Traduction par Camille Benoît.
G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 157-184).


LETTRE AU SUJET
DE
L’EXÉCUTION DU TANNHÆUSER
À PARIS


Paris, 27 mars 1861.


Je vous ai promis des renseignements circonstanciés sur toute mon affaire du Tannhæuser à Paris ; c’est maintenant le cas de m’acquitter de ma promesse, et je le fais même d’autant plus volontiers, que l’affaire a pris une si franche tournure, et que je peux maintenant la voir de haut, en embrasser tout le détail, et en donner un aperçu de sang-froid, comme si c’était pour moi-même. Pour la bonne intelligence de la chose, il est nécessaire que je touche quelques mots des vrais motifs qui m’ont décidé à aller à Paris plutôt qu’ailleurs. S’il vous plaît donc, je commencerai par là.

Depuis près de dix années, j’avais été privé du réconfortant plaisir d’entendre, même de temps en temps, de bonnes exécutions de mes œuvres dramatiques ; j’éprouvai enfin le besoin de chercher quelque endroit où aller goûter, dans un avenir plus ou moins éloigné, ces émotions vivantes de mon art, qui m’étaient devenues indispensables. Je rêvais pour cela quelque modeste coin de l’Allemagne. Déjà le grand-duc de Bade, avec une bienveillance qui me toucha fort, m’avait accordé l’autorisation de monter et de diriger ma dernière œuvre au théâtre de Karlsruhe ; aussi, dans l’été de 1859, fis-je auprès de lui les plus vives instances pour qu’il laissât se transformer en un établissement définitif dans ses États, un séjour tout d’abord purement temporaire ; sinon il ne me restait plus d’autre parti à prendre que d’aller me fixer à Paris. À l’expression de ce vœu, on me répondit : Impossible !

À l’automne de la même année, je me mis en route pour Paris ; j’avais toujours en vue la représentation de mon Tristan, pour laquelle je comptais être appelé à Karlsruhe le 3 décembre ; je pensais qu’après avoir présidé en personne à la première audition de mon œuvre, je pourrais la laisser passer aux autres théâtres allemands ; la perspective de m’y prendre de même à l’avenir, pour mes autres œuvres, me suffisait ; dans cette hypothèse, l’unique intérêt que Paris gardât pour moi était d’y entendre, de temps à autre, un excellent quatuor, un orchestre d’élite, et de pouvoir ainsi me retremper dans ce commerce suivi avec les vivants organes de mon art. Ces projets furent renversés d’un seul coup par la nouvelle qui m’arriva de Karlsruhe : on y déclarait impossible la représentation du Tristan. Les difficultés de ma situation me suggérèrent aussitôt l’idée d’engager à Paris, pour le printemps prochain, des chanteurs allemands d’un talent et d’une réputation éprouvés et de monter, aux Italiens, avec leur concours, cette exécution modèle tant désirée de ma nouvelle œuvre ; je comptais inviter à cette représentation les chefs d’orchestre et régisseurs des théâtres allemands où j’étais favorablement connu, afin d’arriver ainsi au résultat que je devais obtenir à Karlsruhe. Mais mon plan ne pouvait réussir sans une participation importante du public parisien ; j’étais donc tenu de l’amener tout d’abord à goûter ma musique ; c’est dans ce but que je donnai aux Italiens les trois fameux concerts. Bien que leur succès eût été très grand, et comme accueil et comme affluence, il ne put malheureusement hâter la réalisation du projet principal que j’avais conçu ; car à cette occasion même, les difficultés d’une telle entreprise m’apparurent en toute évidence, sans parler de l’impossibilité qui se présentait de réunir à Paris, à la même époque, les chanteurs allemands choisis par moi : aussi ces raisons m’obligèrent-elles à renoncer à mon dessein.

