Sous les yeux d’Occident/Quatrième partie

Traduction par Philippe Neel.
Gallimard (p. 237-306).


QUATRIÈME PARTIE


I


Si je reviens, au début de ce chapitre rétrospectif, sur l’affirmation qu’au cours de son adolescence M. Razumov n’avait eu personne au monde vers qui se tourner, et s’était trouvé aussi complètement dénué de relations qu’on puisse honnêtement l’affirmer d’aucun être humain, ce n’est que l’énoncé d’un fait par un homme qui croit à la valeur psychologique des faits. Peut-être est-ce aussi désir scrupuleux de justice. Sans rapports avec aucun des personnages de ce récit, où les idées d’honneur et de honte sont si éloignées de nos conceptions occidentales, je me place sur le terrain de l’humanité en général, et c’est cette raison même qui me fait éprouver une singulière répugnance à dire tout crûment ici ce que chacun de mes lecteurs a très probablement deviné déjà. Une telle répugnance peut paraître absurde si l’on ne songe pas que l’imperfection du langage vaut quelque chose de déplaisant et même de douloureux, au seul exposé de la vérité toute nue. Mais à ce moment de notre récit, nous ne pouvons plus laisser dans l’ombre le Conseiller Mikulin. La question si simple : « Où cela ? » sur laquelle nous avons laissé M. Razumov à Pétersbourg, éclaire d’un jour singulier son cas particulier, et en dégage le sens général.

« Où cela ? » c’était sous la forme d’une question aimable, la réponse à ce que nous pourrions appeler la déclaration d’indépendance de M. Razumov. Question qui n’avait en soi rien de menaçant et affectait même un ton d’intérêt amical. Mais à la prendre simplement au sens topographique, la réponse qu’elle exigeait pouvait déjà paraître assez redoutable à M. Razumov. Où cela ? Dans son logis où la Révolution était venue le chercher pour mettre brusquement à l’épreuve ses instincts assoupis, sa pensée à demi-ignorée et ses ambitions presque inconscientes ; la Révolution qui s’était imposée à lui comme une religion furieuse et dogmatique avec son appel aux sacrifices monstrueux, avec ses résignations tendres, ses rêves et ses aspirations qui soulèvent les âmes, en même temps qu’avec les plus sombres manifestations du désespoir ? Et M. Razumov avait lâché le bouton de la porte pour revenir au milieu de la chambre, en demandant d’un ton de colère au Conseiller Mikulin : « Qu’entendez-vous par là ? »

Le Conseiller Mikulin, à ma connaissance, ne répondit pas à cette question. Il entraîna M. Razumov dans une conversation familière. C’est un trait particulier aux natures russes que leur propension, même au plus fort de l’action, à prêter l’oreille au moindre murmure d’idées abstraites. Il est inutile de rapporter ici cette conversation ou d’autres ultérieures du même genre. Il suffira de dire qu’elles amenèrent M. Razumov, à s’abandonner à une foi nouvelle. Il n’y avait chez lui rien d’officiel dans l’expression de cette foi, et il persistait à protester de son désir d’indépendance. Mais le Conseiller Mikulin réfutait tous ses arguments. « Pour un homme comme vous… », ce furent les dernières paroles dont il jeta le poids dans la discussion… « une telle attitude est impossible. N’oubliez pas que j’ai eu sous les yeux votre si intéressante profession de foi. Je comprends votre libéralisme, et mon intelligence est en cela proche de la vôtre. Les réformes, pour moi, ne sont qu’une question de méthode. Mais le principe de la révolte est une intoxication physique, une sorte de folie hystérique dont il faut préserver les masses. Nous sommes bien d’accord là-dessus ? Sans réserves, n’est-ce pas ? Parce que dans certaines situations la réserve et l’abstention sont singulièrement proches, voyez-vous, du crime politique. C’est ce que comprenaient très bien les anciens Grecs. »

M. Razumov, qui écoutait avec un léger sourire, demanda brusquement au Conseiller Mikulin s’il devait conclure de ces paroles qu’on allait le faire surveiller.

Le haut fonctionnaire ne parut nullement formalisé de la brutalité de cette question.

« Non, Kirylo Sidorovitch », répondit-il gravement, « non, je ne veux pas vous faire surveiller ».

Razumov soupçonnait un mensonge, mais n’en affecta pas moins la plus parfaite liberté d’esprit pendant les quelques instants consacrés encore à cette conversation. Le Conseiller s’exprima jusqu’au bout en termes familiers, avec une sorte de simplicité pénétrante. Razumov comprit qu’il fallait renoncer à lire au fond de cet esprit. Une grande inquiétude accélérait les battements de son cœur. Le fonctionnaire finit par quitter l’asile de son bureau et vint vers l’étudiant, la main tendue.

« Au revoir M. Razumov. On éprouve toujours une satisfaction à se comprendre entre hommes intelligents. Ne trouvez-vous pas ? Et vous m’accorderez bien que ces Messieurs les rebelles n’ont pas le monopole de l’intelligence. »

« Je suppose que l’on n’aura plus besoin de moi ? » demanda brusquement Razumov, la main prise encore dans celle du Conseiller, qui la laissa retomber doucement.

« Cela dépend des circonstances, M. Razumov », fit le bureaucrate d’un ton très sérieux. « Dieu seul connaît l’avenir ! Mais dites-vous bien que je n’ai jamais songé à vous faire surveiller. Vous êtes un jeune homme très indépendant. Oui. Vous partez d’ici libre comme l’air, mais vous finirez par nous revenir. »

« Moi ! Moi ! » fit Razumov avec un murmure de protestation effrayée. « Et dans quel but ? » ajouta-t-il, d’une voix faible.

« Oui vous ! Vous-même, Kirylo Sidorovitch », insista le haut fonctionnaire sur un ton pénétré de conviction sévère. « Vous nous reviendrez, comme ont dû finir par le faire certains de nos plus grands esprits. »

« De nos plus grands esprits ? » répéta Razumov, d’une voix tremblante.

« Oui, je dis bien : de nos plus grands esprits !… Au revoir. » Mikulin reconduisit à la porte Razumov, qui s’éloigna lentement ; mais à peine était-il au bout du couloir qu’il entendit retentir un pas lourd, tandis qu’une voix lui criait de s’arrêter. Il tourna la tête et fut surpris de voir le Conseiller lui-même qui le hélait. Très simple, le fonctionnaire hâtait sa marche et soufflait légèrement.

« Une minute ! Il en sera comme Dieu voudra de ce que nous disions à l’instant. Mais je puis trouver l’occasion de vous convoquer à nouveau… Vous paraissez surpris Kirylo Sidorovitch ? Oui, à nouveau… pour éclaircir certains faits qui pourraient survenir. »

« Mais je ne sais rien » balbutia Razumov. « Comment pourrais-je savoir quoi que ce soit ? »

« Peut-on le dire ? Les choses s’arrangent de si extraordinaire façon. Qui sait ce que vous pourriez découvrir avant la fin du jour ? Vous avez été déjà l’instrument de la Providence. Vous souriez, Kirylo Sidorovitch ; vous êtes un esprit fort » (Razumov n’avait nullement conscience d’avoir souri). « Mais moi je crois fermement à la Providence. Un tel aveu peut vous paraître étrange dans la bouche d’un vieux fonctionnaire endurci comme moi. Mais vous reconnaîtrez vous-même quelque jour… Comment expliquer autrement ce qui vous est arrivé ? Oui, décidément, j’aurai l’occasion de vous revoir, mais pas ici. Ce ne serait pas tout à fait… hum !… On vous indiquera un endroit commode. Et même il vaudrait mieux que toute communication écrite entre nous, sur ce sujet ou sur tout autre, fut transmise par les soins de notre ami commun… si j’ose ainsi parler… le Prince K… Non, je vous en prie, Kirylo Sidorovitch ! Je suis sûr qu’il y consentira… et je sais ce que je dis… vous pouvez le croire. Vous n’avez pas de meilleur ami que le Prince K… et, en ce qui me concerne, il y a longtemps qu’il m’honore de son… »

Il regarda sa barbe.

« Je ne veux pas vous retenir plus longtemps. Nous vivons dans des temps difficiles, dans des temps de chimères monstrueuses, de rêves néfastes, et de folies criminelles. Nous nous rencontrerons certainement à nouveau, mais peut-être pas avant un certain temps. Puisse, d’ici là, le ciel vous envoyer des réflexions fécondes. »

Une fois dans la rue, Razumov s’éloigna rapidement, sans se préoccuper de sa direction. Il marcha d’abord sans penser à rien, mais bientôt la conscience de sa position envahit son esprit avec un tel sentiment d’horreur, de péril et d’absurdité, il conçut si bien l’impossibilité définitive d’échapper jamais à l’étreinte du filet serré autour de lui, que l’idée passa dans sa tête de retourner sur ses pas, et, comme il se le disait, de faire sa confession au Conseiller Mikulin.

Retourner ? Pourquoi ? Se confesser ? De quoi ? « Je lui ai parlé avec la plus grande franchise », se disait-il avec un accent de conviction profonde. « Que lui dirais-je de plus ? Que je m’étais chargé d’un mensonge pour cette brute de Ziemianitch ? J’irais lui donner pour rien une fausse impression de complicité ? Je détruirais toutes les chances de salut dont j’ai pu m’assurer. Quelle folie ! »

Il ne pouvait se défendre pourtant de songer que le Conseiller Mikulin était peut-être le seul homme au monde capable de comprendre sa conduite. Et c’était une grosse tentation que celle de se sentir compris !

En regagnant son logis, il dut s’arrêter plusieurs fois ; toute sa force semblait abandonner ses membres ; isolé comme dans un désert au milieu de l’animation d’une rue bruyante, il restait tout à coup immobile pendant une ou deux minutes, avant de pouvoir poursuivre son chemin. Il finit pourtant par atteindre son domicile.

