Souvenirs (Tocqueville)/01/05

Texte établi par Christian de Tocqueville, Calmann Lévy (p. 62-84).

V

Séance de la Chambre. — Madame la duchesse d’Orléans.Gouvernement provisoire.

J’entrai à la Chambre ; la séance n’était point ouverte ; les députés allaient et venaient dans les corridors comme des gens éperdus, vivant de rumeurs et sans nouvelles ; c’était moins une assemblée qu’une multitude, car personne ne dirigeait.

Les principaux chefs des deux partis étaient absents ; les anciens ministres étaient en fuite ; les nouveaux n’avaient pas paru ; on demandait à grands cris de commencer la séance par besoin vague d’action plutôt que par un dessein arrêté ; le président s’y refusait : il était habitué à ne rien faire sans ordres ; or personne, depuis le matin, n’ordonnant plus, il ne savait que résoudre. On me pria de l’aller trouver pour le déterminer à monter au fauteuil et j’y fus. Je trouvai cet homme excellent, — car il l’était malgré qu’il se permît souvent les supercheries bénignes, les mensonges pieux, les petites bassesses, tous les menus péchés qu’un cœur timide et un esprit incertain peuvent suggérer à une âme honnête ; — je le trouvai, dis-je, se promenant seul dans son appartement en proie à l’émotion la plus vive. On sait que M. Sauzet avait de beaux traits sans distinction, une dignité de suisse de cathédrale, un corps grand et gros, auquel étaient attachés des bras fort courts. Dans les moments où il était inquiet et troublé, et il l’était presque toujours, il agitait ses petits bras d’une façon convulsive et les remuait autour de lui comme un homme qui se noie. Pendant que nous causions, il se démenait d’une étrange manière, il marchait, s’arrêtait, s’asseyait, un pied retourné sous son gros derrière, comme il avait coutume de le faire dans les moments de grande agitation, se relevait, s’asseyait encore et ne concluait à rien. Ce fut un grand malheur pour la maison d’Orléans d’avoir un honnête homme de cette espèce à la tête de la Chambre un pareil jour : un coquin hardi eût mieux valu.

M. Sauzet me donna beaucoup de raisons pour ne pas entrer en séance, mais une, qu’il ne me donna pas, me convainquit. Le voyant sans direction et si incapable d’en trouver une de lui-même, je jugeai qu’il augmenterait la confusion des esprits en voulant les diriger. Je le quittai donc et, pensant qu’il était plus nécessaire de trouver des défenseurs à la Chambre que de la réunir, je sortis afin de me rendre au ministère de l’intérieur et de réclamer du secours.

Comme je traversais la place du Palais-Bourbon, dans ce dessein, j’aperçus une foule fort mélangée qui accompagnait avec de grands vivats deux hommes que je reconnus aussitôt pour Barrot et Beaumont ; ceux-ci avaient le chapeau enfoncé jusque sur les yeux, les habits souillés de poussière, la joue creuse, l’œil fatigué ; jamais triomphateurs ne ressemblèrent mieux à des gens qu’on va pendre. Je courus à Beaumont et lui demandai ce qui se passait ; il me dit à l’oreille que le roi avait abdiqué en sa présence, que ce prince était en fuite, que Lamoricière, suivant toute apparence, venait d’être tué en allant annoncer l’abdication aux insurgés (un aide de camp était revenu dire, en effet, qu’il l’avait vu, de loin, tomber de cheval), que tout allait à la dérive et qu’enfin lui, Beaumont, ainsi que Barrot se rendaient au ministère de l’intérieur pour en prendre possession et tâcher d’établir un centre d’autorité et de résistance quelque part. « Et la Chambre ! dis-je ; avez-vous pris quelques précautions pour sa défense ? » Beaumont reçut cette observation avec humeur, comme si je lui eusse parlé de ma propre maison. « Qui pense à la Chambre ? me répondit-il brusquement ? À quoi peut-elle servir et à quoi peut-elle nuire dans l’état des affaires ? » Je trouvai qu’il avait tort de penser ainsi, et il l’avait en effet. La Chambre, il est vrai, était, en ce moment, réduite à une singulière impuissance, sa majorité étant méprisée et sa minorité dépassée par l’opinion du jour. Mais M. de Beaumont oubliait que c’est surtout en temps de révolution que les moindres organes du droit, bien plus, les objets extérieurs eux-mêmes, qui rappellent à l’esprit du peuple l’idée de la loi, prennent le plus d’importance ; car, c’est principalement au milieu de cette anarchie et de cet ébranlement universel, qu’on sent le besoin de recourir à quelque simulacre de tradition et d’autorité pour sauver ce qui reste d’une constitution à moitié détruite, ou pour achever de la faire disparaître. Si les députés avaient pu proclamer la régence, peut-être celle-ci aurait-elle fini par prévaloir, malgré leur impopularité ; et, d’une autre part, on ne saurait nier que le gouvernement provisoire n’ait dû beaucoup au hasard qui le fit naître entre les quatre murs que la représentation nationale avait si longtemps habités.