Pendant que les obstacles s’accumulaient ainsi autour de moi, et au moment où, dévoré de soucis, je tournais de nouveau les yeux vers l’Allemagne, j’appris, à ma grande surprise, qu’à la cour des Tuileries ma situation avait été l’objet d’entretiens et de chaleureuses recommandations. Ce mouvement de sympathie si extraordinaire, je le devais à l’initiative jusqu’alors ignorée de quelques membres de la légation allemande à Paris. Leurs efforts réussirent si bien, que l’empereur, sur les instances d’une princesse allemande fort en faveur auprès de lui, et qui parla surtout de mon Tannhæuser avec les détails les plus engageants, donna immédiatement l’ordre de monter cet opéra à l’Académie impériale de musique.

Sans nier le vif plaisir que me causa ce témoignage tout à fait inattendu du succès de mes œuvres, dans un monde à l’écart duquel j’étais si complètement resté, j’avoue cependant que je n’envisageai pas sans une grande appréhension une représentation du Tannhæuser à ce théâtre même. Qui savait mieux que moi que ce grand théâtre d’opéra avait renoncé depuis longtemps à toute visée d’art sérieux, que des exigences tout autres que celles de la musique dramatique y avaient prévalu, et que l’opéra même n’y servait plus que de prétexte au ballet ? J’affirme qu’à l’occasion des instances réitérées qui me furent adressées, ces dernières années, pour faire jouer une de mes œuvres à Paris, je songeai bien moins à ce qu’on appelle le Grand-Opéra qu’au Théâtre lyrique, plus modeste et par conséquent plus propre à une tentative. J’avais pour cela deux raisons principales : au Théâtre lyrique, il n’y a pas de catégorie particulière du public qui donne le ton ; ensuite grâce à l’exiguïté des ressources, le ballet proprement dit n’y est pas devenu le pivot de toute la machine artistique. — Mais le directeur de ce théâtre, après s’être plusieurs fois arrêté de lui-même à l’idée de monter Tannhæuser, dut y renoncer, faute d’un ténor à la hauteur des difficultés du principal rôle.

Je ne m’étais pas trompé : dès mon premier entretien avec le directeur du Grand-Opéra, la première chose en question, la condition la plus essentielle à remplir pour le succès de l’œuvre, fut l’adjonction d’un ballet, et cela au deuxième acte, pas ailleurs. Je ne mis guère longtemps à découvrir le vrai motif d’une pareille exigence : en effet, ayant commencé par déclarer que c’était justement le deuxième acte dont on ne pouvait interrompre la marche par un ballet, dépourvu de toute raison d’être à ce moment-là, j’ajoutai qu’au premier acte, en revanche, le lieu de l’action au début, la cour voluptueuse de Vénus, me semblait très propre à motiver une scène chorégraphique du plus ample caractère, d’autant mieux qu’à cet endroit même, dans ma conception première, la nécessité de la danse m’avait paru s’imposer. J’étais même positivement séduit par l’idée d’avoir à combler cette lacune évidente de ma première partition, et j’esquissai un plan détaillé, d’après lequel cette scène du Venusberg prenait une grande importance. Ce plan fut repoussé par le directeur avec énergie ; je reçus de lui l’aveu dépouillé d’artifice que, pour un opéra, il ne s’agissait pas seulement d’avoir un ballet, mais surtout de le faire danser vers le milieu de la soirée ; c’est seulement à ce moment-là que les abonnés, dont le ballet est la propriété à peu près exclusive, prennent place dans les loges, habitués qu’ils sont à ne dîner que fort tard ; un ballet dansé au commencement du spectacle ne leur donnerait nullement satisfaction, puisqu’ils n’assistent jamais au premier acte. Ces déclarations et d’autres du même genre me furent réitérées dans la suite par le ministre d’État ; bref, on m’affirma si catégoriquement que toute chance de succès dépendait de l’accomplissement de pareilles conditions, que je me sentis disposé à laisser là toute l’entreprise.

