Souvenirs (Tocqueville)/02/05

Texte établi par Christian de Tocqueville, Calmann Lévy (p. 144-161).

V

Première réunion de l’Assemblée constituante. — Aspect de cette Assemblée.

Je ne m’arrêtai à Valognes que pour dire adieu à quelques-uns de mes amis ; plusieurs ne me quittèrent que les larmes aux yeux, car c’était une croyance répandue en province, que les représentants allaient être exposés à de grands dangers dans Paris ; plusieurs de ces braves gens me dirent : « Si on attaque l’Assemblée nationale, nous viendrons vous défendre. » Je me reproche de n’avoir vu alors dans ces paroles que de vains mots, car ils vinrent tous, en effet, eux et beaucoup d’autres, comme on le verra plus loin.

Ce ne fut qu’à Paris, que j’appris que j’avais eu cent dix mille sept cent quatre suffrages sur cent vingt mille votants à peu près ; la plupart des collègues qu’on m’avait donnés, appartenaient à l’ancienne opposition dynastique ; deux seulement avaient professé des opinions républicaines avant la révolution, et étaient ce qu’on appelait dans le jargon du jour des républicains de la veille. On sait qu’il en fût de même dans la plus grande partie de la France.

Il y a eu des révolutionnaires plus méchants que ceux de 1848, mais je ne pense pas qu’il y en ait jamais eu de plus sots ; ils ne surent ni se servir du suffrage universel, ni s’en passer. S’ils avaient fait les élections le lendemain du 24 février, alors que les hautes classes étaient étourdies du coup qu’elles venaient de recevoir, et quand le peuple était plutôt étonné que mécontent, ils auraient obtenu peut-être une assemblée suivant leur cœur ; s’ils avaient hardiment saisi la dictature, ils auraient pu la tenir quelque temps dans leurs mains. Mais ils se livrèrent à la nation et, en même temps, ils firent tout ce qui était le plus propre à l’éloigner d’eux ; ils la menacèrent en se livrant à elle ; ils l’effrayèrent par la hardiesse de leurs projets et par la violence de leur langage, et l’invitèrent à la résistance par la mollesse de leurs actes ; ils se donnèrent les airs d’être ses précepteurs en même temps qu’ils se mettaient dans sa dépendance. Au lieu d’ouvrir leurs rangs après la victoire, il les resserrèrent jalousement, et semblèrent, en un mot, s’être donné à tâche de résoudre ce problème insoluble, à savoir : de gouverner par la majorité, mais contre le goût de celle-ci.

Suivant les exemples du passé sans les comprendre, ils s’imaginèrent niaisement qu’il suffisait d’appeler la foule à la vie politique pour l’attacher à leur cause, et que pour faire aimer la république, c’était assez de donner des droits sans procurer des profits ; ils oubliaient que leurs devanciers, en même temps qu’ils rendaient tous les paysans électeurs, détruisaient la dîme, proscrivaient la corvée, abolissaient les autres privilèges seigneuriaux et partageaient entre les anciens serfs les biens des anciens nobles, tandis qu’eux ne pouvaient rien faire de pareil. En établissant le vote universel ils croyaient appeler le peuple au secours de la révolution, ils lui donnèrent seulement des armes contre elle. Je suis loin de croire pourtant, qu’il fût impossible de faire naître des passions révolutionnaires même dans les campagnes. En France tous les cultivateurs possèdent quelque portion du sol, et la plupart d’entre eux sont obérés dans leur petite fortune ; il ne fallait donc pas s’attaquer aux propriétaires, mais aux créanciers ; ne pas promettre l’abolition du droit de propriété, mais l’abolition des dettes. Les démagogues de 1848 ne s’avisèrent point de ce moyen ; ils se montrèrent beaucoup plus malhabiles que leurs devanciers sans être pour cela plus honnêtes, car ils furent aussi violents et aussi iniques dans leurs désirs que les autres l’avaient été dans leurs actes ; mais pour faire des actes d’iniquité violente, il ne suffit pas à un gouvernement de le vouloir, ni même de le pouvoir, il faut encore que les mœurs, les idées et les passions du temps s’y prêtent.