Je suivis mes amis jusqu’au ministère de l’intérieur où ils se rendaient. La foule, qui nous accompagna, y entra ou plutôt y roula tumultueusement et pénétra avec nous jusque dans l’enceinte étroite du cabinet que venait de quitter M. Duchâtel. Barrot chercha aussitôt à se dégager en congédiant cette cohue, mais il ne put y parvenir.

Ces hommes, qui appartenaient à deux opinions très opposées, ainsi que je m’en aperçus alors, les uns étant républicains et les autres constitutionnels, se mirent à discuter d’une façon véhémente avec nous et entre eux sur les partis qu’il y avait à prendre, et, comme on était serré les uns contre les autres dans un fort petit espace, la chaleur, la poussière, la confusion et le vacarme devinrent bientôt effroyables. Barrot qui trouvait toujours de longues phrases pompeuses dans les moments les plus critiques, et gardait un air digne et presque mystérieux même dans les situations les plus ridicules, pérorait de son mieux in angustiis. Sa voix dominait quelquefois le tumulte, mais sans parvenir à le faire cesser. Désespéré et dégoûté à la vue d’une scène si violente et si burlesque, je quittai ce lieu, où l’on échangeait presque autant de gourmades que de raisonnements, et je retournai à la Chambre.

Je touchais déjà à la porte de cette assemblée sans me douter encore de ce qui se passait dans l’intérieur quand je vis des gens qui couraient en criant que madame la duchesse d’Orléans, le comte de Paris et le duc de Nemours venaient d’arriver ; à cette nouvelle, j’escaladai quatre à quatre les escaliers du Palais et je me précipitai dans la salle.

Au pied de la tribune et adossés contre elle, je vis, en effet, les trois princes qu’on m’avait nommés. La duchesse d’Orléans était assise, vêtue de deuil, pâle et calme ; je vis bien qu’elle était fort émue ; mais son émotion me parut de celles que ressentent les âmes courageuses plus prêtes à se tourner en héroïsme qu’en frayeur.

Le comte de Paris avait l’insouciance de son âge et l’impassibilité précoce des princes. Debout, à côté d’eux, se tenait le duc de Nemours, serré dans son uniforme, droit, raide, froid ; ce fut, à mon avis, le seul homme qui, dans cette journée, courut un véritable péril ; pendant tout le temps que je l’y vis exposé, je remarquai toujours en lui le même courage, ferme et taciturne.

Autour de ces princes malheureux, se pressaient des gardes nationaux arrivés avec eux, des députés et quelques gens du peuple, ceux-ci en petit nombre. Les tribunes étaient vides et fermées, à l’exception de celle des journalistes, dans laquelle avait pénétré une foule désarmée, mais déjà bruyante. Je fus plus frappé par les cris qui s’échappaient de là de temps à autre que par tout le reste de la séance.