Tout en songeant, avec plus d’empressement que jamais, à regagner l’Allemagne, tout en cherchant avec anxiété où m’adresser pour l’exécution de mes nouvelles œuvres, je dus finir par reconnaître l’heureuse portée de l’ordre impérial, qui mettait à ma pleine et entière disposition, sans condition ni réserve, toute cette grande institution de l’Opéra, et m’accordait tous les engagements que je jugerais nécessaires. À peine avais-je formulé le désir d’une acquisition, qu’il y était fait droit, sans qu’on regardât le moins du monde aux frais ; quant à la mise en scène, on y procédait avec une minutie dont je n’avais pu me faire une idée auparavant. Au milieu de circonstances si nouvelles pour moi, je ne tardai pas à être de plus en plus possédé par la pensée que je pourrais goûter la joie d’une représentation tout à fait parfaite, idéale même. C’est précisément la vision d’une exécution pareille (quelle que soit l’œuvre), qui m’a poursuivi dès longtemps et sérieusement préoccupé, depuis que je me suis tenu à l’écart de notre théâtre d’opéra ; et voici que les moyens dont je n’avais pu disposer, jamais et nulle part, se trouvaient à mes ordres, ici à Paris, d’une façon bien inattendue, et à une époque vraiment où nul effort n’aurait pu me mettre en mesure d’obtenir dans ma patrie une faveur approchant de celle-ci, même de loin. Je l’avoue franchement, cette pensée me remplit d’une ardeur que je n’avais pas connue depuis longtemps, et s’il s’y mêlait quelque amertume, elle n’eut d’autre effet que d’exalter cette ardeur. Je n’eus bientôt plus en tête qu’une pensée unique, la possibilité d’une représentation parfaitement belle, et dans la préoccupation constante et pressante de donner corps à cette possibilité, je me refusai à me laisser influencer par telle ou telle considération : si je réussis à réaliser ce qui me semble possible, me dis-je, que m’importe le Jockey-club et son ballet !

Dès lors, je n’eus plus qu’un souci : l’interprétation. Il n’y avait pas de ténor français, à ce que me déclara le directeur, pour se charger du rôle de Tannhæuser. D’après ce qu’on m’avait rapporté des qualités brillantes du jeune chanteur Niemann, je le désignai au directeur pour le rôle principal, sans l’avoir entendu, à vrai dire ; mais cette circonstance spéciale qu’il possédait une bonne prononciation française aida, après une discussion des plus minutieuses, à la conclusion de son engagement, avec des honoraires fort élevés. Plusieurs autres chanteurs, notamment le baryton Morelli, durent d’être engagés uniquement au vœu que j’exprimai de les avoir comme interprètes. Pour le reste, je préférai à quelques artistes en vue et déjà en possession de la faveur publique à Paris, mais dont les habitudes invétérées me déroutaient, des artistes encore à leurs débuts, par la raison qu’ils se prêteraient avec plus de souplesse aux exigences de mon style particulier. Je fus surpris du soin méticuleux apporté aux répétitions de chant au piano ; c’est là une chose absolument inconnue chez nous ; grâce à la vive intelligence et au sentiment délicat du « chef du chant » Vauthrot, nos études produisirent à vue d’oeil des résultats d’une rare perfection. Je fus particulièrement heureux de constater avec quelle prompte intelligence les artistes français de la nouvelle génération entraient dans l’esprit de leurs rôles, et quel zèle, quelle ardeur ils apportaient à l’accomplissement de leur tâche.

