Souvenirs (Tocqueville)/01/04

Texte établi par Christian de Tocqueville, Calmann Lévy (p. 49-61).

IV

Le 24 Février. — Plan de résistance des ministres. — La garde nationale. — Le général Bedeau.

Le lendemain, 24 février, comme je sortais de ma chambre à coucher, je rencontrai la cuisinière qui revenait de la ville ; cette bonne femme était tout hors d’elle-même et me fit je ne sais quel galimatias larmoyant où je ne compris rien, sinon que le gouvernement faisait massacrer le pauvre peuple. Je descendis aussitôt et n’eus pas plutôt mis le pied dans la rue que je respirai pour la première fois l’atmosphère des révolutions : le milieu de la rue était vide ; les boutiques n’étaient point ouvertes ; on ne voyait point de voitures ni de promeneurs ; on n’entendait point les cris ordinaires des marchands ambulants ; devant les portes, les voisins causant entre eux, à demi-voix, par petits groupes, avec une mine effarée ; toutes les figures bouleversées par l’inquiétude ou par la colère. Je croisai un garde national, qui, le fusil à la main, marchait d’un pas pressé avec un port tragique ; je l’accostai, mais ne pus rien apprendre de lui, sinon que le gouvernement faisait massacrer le peuple (à quoi il ajoutait que la garde nationale saurait bien y mettre ordre) ; c’était toujours le même refrain ; on comprend que cette explication ne m’expliquait rien. Je connaissais trop les vices du gouvernement de Juillet pour ne pas savoir que la cruauté ne s’y rencontrait pas. Je le tenais pour un des plus corrupteurs, mais aussi un des moins sanguinaires qui eût jamais existé, et je ne rapporte ce propos que pour montrer à l’aide de quelles rumeurs les révolutions cheminent.

Je courus chez M. de Beaumont, qui logeait dans la rue voisine ; là, j’appris que, dans la nuit, le roi avait fait appeler près de lui celui-ci. La même réponse me fut faite chez M. de Rémusat, où j’allai ensuite. M. de Corcelles, que je rencontrai, me rendit compte de ce qui se passait ; mais d’une manière encore très confuse, car dans une ville en révolution, comme sur un champ de bataille, chacun prend volontiers l’incident dont il est le témoin pour l’événement de la journée. J’appris par lui la fusillade du boulevard des Capucines, le développement rapide de l’insurrection dont cet acte de violence inutile avait été la cause ou le prétexte : le refus de M. Molé de prendre les affaires dans de telles circonstances et, enfin, l’appel au château de MM. Thiers, Barrot et de leurs amis chargés définitivement de former un cabinet, faits trop connus pour que j’aie besoin de m’y arrêter. Je demandai à M. de Corcelles comment les ministres comptaient s’y prendre pour apaiser les esprits. « Je tiens de M. de Rémusat, me dit-il, que le plan adopté est de faire replier toutes les troupes et d’inonder Paris de gardes nationales. » Ce sont ses propres expressions. J’ai toujours remarqué qu’en politique, on périssait souvent pour avoir eu trop de mémoire.

Les hommes qui étaient chargés alors d’arrêter la révolution de 1848 étaient précisément les mêmes qui avaient fait la révolution de 1830. Ils se souvenaient que, dans ce temps, la résistance de l’armée ne les avait pas arrêtés et, qu’au contraire, la présence de la garde nationale, si imprudemment dissoute par Charles X, aurait pu les embarrasser beaucoup et les empêcher de réussir. Ils prirent le contrepied de ce qu’avait fait le gouvernement de la branche aînée et arrivèrent au même résultat que lui. Tant il est vrai que, si l’humanité est toujours la même, tous les incidents de l’histoire sont différents, que le passé n’apprend pas grand’chose sur le présent et que ces anciens tableaux, qu’on veut faire entrer de force dans de nouveaux cadres font toujours un mauvais effet.