À mesure cependant que le parti qui tenait le gouvernement voyait ses candidats rejetés, il entrait dans une grande tristesse et dans une grande colère, il se plaignait tantôt tendrement, tantôt rudement des électeurs qu’il traitait d’ignorants, d’ingrats, d’insensés, ennemis de leur propre bien ; il s’irritait contre la nation elle-même et, poussé à bout par sa froideur, il me semblait toujours prêt à lui dire comme Arnolfe de Molière à Agnès :

Pourquoi ne m’aimer pas, madame l’impudente ?

Ce qui n’était point ridicule, mais réellement sinistre et terrible, c’était l’aspect de Paris quand j’y rentrai. Je trouvai dans cette ville cent mille ouvriers armés, enrégimentés, sans ouvrage, mourant de faim, mais l’esprit repu de théories vaines et d’espérances chimériques. J’y vis la société coupée en deux : ceux qui ne possédaient rien, unis dans une convoitise commune ; ceux qui possédaient quelque chose, dans une commune angoisse. Plus de liens, plus de sympathies entre ces deux grandes classes, partout l’idée d’une lutte inévitable et voisine. Déjà les bourgeois et le peuple, car ces anciens noms de guerre avaient été repris, en étaient venus aux mains avec des fortunes contraires, à Rouen, à Limoges, à Paris ; il ne se passait guère de jours sans que les propriétaires ne fussent atteints ou menacés soit dans leur capital, soit dans leurs revenus ; tantôt on voulait qu’ils fissent travailler sans vendre, tantôt qu’ils déchargeassent leurs locataires du prix des loyers, sans avoir eux-mêmes d’autres revenus pour vivre. Ils se pliaient autant qu’ils le pouvaient, à toutes ces tyrannies, et tâchaient de tirer au moins parti de leur faiblesse en la publiant. Je me rappelle avoir lu, entre autres, dans les journaux d’alors cette annonce, qui me frappe encore comme un modèle de vanité, de poltronnerie et de bêtise agréablement mêlées ensemble. « Monsieur le rédacteur, y était-il dit, j’emprunte la voix de votre journal pour prévenir mes locataires que, voulant mettre en pratique à leur égard les principes de fraternité qui doivent guider les vrais démocrates, je délivrerai à ceux de mes locataires qui le réclameront, quittance définitive du terme prochain. »

Cependant un sombre désespoir s’était emparé de cette bourgeoisie ainsi opprimée et menacée, et ce désespoir se tournait insensiblement en courage. J’avais toujours cru qu’il ne fallait pas espérer de régler par degrés et en paix le mouvement de la révolution de Février, et qu’il ne serait arrêté que tout à coup par une grande bataille livrée dans Paris. Je l’avais dit dès le lendemain du 24 février ; ce que je vis alors me persuada que non seulement cette bataille était en effet inévitable, mais que le moment en était proche, et qu’il était à désirer qu’on saisît la première occasion de la livrer.

L’Assemblée nationale se réunit enfin le 4 mai ; jusqu’à la dernière heure on avait douté qu’elle pût le faire. Je crois bien que les plus ardents des démagogues eurent plusieurs fois, en effet, la tentation de se passer d’elle, mais ils ne l’osèrent ; ils restèrent accablés sous le poids de leur propre dogme de la souveraineté du peuple.