Alors survint une maladie, une sorte de fièvre lente qui l’arracha tout à coup aux inquiétudes de l’heure et au cadre de sa chambre même. Il ne perdit jamais conscience ; il lui semblait seulement mener une vie ralentie quelque part, très loin de tout ce qu’il avait connu jusque-là. Il sortit de cet état lentement, ou, pour mieux dire avec une impression de lenteur extrême, car, au fait, sa maladie ne fut pas très longue. – Et quand il se retrouva au milieu des choses, elles lui parurent changées, de façon subtile et irritante : changés les objets inanimés et les visages humains, changés la logeuse, la servante rustique, l’escalier, les rues, l’air même. Il jugeait ces conditions de vie nouvelle avec un esprit sévère. Il allait à l’Université et en revenait, montait des escaliers, arpentait des couloirs, écoutait des conférences, prenait des notes, traversait des cours avec une expression d’irritation hautaine, les dents serrées et les mâchoires douloureuses.

Il avait parfaitement conscience du regard repentant que fixait de loin sur lui Kostia l’écervelé, du soin scrupuleux avec lequel s’écartaient de son chemin, comme il en avait exprimé le désir, l’étudiant famélique au nez rouge et flétri, et vingt autres camarades qu’il connaissait assez pour leur parler. Et chez tous, il remarquait l’air de curiosité et d’intérêt des gens qui attendent un événement particulier. « Cela ne peut pas durer plus longtemps », se disait souvent Razumov. Il avait peur parfois de se laisser aller, devant une personne qui lui adresserait tout à coup la parole, à des injures ignobles, à des cris forcenés. Souvent, en rentrant chez lui, il s’affalait sur une chaise, sans ôter sa casquette ou son manteau, et il y restait immobile pendant des heures en gardant à la main le livre qu’il avait rapporté de la bibliothèque ; ou bien, il sortait son petit canif et se grattait les ongles, indéfiniment, avec une impression continuelle de rage, de rage froide et simple. « C’est impossible » murmurait-il, tout à coup, dans la chambre vide.

Fait à noter : on aurait pu concevoir que sa chambre lui causât une répulsion physique, une émotion intolérable, et lui devint moralement inhabitable. Mais il n’en était rien, et à l’inverse de ce qu’il avait d’abord redouté lui-même, il n’éprouvait aucun sentiment de ce genre. Au contraire, il préférait ce logis à tous les abris de fortune qu’avait connus jusque-là sa jeunesse sans foyer. Il l’aimait si bien, ce logis, qu’il éprouvait souvent de la peine à le quitter, et ne s’y décidait qu’avec répugnance, retenu par une sorte d’attraction physique, analogue à celle qui nous fait hésiter à quitter le voisinage d’un feu par un jour très froid.

Il ne bougeait guère à cette époque, que pour aller à l’Université (qu’aurait-il pu faire d’autre ?) et chacune de ses sorties le mettait face à face avec les conséquences morales de son acte. C’est à l’Université que s’appesantissait sur lui, que s’attachait inéluctablement à lui comme une robe empoisonnée, le sombre prestige du mystère Haldin. Cette impression le faisait atrocement souffrir aussi bien que les conversations banales, inévitables dans les rapports quotidiens, qu’il fallait entretenir avec d’autres étudiants. « Ils doivent s’étonner du changement survenu en moi », se disait-il avec anxiété. Il se souvenait avec inquiétude d’avoir envoyé au diable, sur un ton de fureur, un ou deux braves garçons, bien inoffensifs. Un jour, un professeur marié chez qui il avait jusque-là fréquenté, lui avait dit en passant : « Comment se fait-il qu’on ne vous voie plus à nos mercredis, Kirylo Sidorovitch ? » Et Razumov avait conscience d’avoir répondu à cette amabilité par un marmonnement d’odieuse grossièreté. Le professeur avait été évidemment trop surpris pour se sentir blessé… mais tout cela n’était pas moins fâcheux.

Et la cause de tout c’était Haldin, toujours Haldin, rien que Haldin, partout Haldin, spectre moral infiniment plus terrifiant qu’une apparition visible du mort. C’est seulement dans la chambre où l’homme s’était étourdiment arrêté, sur le chemin qui le menait du crime à l’échafaud, que son spectre paraissait ne pouvoir plus s’affirmer. Non pas, à vrai dire, qu’il en fût jamais complètement absent, mais il semblait y perdre toute puissance. Là, Razumov pouvait lui commander, avec un sens précis de sa propre supériorité. Là, ce n’était plus qu’un fantôme vaincu…, rien de plus. Souvent, au soir, avec le faible tic-tac de sa montre réparée, posée à côté de lui sous la clarté de la lampe,… Razumov levait les yeux par-dessus son livre, et fixait sur le lit un regard de froide attention. Mais il n’y voyait rien : il n’avait jamais pensé d’ailleurs y rien voir réellement. Après un instant, il haussait légèrement les épaules, et se penchait à nouveau sur son ouvrage. Car il s’était remis au travail, et même avec un certain succès de prime abord. Sa répugnance à quitter le seul endroit où il ne craignit rien de Haldin était devenue si forte, qu’il finit par renoncer à toute sortie. Depuis l’aube jusqu’à une heure avancée de la nuit, il écrivait ; il écrivit ainsi pendant près d’une semaine, sans jamais s’occuper de l’heure, ne se jetant sur son lit que lorsqu’il ne pouvait plus garder les yeux ouverts. Puis un soir, ses yeux tombèrent par hasard sur sa montre, et il posa doucement sa plume.

« Voici l’heure même », pensait-il, « ou l’autre s’est glissé sans être vu, dans ma chambre, en profitant de mon absence. Et c’est ici qu’il s’est assis, tranquille comme une souris… sur cette chaise même peut-être… »

Razumov se leva et se mit à arpenter la pièce d’un pas régulier, jetant de temps à autre un coup d’œil sur sa montre. « Voici l’heure où je suis rentré pour le trouver adossé au poêle », se dit-il. Quand la nuit tomba, il alluma sa lampe. Un peu plus tard, il suspendit encore une fois sa marche pour chasser d’un geste rageur la servante qui voulait entrer dans la chambre, avec un plateau chargé de thé et de victuailles. Et bientôt il vit sa montre marquer l’heure précise de son départ pour la mission terrible, sous les rafales de neige.

« Complicité », murmurait-il faiblement, en reprenant sa promenade, les yeux fixés sur la montre où, lentement, les aiguilles s’avançaient vers l’heure de son retour.

« Et après tout », pensa-t-il tout à coup. « Je n’ai peut-être été que l’instrument choisi par la Providence. Ce n’est là qu’une façon de parler, mais il y a une part de vérité dans l’expression la plus banale. Et si ces paroles absurdes étaient exactes, au fond ? »

Il médita quelque temps, puis s’assit, les jambes étendues, les yeux morts, les bras pendants de chaque côté de sa chaise, comme un homme totalement abandonné de la Providence… – comme un désespéré…

Il vit arriver l’heure du départ de Haldin, et resta immobile encore pendant un long moment ; puis il murmura : « Et maintenant à l’ouvrage ! » et s’approcha de la table pour saisir sa plume ; mais il la reposa aussitôt sur la table, l’esprit envahi brusquement par une réflexion inquiétante : « Voici plus de trois semaines écoulées, et je n’ai rien reçu de Mikulin… » Qu’est-ce que cela signifiait ? L’avait-on oublié ? Peut-être. Pourquoi ne pas rester alors dans cet oubli et disparaître quelque part ? Se cacher… Mais où ? Comment ? Avec qui ? Dans quel trou ? Et faudrait-il alors se cacher pour toujours… ou pour combien de temps ?… D’ailleurs une disparition était grosse de dangers obscurs. L’œil de la Révolution sociale était sur lui, et Razumov éprouva, pendant un instant, une crainte confuse et désespérante à laquelle se mêlait un sentiment odieux d’humiliation. Était-il donc possible qu’il ne s’appartint plus ? C’était une pensée atroce ! Mais pourquoi ne pas poursuivre son effort antérieur ? Étudier ; avancer ; travailler ferme, comme si rien n’était arrivé ; gagner d’abord la médaille d’argent… – puis conquérir des honneurs, devenir, dans le plus grand des États, un grand serviteur, dispensateur de réformes. Le serviteur aussi du groupe le plus puissamment homogène de l’humanité, d’un groupe qui saurait se laisser guider dans la voie d’un développement logique et y atteindrait, grâce à la solidarité fraternelle de forces et d’aspirations telles que le monde n’en avait jamais rêvées… de la nation russe !…

Calme, résolu, affermi dans ce vaste dessein, il étendait la main vers sa plume, lorsque son regard tomba sur le lit. Il s’y rua, plein de rage, avec un cri intérieur : « C’est toi, fanatique furieux, qui encombres ma route. » Il jeta violemment l’oreiller à terre, arracha les couvertures… Rien ! En se retournant, il vit très nettement en l’air, pendant une seconde, dans la brume indistincte de deux visages, les yeux du Général T… et ceux du Conseiller intime Mikulin ; ces yeux étaient fixés sur lui, et malgré leur aspect différent, ils avaient la même expression inflexible, lasse et résolue… Serviteurs de la nation !…

Tout chancelant, épouvanté de son état, Razumov atteignit la table de toilette pour y boire un verre d’eau et baigner son front, « Tout cela passera sans laisser de traces », se disait-il avec confiance. « Ce n’est rien du tout ». Mais croire qu’on avait pu l’oublier, c’était une absurdité ! Pour ces gens-là, il était un homme marqué, et cela n’avait en somme aucune importance. Ce dont il fallait se débarrasser, c’est de la pensée que ramenait toujours ce misérable fantôme… « Si l’on pouvait seulement aller leur cracher toute la vérité… et en subir les conséquences ! »

Il se voyait accostant l’étudiant au nez rouge, le poing brusquement brandi dans sa figure. « Pourtant », se disait-il, « de celui-là, il n’y a rien à tirer ; il n’a pas l’esprit à lui ; il vit dans un rêve sanglant de démocratie. Ah tu veux te frayer un chemin vers le bonheur universel, mon garçon ! Je t’en donnerai du bonheur universel, espèce de songe-creux imbécile ! Et mon bonheur à moi, hein ? N’y ai-je plus aucun droit, pour vouloir penser par moi-même ? »