Après avoir devisé quelques moments sur la situation périlleuse des affaires, nous fûmes, M. de Corcelles et moi, chercher M. Lanjuinais et, tous les trois ensemble, nous nous rendîmes chez M. Dufaure, qui habitait dans la rue Le Peletier ; le boulevard que nous suivîmes pour y arriver, présentait alors un étrange spectacle. On n’y apercevait presque personne, quoiqu’il fût près de neuf heures du matin ; et l’on n’y entendait pas le moindre bruit de voix humaine ; mais toutes les petites guérites, qui s’élèvent le long de cette vaste avenue, semblaient s’agiter, chanceler sur leurs bases et, de temps en temps, il en tombait quelqu’une avec fracas, tandis que les grands arbres des bas-côtés s’abattaient sur la chaussée comme d’eux-mêmes. Ces actes de destruction étaient le fait d’hommes isolés, qui les opéraient silencieusement, régulièrement et à la hâte, préparant ainsi les matériaux de barricades que d’autres allaient élever. Rien ne m’a jamais paru mieux ressembler à l’exercice d’une industrie et, pour la plupart de ces hommes, c’en était une, en effet, dont l’instinct du désordre leur avait donné le goût et l’expérience de tant d’insurrections précédentes la théorie. Je ne sais si dans tout le cours de la journée, je fus aussi vivement ému qu’en traversant cette solitude, où l’on voyait, pour ainsi dire, s’agiter les plus mauvaises passions humaines sans que les bonnes parussent. J’aurais mieux aimé rencontrer dans les mêmes lieux une foule en fureur ; et je me rappelle que, montrant à Lanjuinais ces colonnes croulantes et ces arbres tombant, et laissant échapper le mot qui était depuis longtemps sur mes lèvres, je lui dis : « Croyez que, pour cette fois, que ce n’est plus une émeute : c’est une révolution ».

M. Dufaure nous raconta ce qui le concernait dans les incidents de la soirée précédente et de la nuit. M. Molé s’était d’abord adressé à lui pour l’aider à former le nouveau cabinet ; la gravité croissante de la situation leur avait bientôt fait comprendre à l’un et à l’autre que le moment de leur intervention était passé. M. Molé l’avait déclaré au roi vers minuit, et celui-ci avait envoyé chercher M. Thiers, lequel lui-même n’avait point voulu prendre le pouvoir sans qu’on lui eût adjoint M. Barrot. À partir de là, M. Dufaure n’en savait pas plus que nous. Nous nous quittâmes sans avoir pu rien décider sur la conduite qui nous restait à suivre et sans avoir pris d’autres résolutions que celle de nous rendre à la Chambre dès l’ouverture.

M. Dufaure n’y vint pas et je n’ai jamais su en détail pourquoi. Ce ne fut pas assurément par faiblesse ; car je le vis depuis très calme et très simplement ferme dans des circonstances bien plus périlleuses. Je crois qu’alarmé pour sa famille, il voulut d’abord aller mettre celle-ci en sûreté hors de Paris. Ses vertus privées et ses vertus publiques, car il avait des unes et des autres et de fort grandes, ne marchaient point du même pas, les premières précédaient toujours les secondes ; nous les verrons plus d’une fois prendre la même allure. Je ne saurais, du reste, lui en faire un grand crime. Les vertus de toute nature sont assez rares pour qu’il ne faille pas chagriner ceux qui les possèdent sur leur espèce et sur leur rang.

Le temps que nous avions passé chez M. Dufaure avait suffi aux émeutiers pour élever un grand nombre de barricades le long du chemin que nous venions de parcourir ; on y mettait la dernière main lorsque nous repassâmes. Ces barricades étaient construites avec art par un petit nombre d’hommes, qui travaillaient très diligemment, non comme des coupables pressés par la crainte d’être pris en flagrant délit, mais comme de bons ouvriers qui veulent expédier vite et bien leur besogne. Le public les regardait placidement, sans désapprouver et sans aider. Je ne trouvais nulle part cette espèce de bouillonnement universel que j’avais vu en 1830 et qui, à cette époque, m’avait fait comparer la ville entière à une vaste chaudière en ébullition. Cette fois, on ne renversait pas le gouvernement, on le laissait tomber.

Nous rencontrâmes sur le boulevard une colonne d’infanterie qui se repliait vers la Madeleine ; personne ne lui disait rien ; cependant, sa retraite semblait une déroute. Les rangs étaient rompus, les soldats marchaient en désordre, la tête basse, d’un air à la fois honteux et craintif ; dès que l’un d’entre eux se détachait un moment de la masse, il était aussitôt entouré, saisi, embrassé, désarmé et renvoyé ; tout cela se faisait en un clin d’œil.