Je devrais avoir devant les yeux le tableau que présenta l’Assemblée à son début ; mais je trouve, au contraire, que ce souvenir m’est demeuré très confus. On aurait tort de croire que les événements restent présents à la mémoire en raison seulement de leur importance ou de leur grandeur ; ce sont plutôt certaines petites particularités qui s’y rencontrent, qui les font pénétrer profondément dans l’esprit et les y attachent d’une manière durable ; je me souviens seulement que nous criâmes quinze fois : « Vive la république ! » durant le cours de la séance, à l’envi les uns des autres. L’histoire des assemblées est pleine d’incidents analogues, et l’on y voit sans cesse un parti outrer l’expression de ses sentiments pour embarrasser son adversaire, et celui-ci feindre les sentiments qu’il n’a pas pour éviter le piège. Tous donc se poussaient par un effort commun soit au delà, soit à l’opposé du vrai. Je crois, du reste, qu’ici le cri fut de part et d’autre sincère ; il répondait seulement à des pensées diverses ou même contraires. Tous voulaient alors conserver la république, mais les uns voulaient s’en servir pour attaquer, les autres pour se défendre. Les journaux du temps parlèrent de l’enthousiasme de l’Assemblée et de celui de la foule ; il y eut beaucoup de bruit, mais d’enthousiasme point. Chacun était trop préoccupé du lendemain pour se laisser entraîner bien loin de cette pensée par un sentiment quelconque. Un décret du gouvernement provisoire avait réglé que les représentants porteraient le costume des conventionnels et surtout le gilet blanc rabattu avec lequel on ne manquait jamais de représenter Robespierre sur le théâtre. Je crus d’abord que cette belle idée était venue dans l’esprit de Ledru-Rollin ou de Louis Blanc, mais j’appris ensuite qu’elle était due à l’imagination fleurie et littéraire d’Armand Marrast. On sait que personne n’obéit au décret, pas même son auteur ; il n’y eut que Caussidière qui se déguisa de la manière indiquée. Cela me le fit remarquer, car je ne le connaissais non plus que la plupart de ceux qui allaient s’appeler les Montagnards, toujours pour se conformer aux souvenirs de 93. Je vis un corps très grand et très gros, sur lequel était posée une tête triangulaire, enfoncée profondément entre les deux épaules, l’œil rusé et méchant, un air de bonhomie répandu sur le reste du visage. C’était, en somme, une masse de matière fort informe, mais dans laquelle s’agitait un esprit assez subtil pour savoir tirer parti de sa grossièreté et de son ignorance.

Le lendemain et le surlendemain, les membres du gouvernement provisoire nous racontèrent successivement ce qu’ils avaient fait depuis le 24 février. Chacun dit beaucoup de bien de soi et même assez de bien de ses collègues, quoiqu’il fût difficile de rencontrer des hommes qui se haïssent plus sincèrement entre eux que ceux-là. Indépendamment des haines et des jalousies politiques qui les divisaient, il me parut qu’ils ressentaient encore, vis-à-vis les uns des autres, cette irritation particulière qu’éprouvent des voyageurs qui ont été forcés de vivre ensemble dans le même vaisseau, pendant une longue et orageuse traversée, sans se convenir et sans s’entendre. Je vis reparaître à cette première séance presque tous les hommes parlementaires parmi lesquels j’avais vécu. À l’exception de M. Thiers, qui avait échoué, du duc de Broglie qui ne s’était pas présenté, je crois, et de MM. Guizot et Duchâtel, qui étaient en fuite, tous les orateurs célèbres et la plupart des parleurs connus de l’ancien monde politique étaient là ; mais ils s’y trouvaient comme dépaysés, ils se sentaient isolés et suspects, ils faisaient peur et ils avaient peur, deux contraires qui se rencontrent souvent en politique. Ils ne possédaient rien alors de cette influence que le talent et l’expérience leur redonnèrent bientôt. Tout le reste de l’Assemblée était aussi novice que si nous vinssions de sortir de l’ancien régime ; car, grâce à la centralisation, la vie publique ayant toujours été resserrée dans les seules limites des Chambres, tous ceux qui n’avaient été ni pairs ni députés savaient à peine ce que c’était qu’une assemblée, ni comment il convenait de s’y comporter et d’y parler ; ils en ignoraient profondément les habitudes journalières et les usages les plus ordinaires ; ils étaient inattentifs aux moments décisifs et écoutaient très attentivement les choses sans importance. C’est ainsi que le second jour, ils se pressèrent autour de la tribune et firent faire un grand silence pour mieux entendre la lecture du procès-verbal de la séance précédente, se figurant que cet acte insignifiant était une pièce fort importante. Je suis sûr que neuf cents paysans anglais ou américains, pris au hasard, auraient bien mieux présenté l’aspect d’un grand corps politique.

