Souvenirs (Tocqueville)/02/06

Texte établi par Christian de Tocqueville, Calmann Lévy (p. 162-172).

VI

Mes rapports avec Lamartine. — Tergiversations de celui-ci.

C’était le moment où Lamartine était au plus haut de sa renommée : il apparaissait à tous ceux auxquels la révolution avait fait mal ou avait fait peur, c’est-à-dire à la grande majorité de la nation, comme un sauveur. Paris et onze départements venaient de l’élire à l’Assemblée nationale ; je ne crois pas que personne ait jamais inspiré d’aussi vifs transports que ceux qu’il faisait naître alors ; il faut avoir vu l’amour ainsi aiguillonné par la crainte pour savoir avec quel excès d’idolâtrie peuvent aimer les hommes. L’emportement de la faveur qu’on lui témoignait alors ne saurait se comparer à rien, sinon, peut-être, à l’excès de l’injustice dont on usa bientôt envers lui. Tous les députés, qui arrivaient à Paris avec le désir de réprimer les excès de la révolution et de lutter contre le parti démagogique, le considéraient d’avance comme leur unique chef, et s’attendaient à ce qu’il allât se mettre sans hésiter à leur tête pour attaquer et abattre les socialistes et les démagogues ; ils s’aperçurent bientôt qu’ils se trompaient, et ils virent que Lamartine n’entendait pas le rôle qui lui restait à jouer, d’une façon aussi simple. Il faut avouer que sa position était bien complexe et bien difficile. On oubliait alors, mais il ne pouvait oublier lui-même qu’il avait contribué, plus que personne, au succès de la révolution de Février. La terreur effaçait en ce moment ce souvenir de l’esprit du peuple, mais la sécurité publique ne pouvait manquer de le faire reparaître bientôt. Il était facile de prévoir que du moment où le courant, qui avait amené les affaires au point où elles se trouvaient, aurait été arrêté, il s’établirait un courant contraire qui pousserait la nation en sens opposé, plus vite et plus loin que Lamartine ne pouvait et ne voulait aller. Le succès des Montagnards amènerait sa ruine immédiatement, mais leur complète défaite le rendait inutile et devait, tôt ou tard, faire sortir le gouvernement de ses mains. Il voyait donc pour lui presque autant de dommages et de périls à vaincre qu’à être vaincu.

Je crois, en effet, que si Lamartine se fût mis résolument, dès le premier jour, à la tête de l’immense parti qui voulait ralentir et régler la révolution et qu’il eût réussi à conduire celui-ci à la victoire, il n’aurait pas tardé à être enterré dans son triomphe ; il n’eut pu arrêter à temps son armée qui l’aurait bientôt laissé en arrière et se fût donné d’autres conducteurs.

Je ne pense pas qu’il lui fût possible, quelque conduite qu’il eût tenue, de garder longtemps le pouvoir ; je crois qu’il ne lui restait que la chance de le perdre avec gloire, en sauvant le pays. Lamartine n’était assurément pas homme à se sacrifier de cette manière. Je ne sais si j’ai rencontré, dans ce monde d’ambitions égoïstes, au milieu duquel j’ai vécu, un esprit plus vide de la pensée du bien public que le sien. J’y ai vu une foule d’hommes troubler le pays pour se grandir : c’est la perversité courante ; mais il est le seul, je crois, qui m’ait semblé toujours prêt à bouleverser le monde pour se distraire. Je n’ai jamais connu non plus d’esprit moins sincère, ni qui eût un mépris plus complet pour la vérité. Quand je dis qu’il la méprisait, je me trompe ; il ne l’honorait point assez pour s’occuper d’elle d’aucune manière. En parlant ou en écrivant, il sort du vrai et y rentre sans y prendre garde ; uniquement préoccupé d’un certain effet qu’il veut produire à ce moment-là.

Je n’avais pas revu Lamartine depuis la journée du 24 février. Je l’aperçus pour la première fois la veille de la réunion de l’Assemblée dans la nouvelle salle où je venais choisir mon siège, mais je ne lui parlai pas ; il était entouré alors de quelques-uns de ses nouveaux amis. Dès qu’il m’aperçut, il feignit d’avoir affaire à l’autre bout de la salle et s’éloigna de moi précipitamment. Il me fit dire ensuite par Champeaux (qui lui appartenait moitié comme ami, et moitié comme domestique) qu’il ne fallait pas que je trouvasse mauvais qu’il m’évitât, que sa position l’obligeait d’en agir ainsi à l’égard des anciens hommes parlementaires, que ma place était, du reste, marquée parmi les futurs conducteurs de la république, mais qu’il fallait attendre que les premières difficultés du moment fussent surmontées pour pouvoir directement nous entendre. Champeaux se dit, de plus, chargé de me demander mon avis sur l’état des affaires ; je le donnai très volontiers, mais très inutilement. Cela établit de certains rapports indirects entre Lamartine et moi par l’intermédiaire de Champeaux. Celui-ci me vint voir souvent pour me faire part, au nom de son patron, des incidents qui se préparaient, et je l’allai voir quelquefois dans une petite chambre qu’il occupait sous les combles d’une maison de la rue Saint-Honoré ; il s’y retirait pour recevoir les visites suspectes, quoiqu’il eût un logement aux Affaires étrangères.

