Souvenirs : Adolescence
Traduction par Arvède Barine.
Librairie Hachette et Cie (p. 111-113).

XXVI

MACHA


De tous les changements qui s’opérèrent dans ma manière de voir, aucun ne fut aussi frappant pour moi-même que d’apercevoir la femme dans une de nos femmes de chambre. Je n’avais vu en elle jusqu’ici qu’un domestique du sexe féminin, et voici qu’elle devenait un être d’où pouvaient dépendre, jusqu’à un certain point, mon repos et mon bonheur.

Du plus loin que je me souvienne, je me rappelle avoir vu Macha dans notre maison, et jamais je n’avais fait la moindre attention à elle jusqu’à un événement qui bouleversa mes idées à son égard et que je raconterai tout à l’heure. Macha avait vingt-cinq ans quand j’en avais quatorze. Elle était fort jolie, mais je n’ose la décrire, de peur que mon imagination ne se refuse à me représenter l’image enchanteresse et trompeuse qu’elle s’était formée au temps de ma passion. De crainte d’erreur, je me contenterai de dire qu’elle était extraordinairement blanche, très plantureuse, que c’était une femme et que j’avais quatorze ans.

Dans une de ces minutes où, votre leçon à la main, vous vous promenez par la chambre en vous étudiant à ne marcher que sur certaines fentes du plancher, à moins que vous ne vous occupiez à chanter un air inepte, ou à barbouiller d’encre le bord de la table, ou à répéter machinalement une phrase quelconque, dans une de ces minutes, en un mot, où l’esprit se refuse au travail et où l’imagination, prenant le dessus, cherche des impressions, je sortis de la classe et descendis sans aucun but vers le palier de l’escalier.

Une personne en souliers montait l’escalier en sens inverse. Naturellement, j’eus envie de voir qui c’était, mais les pas cessèrent tout à coup et j’entendis la voix de Macha : « Allons, pas de bêtise…… Marie Ivanovna vient !…. ce serait une belle affaire !

— Elle ne vient pas, » murmura la voix de Volodia, et j’entendis une lutte, comme si Volodia essayait de la retenir.

« Voulez-vous bien ôter vos mains, polisson ! » et Macha passa en courant devant moi. Son fichu arraché était tout de travers et l’on voyait son cou blanc et plein.

Je ne saurais dire à quel point cette découverte m’ébahit. Toutefois l’ébahissement céda promptement la place à la sympathie. Ce n’était déjà plus l’action de Volodia qui m’étonnait, c’était qu’il eût su deviner qu’elle lui procurerait de l’agrément. Malgré moi, j’avais envie de l’imiter.

Je passai désormais des heures entières sur le palier de l’escalier, écoutant avec une attention intense les moindres mouvements qui se faisaient à l’étage supérieur ; mais jamais je ne pus prendre sur moi d’imiter Volodia. C’était pourtant la chose du monde dont j’avais le plus envie. Parfois, caché derrière la porte, j’écoutais avec un sentiment de jalousie très pénible le vacarme qui s’élevait dans la chambre des servantes. Je me demandais ce qui arriverait si j’entrais et si j’essayais, comme Volodia, d’embrasser Macha ; ce que je répondrais, avec mon gros nez et mes cheveux en l’air, quand elle me demanderait ce que je voulais. Je l’entendais quelquefois dire à Volodia : « Voulez-vous bien me laisser tranquille, polisson ! Allez-vous-en…… Ce n’est pas Nicolas Pétrovitch qui viendrait faire des sottises comme ça…… » Elle ne se doutait pas qu’en ce même moment Nicolas Pétrovitch était caché sous l’escalier et qu’il donnerait tout au monde pour être à la place de ce polisson de Volodia.

J’étais naturellement timide, et la conscience de ma laideur augmentait ma timidité. Je suis convaincu que rien n’exerce une influence aussi grande sur la future manière d’être d’un homme que son extérieur et le sentiment d’être ou de ne pas être séduisant de sa personne.

J’avais trop d’amour-propre pour me résigner à être comme j’étais. Je me consolais, comme le renard, en me disant que les raisins étaient trop verts ; en d’autres termes, je m’efforçais de mépriser tous les plaisirs que procure un extérieur agréable et qui étaient, dans ma pensée, le lot de Volodia. Je les enviais de toute mon âme, mais je m’efforçais de toutes les forces de mon esprit et de mon imagination de trouver des jouissances dans un isolement orgueilleux.