Il y avait cinquante ans qu’on n’avait vu un spectacle de ce genre. Depuis la Convention, les tribunes étaient muettes et le silence des tribunes était entré dans nos mœurs parlementaires. Toutefois, si au moment dont je parle, la Chambre se sentait déjà gênée dans ses mouvements, elle n’était pas encore comprimée ; les députés étaient assez nombreux ; les principaux chefs de parti manquaient toujours. J’entendis demander de toutes parts où étaient M. Thiers et M. Barrot ; j’ignorais ce qu’était devenu M. Thiers, mais je ne savais que trop ce que faisait M. Barrot. Je lui envoyai à la hâte un de nos amis pour le prévenir de ce qui se passait, et il accourut en toute hâte, car, pour celui-là, je puis répondre que son âme n’a jamais connu la crainte.

Après avoir considéré un instant cette séance extraordinaire, j’avais regagné à la hâte ma place accoutumée sur les bancs relevés du centre gauche ; j’ai toujours eu pour maxime que, dans les moments de crise, il faut non seulement être présent à l’assemblée dont on fait partie, mais s’y tenir à l’endroit où on a l’habitude de vous voir.

On avait commencé une espèce de délibération confuse et tumultueuse ; j’entendis M. Lacrosse, qui fut depuis mon collègue au ministère, s’écrier au milieu du bruit : « M. Dupin demande la parole. — Non pas ! — Non pas ! répliquait celui-ci, je ne l’ai pas demandée ! — N’importe, répondait-on de toutes parts ; parlez ! parlez ! » Ainsi poussé, M. Dupin monta à la tribune et y proposa en deux mots de revenir sur la loi de 1842 et de proclamer la duchesse d’Orléans régente ; il y eut des applaudissements dans l’Assemblée, des cris dans la tribune et des murmures dans les couloirs ; ceux-ci, d’abord assez libres, commençaient à s’engorger d’une manière inquiétante ; le peuple n’entrait pas encore dans la Chambre par flots, il s’y introduisait peu à peu, homme par homme ; à chaque instant, apparaissait une figure nouvelle ; c’était une inondation par infiltration. La plupart de ces nouveaux venus appartenaient aux dernières classes ; plusieurs étaient armés.

Je voyais de loin cet envahissement croissant et sentais le péril augmenter de minute en minute avec lui ; je cherchais des yeux dans toute la Chambre quel était l’homme qui pouvait le mieux s’opposer au torrent ; je ne vis que Lamartine qui eût la position voulue et la capacité requise pour le tenter ; je me rappelais qu’en 1842 il avait été le seul à proposer la régence de la duchesse d’Orléans. D’une autre part, ses derniers discours et surtout ses derniers écrits lui avaient obtenu la faveur populaire. Son genre de talent allait, d’ailleurs, au goût du peuple. J’ignorais qu’une demi-heure auparavant, il avait préconisé la république au milieu d’une assemblée de journalistes et de députés réunis dans un des bureaux de la Chambre. Je l’aperçus debout à son banc, je fendis la foule et, arrivé jusqu’à lui : « Nous périssons, lui dis-je à voix basse et à la hâte ; vous seul en ce moment suprême pouvez vous faire écouter ; montez à la tribune et parlez. » Je crois encore le voir à l’instant où j’écris ces lignes, tant sa figure me frappa. Je vois sa longue taille droite et mince, son œil tourné vers l’hémicycle, son regard fixe et vacant, absorbé dans une contemplation intérieure plus que dans la vue de ce qui se passait autour de lui. Au bruit de mes paroles, il ne se retourna pas vers moi, mais se borna à étendre le bras vers la place où se tenaient les princes, et répondant à sa pensée plus qu’à la mienne : « Je ne parlerai point, me répliqua-t-il, tant que cette femme et cet enfant seront là. » Je ne lui demandai rien de plus ; j’en savais assez ; je regagnai mon banc, et, passant au centre droit près du siège où étaient assis Lanjuinais et Billault : « Est-ce que vous ne voyez pas quelque chose que nous puissions faire ? » leur dis-je. Ils firent tristement le signe que non ; et je continuai ma route.