Et une fois encore, mais avec un accent différent, Razumov se dit : « Je suis jeune ; je puis vivre et oublier tout cela. » À ce moment, il traversait lentement sa chambre pour s’asseoir sur le canapé, et remettre de l’ordre dans ses pensées. Mais avant d’y arriver, il sentit tout s’effondrer en lui, espoir, courage, foi en lui-même, confiance dans les hommes. Son cœur semblait s’être vidé brusquement ; il était inutile de lutter davantage ! Repos, travail, solitude, commerce loyal avec les autres êtres, tout cela lui était interdit ; tout était fini ! Son existence n’était plus qu’un vide énorme et glacial, quelque chose comme l’immense plaine de la Russie tout entière, nivelée par la neige, et noyée peu à peu dans l’ombre et dans la brume…

Il s’assit, la tête perdue, les yeux clos, et il resta ainsi, le reste de la nuit, tout droit sur son canapé, parfaitement éveillé… Au matin, la servante qui avait préparé le samovar dans l’antichambre, frappa du poing à la porte, en criant : « Kirylo Sidorovitch, il est temps de vous lever, s’il vous plaît !… »

Alors, pâle comme un mort qui répond à l’appel redoutable du jugement dernier, Razumov ouvrit les yeux et se leva…

  • *

Personne ne s’étonnera, je le suppose, d’apprendre que, lorsqu’il y fût convié, il alla voir le Conseiller Mikulin. La convocation lui arriva ce matin même, alors que, pâle et tremblant, comme un convalescent au sortir du lit, il essayait de se raser. La suscription de l’enveloppe avait été rédigée par le petit avoué. Cette enveloppe en contenait une seconde, à l’adresse de Razumov, avec cette note dans un coin, de la main du Prince K… « Prière de faire suivre au plus tôt, sous pli fermé. » Il y avait à l’intérieur un billet autographe du Conseiller Mikulin, qui avouait ingénument n’avoir aucun point nouveau à élucider, mais n’en fixait pas moins à Razumov un rendez-vous en ville, dans une maison qui semblait être celle d’un oculiste.

Razumov lut le billet, acheva de se raser, s’habilla, lut à nouveau les lignes brèves, et murmura d’un ton morne : « Un oculiste. » Il rêva quelque temps et brûla soigneusement avec une allumette les deux enveloppes et leur contenu. Puis il s’assit, attendant sans rien faire, et sans même regarder autour de lui, que s’approchât l’heure du rendez-vous. Alors il sortit. Il est difficile de savoir s’il aurait pu s’autoriser du caractère privé d’une telle convocation pour s’abstenir d’y répondre. C’est peu probable. En tout cas, il y répondit, et bien mieux il y répondit avec un certain empressement, auquel on aurait peine à croire, si l’on ne se souvenait que le Conseiller Mikulin était le seul être au monde sachant à quoi s’en tenir sur l’affaire Haldin, avec qui Razumov pût causer. Et regarder en face l’affaire Haldin, c’était bannir un fantôme indiscret et menteur. Malgré la puissance troublante dont son fantôme pouvait être doué dans tous les autres lieux du monde, Razumov savait bien que, chez l’oculiste, Haldin ne serait plus que l’assassin de M. de P., l’assassin pendu – et rien de plus… Car c’est seulement la qualité et l’intensité de vie que leur prêtent les vivants qui font vivre les morts. C’est pourquoi M. Razumov, confiant dans le soulagement attendu, apportait à son entrevue avec le Conseiller Mikulin, l’empressement d’une personne traquée qui se précipite dans le premier asile rencontré.

Ceci dit, il n’y a pas lieu de nous étendre davantage sur cette première entrevue et sur celles qui suivirent. Le récit d’une de ces visites pourrait évoquer dans l’esprit d’un lecteur occidental, le caractère sinistre d’une des anciennes légendes où l’on voit l’ennemi du genre humain aux prises avec une âme tentée, qu’il entretient de discours mensongers et subtils. Ce n’est pas mon rôle de protester mais je voudrais seulement faire remarquer ici que, poussé par la seule passion de son orgueil satanique, le Malin n’apparaît plus sous des traits aussi noirs, à nos esprits modernes et plus tolérants. Ne nous convient-il donc pas d’apprécier avec plus d’indulgence encore le caractère d’un simple mortel, pauvre être livré à ses passions multiples, à l’ingénuité misérable de ses erreurs, toujours ébloui par l’éclat faux de motifs divers, éternellement trahi par sa sagesse trop courte.

Le Conseiller Mikulin était un de ces fonctionnaires puissants, dont la situation n’est ni mystérieuse ni occulte, mais simplement peu en vue, et dont la grande influence s’exerce sur les méthodes de travail plutôt que sur la conduite même des affaires. Le dévouement au trône et à l’autel n’est pas en soi un sentiment criminel et la préférence marquée pour la volonté d’un seul, plutôt que pour la volonté de tous, n’implique pas forcément la noirceur du cœur et la stupidité native de l’esprit. Le Conseiller Mikulin n’était pas seulement un habile fonctionnaire ; c’était aussi un homme fidèle. Dans la vie privée, c’était un célibataire, épris de ses aises, qui habitait seul un appartement de cinq pièces luxueusement meublées ; ses intimes connaissaient son goût éclairé pour la danse féminine. Le monde entier entendit parler de lui plus tard, à l’heure même de sa chute, à l’occasion d’un de ces procès d’État qui font la stupeur des lecteurs de journaux, en leur dévoilant brusquement des intrigues insoupçonnées. C’est dans l’agitation de monstruosités confusément aperçues, dans le trouble mystérieux et momentané d’eaux boueuses, que sombra le conseiller Mikulin ; il fit preuve d’une dignité parfaite et ne se permit qu’une calme et énergique protestation d’innocence ; rien de plus. Il n’y eut pas de révélations compromettantes pour une autocratie aux abois ; il garda fidèlement les secrets des misérables arcana imperii confiées à son patriotisme, et fit montre, dans son indéracinable et presque sublime mépris de fonctionnaire russe pour la vérité, d’un véritable stoïcisme bureaucratique, stoïcisme du silence qui ne fut compris que de très rares initiés et qui, chez un sybarite, ne manquait pas de la grandeur cynique du sacrifice. Car une sentence terrible équivalut pour le Conseiller Mikulin à une véritable condamnation à mort, au point de vue civil, et le fit traiter presque en forçat de droit commun.

Il semble que l’autocratie sauvage, pas plus que la divine démocratie ne sachent borner leur appétit au corps de leurs ennemis ; elles dévorent aussi bien amis et serviteurs. La chute de son Excellence Gregory Gregorievitch Mikulin (qui survint seulement quelques années plus tard) termina l’histoire officielle de ce personnage. Mais, au moment du meurtre, ou de l’exécution, de M. de P. le Conseiller Mikulin, sous le titre modeste de chef dé service au Secrétariat Général, exerçait une influence profonde, et agissait comme confident et comme bras droit du Général T., son camarade d’école, et son ami de tout temps… On peut s’imaginer la conversation, au sujet de M. Razumov, de ces deux hommes conscients de leur puissance illimitée sur la vie de tous les Russes, et leur dédain pour ce petit individu, égal au mépris, pour un ver de terre, de deux habitants de l’Olympe. Ses rapports avec le Prince K. suffisaient pourtant pour mettre Razumov à l’abri de mesures froidement arbitraires, et sans doute aurait-on pu le laisser tranquille après sa visite au Secrétariat. Le Conseiller Mikulin ne l’aurait pas oublié, (il n’oubliait jamais aucun des hommes sur qui s’était un jour posé son regard), mais il ne se serait plus occupé de lui. C’était un homme bienveillant qui ne voulait de mal à personne. D’ailleurs sa propension même aux idées de réforme lui faisait regarder avec quelque faveur ce jeune étudiant, fils du Prince K. qui semblait loin d’être un imbécile.

Mais le hasard voulut qu’au moment même où M. Razumov sentait tous les chemins fermés devant lui, le Conseiller Mikulin vit récompenser ses talents discrets par l’attribution d’un poste de haute importance, la Direction générale même de la surveillance policière sur toute l’Europe. C’est alors, et alors seulement, qu’en cherchant à perfectionner les services commis à l’étranger à l’espionnage des révolutionnaires actifs, il songea à nouveau à M. Razumov. Il entrevit le parti remarquable qu’il pouvait tirer de ce jeune homme intéressant, sur lequel il avait déjà prise, et dont le tempérament particulier, l’esprit indécis et la conscience ébranlée se débattaient dans les filets d’une situation fausse. On aurait dit que les révolutionnaires eux-mêmes lui avaient mis dans la main un outil infiniment plus perfectionné que les instruments grossiers dont on usait jusqu’alors ; le jeune homme, serait merveilleusement adapté, une fois nanti d’un crédit suffisant pour s’introduire dans des cercles inaccessibles aux espions ordinaires. C’était providentiel ! Providentiel ! Et le Prince K. mis au courant de cette idée, était tout prêt à adopter ce point de vue mystique. « Il faudra lui assurer une carrière plus tard », avait-il cependant stipulé avec sollicitude. « Oh, bien entendu !… nous en ferons notre affaire », avait répondu M. Mikulin. Le mysticisme du Prince K. était ingénu, mais le Conseiller Mikulin avait assez de finesse pour deux.

Choses et hommes ont toujours un côté particulier, un certain sens par lequel il faut les saisir pour les perdre solidement ou acquérir sur eux une autorité parfaite. La puissance du Conseiller Mikulin consistait dans son adresse à trouver le sens, le côté des hommes qu’il utilisait. Peu lui importait la nature de ce côté particulier : vanité, désespoir, haine, avarice, orgueil intelligent ou suffisance puérile, tout lui était bon pourvu qu’il pût arriver à se servir d’un homme. À ce jeune Razumov, à l’étudiant obscur et sans appuis, on laissa entendre en un moment de grande solitude morale, qu’il était un objet d’intérêt pour un petit groupe de personnages haut situés. On décida le Prince K. à intervenir en personne, et il donna, en une certaine occasion, libre cours à une émotion virile, dont la manifestation inattendue troubla profondément M. Razumov. L’étreinte soudaine de cet homme, que poussaient sa loyauté au trône et son affection paternelle longtemps contenue, fit sentir au jeune homme quelque chose d’inconnu dans sa poitrine.