En traversant la place du Havre, je rencontrai, pour la première fois, un bataillon de cette garde nationale, dont on devait inonder tout Paris. Ces hommes marchaient d’un air étonné et d’un pas incertain, entourés de gamins qui criaient : « Vive la réforme ! » et auxquels ils répondaient par le même cri, mais avec une voix voilée et un peu contrainte ; ce bataillon appartenait à mon quartier, et la plupart de ceux qui le composaient me connaissaient de vue, quoique moi-même je n’en connusse presque aucun. Ils m’entourèrent et me demandèrent avidement des nouvelles ; je leur dis que nous avions obtenu tout ce que nous pouvions désirer, que le ministère était changé, que tous les abus dont on se plaignait allaient être réformés ; que le seul danger qu’on courût maintenant était qu’on allât trop loin et que c’était à eux de l’empêcher. Je vis bien qu’ils n’entendaient guère de cette oreille-là. « Ah bien oui ! monsieur, me dirent-ils, le gouvernement s’est mis dans l’embarras par sa faute, qu’il s’en tire comme il pourra… » J’eus beau leur représenter qu’il s’agissait à présent bien moins de gouvernement que d’eux-mêmes. « Si Paris est livré à l’anarchie, leur disais-je, et tout le royaume en confusion, pensez-vous qu’il n’y ait que le roi qui en souffre ? » Je n’en obtenais rien et ne pus jamais en tirer autre chose que cette étonnante niaiserie : au gouvernement la faute, à lui le péril ; nous ne voulons pas nous faire tuer pour des gens qui ont si mal mené les affaires. C’était cependant là cette classe moyenne dont on caressait toutes les convoitises depuis dix-huit ans : le courant de l’opinion publique avait fini par l’entraîner elle-même ; il la poussait contre ceux qui l’avaient flattée jusqu’à la corrompre.

Je fis, à cette occasion, une réflexion qui s’est bien souvent présentée depuis à mon esprit : c’est qu’en France, un gouvernement a toujours tort de prendre uniquement son point d’appui sur les intérêts exclusifs et les passions égoïstes d’une seule classe. Cela ne peut réussir que chez des nations plus intéressées et moins vaniteuses que la nôtre ; chez nous, quand le gouvernement ainsi fondé devient impopulaire, il arrive que les membres de la classe même pour laquelle il se dépopularise, préfèrent le plaisir de médire de lui avec tout le monde aux privilèges qu’on leur assure. L’ancienne aristocratie française, qui était plus éclairée que notre classe moyenne et pourvue d’un esprit de corps bien plus puissant, avait déjà donné le même exemple ; elle avait fini par trouver de bel air de blâmer ses propres privilèges et par tonner contre les abus dont elle vivait. Je pense donc, qu’à tout prendre, la méthode la plus sûre que puisse suivre chez nous le gouvernement, pour se maintenir, est de bien gouverner, de gouverner dans l’intérêt de tout le monde. Encore dois-je convenir que, même en prenant cette voie, il n’est pas bien certain qu’il dure longtemps.

Je partis bientôt pour me rendre à la Chambre, quoique l’heure indiquée pour l’ouverture de la séance ne fût point arrivée ; il était, je crois, environ onze heures. Je trouvai la place Louis XV encore vide de peuple, mais occupée par plusieurs régiments de cavalerie. Lorsque je vis ces troupes si nombreuses et en si belle ordonnance, je crus qu’on n’avait abandonné les rues que pour se réunir en grande masse autour des Tuileries et s’y défendre ; au pied de l’obélisque se trouvait l’état-major dans lequel je reconnus, en approchant, Bedeau que son mauvais destin avait fait revenir depuis peu d’Afrique pour enterrer la monarchie. J’avais passé quelques jours avec lui à Constantine, l’année d’avant, et il en était résulté, entre nous, une sorte d’intimité qui a continué depuis. Bedeau ne m’eut pas plutôt aperçu, qu’il sauta à bas de son cheval, vint à moi et me serra la main d’une façon qui m’indiqua sur-le-champ l’agitation de son esprit. Sa conversation me le témoigna mieux encore ; je ne m’en étonnai pas, car j’ai toujours remarqué que les hommes qui perdent le plus aisément la tête et qui se montrent d’ordinaire les plus faibles dans les jours de révolution sont les gens de guerre ; habitués à trouver devant eux une force organisée et dans leurs mains une force obéissante, ils se troublent aisément devant les cris tumultueux de la multitude et à la vue de l’hésitation et quelquefois de la connivence de leurs propres soldats. Il est incontestable que Bedeau était troublé ; personne n’ignore quelles furent les conséquences de ce trouble, comment la Chambre fut envahie par une poignée d’hommes à une portée de pistolet des escadrons qui la gardaient, comment, par suite, la déchéance fut proclamée et le gouvernement provisoire élu. Le rôle que joua Bedeau dans cette fatale journée fut, malheureusement pour lui, si prépondérant que je veux m’arrêter un moment ici pour considérer cet homme et les motifs qui le firent agir. Nous avons été assez liés avant et après cet événement pour que je puisse parler de lui en connaissance de cause. Il est certain qu’on lui avait transmis l’ordre de ne pas combattre, mais pourquoi a-t-il suivi un ordre si extraordinaire et que les circonstances rendaient si inexécutable ?