Pendant ce temps la foule s’était tellement entassée dans l’hémicycle que les princes risquaient à tout moment d’y être écrasés ou étouffés.

Le président voulut en vain dégager la salle ; ne pouvant y parvenir, il pria la duchesse d’Orléans de se retirer ; cette courageuse princesse s’y refusa ; ses amis l’arrachèrent alors à grand’peine du milieu de la presse et la firent monter sur le sommet du centre gauche, où elle s’assit avec son fils et le duc de Nemours.

Marie et Crémieux venaient de proposer, au milieu du silence des députés et des acclamations du peuple, l’établissement d’un gouvernement provisoire, lorsque enfin Barrot parut ; il était essoufflé, mais non effrayé ; il escalada les degrés de la tribune : « Notre devoir est tout tracé, dit-il, la couronne de Juillet repose sur la tête d’un enfant et d’une femme. » La Chambre, reprenant courage, se redresse alors et éclate en acclamations, le peuple à son tour se tait. La duchesse d’Orléans se lève de son banc, semble vouloir parler, elle hésite, écoute de timides conseils et se rassied ; la dernière lueur de sa fortune venait de s’éteindre. Barrot achève son discours, sans retrouver l’effet des premières paroles ; cependant la Chambre est un peu raffermie et le peuple hésite.

Dans ce moment, la foule, qui remplissait l’hémicycle, est refoulée par un flot du dehors vers les bancs du centre déjà mal garnis ; elle déborde et s’y répand. Des députés qui les occupaient encore, les uns s’esquivent et quittent la salle, tandis que les autres reculent de banc en banc, comme ces malheureux qui surpris par la marée montante se retirent de rocher en rocher toujours poursuivis par la mer qui s’élève. Tout ce mouvement était produit par deux troupes d’hommes, la plupart armés, qui s’avançaient dans les deux couloirs, ayant chacun à leur tête des officiers de la garde nationale et des drapeaux. Les deux officiers, qui portaient les drapeaux, dont l’un à mine de sacripant était, à ce qu’on m’a dit depuis, le colonel en retraite Dumoulin, montent à la tribune d’un pas théâtral, y agitent leurs étendards et y braillent avec beaucoup de haut-le-corps et de grands gestes de mélodrame je ne sais quel galimatias révolutionnaire. Le président déclare que la séance est suspendue et veut, suivant l’usage, se couvrir ; et, comme il avait le don de rencontrer le ridicule au milieu des situations les plus tragiques, il prend dans sa précipitation le chapeau d’un secrétaire pour le sien et se l’enfonce jusqu’au dessous des yeux.

De pareilles séances ne se suspendent point, comme on peut croire, et la tentative du président ne fit que rendre celle-ci plus désordonnée.

À partir de cet instant, ce ne fut plus qu’un tumulte continu traversé de quelques moments de silence ; dès lors, les orateurs n’apparaissent à la tribune que par groupes ; Crémieux, Ledru-Rollin, Lamartine enfin s’y élancent en même temps. Ledru-Rollin en chasse Crémieux et s’y attache de ses deux larges mains, tandis que Lamartine, sans la quitter et sans lutter attend que son collègue ait parlé ; Ledru-Rollin commence et divague, interrompu à chaque instant par l’impatience de ses propres amis : « Concluez ! concluez ! » lui crie Berryer plus expérimenté que lui et plus avisé dans sa rancune dynastique que l’autre dans ses passions républicaines. Ledru-Rollin demande enfin la nomination d’un gouvernement provisoire et descend.

