Souvenirs (Roustam)/Chapitre V

Texte établi par Paul CottinLibrairie Paul Ollendorff (p. 227-243).
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v


Ulm. — Nouveau danger couru par l’Empereur. — Mort du colonel Lacuée. — Construction de ponts sur le Danube. — L’île Lobau. — L’Empereur fait sa toilette en plein air. — Essling. — Mort du maréchal Lannes. — Douleur de Napoléon. — Ebersdorf. — Mon turban blanc sert de point de mire à l’ennemi et manque faire tuer l’Empereur à mes côtés. — Les cerfs de l’île Lobau. — Masséna blessé. — Wagram. — La voiture de Masséna traversée par un boulet. — Campagne de Russie : de Moscou à Molodetchno. — Les vivres de l’Empereur pillés par ses soldats. — Mot de lui à ce sujet. — L’Empereur et le maréchal Berthier.

À la bataille d’Ulm, l’Empereur était au milieu des balles et de la mitraille. Il était dans le plus grand danger. Le roi de Naples et le prince Berthier viennent prendre la bride de son cheval pour le faire éloigner du danger, en lui disant : « Sire ce n’est pas la place de Votre Majesté. » L’Empereur dit : « Ma place est partout. Laissez-moi tranquille. Murat, allez faire votre devoir. »

C’est le même soir, avant la bataille, que j’ai vu M. Lacuée[1], que j’ai connu beaucoup. Il avait quelque amitié pour moi.

Lacuée, colonel, était naguère aide-de-camp de l’Empereur. Grand, maigre, sec, figure intéressante. Avait été ami de Moreau et lui faisait des visites. De là sa disgrâce. De là son grade de colonel d’infanterie. C’est le matin de la bataille d’Ulm que Roustam le vit. L’Empereur passa devant le régiment, ne dit rien au colonel. Mais Roustam le regarde et le colonel s’avance : « Eh bien, colonel, vous nous avez quittés ? — Mon cher Roustam, je me ferai connaître aujourd’hui à l’Empereur, vu que je me ferai tuer ! »

Son régiment, corps d’armée du maréchal Ney. Pont à traverser. La bataille était à peine engagée. Le régiment de Lacuée était à la tête de pont. Le maréchal ordonne que le régiment s’empare du pont. Déjà le pont était traversé (ennemis autrichiens : commandant, le général Mack). À peine le pont passé, Lacuée est atteint d’une balle au milieu du front.

Le lendemain, Mack est blessé. L’Empereur, logé dans une abbaye, veut voir défiler les prisonniers.

Il était à une heure d’Ulm. Il charge Caulaincourt de choisir un paysan pour lui faire connaître le pays en se rendant à Ulm. Le paysan monte, mais un quart d’heure avant d’arriver, on s’aperçoit qu’il est étranger. Fureur de Caulaincourt qui fait administrer vingt-cinq coups de bâton au paysan. Indignation de Duroc, etc.


L’Empereur arrive à Schœnbrunn. Les ennemis avaient brûlé les ponts de Vienne, sur le Danube. L’Empereur va visiter Ebersdorf, petit bourg sur le Danube. Il donne des ordres pour construire des ponts sur le Danube, en face d’Ebersdorf. L’Empereur, partant de Schœnbrunn, visitait tous les jours les travaux. Deux branches du Danube ; deux ponts jetés dessus. Puis, île de Lobau. Puis un petit bras pour gagner la plaine. La bataille était engagée. Les Autrichiens ayant rompu des moulins et jeté à l’eau, ces moulins voguant rompirent nos ponts, et pas la moitié de notre armée était passée !

La veille, deux jours avant la bataille, l’Empereur quitte le quartier général et couche à Ebersdorf. Bataille engagée. L’Empereur était passé en personne avec ses aides-de-camp et faisait partie du tiers de l’armée.

Essling, où était le tiers de l’armée. On vient dire à l’Empereur que le pont est rompu sur le grand bras du Danube. L’ennemi nous repousse à travers les bois, sur la petite branche du Danube. L’Empereur traverse le petit pont et revient dans l’île de Lobau, seul avec ses aides-de-camp.

Tout le long de l’île, formidable artillerie, en cas de défaite (trente pièces).

Arrivé dans l’île, il prend fantaisie à l’Empereur de faire sa toilette en plein air : M. Jardin, son piqueur, portait, derrière son cheval, tout le linge dont l’Empereur pouvait avoir besoin. Il s’assoit par terre et nous l’habillons complètement. En ce moment, un aide-de-camp du général Dorsenne vient demander des munitions : « Dites-lui que je n’en ai pas. Tout ce qu’il fera sera bien fait. »

Quelques instants après, l’Empereur étant sous un gros arbre, des sapeurs traversent le petit pont, portant le maréchal Lannes, un genou fracassé, l’autre entamé, les bras nus, lui enveloppé dans un manteau. On le pose à cinquante pas du grand arbre. L’Empereur court, et, un genou en terre, se précipite sur son corps, l’embrasse et, sans rien dire, pose sa bouche sur son visage. Le prince de Neuchâtel prend un bras de l’Empereur, le maréchal Duroc, l’autre. On l’arrache de son corps et on le conduit sous l’arbre. (C’était à la brune). On transporte le maréchal Lannes à Ebersdorf ; on le met dans un bateau pour traverser le Danube. Le vice-roi était de l’autre côté, à Ebersdorf. L’Empereur, pleurant, disait : « Ah ! qu’ils me le paieront cher ! »

L’Empereur, seul, avec un escadron polonais. Il avait dit à Dorsenne de tenir ferme.