Sur les gradins d’en haut, toujours en imitation de la Convention nationale, s’étaient placés les hommes qui professaient les opinions les plus radicales et les plus révolutionnaires ; ils y étaient fort mal, mais ils y acquéraient le droit de s’appeler eux-mêmes Montagnards, et, comme les hommes aiment volontiers à se repaître d’imaginations agréables, ceux-ci se flattaient très témérairement de ressembler aux célèbres scélérats dont ils prenaient le nom.

Les Montagnards se divisèrent bientôt en deux bandes fort distinctes : les révolutionnaires de la vieille école et les socialistes ; du reste, les deux nuances n’étaient pas tranchées. On passait de l’une à l’autre par des teintes insensibles : les Montagnards proprement dits avaient presque tous dans le cerveau quelques idées socialistes, et les socialistes agréaient très volontiers les procédés révolutionnaires des premiers ; cependant ils différaient les uns des autres assez profondément pour qu’il leur fût impossible de marcher toujours d’accord, et c’est ce qui nous sauva. Les socialistes étaient les plus dangereux, car ils répondaient plus exactement au vrai caractère de la révolution de Février et aux seules passions qu’elle eût fait naître ; mais ils étaient plus gens de théorie que d’action et, pour bouleverser la société à leur aise, ils auraient eu besoin de l’énergie pratique et de la science des insurrections que leurs confrères seuls possédaient bien.

De la place que j’occupais, je pouvais facilement entendre ce qui se disait sur les bancs de la Montagne et surtout voir ce qui s’y passait. Cela me donna occasion d’étudier assez particulièrement les hommes qui habitaient cette partie de la Chambre. Ce fut pour moi comme la découverte d’un nouveau monde. On se console de ne point connaître les pays étrangers en pensant qu’on connaît du moins son propre pays, et l’on a tort, car il se trouve toujours dans celui-là même des contrées qu’on n’a point visitées et des races d’hommes qui vous sont nouvelles. Je l’éprouvai bien dans cette circonstance. Il me semblait que je voyais pour la première fois ces Montagnards, tant leur idiome et leurs mœurs me surprirent. Ils parlaient un jargon qui n’était proprement ni le français des ignorants ni celui des lettrés, mais qui tenait des défauts de l’un et de l’autre, car il abondait en gros mots et en expressions ambitieuses. On entendait sortir de ces bancs de la Montagne un jet continu d’apostrophes injurieuses ou joviales ; il s’y faisait en même temps une foule de quolibets et de sentences, et on y prenait alternativement un ton très grivois et des airs très superbes. Évidemment, ces gens-là n’appartenaient pas plus au cabaret qu’au salon ; je crois qu’ils s’étaient poli les mœurs dans les cafés et nourri l’esprit dans la seule littérature des journaux. C’était, en tout cas, la première fois depuis le commencement de la révolution que cette espèce se produisait dans une de nos assemblées ; elle n’y avait jamais été représentée jusque-là que par des individus isolés et inaperçus, plus occupés à se dissimuler qu’à se montrer.