Lamartine s’avance alors, et il obtient le silence : il commence par un magnifique éloge du courage de la duchesse d’Orléans, et le peuple lui-même, qui n’est jamais insensible à des sentiments généreux renfermés dans de grands mots, applaudit. Les députés respiraient. « Attendez, disais-je à mes voisins, ce n’est que l’exorde. » En effet, bientôt Lamartine tourne court et marche droit au même but que venait d’indiquer Ledru-Rollin.

Jusque-là, ainsi que je l’ai dit, toutes les tribunes excepté celle des journalistes étaient restées vides et closes ; mais, au moment où Lamartine parlait, de grands coups retentissent à la porte de l’une d’elles ; la porte, cédant sous l’effort, vole en éclats. La tribune est aussitôt envahie par une cohue armée, qui l’occupe tumultueusement, et bientôt après toutes les autres. Un homme du peuple, mettant le pied sur la corniche intérieure, dirige son fusil vers le président et l’orateur ; d’autres font mine de baisser les leurs sur l’Assemblée. Des amis dévoués entraînent la duchesse d’Orléans et son fils hors de la salle dans le corridor du fond, le président marmotte quelques mots qui voulaient dire que la séance est levée ; il descend ou plutôt il coule en bas de l’estrade sur laquelle son siège était placé. Je le vis passer devant mes yeux comme un objet sans forme ; je n’aurais jamais cru que la peur pût inspirer une telle vitesse ou plutôt réduire soudainement à une sorte de fluidité un si gros corps. Tout ce qui restait de députés conservateurs se disperse alors, et la populace se vautre sur les bancs du centre en s’écriant : « Prenons la place des vendus ! »

Durant toutes les scènes tumultueuses que je viens de décrire, j’étais resté immobile sur mon banc : très attentif, mais assez médiocrement ému ; et maintenant, lorsque je recherche pourquoi je n’avais pas éprouvé une émotion plus vive en présence de l’événement qui devait exercer tant d’influence sur la destinée de la France et sur la mienne propre, je trouve que la forme sous laquelle se produisit cette grande aventure en diminua pour moi beaucoup l’effet.

J’ai assisté pendant le cours de la révolution de Février à deux ou trois spectacles qui avaient de la grandeur ; (j’aurai l’occasion de les décrire en leur temps), mais celui-ci en manqua absolument, parce que la vérité ne s’y rencontra jamais. Nos Français, surtout à Paris, mêlent volontiers les souvenirs de la littérature et du théâtre à leurs manifestations les plus sérieuses ; cela fait souvent croire que les sentiments qu’ils montrent sont faux, tandis qu’ils ne sont que maladroitement ornés. Ici, l’imitation fut si visible que la terrible originalité des faits en demeurait cachée. C’était le temps où toutes les imaginations étaient barbouillées par les grosses couleurs que Lamartine venait de répandre sur ses Girondins. Les hommes de la première révolution étaient vivants dans tous les esprits, leurs actes et leurs mots présents à toutes les mémoires. Tout ce que je vis ce jour-là porta la visible empreinte de ces souvenirs ; il me semblait toujours qu’on fût occupé à jouer la Révolution française plus encore qu’à la continuer.

Malgré la présence des sabres nus, des baïonnettes et des mousquets, je ne pus me persuader un seul moment non seulement que je fusse en danger de mort, mais que personne le fût, et je crois sincèrement que personne ne l’était en effet. Les haines sanguinaires ne vinrent que plus tard ; elles n’avaient pas eu le temps de naître ; l’esprit particulier qui devait caractériser la révolution de Février ne se montrait point encore. On cherchait, en attendant, à se réchauffer aux passions de nos pères, sans pouvoir y parvenir ; on imitait leurs gestes et leurs poses tels qu’on les avait vus sur le théâtre, ne pouvant imiter leur enthousiasme ou ressentir leur fureur. C’était la tradition d’actes violents suivie, sans être bien comprise, par des cœurs refroidis. Quoique je visse bien que le dénouement de la pièce serait terrible, je ne pus jamais prendre très au sérieux les acteurs ; et le tout me parut une mauvaise tragédie jouée par des histrions de province.