Moi-même je reprenais donc plaisir à mon œuvre déjà ancienne : je retravaillai la partition avec tout le soin possible, je refis entièrement la scène de Vénus avec le ballet qui la précède, et je m’efforçai surtout de faire concorder exactement, dans toute l’œuvre, la partie chantée avec le nouveau texte français. Jusque-là, toute mon attention s’était concentrée sur l’interprétation, et j’avais laissé de côté toute considération étrangère à cet objet ; mais je finis pourtant par m’apercevoir avec peine que cette interprétation même ne se maintiendrait pas à la hauteur où je l’avais rêvée. Mettre le doigt sur les points précis où je dus m’abandonner à mes déceptions n’est pas chose aisée. En tous cas, l’obstacle le plus fâcheux venait du chanteur du difficile rôle principal : plus nous approchions de la représentation, et plus son découragement croissait ; on avait jugé nécessaire qu’il se mît en rapport avec les critiques, et ceux-ci lui prédisaient la chute irrémissible de mon opéra. Les espérances favorables que j’avais entretenues pendant les répétitions au piano s’évanouirent de plus en plus, à mesure que nous approchions de la mise en scène et de la lecture à l’orchestre. Je vis que nous retombions au niveau d’une représentation banale d’opéra, et que tous les efforts pour le dépasser seraient vains. À ce point de vue, il manquait un élément de succès auquel il était naturel que je n’eusse pas songé au début, et qui seul eût pu donner le relief voulu à une représentation de ce genre : c’était la présence d’un artiste en vue, déjà adopté et choyé par le public, tandis que je me présentais à ses suffrages avec une troupe à peu près entièrement composée de simples débutants. Une chose enfin me peinait avant tout : c’était de n’avoir pu obtenir que le chef d’orchestre en fonctions me cédât la direction, grâce à laquelle j’aurais pu exercer encore une grande influence sur l’esprit de l’interprétation ; et ce qui achevait de me contrister, ce qui, encore à l’heure qu’il est, met le comble à mon véritable chagrin, c’est de n’avoir pu obtenir qu’on se rendît à mon désir de retirer la partition, c’est d’avoir dû consentir, avec une résignation piteuse, à ce que mon œuvre fût exécutée sans inspiration et sans élan.

Quant à la façon dont mon opéra serait accueilli de la part du public, de telles circonstances m’y rendaient presque indifférent ; le plus brillant accueil n’aurait pu me décider à suivre une longue série de représentations, vu le peu de plaisir que j’y prenais.

Il me semble, en ce qui concerne la nature de cet accueil, qu’on vous a, jusqu’à présent, entretenu dans l’erreur à dessein ; certes, vous vous tromperiez grandement, si vous tiriez de vos précédentes informations, au sujet du public parisien en général, une conclusion flatteuse peut-être pour le public allemand, mais en vérité très injuste. Je persiste, au contraire, à reconnaître au public parisien des qualités fort agréables, notamment une compréhension très vive, et un sentiment de la justice vraiment généreux.

Voici un public (je parle de ce public pris dans son ensemble), auquel je suis, personnellement, tout à fait inconnu, un public auquel les journaux, les bavards et les oisifs rapportent journellement sur mon compte les choses les plus absurdes, et qu’on travaille contre moi avec une rage presque sans exemple : eh bien ! qu’un tel public, pendant des quarts d’heure entiers, lutte pour moi contre une clique et me prodigue les témoignages les plus opiniâtres de son approbation, c’est là un spectacle qui devait me mettre la joie au cœur, eussé-je été l’homme le plus indifférent du monde !

Grâce à l’étrange sollicitude de ceux qui disposent exclusivement des places un jour de première, et qui m’avaient presque refusé de caser mes quelques amis personnels, on voyait réuni ce soir-là, dans la salle du Grand-Opéra, un public dont la mine annonçait à tout observateur de sang-froid une extrême prévention contre mon œuvre ; ajoutez-y toute la presse parisienne, officiellement invitée en pareil cas, et dont il suffit que vous lisiez les comptes rendus pour juger de son hostilité contre moi : dans de telles conditions, vous admettrez bien que je puisse me permettre de prononcer le mot de victoire, si je vous affirme, sans la moindre exagération, que l’exécution médiocre de mon œuvre fit éclater des applaudissements plus nourris, plus unanimes, que ceux dont j’ai été jusqu’à présent, en Allemagne, l’objet et le témoin.