« C’était donc cela ! » s’écria-t-il en lui-même. Une sorte de tendresse méprisante lui paraissait adoucir l’horreur de sa situation, lorsqu’il réfléchissait à cette entrevue émouvante avec le Prince K. Cet ex-Garde Noble, ce mondain candide, ce sénateur qui avait frotté contre les joues de l’étudiant ses favoris gris et soyeux à la coupe officielle, ce père aristocratique et convaincu, avait-il rien de moins estimable ou de plus absurde que le révolutionnaire famélique et fanatique, l’étudiant au nez rouge ?…

On usa de pression d’ailleurs autant que de persuasion. On faisait toujours sentir à M. Razumov qu’il était compromis. Il n’aurait pu échapper à cette impression, non plus que répondre à la question si simple du Conseiller Mikulin : « Où cela ? » Mais on sut respecter sa susceptibilité : Il s’agissait d’une mission dangereuse à Genève, mission d’où l’on attendait, en un moment critique des renseignements absolument sûrs touchant un coin très fermé du cercle révolutionnaire central. On avait des raisons de croire à l’organisation d’un complot très sérieux… Le calme indispensable à l’existence d’une grande nation était en jeu, et cette agitation risquait de compromettre un projet remarquable de sages réformes. Les personnages les plus influents du pays ressentaient une émotion patriotique… Et ainsi de suite… En somme le Conseiller Mikulin savait ce qu’il fallait dire. Et nous retrouvons les marques de son adresse dans le journal de M. Razumov, auto-analyse, auto-confession mentale et psychologique, ressource pitoyable d’un jeune homme qui ne pouvait se fier à aucune amitié, s’adresser à aucune affection de famille.

Il est inutile de raconter ici la façon dont on s’y prit pour dissimuler tout ce travail préliminaire. Nous en voyons un exemple suffisant dans l’expédient de l’oculiste. Le Conseiller Mikulin était homme de ressource, et la tâche, au surplus, n’était pas difficile. Il n’y avait aucun inconvénient à ce que les camarades d’études de M. Razumov, à ce que l’étudiant au nez rouge lui-même, le vissent entrer dans une maison particulière pour consulter un oculiste. Le succès final de l’entreprise était lié à l’erreur même des révolutionnaires, qui attribuaient à Razumov une complicité mystérieuse dans l’affaire Haldin. C’en était assez pour la gloire d’un homme que de se trouver compromis dans une telle affaire… – et c’est eux qui lui conféraient cette gloire. Leur aveuglement faisait de M. Razumov un homme providentiel, et le plaçait aux antipodes du type ordinaire de l’agent préposé à la « Surveillance Européenne ». C’est cette illusion même que le Secrétariat s’attachait à cultiver par une série d’indiscrétions trompeuses et calculées, avec un tel succès qu’un soir Razumov reçut à l’improviste la visite d’un des « penseurs »… d’un des étudiants qu’avant l’affaire Haldin, il avait eu l’occasion de rencontrer à diverses reprises dans des réunions privées ; c’était un grand garçon aux façons tranquilles et simples et à la voix douce.

En reconnaissant dans l’antichambre le son de la voix qui demandait : « Puis-je entrer ? » Razumov bondit de son lit où il restait paresseusement allongé : « S’il venait me poignarder ? » se dit-il avec un rire sardonique ; il dissimula son œil gauche sous un écran vert, et cria d’un ton sévère : « Entrez. »

L’autre paraissait embarrassé ; il espérait n’être pas indiscret.

« On ne vous a pas vu depuis quelques jours ; et je me suis demandé… » Il toussota. « Votre œil va mieux ? »

« Oui, il est presque guéri. »

« Bon ! Je ne reste qu’une minute ; mais… – voyez-vous… – j’ai… c’est-à-dire nous… Voici ! je me suis chargé de vous prévenir, Kirylo Sidorovitch, que vous vivez peut-être dans une sécurité trompeuse… »

Razumov restait immobile, la tête appuyée sur sa main, et cachait presque entièrement son œil libre.

« Je sais, moi aussi, que c’est une sécurité précaire. »

« Allons tout va bien. Le calme paraît régner pour l’instant, mais ces gens-là préparent un projet de répression générale ; c’est dans l’ordre des choses. Pourtant ce n’est pas là ce que je suis venu vous dire. » Il approcha sa chaise et baissa la voix : « Nous craignons de vous voir arrêter bientôt,… » Un scribe obscur du Secrétariat avait saisi quelques mots d’une conversation et pu jeter, sur un certain rapport, un coup d’œil furtif. Il ne fallait pas négliger cet avis.

Razumov eut un rire bref, et son camarade parut fort troublé.

« Ah, Kirylo Sidorovitch, il n’y a pas de quoi rire ! On vous a laissé tranquille jusqu’ici, mais !… Oui, vraiment, vous devriez essayer de quitter le pays, Kirylo Sidorovitch, pendant qu’il en est temps encore. »

Razumov se leva et remercia l’étudiant de ses avis avec tant d’effusion ironique, que l’autre rougit et emporta l’impression que le mystérieux Razumov n’était pas homme à se laisser conseiller ou diriger par de simples mortels.

Informé de l’incident le lendemain, le Conseiller Mikulin en exprima sa satisfaction : « Hum ! Ha ! c’est bien ce que nous cherchions… » et il regarda sa barbe.

« J’en conclus », dit Razumov, « que le moment est venu pour moi d’entreprendre ma mission. »

« Oui, c’est le moment psychologique », insista doucement le Conseiller Mikulin, d’un ton très grave, comme s’il avait été effrayé…

On avait pris toutes les dispositions nécessaires pour donner au départ de Razumov l’allure d’une fuite difficile. Le Conseiller Mikulin ne comptait pas revoir l’étudiant avant son départ : de telles entrevues n’allaient pas sans péril, et il n’y avait plus d’ailleurs aucun détail à régler.

« Nous nous sommes tout dit, maintenant, Kirylo Sidorovitch », fit d’un ton pénétré le haut fonctionnaire, en serrant la main de Razumov avec la cordialité expansive qu’un Russe sait mettre dans ses gestes.

« Il n’y a plus rien d’obscur entre nous. Et je puis bien vous l’avouer : je m’estime fort heureux d’avoir fait… hum… »

Il regarda sa barbe et, après un moment de silence méditatif, tendit à Razumov une demi-feuille de papier ; c’était un résumé de sujets déjà discutés, quelques points à élucider, la ligne de conduite dont ils étaient convenus, des renseignements sommaires sur certaines personnalités, seul document peut-être compromettant, mais facile à détruire, comme le fit remarquer le Conseiller Mikulin. Il valait mieux que M. Razumov ne vit plus personne avant d’avoir franchi la frontière ; mais alors, bien entendu, il faudrait… Ouvrir les yeux et les oreilles… et…

Il regarda sa barbe, mais ne put cacher une inquiétude soudaine, lorsque Razumov lui dit son intention de voir une personne encore avant de quitter Pétersbourg. Il connaissait bien la vie solitaire, studieuse et austère du jeune homme. C’était la meilleure garantie de sa valeur. Le Conseiller se fit suppliant : son cher Kirylo Sidorovitch ne croyait-il pas qu’il vaudrait mieux peut-être, en présence d’une aventure si hasardeuse… – sacrifier tout sentiment ?… »

Razumov l’interrompit d’un ton dédaigneux. Ce n’était pas une jeune femme, c’était un jeune imbécile qu’il voulait voir ; et il avait un but en faisant cela. Mikulin fut rassuré, mais témoigna quelque surprise.

« Vraiment ? Et quel est votre but, exactement ?… »

« Je veux ajouter encore à la vraisemblance des faits », fit sèchement Razumov, désireux d’affirmer son indépendance. « Il faut avoir confiance en moi. »

Avec beaucoup de tact, le Conseiller Mikulin battit en retraite :

« Oh certainement, certainement, » murmura-t-il « Votre jugement… »

Et ils se quittèrent sur une nouvelle poignée de mains.

L’imbécile auquel avait fait allusion M. Razumov était le riche et joyeux étudiant connu sous le nom de Kostia l’écervelé. Tête de linotte, bavard et excitable, on pouvait se fier à son absolue et totale indiscrétion. Mais l’exubérance ordinaire à ce jeune débauché fit place à une dépression sans bornes lorsque Razumov lui rappela ses offres de service récentes.

« Oh, Kirylo Sidorovitch, mon très cher ami, mon sauveur, comment faire ? J’ai jeté la nuit dernière jusqu’au dernier des roubles que mon père m’avait donnés l’autre jour. Ne pouvez-vous pas m’accorder jusqu’à jeudi ? Je courrai chez tous les usuriers de ma connaissance !… Mais non !… bien sûr c’est impossible ! Ne me regardez pas comme cela !… Qu’est-ce que je vais faire ? Inutile de demander au vieux : je vous dis qu’il m’a donné une poignée de gros billets il y a trois jours… Misérable que je suis ! »

Il se tordait les mains de désespoir. Impossible de dire la vérité au vieillard. « Ils » lui avaient donné une décoration l’an dernier, lui avaient pendu une croix au cou, et depuis ce temps-là, il maudissait toutes les tendances modernes. Il aurait vu pendre, en rang, tous les intellectuels de la Russie, plutôt que de lâcher un seul rouble.