L’Assemblée constituante avait deux autres aspects qui me parurent aussi nouveaux que celui-ci, quoique bien différents de lui. Elle renfermait infiniment plus de grands propriétaires et même de gentilshommes que n’en avait eu aucune des Chambres choisies dans les temps où la condition nécessaire pour être électeur et pour être élu était l’argent. Et l’on y rencontrait un parti religieux plus nombreux et plus puissant que sous la Restauration même ; j’y comptais trois évêques, plusieurs vicaires généraux et un dominicain, tandis que Louis XVIII et Charles X n’avaient jamais pu réussir qu’à faire élire un seul abbé.

L’abolition de tout cens, qui mettait une partie des électeurs dans la dépendance des riches, la vue des périls de la propriété, qui portait le peuple à choisir pour représentants ceux qui avaient le plus d’intérêt à la défendre, sont les raisons principales qui expliquent la présence de ce grand nombre de propriétaires. L’élection des ecclésiastiques provenait de causes semblables et d’une cause différente et plus digne encore d’être considérée. Cette cause était un retour presque général et très inattendu d’une grande partie de la nation vers les choses religieuses.

La révolution de 92, en frappant les hautes classes, les avait corrigées de l’irréligion ; elle leur avait fait toucher du doigt sinon la vérité, au moins l’utilité sociale des croyances. Cette leçon avait été perdue pour la classe moyenne, restée leur héritière politique et leur rivale jalouse ; celle-ci était même devenue plus incrédule à mesure que l’autre semblait redevenir dévote. La révolution de 1848 venait de faire en petit pour la bourgeoisie ce que celle de 92 avait fait pour la noblesse : mêmes revers, mêmes terreurs, même retour, c’était le même tableau, peint seulement plus en petit et avec des couleurs moins vives et, sans doute, moins durables. Le clergé avait facilité cette conversion en se détachant lui-même de tous les anciens partis politiques et en rentrant dans l’esprit ancien et véritable de tout clergé catholique, qui est de n’appartenir qu’à l’Église ; il professait donc volontiers des opinions républicaines, tout en donnant aux intérêts anciens la garantie de ses traditions, de ses mœurs et de sa hiérarchie. Il était accepté et choyé de tous. Les prêtres qui vinrent à l’Assemblée y jouirent toujours d’une considération très grande, et ils la méritèrent par leur bon sens, leur modération et leur modestie. Quelques-uns d’entre eux tâchèrent de paraître à la tribune, mais ils ne purent jamais apprendre la langue de la politique ; ils l’avaient oubliée depuis trop longtemps ; tous leurs discours tournaient insensiblement en homélies.

Du reste, le vote universel avait remué le pays de fond en comble, sans mettre en lumière aucun homme nouveau qui méritât de paraître. J’ai toujours pensé que, quel que soit le mode suivi dans une élection générale, la plupart des hommes rares que la nation possède arrivent en définitive à être élus. Le système électoral qu’on adopte n’exerce une grande influence que sur l’espèce des hommes ordinaires que renferme l’Assemblée et qui forment le fond de tout corps politique. Ceux-ci appartiennent à des rangs très différents et ont des dispositions très diverses, suivant que l’élection a été faite dans un système ou dans un autre. Rien ne me confirma mieux dans cette pensée que la vue de l’Assemblée constituante. Presque tous les hommes qui y remplirent les premiers rôles m’étaient déjà connus, mais la foule des autres ne ressemblait à rien de ce que j’eusse vu jusque-là ; ceux-ci étaient animés d’un nouvel esprit et montraient un nouveau caractère et de nouvelles mœurs.

Je dirai qu’à tout prendre cette Assemblée valait mieux, à mon avis, qu’aucune de celles que j’avais vues. On rencontrait dans son sein plus d’hommes sincères, désintéressés, honnêtes et surtout courageux que dans les Chambres de députés au milieu desquelles j’avais vécu.

L’Assemblée constituante avait été élue pour affronter la guerre civile : ce fut son principal mérite ; tant qu’il fallut combattre, en effet, elle fut grande ; elle ne devint misérable qu’après la victoire et quand elle sentit qu’elle s’affaissait par l’effet même et comme sous le poids de cette victoire.

