Souvenirs : Adolescence
Traduction par Arvède Barine.
Librairie Hachette et Cie (p. 113-116).


XXVII

LE PETIT PLOMB


« Mon Dieu ! de la poudre !…. criait Mimi d’une voix suffoquée par l’émotion. Qu’est-ce que vous faites là ? Vous voulez donc mettre le feu à la maison, nous tuer tous ?…. »

Avec une expression d’héroïsme impossible à décrire, Mimi ordonna à tout le monde de s’écarter, se dirigea avec de grandes enjambées résolues vers le petit plomb éparpillé sur le plancher et le piétina, au mépris du péril d’une explosion subite. Lorsqu’elle jugea le danger diminué, elle appela un domestique et lui ordonna d’aller jeter toute cette poudre un peu loin, de préférence dans l’eau. Après quoi elle secoua orgueilleusement son bonnet et se dirigea vers le salon en marmottant : « Ils sont bien surveillés, il n’y a pas à dire ! »

Quand papa sortit de son aile et que nous entrâmes avec lui chez grand’mère, Mimi y était déjà. Elle était assise près de la fenêtre ; son visage avait revêtu une sorte d’expression mystérieuse et officielle, et elle regardait d’un air menaçant dans la direction de la porte. Sa main tenait un objet enveloppé dans des morceaux de papier je devinai que c’était le plomb et que grand’mère savait déjà tout.

Il y avait là, outre Mimi, la femme de chambre Gacha, en proie à une violente émotion que trahissait son visage enflammé et farouche, et le docteur Blumenthal, un petit homme grêlé, qui s’efforçait en vain de calmer Gacha par des clignements d’yeux et des signes de tête pacificateurs.

Grand’mère était assise un peu en côté et faisait la patience du voyageur, ce qui était toujours, chez elle, l’indice d’une humeur détestable.

« Comment allez-vous aujourd’hui, maman ? Avez-vous bien dormi ? dit papa en lui baisant respectueusement la main.

— Parfaitement, mon cher ; vous n’ignorez pas, je suppose, que je me porte toujours admirablement, répliqua grand’mère du même ton que si la question de papa avait été souverainement déplacée et blessante. Eh bien ? continua-t-elle en se tournant vers Gacha, et mon mouchoir propre ?

— Je vous l’ai donné, répondit Gacha en montrant un mouchoir de batiste blanc comme neige, posé sur le bras du fauteuil.

— Otez-moi cette guenille sale et donnez-moi un mouchoir propre, ma chère. »

Gacha alla au chiffonnier, ouvrit un des tiroirs et le referma si violemment, que les vitres des fenêtres tremblèrent. Grand’mère nous jeta à tous un regard terrible, puis se remit à suivre les mouvements de sa femme de chambre. Lorsque celle-ci lui présenta le mouchoir (il me sembla que c’était le même), grand’mère lui dit : « Quand me râperez-vous du tabac, ma chère ?

— Quand j’aurai le temps.

— Qu’est-ce que vous dites ?

— Je dis que je vais en râper.

— Si vous ne vouliez pas faire mon service, ma chère, vous auriez mieux fait de le dire : il y a longtemps que je vous aurais renvoyée.

— Vous pouvez me renvoyer, on n’en pleurera pas, » marmotta Gacha entre ses dents.

Le docteur recommença ses clignements d’yeux, mais Gacha tourna vers lui un visage si courroucé et si décidé, qu’il se hâta de faire le plongeon avec sa tête et se mit à jouer avec sa clef de montre.

« Vous voyez, mon cher, dit grand’mère en s’adressant à papa après que Gacha eut quitté la chambre en continuant à grommeler, comment on me traite dans ma propre maison.

— Permettez, maman, je vous râperai du tabac moi-même, dit papa, que cette apostrophe inattendue parut embarrasser beaucoup.

— Non, je vous remercie. Elle n’est si malhonnête que parce qu’elle sait bien qu’il n’y a qu’elle qui sache râper mon tabac à mon goût… Vous savez, mon cher, continua grand’mère après une petite pause, que vos enfants ont manqué mettre le feu à la maison ? »

Papa la regarda avec une expression de curiosité respectueuse.

« Oui, voilà avec quoi ils jouent. Montrez, » ajouta-t-elle en se tournant vers Mimi.

Papa prit le papier et ne put s’empêcher de sourire.

« Mais, maman, c’est du petit plomb, dit-il ; ce n’est pas du tout dangereux.

— Je vous suis très reconnaissante, mon cher, de me donner des leçons ; mais je suis trop vieille…

— Les nerfs ! les nerfs ! » murmura le docteur. Papa se tourna aussitôt vers nous :

« Où avez-vous pris ça ? Comment osez-vous plaisanter avec ces choses-là ?

— Inutile de les interroger ; mais il faut prier leur menin de les surveiller, dit grand’mère en appuyant avec une inflexion de voix méprisante sur le mot menin.

— Volodia dit que c’est Karl Ivanovitch qui lui a donné cette poudre, intervint Mimi.

— Vous voyez quel joli surveillant ! continua grand’mère. Et où est-il, ce menin ? Envoyez-le-moi ici.

— Je lui ai permis de sortir, dit papa.

— Ce n’est pas une raison. Il devrait toujours être là. Ce ne sont pas mes enfants, ce sont les vôtres, et je n’ai pas de conseil à vous donner ; vous avez plus d’esprit que moi ; mais il me semble qu’il serait temps de leur donner un gouverneur, au lieu d’un menin, une espèce de rustre allemand. Oui, un imbécile et un rustre, qui n’est capable de leur rien apprendre, excepté les mauvaises manières et des chansons tyroliennes. Je vous demande un peu s’il est très nécessaire que les enfants sachent chanter des tyroliennes. Du reste, à présent il n’y a plus personne pour s’occuper d’eux et vous pouvez faire ce qu’il vous plaira. »

À présent voulait dire : « Puisqu’ils n’ont plus de mère, » et à présent réveilla des souvenirs tristes dans le cœur de grand’mère. Elle baissa les yeux sur sa tabatière à portrait et devint pensive.

« J’y songeais depuis longtemps, se hâta de dire papa, et je voulais vous demander votre avis, maman. Si nous prenions Saint-Jérôme, qui leur donne en ce moment des leçons au cachet ?

— Tu ferais admirablement, mon ami, dit grand’mère d’une voix radoucie. Saint-Jérôme est un gouverneur, qui sait comment il faut élever des enfants de bonne maison, et non un simple menin, bon seulement à les mener promener.

— Je lui parlerai dès demain, » dit papa.

En effet, deux jours après cette conversation, Karl Ivanovitch cédait sa place à un jeune petit-maître français.