Les critiques musicaux d’ici, en majorité, on peut même dire en totalité, étaient les boute-en-train de l’opposition, presque générale au début. Jusque vers la fin du second acte, ils s’étaient évertués à détourner l’attention du public ; ils laissèrent percer alors la crainte d’être obligés d’assister à un succès complet et éclatant du Tannhæuser ; aussi s’avisèrent-ils de recourir à un stratagème ; c’était d’éclater en rires assez grossiers, après des répliques sur lesquelles ils s’étaient entendus aux répétitions générales. Ils parvinrent ainsi, dès la fin du second acte, à produire une diversion suffisamment fâcheuse pour diminuer l’importance de la manifestation qui eut lieu à la chute du rideau. Ces messieurs, à toutes les répétitions générales, d’où il n’avait pas dépendu de moi de les écarter, avaient remarqué que c’était sur le troisième acte que reposait le succès proprement dit de mon opéra. Un fort beau décor de M. Despléchin, représentant le val au pied de la Wartburg, à la lueur d’un crépuscule d’automne, opéra déjà aux répétitions, sur toute l’assistance, le charme grâce auquel la disposition d’esprit nécessaire à l’intelligence des scènes suivantes se développait irrésistiblement. Du côté des interprètes, ces scènes furent la partie brillante de toute l’exécution. La réalisation musicale et scénique du chœur des pèlerins atteignait à une beauté qui ne pouvait être surpassée ; la prière d’Élisabeth était rendue en perfection et avec une expression saisissante par Mlle Sax ; la rêverie adressée à l’étoile du soir était soupirée par Morelli avec une parfaite délicatesse élégiaque : ce cortège de morceaux amenait si heureusement le récit du pèlerinage (la meilleure partie de l’interprétation de Niemann, celle qui toujours lui gagna les plus vifs suffrages), que même les adversaires les plus acharnés de mon œuvre durent s’avouer l’importance tout à fait exceptionnelle du succès réservé à ce troisième acte. Ce fut précisément à ce troisième acte que s’attaquèrent les meneurs dont il a été question : par de bruyants éclats de rire, auxquels les motifs les plus futiles, les plus puérils, servaient de prétexte, ils tentèrent de troubler cet état indispensable d’émotion recueillie, dès qu’il paraissait gagner le public. Sans se laisser désarçonner par ces démonstrations hostiles, mes interprètes ne plièrent pas ; le public, lui aussi, tint bon, et prêta une attention sympathique à leurs vaillants efforts, souvent récompensés par de chaleureux applaudissements, si bien qu’à la fin de l’acte, l’opposition fut complètement terrassée par le rappel véhément des interprètes.

L’attitude du public, le soir de la deuxième représentation, me prouva que je ne m’étais pas trompé, en considérant le succès de la première soirée comme une complète victoire ; car ce fut alors qu’on put voir décidément à quel genre d’opposition je devais, désormais, avoir exclusivement affaire : je veux parler du Jockey-Club d’ici, et je puis d’autant mieux me permettre de le citer, que le public, en criant : À la porte les Jockeys ![1], a lui-même désigné mes principaux adversaires à haute et intelligible voix. Les membres de ce club (dispensez-moi, n’est-ce pas, de trop insister sur la légitimité du droit qu’ils croient posséder de régner en maîtres au Grand-Opéra) s’étaient sentis profondément lésés dans leurs intérêts par la suppression du ballet habituel au moment de leur entrée, c’est-à-dire vers le milieu de la représentation ; grand fut donc leur effroi, quand ils s’aperçurent que le Tannhæuser, à la première représentation, non seulement n’était pas tombé, mais qu’il avait même, en réalité, remporté un triomphe. C’était donc à eux, désormais, de mettre bon ordre à ce que cet opéra sans ballet se prolongeât à leur barbe de soirée en soirée ; à cet effet, en quittant la table, ils étaient allés faire ample provision de sifflets de chasse et autres instruments du même, genre, et voici qu’à peine entrés au théâtre, la manœuvre contre le Tannhæuser commença, sans plus de façons.