« Kirylo Sidorovitch, attendez un instant ! ne me méprisez pas… J’ai trouvé ! Oui, voilà ce que je ferai. Je forcerai sa caisse ; il n’y a pas d’autre moyen. Je connais le tiroir où il garde son trésor, et j’achèterai un ciseau en chemin. Il sera bouleversé, mais vous savez, au fond, le vieux brave homme m’adore. Il faudra bien qu’il s’en remette, et moi aussi… Kirylo, ma chère âme, si vous pouvez me donner quelques heures… – jusqu’à ce soir… – je volerai tout le magot sur lequel je pourrai mettre la main. Vous en doutez ? Eh bien, vous n’avez qu’un mot à dire… »

« Il faut voler, bien entendu », fit Razumov, en fixant sur lui un regard glacial.

« Au diable les dix commandements ! » cria l’autre avec une grande animation. « C’est la loi de l’avenir ! »

Mais lorsque, le soir même, très tard, il entra dans la chambre de Razumov, son attitude était anormalement sérieuse, et presque solennelle.

« C’est fait ! » dit-il.

Razumov, assis les mains entre les jambes et le buste penché en avant, frémit au son familier de ces paroles. Kostia déposa lentement dans le cercle de lumière répandu par la lampe un petit paquet, enveloppé de papier brun et noué avec un bout de ficelle.

« Comme je vous l’avais promis, j’ai pris tout ce que j’ai pu trouver. Le pauvre vieux croira que la fin du monde est arrivée ! »

Razumov hocha la tête sans se lever, contemplant avec un sentiment de plaisir malicieux la gravité du jeune écervelé…

« J’ai fait mon petit sacrifice », soupira le pauvre fou, « et je vous dois des remerciements, Kirylo Sidorovitch, pour m’en avoir fourni l’occasion. »

« Cela vous a coûté quelque chose ? »

« Oui certes. Vous savez, le pauvre vieux m’aime vraiment ; il en souffrira ! »

« Et vous croyez tout ce que l’on vous raconte sur un avenir nouveau, et sur la volonté sacrée du peuple ? »

« Implicitement. Je donnerais ma vie… Seulement voyez-vous, je suis comme un cochon devant son auge. Je ne suis bon à rien ! C’est ma nature… »

Razumov, perdu dans ses pensées, avait oublié l’existence de son compagnon ; il fut tiré brutalement de son rêve par la voix du jeune homme, qui le suppliait de fuir, sans perdre de temps.

« Oui… très bien… Allons, adieu ! »

« Je ne vous quitterai pas avant de vous avoir vu sortir de Pétersbourg », déclara tout à coup Kostia, d’un ton calme et résolu. « Vous ne pouvez pas me refuser cela maintenant ! Pour l’amour de Dieu !… Kirylo, mon âme ! La police peut entrer ici d’un moment à l’autre et vous jeter pour des années dans une prison où vos cheveux blanchiront. J’ai en bas le meilleur trotteur de l’écurie paternelle et un traîneau léger. Nous aurons fait trente milles avant le coucher de la lune, et nous aurons trouvé quelque station de chemin de fer, au bord de la route… »

Razumov leva les yeux avec stupeur. Son voyage était décidé, inévitable. Il avait fixé son départ au lendemain, et brusquement il s’apercevait qu’il n’y avait pas cru ! Il avait écouté, parlé, pensé, préparé sa fuite simulée, avec la conviction croissante que tout cela était absurde. Est-ce qu’on faisait des choses pareilles ? C’était une comédie de mensonges ! Et tout à coup, il se sentait éperdu ! Il avait devant lui quelqu’un qui croyait désespérément à tout cela ! « Si je ne pars pas maintenant… – à l’instant même… – pensa Razumov avec un sursaut de terreur, « je ne partirai jamais ! » Il se leva sans un mot, et si Kostia ne lui avait, avec sollicitude, tendu sa casquette et passé son manteau, il serait sorti de la chambre, tête nue. Il quittait la pièce sans mot dire, lorsqu’un cri brusque l’arrêta :

« Kirylo ! »

« Qu’y a-t-il ? » Il se retourna avec répugnance sur le seuil de la porte.

Tout droit, le bras raidi, le visage immobile et pâle, Kostia tendait un doigt éloquent vers le petit paquet brun, oublié sur la table, dans le cercle de lumière. Razumov hésita, puis revint le chercher avec un sourire forcé sous l’œil sévère de son compagnon. Mais le jeune fou gardait les sourcils froncés. « C’est un rêve », pensait Razumov, en mettant le paquet dans sa poche, et en descendant l’escalier. « On ne fait pas de telles choses. » Son compagnon glissa son bras sous le sien, en lui signalant les dangers possibles, et en lui faisant part de ses intentions en cas d’incidents imprévus. « Absurde », murmurait Razumov, tandis que son compagnon le bordait dans le traîneau. Il se mit à contempler, avec une attention extrême, le développement de son rêve, qui se poursuivait de façon imprévue, mais avec une logique inexorable : c’était la longue course en traîneau, l’attente dans une petite gare, près du poêle. Il n’échangea pas dix paroles en tout avec son compagnon, qui, morne autant que lui, ne cherchait pas à rompre le silence. En se quittant, ils s’embrassèrent deux fois… ; il le fallait !… Et il n’y eut plus de Kostia dans le rêve !

… Au petit jour, dans le wagon chaud et étouffant, où, sous la lueur confuse des veilleuses, des dormeurs s’allongeaient d’un bout à l’autre sur leurs couchettes, Razumov, qui s’était tenu très tranquille jusque-là, se leva doucement, abaissa légèrement une glace et jeta sur l’immense plaine neigeuse, un petit paquet enveloppé de papier brun. « Pour le peuple », pensait-il, en regardant par la fenêtre. Devant ses yeux le grand désert blanc, la terre dure et glacée filait, sans trace d’habitation humaine.

Il était un instant sorti de son rêve, puis il s’y trouva replongé : la Prusse, la Saxe, le Wurtemberg, des visages, des spectacles nouveaux, des paroles… tout un rêve, contemplé avec une attention obstinée et rageuse. Zurich, Genève, un rêve encore, soigneusement poursuivi, un rêve risible et brutal, un rêve qui le poussait à la folie et à la mort… un rêve dont il redoutait le définitif réveil…


II modifier

« La vie, après tout, ce n’est peut-être que cela », se disait Razumov, en marchant de long en large sous les arbres de la petite ville, seul en face de la statue de bronze de Rousseau. « Un rêve et une crainte constante. » La nuit s’épaississait. Les pages qu’il avait écrites et arrachées à son cahier étaient les premiers fruits de sa « mission ». Cela au moins, ce n’était pas un rêve. Il y disait sa certitude de prochaines révélations importantes. « Je crois que rien ne m’empêchera plus d’être tout à fait accepté dans les milieux révolutionnaires. »

Il avait, dans ces pages, résumé ses impressions et quelques-unes des conversations entendues. Il avait même écrit : « Je vous signale en passant que j’ai découvert le personnage sous lequel se dissimule le terrible N. N. C’est une brute massive et ignoble. Si j’entends parler de ses intentions prochaines, je vous avertirai. »

La futilité de toutes ces choses l’accablait comme une malédiction. Il ne pouvait croire encore à la réalité de sa mission. Il cherchait autour de lui, sans espoir, un moyen d’en finir avec ce sentiment écrasant, d’en débarrasser sa vie. Il froissa dans sa main, d’un geste rageur, les pages du cahier. « Il faut mettre cela à la poste, » pensait-il.

Il revint au pont et gagna la rive Nord, où il se souvenait d’avoir vu, dans une rue étroite, une pauvre boutique obscure, revêtue de bois découpé ; les livres au cartonnage très crasseux, d’une bibliothèque circulante s’y alignaient contre les murs, et l’on y vendait aussi des articles de papeterie. Derrière le comptoir somnolait un vieillard morose et sale ; une femme maigre et vêtue de noir, au visage maladif, tendit à Razumov, sans même le regarder, l’enveloppe qu’il avait demandée. Le jeune homme songea que l’on pouvait en toute sécurité s’adresser à ces gens qui ne s’intéressaient plus à rien au monde. Il s’appuya sur le comptoir pour écrire l’adresse d’une personne au nom allemand qui habitait Vienne. Mais il savait que ce premier rapport adressé au Conseiller Mikulin serait porté à l’Ambassade, copié en chiffre par un secrétaire de confiance et envoyé à destination, en toute sécurité, avec la correspondance diplomatique. Telles étaient les décisions prises pour soustraire les lettres du jeune homme à tous les yeux curieux, pour éviter toute indiscrétion, tout incident malheureux et toute trahison. Grâce à de tels arrangements, il pouvait être tranquille, absolument tranquille.

Il sortit de la misérable boutique et se dirigea vers le bureau de poste. C’est alors que je l’aperçus pour la seconde fois ce jour-là. Il traversait la rue du Mont-Blanc avec l’allure d’un promeneur désœuvré. Il ne me reconnut pas, mais moi je l’avais vu d’assez loin. Il avait très bon air, me disais-je, ce remarquable ami du frère de Mlle Haldin. Je le vis se diriger vers la boîte aux lettres, puis revenir sur ses pas. Il passa de nouveau tout près de moi, mais je suis certain que cette fois encore, il ne remarqua pas ma présence. Il portait la tête droite, mais il avait l’expression d’un somnambule, en lutte avec le rêve même qui le pousse à errer dans des endroits périlleux. Ma pensée revint à Mlle Haldin, à sa mère. Ce jeune homme représentait tout ce qu’il leur restait d’un fils, d’un frère…