Le soir, il monte à cheval, il va à la tête du pont brisé qui était sur le grand bras du Danube : arrivé là, tant de blessés sur le rivage, qu’on pouvait à peine passer. L’Empereur passe dans un grand bateau, conduit par les marins de la Garde, et arrive à Ebersdorf. Voilà la nuit. On fait retraite, et l’armée française passe le petit pont et vient prendre position dans l’île Lobau, où étaient les batteries.

L’Empereur va, le lendemain, voir Lannes, qui était à Ebersdorf.

En déjeunant, en dînant, en mangeant sa soupe, les larmes coulaient dans sa cuiller. Il mangeait seul avec Berthier. Nous sommes restés près d’un mois à Ebersdorf.

Pendant cet intervalle, l’Empereur visitait Lannes et un grand hôpital. Il faisait distribuer un napoléon à chaque soldat et cinq aux officiers. Plusieurs refusaient. Dans les autres maisons, où étaient des blessés, Duroc allait porter les mêmes secours.

Le fameux pont était à peu près fait. Il passait à pied. Son entourage d’officiers l’ennuyant, il dit un jour : « Restez, je n’ai besoin que de Roustam et d’une lorgnette. »

Il faisait le tour de l’île, visitait l’armée de Dorsenne, qui attendait que le pont fût fini.

Un jour, à cheval avec l’Empereur, dans l’île Lobau, au bord du petit bras du Danube (on avait ôté le petit pont), l’Empereur apercevait les factionnaires autrichiens. Il avait sa petite lorgnette qui était toujours dans sa poche, et regardait les positions de l’ennemi. Une balle siffle et frise les oreilles de l’Empereur : « Morbleu ! c’est ton bonnet blanc qui nous trahit ! Il faut une autre couleur ! » Et comme la sentinelle rechargeait son arme : « C’est assez, comme cela, camarade ! Il fait chaud ici, partons. » Nous rentrons à Ebersdorf. Je vais à cheval à Vienne, pour acheter un turban de couleur. Depuis cette époque, dans toutes batailles, turban de mousseline obscure.

L’île Lobau pleine de cerfs et de daims. On les chassait, un jour (on faisait le pont) : un cerf traverse l’eau et arrive, haletant, à Ebersdorf, dans la cour de la maison de l’Empereur. On le tire. (C’est le corps d’armée de Masséna qui était dans l’île de Lobau).

La veille de la bataille de Wagram, l’Empereur va dans l’île de Lobau, y fait placer sa tente, reçoit un plénipotentiaire, le fait dîner avec lui.

Lui, Berthier, Masséna et l’envoyé autrichien :

« Monsieur l’envoyé, dites à ceux qui vous envoient que, ce soir, à neuf heures (il en était sept), je passerai le Danube. » Au lieu de neuf heures, c’était huit.

L’Empereur avait dit à Masséna : « Vous êtes blessé. Vous resterez ici (il était tombé de cheval). Votre aide-de-camp vous remplacera. — Non, sire, je ne quitte pas mon poste. Je commanderai en calèche. »

On avait fait trois radeaux. À huit heures, commence le passage. Au très petit point du jour, l’Empereur passe, avec son État-major. C’est là qu’il me demanda son petit cordon noir, au bout duquel était un petit cœur en satin noir, qu’il mettait sur son gilet de flanelle, avant sa chemise, grand comme une pièce de trente sous.

Bataille de Wagram. — Au milieu de la journée, le feu était chaud, Masséna était en calèche à quatre chevaux. Ses domestiques n’en étaient pas très contents. Un cheval, derrière sa calèche. Il s’impatiente. Il descend. Au moment même, un boulet la traverse, à l’endroit même où il était assis.

Alors, il monte à cheval. Un étrier étant trop court, il se fâche contre son domestique ; il donne un coup de cravache à son domestique, et celui-ci s’éloigne un peu. Un militaire passe. Il dit : « Mon ami, viens raccourcir mes étriers. Pose ton fusil par terre, et dépêche. » Dans ce moment, un boulet enlève l’homme. Et tout le monde de dire : « L’Empereur l’a bien nommé l’Enfant chéri de la victoire ! »