Je choisis ma place du côté gauche de la salle, sur un banc d’où on pouvait facilement entendre les orateurs et se rendre à la tribune quand on voulait parler soi-même. Un grand nombre de mes anciens amis m’y rejoignirent ; Lanjuinais, Dufaure, Corcelles, Beaumont et plusieurs autres s’assirent dans le voisinage. Je veux dire un mot de cette salle elle-même, bien que tout le monde la connaisse ; cela est nécessaire à l’intelligence du récit et, d’ailleurs, quoique ce monument de bois et de plâtre doive durer vraisemblablement plus longtemps que la république dont il a été le berceau, je ne pense pas que son existence soit fort longue et, quand on l’aura détruit, plusieurs des événements qui s’y sont accomplis seront difficile à comprendre.

La salle formait un carré long d’une prodigieuse grandeur ; à un bout était adossé le bureau du président et la tribune ; neuf rangs de bancs s’élevaient en gradins le long des trois autres murs. Au milieu, en face de la tribune, s’étendait un vaste espace vide, comme l’arène d’un amphithéâtre, avec cette différence que cette arène était carrée et non point ronde ; la plupart des auditeurs ne faisaient donc qu’entrevoir de côté celui qui parlait et les seuls qui vissent celui-ci en face en étaient fort loin ; disposition singulièrement favorable à l’inattention et au désordre, car les premiers, voyant mal l’orateur et se regardant toujours les uns les autres, étaient plus occupés à se menacer et à s’apostropher qu’à écouter, et les autres n’écoutaient pas davantage, parce que, s’ils voyaient bien celui qui occupait la tribune, ils l’entendaient mal.

De grandes fenêtres, placées tout au haut de la salle, s’ouvraient directement à l’extérieur et faisaient pénétrer l’air et la lumière ; quelques drapeaux ornaient seuls les murs ; le temps avait heureusement manqué pour y joindre toutes ces plates allégories de carton et de toile dont les Français aiment à remplir leurs monuments, quoiqu’elles soient insipides à ceux qui les comprennent et incompréhensibles pour le peuple. Le tout avait un aspect immense, une physionomie froide, grave et presque triste. On avait préparé des sièges pour neuf cents membres, chiffre plus nombreux qu’aucun de ceux des Assemblées qui s’étaient réunies en France depuis soixante ans.

Je sentis sur-le-champ que l’atmosphère de cette Assemblée me convenait. J’y éprouvais, malgré la gravité des événements, une sorte de bien-être qui m’était nouveau. Pour la première fois, en effet, depuis que j’étais entré dans la vie publique, je me sentais mêlé au courant d’une majorité et suivant avec elle la seule direction que mon goût, ma raison, et ma conscience m’indiquassent, sensation nouvelle et très douce. Je démêlais que cette majorité repousserait les socialistes et les Montagnards, mais voudrait sincèrement maintenir et organiser la république. Je pensais comme elle sur ces deux points principaux ; je n’avais nulle foi monarchique, nulle affection ni regrets pour aucun prince ; point de cause à défendre sinon celle de la liberté et de la dignité humaine. Protéger les anciennes lois de la société contre les novateurs à l’aide de la force nouvelle que le principe républicain pouvait donner au gouvernement ; faire triompher la volonté évidente du peuple français sur les passions et les désirs des ouvriers de Paris ; vaincre ainsi la démagogie par la démocratie, telle était ma seule visée. Jamais but ne me parut à la fois ni plus haut ni plus visible. Je ne sais si le trajet un peu hasardeux qu’il fallait faire avant de l’atteindre ne me le rendait pas encore plus attrayant, car j’ai un penchant naturel pour les aventures, et une petite pointe de péril m’a toujours paru le meilleur assaisonnement qu’on puisse donner à la plupart des actes de la vie.