Je me sentais troublé dans mon âme d’Occidental. Il y avait quelque chose d’anormal dans l’expression de ce visage. Si j’avais été moi-même un conspirateur, un réfugié politique Russe, j’aurais peut-être pu, de cette vision fortuite, tirer quelque déduction pratique. Mais je n’en fus que fortement ému, au point de sentir s’éveiller en moi une confuse appréhension touchant Nathalie Haldin. Tout ceci peut paraître inexplicable, et ce sont pourtant ces sentiments qui me décidèrent, sur-le-champ, à faire le soir même une visite à ces dames, après mon dîner solitaire. J’avais bien rencontré Mlle Haldin quelques heures auparavant, mais je n’avais pas vu sa mère depuis un certain temps. À vrai dire, j’avais reculé, récemment, devant l’idée d’une visite. Pauvre Mme Haldin ! J’avoue qu’elle m’effrayait un peu. C’était une de ces natures, heureusement rares, que l’on ne peut s’empêcher de regarder avec intérêt, parce qu’elles provoquent à la fois de la terreur et de la pitié. On redoute leur contact pour soi-même, et plus encore pour les êtres que l’on chérit, tant on sent clairement qu’elles sont faites pour souffrir et pour faire souffrir les autres. Il paraît étrange qu’un simple désir de liberté, ou pour mieux dire de libéralisme, affaire chez nous de bavardage, d’ambition ou de vote, et qui n’a guère à voir avec nos sentiments intimes, ou n’atteint jamais en tous cas nos affections profondes, puisse, pour d’autres êtres, très proches de nous et vivant sous le même ciel, être une rude épreuve de courage, en même temps qu’une source d’angoisses, de larmes et de sang. Mme Haldin avait connu les tourments de sa génération. Elle avait vu, sous le règne de Nicolas, fusiller son frère, cet enthousiaste de frère ! Une résignation teintée d’ironie ne constitue pas une cuirasse suffisante pour un cœur vulnérable. Frappée dans la personne de ses enfants, Mme Haldin devait à nouveau souffrir du passé et connaître l’angoisse de l’avenir. Elle était de ces êtres qui ne peuvent pas guérir, qui sentent trop fortement leur cœur, qui, sans égoïsme ni lâcheté, en contemplent douloureusement les blessures, et en subissent les tortures.

Telles sont les pensées que je ruminais au cours de mon repas modeste et solitaire. À ceux qui me diront que c’était là une façon détournée de penser à Nathalie Haldin, je répondrai qu’elle était bien digne de quelque affectueux intérêt… Elle avait toute la vie devant elle. Je veux bien admettre qu’en scrutant le caractère de Mme Haldin, je songeais surtout à l’existence de sa Natalka. C’est une façon de penser à une jeune fille, bien permise à un vieillard dont le cœur n’est pas trop vieux encore pour être fermé à toute pitié. Elle avait sa jeunesse presque entière devant elle, une jeunesse arbitrairement dépouillée de toute légèreté et de toute joie naturelle, assombrie par un despotisme qui n’avait rien d’Européen, une jeunesse obscure, livrée aux hasards d’une lutte furieuse, entre des antagonismes également féroces.

Je m’attardais, plus que je n’aurais dû le faire, à ces pensées. Je me sentais impuissant, et plus encore, éloigné de ces dames. Au dernier moment j’hésitai à me rendre chez elles. À quoi bon ?

La soirée était avancée déjà, lorsqu’en débouchant sur le Boulevard des Philosophes, je vis de la lumière à la fenêtre familière. Les rideaux étaient baissés, mais je me figurais, derrière leur abri, Mme Haldin assise dans son fauteuil ; je la voyais le regard tendu vers la fenêtre, dans cette attitude habituelle d’attente, qu’elle avait prise depuis quelque temps, un aspect de manie.

Je me dis que cette lumière m’autorisait à frapper à la porte. Ces dames n’avaient donc pas encore quitté le salon, où j’espérais ne rencontrer aucun de leurs compatriotes. Elles recevaient parfois, le soir, la visite d’un vieux fonctionnaire Russe retraité, dont le seul aspect lugubre et découragé, engendrait une impression profonde d’ennui et de lassitude. Je crois que ces dames toléraient ses nombreuses visites en souvenir d’une amitié ancienne avec M. Haldin le père, ou pour quelque raison de ce genre. Je décidai, si j’entendais le débit monotone de sa voix faible, de ne rester que quelques minutes. Je fus surpris de voir la porte s’ouvrir devant moi, avant d’avoir tiré la sonnette. Mlle Haldin parut sur le seuil avec son chapeau et sa jaquette, évidemment prête à sortir. À cette heure ! Allait-elle chercher un médecin ?

Son exclamation de surprise heureuse me rassura. On aurait dit que j’étais l’homme même dont elle avait besoin. Ma curiosité s’éveilla. Elle me fit entrer, et la fidèle Anna, la vieille bonne allemande, ferma la porte sans s’éloigner, comme si elle s’était attendue à me voir presque aussitôt ressortir. Mlle Haldin me déclara qu’elle se préparait à venir me chercher.

Elle parlait de façon précipitée, fait anormal chez elle. Elle avait eu l’intention d’aller sonner tout droit à la porte de Mme Ziegler, malgré l’heure tardive et les habitudes de cette dame…

Mme Ziegler, veuve d’un professeur distingué, ami intime à moi, me loue trois pièces dans le vaste et bel appartement qu’elle n’a pas voulu quitter à la mort de son mari ; mais j’ai une entrée particulière sur le palier. C’est un arrangement qui date de dix ans. Je dis à Mlle Haldin combien j’étais heureux d’avoir eu l’idée…

Elle gardait son manteau. Je remarquai la rougeur de ses joues et l’accent de ferme résolution de sa voix. Savais-je où habitait M. Razumov ?

Où habitait M. Razumov ? On avait besoin de M. Razumov ? À cette heure ? de façon aussi urgente ? Je levai les bras en signe d’ignorance totale. Je n’avais pas la moindre idée de son adresse. Si j’avais prévu cette question, trois heures avant, j’aurais pu me risquer à la poser au jeune homme lui-même sur le trottoir de la nouvelle poste ; il m’aurait répondu peut-être, ou bien aurait pu me prier rudement de me mêler de mes affaires. À moins, pensais-je en me souvenant de mon extraordinaire expression hallucinée, angoissée et absente, à moins qu’il ne fût tombé à la renverse, en proie à une attaque, pour s’être entendu adresser la parole… Je ne dis rien de tout cela à Mlle Haldin, et n’avouai même pas ma rencontre récente ; j’en avais retiré une impression si profondément déplaisante, que j’aurais préféré l’oublier entièrement.

« Je ne vois pas où je pourrais m’informer », murmurai-je d’un ton d’impuissance. J’aurais été heureux de me rendre utile, et serais avec joie parti à la recherche de n’importe quel homme, jeune ou vieux, car j’avais foi entière dans le bon sens de la jeune fille. « Qu’est-ce qui vous a fait penser à venir me demander ce renseignement ? » lui dis-je.

« Ce n’était pas exactement cela qui me conduisait chez vous », répondit-elle à voix basse, avec l’air d’une personne condamnée à une tâche pénible.

« Dois-je comprendre que vous avez besoin de voir M. Razumov ce soir-même ? »

Nathalie Haldin hocha la tête affirmativement, puis avec un regard sur la porte du salon, me dit en français : « C’est Maman », avec un air de perplexité.

La sachant toujours sérieuse et mal portée à se laisser démonter par des difficultés imaginaires, je demeurais suspendu à ses lèvres, plein de curiosité. Mais elle resta un instant silencieuse… Que venait faire le nom de M. Razumov, dans cette allusion à Mme Haldin ? On n’avait pas dit encore à la pauvre femme l’arrivée à Genève de l’ami de son fils…

« Pourrai-je voir votre mère, ce soir ? » m’informai-je. Mlle Haldin étendit le bras, comme pour me barrer le chemin.

Elle est dans un état d’agitation terrible. Oh ! vous ne vous en apercevriez pas… ; tout se passe en dedans… mais moi qui connais ma mère, je suis épouvantée… Je n’ai plus le courage de résister. C’est ma faute ! Je ne sais pas jouer mon rôle sans doute ; je n’avais jamais rien eu de caché pour elle, je n’en avais jamais eu l’occasion. Mais vous savez, vous-même, les raisons qui m’ont empêché de lui dire l’arrivée de M. Razumov. Vous comprenez n’est-ce pas ? C’est à cause de son malheureux état de santé… Et puis… je ne suis pas une comédienne… Mes sentiments sont trop engagés pour me permettre… Elle a remarqué quelque chose d’anormal dans mon attitude ; elle a cru que je voulais me cacher d’elle. Elle s’est aperçue de la longueur de mes absences, et je dois avouer, en effet, que mes rencontres quotidiennes avec M. Razumov, m’ont tenue dehors plus longtemps que de coutume. Dieu sait quels soupçons ont pu naître dans son esprit !… Vous savez que ma pauvre mère n’est plus la même, depuis… Alors ce soir, sortant de ce silence terrible qui s’est prolongé pendant des semaines, elle s’est mise tout à coup à parler !… Elle me disait qu’elle ne voulait pas me faire de reproches ; j’avais mon caractère, comme elle avait le sien ; elle ne voulait pas se mêler de mes affaires, ni même de mes pensées ; mais au moins n’avait-elle jamais rien eu de caché pour ses enfants !… Elle disait des choses cruelles,… de sa voix monotone, avec sa pauvre figure usée, immobile comme de la pierre… C’était intolérable… »

Mlle Haldin parlait à mi-voix plus vite que je ne le lui avais jamais entendu faire, et cela même était troublant. Dans l’antichambre très claire, je pouvais, sous la voilette, voir l’animation de son teint. Elle se tenait très droite, la main gauche légèrement appuyée sur une petite table ; l’autre main pendait immobile à son côté. De temps en temps elle avait une inspiration brève…

« C’était affreux… Songez donc ! Elle s’imaginait que je faisais des préparatifs pour la quitter sans rien dire. Je me suis agenouillée près de sa chaise, en la suppliant de penser à ce qu’elle disait. Elle a posé sa main sur ma tête, mais n’en a pas moins persévéré dans son erreur. Elle s’était toujours crue digne de la confiance de ses enfants, mais il n’en était pas ainsi, apparemment. Son fils n’avait voulu se fier ni à son amour, ni même à son intelligence. Et voilà que, moi aussi, je méditais de l’abandonner, de la même façon cruelle et injuste… Et ainsi de suite… Toutes mes protestations… C’est une obstination morbide. Elle m’a dit sentir quelque chose en moi… un changement… Si mes convictions m’appelaient au loin… pourquoi ce mystère ? é tait-elle donc un être débile et lâche à qui l’on ne pût se fier ?… Comme si mon cœur pouvait trahir mes enfants », disait-elle… Je n’avais plus la force de l’écouter… Et elle me caressait toujours la tête… À quoi bon protester ?… Elle est malade. Son âme même… »

Je ne me risquai pas à rompre le silence tombé entre nous. Je regardais les yeux de la jeune fille, qui brillaient à travers le voile.