14 septembre 1812, entrée à Moscou. — 19 octobre, départ de Moscou. — Entré dans Moscou avec 90.000 combattants et 20.000 malades, il en sort avec plus de 100.000 combattants et laisse 1.200 malades. — Le 23 octobre, quartier général à Borowsk. — Le 24, l’Empereur était sur les bords d’un ruisseau et du village Ghorodinia, dans une cabane de tisserand, maison de bois, délabrée, infecte, à une demi-lieue de Malo-Iaroslavelz, — Danger que court l’Empereur : il est attaqué par des Cosaques. Rapp veut l’engager à s’écarter. Il tire son épée et attend les Cosaques. — Le 26 octobre, pleine retraite. — Le 28 octobre, à Mojaïsk. — À quelques lieues de Mojaïsk, la Kolotcha, rivière. Plus loin, la grande abbaye ou l’hôpital de Kolatskoe. — Le soir, la colonne impériale approcha de Gjatz, De Gjatz, l’Empereur gagna Viazma, en deux marches. — 6 novembre. Hiver rigoureux. Pleine déroute. — De Gatz à Mikalewska, village entre Dorogobuj et Smolensk, rien de remarquable, On se défait de tout attirail.

Le 3 et le 4 novembre, l’Empereur avait séjourné à Slawkowo. — Le 5, à Dorogobuj. — Le 6, à la hauteur de Mikalewska, l’Empereur apprend la conjuration d’un général, à Paris. L’Empereur ne répond rien et entre dans une maison palissadée, qui avait servi de poste de correspondance. — Le 9 novembre, l’Empereur à Smolensk. Il s’enferme dans une maison de la Place-Neuve, et n’en sortit que le 14, pour continuer sa retraite. — Horrible disette. — Le 14 novembre, à cinq heures du matin, la colonne impériale quitte Smolensk. — Koritnia, à cinq lieues de Smolensk. — Krasnoï, à cinq lieues de Koritnia. — Lyady, à quatre lieues de Krasnoï.

À deux lieues à droite du grand chemin, coule le Borysthène. — L’Empereur à Koritnia, dans une misérable masure. — Le 17, l’Empereur à Lyady, à quatre lieues du champ de bataille. — Le lendemain, on quitte la vieille Russie. — 19 novembre, Dombrowna, ville de bois. — 20, Orsza. Le Dniéper, fleuve. — D’Orsza à Borizow. — Les 22, 23. Napoléon était dans la Tolotschin. — La Bérésina. C’est le 24 qu’il veut tenter le passage. — Studianka. — 27, passage de la Bérésina. — L’Empereur à la tête de sa réserve à Brilowa. — Le 29, l’Empereur quitte les bords de la Bérésina. — L’Empereur arrive à Kamen. — Le 30, à Pleszenicky. — Le 3 décembre, à Molodetchno. — C’est là que l’Empereur forme le projet de partir pour Paris.

Une journée après le passage de la Bérésina, le 30 novembre, à Pleszenicky, l’Empereur se disposait à manger, mais les soldats d’un régiment avaient pillé la cantine portée sur le dos de trois mulets qui suivaient toujours, portant, sur des paniers attachés aux selles, le vin et le pain ou le biscuit, et les provisions. Sur le dernier de ces mulets était le petit lit en fer qu’on dressait partout et qui était roulé avec un matelas, au travers d’un mulet.

Ces soldats, affamés par des marches continuelles, aperçoivent cette maigre caravane, qui s’achemine sous la conduite de trois gendarmes et de deux hommes de la bouche.

D’un œil de convoitise, ils les voient passer. Mais la faim l’emporte, et les voilà pressant le pas en désordre et s’informant d’où viennent ces provisions et à qui elles sont destinées. Ils le savaient, et, de plus, ils pouvaient lire, sur la couverture, la destination de ces vivres… Mais, encore une fois, la faim !

« C’est à l’Empereur. N’y touchez pas ! » Et déjà mille mains rapaces assaillaient les paniers : « L’Empereur n’ordonne pas qu’on meure ; au surplus, à sa santé ! » Et c’en est fait des provisions qui, du reste, ne firent qu’irriter davantage une faim mal assouvie.

L’Empereur excusa ses soldats ; toutefois il voulut savoir à quel régiment ils appartenaient : « Un jour viendra qu’ils seront dans l’abondance, je les passerai en revue… Mais non, le reproche serait trop cruel : tel jour, vous voliez le pain de votre Empereur ! »

Deux jours avant d’arriver à Smorgoni, à Molodetchno, l’Empereur, qui avait battu en retraite avec l’armée, résolut de la quitter. Il passait la nuit dans un misérable village à Molodetchno. J’étais dans la pièce voisine. J’entendis parler haut. C’était l’Empereur, gourmandant très-haut Berthier qui voulait le suivre : « Je vais en France parce que ma présence est indispensable. — Sire, depuis longtemps, Votre Majesté sait que je veux quitter le service : je suis vieux, emmenez-moi. — Vous resterez, avec Eugène et Murat. » Il insistait : « Vous êtes un ingrat… Vous êtes un lâche ! Je vous ferai fusiller, à la tête de l’armée ! » Et l’autre sanglotait.

Cette scène eut lieu le 3 décembre, le lendemain, Berthier se résigna.


  1. Gérard Lacuée, colonel du 19e de ligne, tué à Gunzbourg, le 5 octobre 1805. Il était neveu de Jean-Gérard Lacuée, le général de division, membre de l’Institut.