Je confesse que ce qui m’émut le plus dans toute cette journée, ce fut la vue de cette femme et de cet enfant sur lesquels retombait tout le poids de fautes qu’ils n’avaient pas commises. Je considérais souvent avec compassion cette princesse étrangère jetée au milieu de nos discordes civiles ; et, quand elle eut fui, le souvenir des regards tristes, doux et fermes que je lui avais vu promener durant cette longue agonie sur l’Assemblée, revint si vivement à ma mémoire ; je me sentis si touché de pitié en pensant au péril qui allait accompagner sa fuite, que, me levant tout à coup, je m’élançai vers l’endroit où ma connaissance des lieux me faisait croire qu’elle avait dû chercher, ainsi que son fils, un asile ; je perçai, en un instant, la foule, franchis la salle des conférences, parcourus le vestiaire et parvins ainsi jusqu’à l’escalier dérobé qui conduit du guichet de la rue de Bourgogne dans les combles du palais. Un huissier, que j’interrogeai en courant, m’apprit que j’étais sur la trace des princes, et, en effet, j’entendis plusieurs personnes qui montaient précipitamment dans la partie supérieure de l’escalier. Je continue donc ma course, j’arrive à un palier ; les bruits de pas qui me précédaient avaient cessé depuis un moment de se faire entendre. Je me trouve en face d’une porte fermée, je frappe, on n’ouvre pas. Si les princes étaient comme Dieu qui lit dans les cœurs et accepte l’intention comme l’acte, assurément ceux-ci me sauraient gré de ce que j’ai voulu faire en ce jour ; mais ils ne le sauront jamais, car personne ne me vit et je ne l’ai dit à personne.

Je revins dans la salle et fus reprendre ma place ; presque tous les députés s’étaient retirés. Les bancs étaient occupés par des hommes du peuple ; Lamartine, toujours à la tribune entre les deux drapeaux, continuait à haranguer la foule ou plutôt conversait avec elle ; car il me parut qu’il y avait presque autant d’orateurs que d’assistants. La confusion était au comble ; dans un moment de demi-silence, Lamartine se mit à lire une liste qui contenait les noms des différentes personnes proposées par je ne sais qui pour faire partie du gouvernement provisoire qui venait d’être décrété on ne sait comment. La plupart de ces noms furent acclamés, quelques-uns repoussés par des murmures, d’autres accueillis par des plaisanteries, car, dans les scènes populaires, comme dans les drames de Shakspeare, le burlesque coudoie volontiers le terrible, les quolibets se mêlaient donc parfois aux ardeurs révolutionnaires. Lorsqu’on vint à proposer le nom de Garnier-Pagès, j’entendis une voix crier : « Vous vous trompez, Lamartine, c’est le mort qui est le bon ». On sait que Garnier-Pagès avait eu un frère célèbre, auquel il ne ressemblait guère que par le nom. M. de Lamartine commençait, je crois, à être fort embarrassé de sa position, car, dans une émeute comme dans un roman, ce qu’il y a de plus difficile à inventer, c’est la fin ; quand quelqu’un s’avisa de dire : « À l’Hôtel de Ville ! — Oui, à l’Hôtel de Ville, » répondit Lamartine, et il sortit presque aussitôt, entraînant avec lui la moitié de la foule ; l’autre resta avec Ledru-Rollin, qui, pour se conserver, j’imagine, un premier rôle, crut devoir recommencer à son tour le même simulacre d’élection ; après quoi, il partit de son côté pour l’Hôtel de Ville. Là, la même parade électorale fut renouvelée, et, à ce propos, je ne puis m’empêcher de rapporter une anecdote que me raconta, quelques mois après, M. Marrast. Elle coupe un peu le fil de mon récit, mais elle peint à merveille deux hommes qui jouaient à ce moment un grand rôle, et montre la différence, sinon de leurs sentiments, au moins de leur éducation et de leurs mœurs. On avait formé à la hâte, me dit Marrast, une liste de candidats pour le gouvernement provisoire ; il s’agissait de la faire connaître au peuple ; je la donnai à Lamartine en le priant de la lire à haute voix du haut du perron. « Je ne puis, me répondit Lamartine après en avoir pris connaissance, mon nom s’y trouve. » Je la passai alors à Crémieux, qui, après l’avoir lue : « Vous moquez-vous de moi, me dit-il, de me proposer de lire au peuple une liste sur laquelle mon nom ne se trouve pas ! »