« Moi ! changée ! » s’écria-t-elle, toujours à voix basse. « Mes convictions m’appeler au loin !… Oh la cruauté de paroles semblables !… Car je suis faible… – et je ne sais pas de quel côté se trouve mon devoir. Vous vous en êtes bien aperçu. Pour en finir, j’ai fait une chose égoïste ; dans mon désir d’écarter ses soupçons, je lui ai parlé de M. Razumov… Oui, c’était de l’égoïsme. Nous avions eu raison, vous le savez, de ne pas lui en vouloir parler encore… Tout à fait raison !… et je m’en suis bien aperçue dès que je lui ai dit que l’ami de notre pauvre Victor était ici. Il aurait fallu la préparer à cette idée, mais dans ma détresse, j’ai laissé échapper la vérité… Cette révélation a tout de suite horriblement secoué ma pauvre mère ! Depuis quand M. Razumov était-il ici ? Que savait-il ? Pourquoi n’était-il pas venu nous voir tout de suite, cet ami de son Victor ? Que signifiait tout cela ? Ne pouvait-on pas lui dire seulement ce que l’on savait de son fils, et les derniers souvenirs qu’il avait laissés !… Songez à mon émotion, en face de ma mère, blanche comme un linge, parfaitement immobile, mais agrippée de ses mains maigres aux bras de son fauteuil. Je me suis déclarée seule coupable… »

Je m’imaginais, dans son fauteuil, derrière la porte près de laquelle me parlait la jeune fille, la silhouette immobile et muette de cette mère. Le silence même de la pièce semblait crier vengeance contre un fait historique et ses conséquences logiques. Cette idée traversa mon esprit, mais ne m’empêcha pas de sentir l’horreur des moments que venait de traverser Mlle Haldin. Je concevais bien qu’elle ne pût songer à passer la nuit sur une impression semblable. Mme Haldin s’était laissée entraîner à des imaginations atroces, à des soupçons fantastiques et cruels. Il fallait l’apaiser à tout prix et sans perdre de temps. Je ne fus pas surpris d’apprendre que Mlle Haldin lui avait déclaré : « Je vais le chercher, pour l’amener ici. » Il n’y avait dans ces paroles aucune absurdité, aucune exagération de sentiment. Et je ne mis pas l’ombre d’ironie dans ma réponse : « C’est très bien ;… mais maintenant ? »

C’était très bien, en effet, de songer à moi, mais que pouvais-je faire dans mon ignorance de l’adresse de M. Razumov ?

« Penser qu’il habite peut-être près de nous… à quelques pas d’ici ! » s’écria-t-elle.

J’en doutais, mais c’est avec joie que j’aurais été chercher le jeune homme à l’autre bout de Genève. Et Mlle Haldin était évidemment certaine à l’avance de mon empressement, puisque sa première pensée avait été de s’adresser à moi. En fait, elle venait me trouver pour me prier de l’accompagner au château Borel.

Je me figurai de façon déplaisante la route sombre, le parc obscur, l’aspect morne et suspect de cette maison de nécromancie, d’intrigues et d’adoration féministe. J’objectai que Mme de S. ne pourrait sans doute rien nous dire de ce qui nous intéressait… et je ne croyais guère probable non plus que nous y trouvions le jeune homme. Je me souvenais de son visage, aperçu au passage, et j’étais persuadé qu’un homme dont les traits avaient l’air de terreur de ceux qui ont vu les morts devait chercher à s’enfermer quelque part et à y rester seul. J’étais convaincu qu’au moment où je l’avais vu, M. Razumov rentrait chez lui.

« C’est à Pierre Ivanovitch que je pensais, en réalité », dit tranquillement Mlle Haldin.

« Ah ! » Celui-là, en effet, devait savoir ! Je consultai ma montre. Il n’était que neuf heures vingt… Pourtant !…

« Ne vaudrait-il pas mieux aller à son hôtel ? », conseillai-je. « Il a une chambre au Cosmopolitain, à l’un des étages supérieurs. »

Je ne proposai pas d’y aller moi-même, peu confiant dans l’accueil que l’on pourrait me réserver. Mais ne pourrait-on pas envoyer la fidèle Anna, avec un mot demandant l’adresse requise ?

Anna se tenait toujours près de la porte, à l’autre bout de la pièce, et nous avions baissé la voix pour discuter la question. Mlle Haldin protesta qu’elle devait aller elle-même à l’hôtel. Anna, qui était timide et lente, perdrait du temps pour rapporter la réponse ; il se faisait tard, et nous n’étions pas du tout certains que M. Razumov habitât dans les environs.

« En y allant moi-même », insistait Mlle Haldin, « je pourrai courir tout droit de l’hôtel à l’adresse indiquée. En tout cas, il faut que je sorte pour expliquer la situation à M. Razumov, pour le préparer, en somme… Vous n’avez pas idée de l’état d’esprit de ma mère !… »

Elle rougissait et pâlissait tour à tour. Elle croyait préférable, d’ailleurs, pour elles deux, de ne pas rester près de sa mère, pendant quelque temps. Anna, que Mme Haldin aimait, la remplacerait.

« Elle pourra aller coudre dans la chambre », poursuivit Mlle Haldin, en se préparant à sortir. Puis elle s’adressa en allemand à la bonne qui nous ouvrait la porte : « Vous direz à ma mère que ce Monsieur est venu, et est reparti avec moi, pour chercher M. Razumov. Qu’elle ne s’inquiète pas, si je reste un peu longtemps dehors. »

Nous sortîmes dans la rue, marchant d’un pas rapide ; elle aspirait profondément l’air frais de la nuit. « Je ne vous ai même pas demandé si cela vous convenait », murmura-t-elle.

« Je l’espère bien », fis-je en riant. Je ne m’inquiétais plus de la réception que me ferait le grand féministe. Qu’il dût être agacé de me voir et me traiter avec une certaine insolence hautaine, je n’en doutais pas, mais je supposais qu’il n’oserait tout de même pas me fermer la porte au visage, et c’est tout ce que je demandais. « Voulez-vous prendre mon bras ? » proposai-je.

Elle s’appuya en silence, et nous n’échangeâmes que de rares paroles banales jusqu’à notre arrivée à l’hôtel. Je la fis entrer la première dans le grand vestibule, brillamment éclairé, où s’attardaient de nombreuses personnes.

« Je puis très bien monter sans vous », lui dis-je.

« Non ; je ne veux pas vous attendre ici », me répondit-elle, à voix basse, « je préfère aller avec vous. »

Je la menai vers l’ascenseur ; au dernier étage, un domestique nous indiqua le chemin : « Au bout du couloir, à droite. »

Sur l’éclat des murs blancs et des tapis rouges, d’innombrables lampes électriques répandaient leur lumière ; le vide, le silence, l’uniformité de toutes ces portes closes et numérotées, me faisaient penser à l’ordre parfait et sévère d’une luxueuse prison modèle, construite selon les données du système cellulaire. Tout en haut, sous le toit de ce bâtiment énorme, destiné à loger les voyageurs, aucun son ne montait ; l’épaisseur du feutre rouge éteignait complètement le bruit de nos pas. Nous nous hâtions sans nous regarder. Nous nous trouvâmes enfin devant la dernière porte du long corridor. Nos yeux se rencontrèrent, et nous restâmes un moment immobiles, prêtant l’oreille à un murmure assourdi de voix, venues de l’intérieur.

« Cela doit être ici », chuchotai-je machinalement. Je vis remuer les lèvres de Mlle Haldin sans entendre sa réponse, et je frappai vigoureusement. Le murmure des voix se tut ; le profond silence se prolongea quelques secondes, puis la porte s’ouvrit brusquement devant une petite femme aux yeux noirs, vêtue d’une blouse rouge, et la tête casquée d’une masse de cheveux presque blancs, noués sans soin et sans grâce. Elle fronçait ses sourcils minces et très noirs. J’appris plus tard avec intérêt que c’était la révolutionnaire bien connue, la fameuse Sophia Antonovna, mais sur le moment je fus surtout frappé du singulier caractère méphistophélique de son regard interrogateur ; singulier, car ses yeux n’avaient rien de méchant, non plus que de diabolique, si je puis dire. Et ce regard s’adoucit encore en se posant sur Mlle Haldin, qui lui faisait, de sa voix pleine de calme, part de son désir de voir un instant Pierre Ivanovitch.

« Je suis Mlle Haldin », ajouta-t-elle.

À ces mots, le front de la femme à la blouse rouge se dérida complètement ; sans mot dire, elle alla s’asseoir sur le canapé, les mains posées sur les genoux, laissant la porte largement ouverte devant nous et nous regardant pénétrer dans la chambre, de ses yeux noirs et brillants.

Mlle Haldin s’avança au milieu de la pièce ; moi, fidèle à mon rôle d’humble acolyte, je restai près de la porte, après l’avoir refermée derrière moi. La chambre, très vaste sous le plafond bas, était peu meublée ; une lampe électrique, nantie d’un abat-jour en porcelaine, était abaissée au-dessus d’une grande table où s’étalait une large carte, et laissait dans un demi-jour confus les coins éloignés de la pièce. Ni Pierre Ivanovitch ni Razumov ne se trouvaient là. Mais sur le canapé, un homme à la face osseuse et au menton orné d’un bouc, se penchait en avant, les mains aux genoux, avec une expression de sympathie dans les yeux. Dans mon coin éloigné, je distinguai un visage pâle et large, qui surmontait un corps massif et lourd, mal équilibré, semblait-il, sur un siège bas. Je ne reconnus, dans l’assistance, que le petit Julius Lespara, qui se penchait, avant notre entrée, sur la carte, et gardait encore les jambes enroulées autour des pieds de son siège. Il se leva vivement et s’inclina devant Mlle Haldin, avec la grâce ridicule d’un petit garçon qui aurait un nez aquilin et une belle barbe poivre et sel. Il s’avança pour offrir sa chaise, que Mlle Haldin refusa. Elle n’était entrée que pour rester un instant et dire quelques mots à Pierre Ivanovitch.