Bedeau n’était pas timide assurément, ni même, à proprement parler, indécis ; car, son parti une fois pris, on le voyait marcher vers son but avec beaucoup de fermeté, de calme et de hardiesse ; mais il avait l’esprit le plus méthodique, le plus défiant de soi, le moins aventurier et le moins fait pour les impromptus qu’on se puisse imaginer. Il était habitué à considérer l’acte qu’il allait entreprendre sous toutes ses faces avant de se mettre à l’œuvre, commençait d’abord cette revue par les plus mauvaises et perdait un temps précieux à détremper une même pensée dans beaucoup de paroles. C’était, du reste, un homme juste, modéré, libéral, humain, comme s’il n’avait pas fait pendant dix-huit ans la guerre d’Afrique, modeste, moral, délicat même et religieux ; de l’espèce d’homme de bien qu’on rencontre le plus rarement sous le harnais et même partout ailleurs. Ce ne fut certes pas un manque de cœur qui lui fit faire des actes qui pouvaient paraître en montrer, car il était d’un courage à toute épreuve ; ce fut encore moins la trahison qui lui servit de mobile ; quoiqu’il ne fût pas attaché aux d’Orléans, il était aussi incapable de trahir ces princes que leurs meilleurs amis pouvaient l’être et bien plus que leurs créatures ne l’ont été. Son seul malheur fut d’être mêlé à des événements plus grands que lui, de n’avoir que du mérite là où il fallait avoir du génie et surtout de ce génie particulier des révolutions, qui consiste principalement à ne régler ses actions que sur les faits et à savoir désobéir à propos ; les souvenirs de Février ont empoisonné la vie du général Bedeau et laissé au fond de son âme une blessure cruelle, dont la douleur se trahissait sans cesse par des narrations et des explications éternelles sur les événements de cette époque.

Comme il était en train de me faire part de ses perplexités et de me remontrer que le devoir de l’opposition était de descendre en corps dans la rue pour y calmer l’émotion populaire par ses discours, une foule de peuple se glissant entre les arbres des Champs-Élysées, s’avançait vers la place Louis XV par la grande avenue. Bedeau aperçut ces hommes, m’entraîna vers eux à pied à plus de cent pas de ses escadrons et se mit à les haranguer ; car il avait plus le goût de la harangue que je ne l’ai jamais vu à aucun homme portant épée.

Pendant qu’il discourait ainsi, je m’aperçus que le cercle de ses auditeurs s’allongeant, peu à peu autour de nous allait bientôt nous enfermer et, à travers une première ligne de badauds, je vis très clairement se glisser des hommes à figure d’émeute, tandis que j’entendais sourdement murmurer dans les profondeurs de la foule ces mots dangereux : « C’est Bugeaud. » Je me penchai alors à l’oreille du général et je lui dis tout bas : « J’ai plus que vous l’expérience des mouvements populaires ; croyez-moi, regagnez à l’instant votre cheval, car, si vous restez ici, vous serez tué ou pris avant qu’il soit cinq minutes. » Il me crut et fit bien. Ces mêmes hommes qu’il avait entrepris de convertir massacrèrent, peu de moments après, le poste de la rue des Champs-Élysées ; j’eus moi-même quelque peine à me frayer un chemin parmi eux. L’un d’eux, petit, trapu, qui semblait appartenir aux rangs secondaires de l’industrie, me demanda où j’allais ; je répondis : à la Chambre et j’ajoutai, pour lui montrer que j’étais de l’opposition : « Vive la Réforme ! vous savez que le ministère Guizot est chassé ? — Oui, monsieur, je le sais, me répondit cet homme d’un air goguenard, en me montrant les Tuileries, mais nous voulons mieux que cela. »