !

« Qu’est-ce que je vais devenir ? A-a-a-ah ! qu’ai-je fait ? m’écriai-je à haute voix en allant et venant sur le tapis moelleux du cabinet. Eh ! dis-je en moi-même en cherchant les bonbons et les cigares, on n’évite pas sa destinée… ! » Je revins en courant.

Cette sentence fataliste, que j’avais entendu répéter, dans mon enfance, à Kolia, exerçait sur moi, à toutes les minutes difficiles de ma vie, une influence bienfaisante et calmante. En rentrant dans la salle à manger, je me trouvais dans un état d’âme un peu troublé et pas très naturel, mais parfaitement gai.