Jusque-là, c’est-à-dire pendant le premier acte et jusqu’à la moitié du second, on n’eût pu surprendre la moindre apparence d’opposition ; les applaudissements les plus soutenus avaient fait escorte, sans soulever de protestations, aux passages de l’œuvre qu’on avait tout d’abord goûtés. Mais à partir de ce moment, toute démonstration favorable devint inutile : en vain l’empereur lui-même et l’impératrice donnèrent-ils à mon œuvre, pour la deuxième fois, des marques publiques de leur bienveillance ; ceux qui se considèrent comme les maîtres de la salle, et qui tous appartiennent à la plus haute aristocratie de France, prononcèrent l’arrêt irrévocable contre le Tannhæuser. Jusqu’à la fin, sifflets et mirlitons accompagnèrent chaque salve d’applaudissements du public.

En présence de l’impuissance absolue de la direction vis-à-vis de ce club puissant, devant la peur manifeste du ministre d’État lui-même, je ne me crus plus le droit d’exposer plus longtemps mes fidèles interprètes à cette ignoble agitation, à laquelle on les abandonnait sans scrupule, et, bien entendu, avec l’espoir qu’ils battraient en retraite forcément. Je déclarai à la direction que je retirais mon opéra, et si je consentis à une troisième représentation, ce fut à cette condition seulement, qu’elle aurait lieu un dimanche, c’est-à-dire en dehors de l’abonnement, et par suite, dans des circonstances telles, que les abonnés n’y fussent point attirés, et qu’au contraire le public proprement dit pût occuper entièrement la salle. À mon désir de voir désigner cette représentation sur l’affiche comme la dernière, on opposa une fin de non-recevoir ; je n’eus d’autre ressource que d’informer moi-même les personnes de ma connaissance qu’il n’y en aurait pas d’autres.

Ces mesures de précaution n’avaient pas réussi à dissiper les craintes du Jockey-Club ; tout au contraire, ses membres crurent voir dans cette représentation dominicale une démonstration audacieuse et menaçante pour leurs intérêts ; après cela, pensaient-ils, une fois l’opéra accueilli par un succès incontesté et admis au répertoire, l’ouvrage exécré leur serait aisément imposé de force. On n’avait pas osé croire que je parlais sincèrement, quand j’assurais qu’au cas d’un tel succès du Tannhæuser, je n’en serais que plus décidé à retirer la partition. Ces messieurs renoncèrent donc, pour ce soir-là, à leurs autres amusements ; ils revinrent à l’Opéra, équipés au grand complet, et renouvelèrent les scènes de la deuxième soirée.

Cette fois l’exaspération du public, à voir qu’il allait lui être absolument interdit de suivre la représentation, grandit dans des proportions qu’elle n’avait pas encore connues, à ce qu’on m’a assuré ; il paraîtrait que messieurs les perturbateurs, n’eût été l’inviolabilité de leur position sociale, n’auraient pas échappé aux mauvais traitements et aux voies de fait. Je le dis sans ambages : autant j’ai été stupéfait de l’attitude effrénée de ces messieurs, autant j’ai été ému et touché des efforts héroïques déployés par le public proprement dit, pour réparer ce déni de justice à mon égard ; jamais il ne rii’est moins venu à l’esprit de douter, si peu que ce soit, du public parisien dès qu’il se trouve sur un terrain neutre qui lui soit propre.