Quand je vis Ledru-Rollin quitter la salle, où il ne resta plus que la pure canaille de l’insurrection, je compris qu’il n’y avait plus rien à faire là ; je sortis donc, mais, comme je ne voulais pas me trouver au milieu de la cohue qui marchait vers l’Hôtel de Ville, je pris l’opposé du chemin qu’elle suivait et me mis à descendre cet escalier droit et rapide, comme un escalier de cave, qui conduit à la cour intérieure du palais ; j’y vis alors venir à moi une colonne de gardes nationaux armés, qui remontaient le même escalier en courant, la baïonnette au bout du fusil. Devant eux étaient deux hommes habillés en bourgeois, qui paraissaient les conduire et qui criaient à tue-tête : « Vive la duchesse d’Orléans et la régence ! » Dans l’un d’eux je reconnus le général Oudinot et dans l’autre Andryane, celui qui a été renfermé au Spielberg et qui a écrit des Mémoires en imitation de ceux de Silvio Pellico ; je n’en vis pas d’autre, et rien ne me montre mieux combien il est difficile que le public sache jamais le vrai sur les événements qui se passent au milieu du tumulte d’une révolution. Je sais qu’il existe une lettre du maréchal Bugeaud, dans laquelle celui-ci raconte qu’il parvint à rassembler quelques compagnies de la dixième légion, les anima en faveur de la duchesse d’Orléans et les conduisit au pas de course, par la cour du Palais Bourbon, jusqu’aux portes de la Chambre qu’il trouva vide. Le récit est vrai, sauf la présence du maréchal, que j’aurais assurément fort remarqué, s’il avait été là ; il ne s’y trouvait, je le répète, que le général Oudinot et M. Andryane. Celui-ci, voyant que je restais immobile et ne disais rien, me prit assez vivement par le bras en s’écriant : « Monsieur, il faut se joindre à nous pour dégager madame la duchesse d’Orléans et sauver la monarchie. — Monsieur, lui répondis-je, l’intention est bonne, mais vous venez trop tard : la duchesse d’Orléans a disparu et la Chambre est dispersée. » Or, où était le même soir ce fougueux défenseur de la monarchie ? Le trait mérite d’être raconté et remarqué parmi tous les traits de versatilité dont l’histoire des révolutions fourmille. M. Andryane était dans le cabinet de M. Ledru-Rollin, administrant au nom de la République comme secrétaire général du ministère de l’intérieur.

Pour en revenir à la colonne qu’il conduisait, je me joignis à elle, quoique je n’espérasse plus rien de ses efforts. Obéissant machinalement au mouvement qui lui avait été imprimé, elle s’avança jusqu’aux portes de la Chambre ; là, les hommes qui la composaient apprirent ce qui venait d’avoir lieu ; ils tournoyèrent un moment sur eux-mêmes, puis se débandèrent de tous côtés. Une demi-heure plus tôt, cette poignée de gardes nationaux eût put comme au 15 mai suivant, changer les destinées de la France. Je laissai écouler cette nouvelle foule et repris ensuite, seul et fort pensif, le chemin de ma maison, non sans avoir jeté un dernier regard sur cette salle maintenant déserte et muette, où j’avais entendu retentir, durant neuf ans, tant de paroles éloquentes et vaines.