Je le trouvais d’ordinaire accablé de solliciteurs, car en France la mendicité politique est de tous les régimes, elle s’accroît par les révolutions mêmes qui sont faites contre elle, parce que toutes les révolutions ruinent un certain nombre d’hommes, et que parmi nous un homme ruiné ne compte jamais que sur l’État pour se refaire. Il y en avait de toutes sortes, tous attirés par ce reflet de puissance dont l’amitié de Lamartine illuminait très passagèrement Champeaux. Je me souviens entre autres d’un certain cuisinier, homme peu illustre dans son métier, à ce qu’il me semblait, qui voulait absolument entrer au service de Lamartine, devenu, disait-il, le président de la République. « Mais il ne l’est pas encore, lui criait Champeaux. — S’il ne l’est pas, repartait l’autre, comme vous l’assurez, il va l’être et il doit déjà s’occuper de sa cuisine. » Pour se débarrasser de l’ambition obstinée de ce marmiton, Champeaux lui promit de placer son nom sous les yeux de Lamartine, dès que celui-ci serait président de la République, et ce pauvre homme s’en fut fort satisfait, rêvant sans doute aux splendeurs bien imaginaires de sa condition prochaine.

Je pratiquais assez assidûment Champeaux dans ce temps-là, quoiqu’il fût très vaniteux, très bavard et fort ennuyeux, parce que, en causant avec lui, je me mettais mieux au courant des pensées et des projets de Lamartine, que si j’eusse entendu son patron lui-même. L’esprit de Lamartine se réfléchissait dans la sottise de Champeaux comme le soleil dans un verre noirci à la fumée, qui fait voir celui-ci sans rayon, mais plus net qu’à l’œil nu. Je démêlais sans peine que dans ce monde chacun se repaissait à peu près des mêmes chimères que le cuisinier dont je viens de parler, et que Lamartine goûtait déjà dans le fond de son cœur les charmes de ce souverain pouvoir qui s’échappait pourtant à ce moment même de ses mains. Il suivait alors cette voie tortueuse qui devait le conduire si tôt à sa perte, s’efforçant de dominer les Montagnards sans les abattre, et de ralentir le feu révolutionnaire sans l’éteindre, de façon à donner au pays assez de sécurité pour en être béni, mais pas assez pour en être oublié. Ce qu’il redoutait par-dessus tout, c’était de laisser retomber la direction de l’Assemblée dans les mains des vieux chefs parlementaires. Je crois que c’était alors sa passion dominante. On le vit bien lors de la grande discussion sur la constitution du pouvoir exécutif ; jamais les partis ne montrèrent mieux cette sorte d’hypocrisie pédante qui leur fait cacher les intérêts derrière les idées ; c’est le spectacle ordinaire, mais il fut plus frappant cette fois que de coutume, parce que le besoin du moment força chaque parti à s’abriter derrière des théories, qui lui étaient étrangères ou même opposées. L’ancien parti royaliste soutint que l’Assemblée devait gouverner elle-même et choisir les ministres, ce qui la faisait toucher à la démagogie ; et les démagogues prétendirent qu’il fallait remettre la puissance exécutive à une commission permanente, laquelle gouvernerait et choisirait tous les agents du gouvernement : système qui se rapprochait des idées monarchiques. Tout ce verbiage voulait dire que les uns voulaient écarter Ledru-Rollin du pouvoir et les autres l’y maintenir.

La nation apercevait alors dans Ledru-Rollin l’image sanglante de la Terreur ; elle voyait en lui le génie du mal comme en Lamartine celui du bien et elle se trompait des deux parts ; Ledru-Rollin n’était qu’un gros garçon très sensuel et très sanguin, dépourvu de principes et à peu près d’idées, sans véritable audace d’esprit ni de cœur, et même sans méchanceté, car il voulait naturellement du bien à tout le monde et était incapable de faire couper le cou à aucun de ses adversaires, si ce n’est peut-être par réminiscence historique ou par condescendance pour ses amis.

Le sort du débat fut longtemps douteux : Barrot le fit tourner contre nous en faisant en notre faveur un très beau discours. J’ai vu beaucoup de ces incidents imprévus dans la guerre parlementaire, et les partis sans cesse trompés de la même manière, parce qu’ils ne songent jamais qu’au plaisir que leur procure à eux-mêmes la parole de leur grand orateur et jamais à l’excitation dangereuse qu’elle va donner à leurs adversaires.

Quand Lamartine, qui s’était tenu jusque-là dans le silence, et, je crois, dans l’indécision, entendit pour la première fois depuis février retentir de nouveau avec éclat et avec succès la voix de l’ancien chef de la gauche, il prit soudainement son parti et demanda la parole. « Vous comprenez, me dit Champeaux le lendemain, qu’avant tout il fallait empêcher l’Assemblée de prendre une résolution sur l’avis de Barrot. » Lamartine parla donc, et, suivant sa coutume, il parla d’une manière brillante.