Le retrait de ma partition, désormais officiel, a mis la direction de l’Opéra dans un grand et réel embarras. Elle crie sur les toits que dans l’affaire de mon Tannhæuser elle voit, au lieu d’une chute, un très grand succès, et qu’elle a beau interroger ses souvenirs, elle n’a nulle idée qu’on ait jamais vu un public prendre parti avec une passion si vive pour une œuvre contestée. Il lui semble que les plus belles recettes sont assurées au Tannhæuser car la salle est déjà louée d’avance pour plusieurs représentations. On l’informe de l’exaspération croissante du public, à se voir frustré, par une minorité intime, de l’intérêt qu’il a à pouvoir écouter et apprécier en paix une œuvre nouvelle dont on a beaucoup parlé !

J’apprends de mon côté que l’empereur reste tout à fait fidèle à ses bonnes dispositions pour ma cause, que l’impératrice veut bien prendre mon opéra sous sa protection, et réclamer des mesures pour prévenir le retour de nouveaux désordres. En ce moment même une protestation contre les honteux événements de l’Opéra, adressée au ministre d’État, circule parmi les musiciens, les peintres, les artistes et les littérateurs de Paris ; on me dit qu’elle se couvre de signatures. Dans de telles circonstances, il semble que je devrais me sentir aisément encouragé à autoriser la reprise de mon opéra. Mais une importante considération d’art m’empêche de le faire.

Jusqu’à présent, je n’ai pu obtenir une seule audition calme et recueillie de mon œuvre : ces conditions particulières, indispensables pour comprendre ce que j’ai voulu faire, pour entrer dans cette disposition d’esprit étrangère au public ordinaire d’opéra, par laquelle on saisit l’ensemble, l’unité d’une œuvre, ces conditions, dis-je, n’ont pas encore été réalisées pour mes auditeurs ; ceux-ci, au contraire, ne pouvaient s’attacher, jusqu’à présent, qu’à des épisodes brillants, aisés à comprendre, tout en dehors, et placés là par moi simplement pour encadrer mon tableau ; ces auditeurs ont dû se borner à remarquer ces pages, et à les saluer de leurs vives sympathies. En admettant que j’obtienne maintenant cette audition paisible et recueillie de mon opéra, je n’en redouterais pas moins ce que je vous ai marqué précédemment sur le caractère de l’exécution d’ici : elle était foncièrement dépourvue de vigueur et d’élan, cette exécution, et c’est là une chose qui n’a échappé à aucun de ceux auxquels l’œuvre est familière. Quant à moi, il m’était interdit d’intervenir en personne pour stimuler cette faiblesse ; j’aurais donc peur qu’elle ne devînt peu à peu évidente et manifeste, si bien que j’ai renoncé à tout espoir d’assister pour cette fois à un succès solide et non purement superficiel de mon œuvre.

Puissent donc, pour le moment, toutes les insuffisances de cette exécution rester indulgemment voilées par la poussière de ces trois soirs de combat ! Puisse plus d’un, après avoir cruellement trompé les espérances que j’avais mises en lui, se retirer pour cette fois de la lutte, avec la conviction qu’il a succombé pour une bonne cause et pour l’amour de cette cause !

Que le Tannhæuser de Paris, pour cette fois, ait donc fini sa carrière ! — Si le vœu d’amis sérieux de mon art venait à s’accomplir, si le projet sérieusement entretenu à l’heure qu’il est par des personnes fort expertes, et qui ne vise à rien moins qu’à la très prompte fondation d’un nouveau théâtre d’opéra, afin d’y réaliser les réformes dont j’ai pris même ici l’initiative, devait être mis à exécution, peut-être recevriez-vous encore une fois de Paris même des nouvelles du Tannhæuser.

Quant à ce qui s’est passé jusqu’aujourd’hui à Paris au sujet de mon œuvre, tenez pour certain que le présent récit est conforme à l’absolue et entière vérité ; bref, que ceci vous serve de garant : c’est qu’il m’est impossible de me contenter d’apparences, dans les cas où mon vœu le plus intime reste inaccompli ; mes désirs ne peuvent être satisfaits que si j’ai la conscience d’avoir provoqué une impression franche et nette.



  1. En français.