M. Billault, qui avait quitté la Chambre, quelques moments avant moi, par le guichet de la rue de Bourgogne, me raconta avoir rencontré dans cette dernière rue M. Barrot. « Celui-ci, me dit-il, marchait précipitamment sans s’apercevoir qu’il n’avait plus son chapeau sur sa tête, et que ses cheveux gris, qu’il ramenait d’ordinaire avec soin le long des tempes, tombaient des deux côtés et voltigeaient en désordre sur ses épaules ; il semblait hors de lui. » Cet homme avait fait toute la journée des efforts héroïques pour soutenir la monarchie sur la pente où il l’avait poussée lui-même, et il restait comme écrasé sous sa chute. J’appris de Beaumont, qui ne le quitta point de tout le jour, que le matin, M. Barrot avait affronté et surmonté vingt barricades, s’avançant vers chacune d’elles, sans arme, essuyant quelquefois des injures, souvent des coups de feu, parvenant toujours enfin à conquérir ceux qui les gardaient par sa parole.

Sa parole, en effet, était puissante sur la multitude ; il avait tout ce qu’il faut pour agir, à un moment donné, sur elle : une voix forte, une éloquence boursouflée et un cœur intrépide.

Dans le même moment où M. Barrot quittait ainsi en désordre la Chambre, M. Thiers plus éperdu encore errait autour de Paris, n’osant regagner sa demeure. On l’avait aperçu un instant à l’Assemblée avant l’arrivée de la duchesse d’Orléans, et il avait disparu aussitôt, donnant le signal de la retraite à beaucoup d’autres. J’appris, dès le lendemain, les détails de sa fuite par M. Talabot, celui même qui l’avait aidé à l’exécuter. J’étais lié avec M. Talabot par des relations assez intimes de parti, et M. Thiers, je crois, l’était avec lui par d’anciennes relations d’affaires. M. Talabot était un homme plein de vigueur d’esprit et de résolution, très propre à servir dans une occasion pareille. Voici ce qu’il me raconta, je crois n’en rien omettre et n’y rien ajouter : « Il paraît, me dit-il, que M. Thiers en traversant la place Louis XV avait été injurié et menacé par quelques hommes du peuple ; il était très troublé et très ému quand je le vis arriver dans la salle des conférences ; il vint à moi, me prit à l’écart et me dit qu’il allait être massacré par la populace si je ne l’aidais à fuir ; je le pris aussitôt sous le bras et le priai de m’accompagner sans rien craindre. M. Thiers voulut éviter le pont Louis XVI de peur de se trouver dans la foule ; nous allâmes au pont des Invalides, mais arrivé là, il crut apercevoir un attroupement de l’autre côté de la rivière et refusa encore de passer. Nous gagnâmes le pont d’Iéna qui était libre, nous le traversâmes sans difficulté ; arrivé de l’autre côté, M. Thiers, découvrant sur les gradins en amphithéâtre, où devait être bâti le palais du roi de Rome, quelques gamins qui criaient, se jeta aussitôt dans la rue d’Auteuil, et entra dans le bois de Boulogne ; là, nous eûmes le bonheur de trouver un cabriolet qui consentit à nous conduire par les boulevards extérieurs, jusqu’aux environs de la barrière de Clichy, par où nous regagnâmes sa maison. Pendant tout ce trajet, ajoutait M. Talabot, et surtout au début, M. Thiers me parut presque hors de son bon sens ; il gesticulait, il sanglotait, il prononçait des paroles incohérentes ; la catastrophe dont il venait d’être témoin, l’avenir du pays, ses propres périls, formaient un chaos au milieu duquel sa pensée s’agitait et s’égarait à tous moments. »