La majorité, qui était déjà entrée dans la voie que lui ouvrait Barrot, rebroussa chemin en l’écoutant (car cette Assemblée était plus crédule et plus soumise qu’aucune autre que j’eusse encore vue, aux tromperies de l’éloquence ; elle était assez novice et assez innocente pour rechercher les raisons de se décider dans les discours des orateurs). Ainsi Lamartine gagna sa cause, mais il manqua sa fortune ; car il fit naître ce jour-là des défiances qui s’accrurent bientôt, et le précipitèrent du faîte de la popularité qu’il occupait, plus vite qu’il n’y était monté. Les soupçons prirent un corps dès le lendemain, quand on le vit patronner Ledru-Rollin, et forcer la main à ses propres amis pour obtenir d’eux qu’ils lui donnassent celui-ci pour collègue dans la commission exécutive. À cette vue, ce fut dans l’Assemblée et dans la nation un désappointement, une terreur et une colère inexprimables. Je ressentais, pour ma part, ces deux derniers sentiments au plus haut point ; je voyais clairement que Lamartine se détournait du grand chemin qui nous menait hors de l’anarchie, et je ne pouvais deviner dans quel abîme il allait nous conduire en suivant les voies détournées qu’il prenait ; comment prévoir, en effet, où peut aller une imagination toujours bondissante que la raison ou la vertu ne limitent pas ; le bon sens de Lamartine ne me rassurait pas plus que son désintéressement ; et, en fait, je le tenais pour capable de tout, excepté d’agir lâchement et de parler d’une façon vulgaire.

J’avoue que les journées de Juin modifièrent un peu l’opinion que j’avais alors de sa manière d’agir ; elles me montrèrent que nos adversaires étaient plus nombreux, mieux organisés et surtout plus déterminés que je ne le croyais.

Lamartine n’ayant vu depuis deux mois que Paris et y ayant habité pour ainsi dire dans l’intérieur même du parti révolutionnaire, s’exagérait la puissance de celui-ci et l’inertie de la France, il dépassait, en cela, le vrai. Mais je ne sais si, de mon côté, je n’outrais pas les idées contraires ; la route à suivre me paraissait si bien tracée et si visible que je n’admettais point qu’on pût s’en écarter par erreur ; il me paraissait évident qu’il fallait se hâter de profiter de la force morale que possédait l’Assemblée en sortant des mains du peuple pour se saisir du gouvernement, et, par un grand effort, de le raffermir ; tout retard me paraissait de nature à diminuer nos forces et à accroître celles de nos adversaires.

Ce fut, en effet, durant les six semaines qui s’écoulèrent depuis la réunion de l’Assemblée jusqu’aux journées de Juin que les ouvriers de Paris s’enhardirent à la résistance, s’animèrent, s’organisèrent, se procurèrent des munitions aussi bien que des armes et se préparèrent enfin à la lutte ; je suis porté à croire, toutefois, que les tergiversations de Lamartine et sa demi-connivence avec l’ennemi, qui le perdirent lui-même, nous ont sauvés ; elles eurent pour effet d’amuser les chefs de la Montagne et de les diviser. Les Montagnards de la vieille école qu’on gardait dans le gouvernement se séparèrent des socialistes qu’on en excluait. Si tous avaient été unis par un intérêt commun et poussés par un même désespoir avant notre victoire, comme ils finirent par l’être depuis, on peut douter que cette victoire eût été remportée. Quand je songe que nous manquâmes de périr, bien que nous n’eussions contre nous que l’armée révolutionnaire sans ses chefs, je me demande quel eût été le sort du combat si ces chefs se fussent montrés et que l’insurrection eût pu s’appuyer sur un tiers de l’Assemblée nationale.

Lamartine voyait ces périls de plus près et plus clairement que moi et je pense aujourd’hui que la crainte de faire naître un conflit mortel influa autant que l’ambition sur sa conduite. J’aurais dû en juger ainsi, dès ce temps-là, en écoutant madame de Lamartine, dont les terreurs pour la sûreté de son mari et pour celle même de l’Assemblée étaient excessives. « Gardez-vous, me disait-elle, toutes les fois qu’elle me voyait, de pousser les choses à l’extrême ; vous ne connaissez pas les forces du parti révolutionnaire. Si nous entrons en lutte avec lui, nous périrons tous. » Je me suis souvent reproché de n’avoir pas plus cultivé la société de madame de Lamartine, car je lui ai toujours trouvé une vraie vertu, mais elle y ajoutait presque tous les défauts qui peuvent s’incorporer à la vertu et qui, sans l’altérer, la rendent moins aimable : une humeur dominante, beaucoup d’orgueil, un esprit droit, mais raide et parfois rude, de telle sorte qu’on ne pouvait ni s’empêcher de l’honorer, ni se plaire avec elle.