La voix aiguë du petit homme résonna dans la chambre de façon déplaisante.

« C’est assez singulier ; je pensais à vous cet après-midi même,… Nathalia Victorovna. J’ai rencontré M. Razumov, et je l’ai prié de me donner un article sur un sujet qui pût l’intéresser. Il vous serait facile de le traduire en anglais… – avec un tel professeur. »

Il eut un geste aimable à mon adresse. Au nom de Razumov, un bruit singulier se fit entendre, sorte de grincement faible, comme le cri d’un petit animal rageur ; cela venait du coin où se tenait le gros homme qui paraissait trop lourd pour son siège. Je n’entendis pas la réponse de Mlle Haldin, et Lespara reprit :

« Il est temps de vous mettre à l’œuvre, Natalia Victorovna. Vous devez, d’ailleurs, avoir vos idées. Pourquoi ne pas écrire un article aussi ? Venez donc nous voir un ce ces jours ; nous pourrions causer de tout cela… Tout avis… »

Je ne saisis pas, cette fois encore, la réponse de Mlle Haldin, mais la voix de Lespara s’élevait à nouveau :

« Pierre Ivanovitch ? Il s’est retiré un instant dans la pièce voisine. Nous l’attendons tous. »

Le grand homme qui entrait à ce moment même, me parut plus grand et plus gros encore qu’à l’ordinaire ; il était tout à fait imposant dans la longue robe de chambre d’étoffe sombre, qui tombait en plis droits sur ses pieds, et lui donnait un aspect de moine ou de prophète, de robuste habitant du désert ; il y avait en lui quelque chose d’asiatique et sous la lumière tamisée, le costume particulier et les verres sombres le faisaient paraître plus que jamais mystérieux.

Le petit Lespara revint à sa chaise pour regarder la carte, seul objet lumineux de la pièce. L’éloignement de la porte ne m’empêchait pas de voir, à la forme de la partie bleue qui représentait la mer, que c’était une carte des provinces Baltiques. Pierre Ivanovitch s’avançait vers Mlle Haldin avec une légère exclamation, mais il s’arrêta en m’apercevant confusément dans la demi-obscurité et fixa sur moi le regard sombre de ses lunettes. Sans doute me reconnut-il à mes cheveux gris, car il eut un haussement d’épaules manifeste, et se tourna vers la jeune fille avec un air d’indulgence bienveillante. Il saisit sa main dans sa grosse paume grasse et posa dessus, comme un couvercle, son autre énorme patte.

Ils restaient tous les deux au milieu de la chambre, échangeant à voix basse des paroles que nous n’entendions pas et personne ne bougeait dans la pièce. Lespara nous tournait le dos, à genoux sur sa chaise et les coudes appuyés sur la grande carte ; l’individu énorme et sombre, exilé dans son coin, l’homme au bouc dont le regard loyal m’avait frappé, la femme à la blouse rouge, assise près de lui sur le canapé, aucun d’eux ne faisait le moindre mouvement. Ils n’en auraient guère eu le loisir d’ailleurs, car très vite Mlle Haldin dégageait sa main, s’éloignait de Pierre Ivanovitch, et se dirigeait vers la porte sans que j’eusse eu le temps de la prévenir. Je me précipitai cependant pour l’ouvrir et personne ne fit attention à l’Occidental que j’étais. Je sortis derrière la jeune fille, en jetant dans la chambre un dernier regard qui me fit voir tous ces personnages immobilisés dans leurs poses diverses ; Pierre Ivanovitch était seul debout, semblable avec ses lunettes sombres à un énorme professeur aveugle, et derrière lui, sur la nappe de lumière vive de la carte en couleurs, se penchait le minuscule Lespara.

Plus tard, beaucoup plus tard, lorsque courut dans les journaux le bruit, d’ailleurs vague et bientôt étouffé, d’une conspiration militaire avortée en Russie, je me souvins de cette vision du groupe immobile et de son personnage central. On ne connut jamais les détails du complot, mais on sut que les partis révolutionnaires de l’étranger y avaient apporté leur concours ; ils avaient à l’avance envoyé des émissaires, avaient même trouvé de l’argent pour fréter un navire chargé d’armes et de conspirateurs, qui devaient envahir les provinces Baltiques… Et tout en parcourant les révélations incomplètes (auxquelles le monde d’ailleurs ne s’intéressait guère), je me disais que l’humble compagnon d’une jeune fille Russe, avait, en cette occasion représenté la vieille et sage Europe, et pu jeter pour elle un rapide coup d’œil sur l’envers d’un complot. Vision brève et singulière, inattendue dans cet appartement d’hôtel ; le grand homme lui-même, la masse immobile dans un coin, du tueur d’espions et de gendarmes ; Yakovlicht, le vétéran des anciennes campagnes terroristes ; la femme aux cheveux blancs comme les miens, et aux yeux noirs si vivants… ; tous ces gens dans un demi-jour de mystère, devant la carte de Russie, toute claire sur la table. La femme, j’eus l’occasion de la revoir. Comme nous attendions l’ascenseur, elle courut après nous, dans le couloir, les yeux fixés sur le visage de Mlle Haldin, et la tira à l’écart, comme pour lui faire une communication confidentielle. Ce ne fut pas long d’ailleurs : le temps seulement de quelques paroles.

Dans l’ascenseur, Nathalie Haldin resta muette. Nous gagnâmes la rue, pour suivre le quai dont les lumières trouaient la nuit, et se reflétaient à notre gauche dans l’eau noire du petit port, tandis qu’à notre droite, les hautes masses des hôtels s’élevaient vers le ciel ; c’est seulement alors qu’elle rompit le silence :

« Cette femme était Sophia Antonovna ; vous la connaissez ? »

« Oui, j’ai entendu parler d’elle ; c’est la fameuse… ? »

« Elle-même. Il paraît qu’après notre sortie Pierre Ivanovitch leur a conté le motif de ma visite. C’est pour cela qu’elle a couru après moi. Elle m’a dit son nom, en ajoutant : « Vous êtes la sœur d’un brave, dont le souvenir restera vivant. Vous pourrez voir des temps meilleurs. » Je lui ai répondu que j’espérais voir un temps où tout ceci serait oublié, dût l’être aussi le nom de mon frère ! Quelque chose me poussait, semble-t-il, à parler ainsi, et vous devez me comprendre ? »

« Certes », dis-je, « vous pensez à l’ère de concorde et de justice ? »

« Oui ! Il y a trop de haine et trop de vengeance dans notre tâche. Il faut l’accomplir pourtant ! C’est un sacrifice ; faisons-le le plus grand possible. La destruction est œuvre de colère. Que les tyrans et les exécuteurs tombent dans le même oubli,… et sachons ne nous souvenir que des constructeurs. »

« Sophia Antonovna est-elle d’accord avec vous sur ce point ? » demandai-je avec un certain scepticisme.

« Elle ne m’a dit que ces mots : « Il est bon pour vous de croire à l’amour ! Mais il me semble qu’elle m’a comprise. Puis elle m’a demandé si j’allais voir M. Razumov ce soir-même. J’ai répondu que j’espérais pouvoir l’amener tout de suite à la maison, pour répondre à l’impatience morbide de ma mère, si désireuse depuis qu’elle a connu sa présence à Genève, de savoir s’il pourrait lui dire quelque chose de Victor. C’était le seul ami de mon frère dont nous ayions jamais entendu parler… un ami très intime. Elle m’a dit : « Oh ! votre frère… oui !… Voulez-vous dire à M. Razumov que j’ai fait connaître en public l’histoire dont m’a avisée mon correspondant de Pétersbourg. Elle a trait à l’arrestation de votre frère », ajouta-t-elle. « Il a été trahi par un homme du peuple qui s’est pendu depuis. M. Razumov vous expliquera tout cela ; je lui ai conté la chose tout au long cet après-midi. Voulez-vous dire aussi à M. Razumov que Sophia Antonovna lui envoie son meilleur souvenir. Je dois partir demain matin, à la première heure… très loin ! »

Mlle Haldin ajouta, après un instant de silence :

« J’ai été si émue de cette nouvelle inattendue, que je n’ai pas pu vous parler avant… Un homme du peuple ! Oh notre pauvre peuple… »

Elle marchait lentement, la tête basse, comme si elle s’était sentie brusquement épuisée. Des fenêtres d’un bâtiment à terrasses et à balcons sortaient les échos d’une musique banale d’hôtel ; devant les portes basses et pauvres du Casino, deux affiches rouges brillaient sous les lumières électriques, d’un éclat mesquin et provincial, et l’abandon des quais, l’aspect désert des rues avaient un air d’honorabilité hypocrite et d’inexprimable tristesse.

Je supposais que Mlle Haldin avait trouvé l’adresse cherchée et je me laissais guider par elle. Sur le pont du Mont Blanc, où semblaient perdues quelques silhouettes sombres, dans la vaste et longue perspective délimitée par les réverbères, elle me dit :

« Ce n’est pas très loin de chez nous ; je ne sais pas pourquoi j’en avais l’intuition. M. Razumov habite rue de Carouge, sans doute dans une de ces grandes maisons ouvrières récemment construites. »

Familière et confiante, elle prit mon bras, et accéléra le pas. Il y avait dans notre façon d’agir quelque chose de primitif et nous ne songions pas aux ressources de la civilisation ; un tramway nous dépassa ; une rangée de fiacres stationnaient près des grilles du jardin ; nous n’eûmes même pas l’idée d’user d’un de ces véhicules. La jeune fille était trop pressée peut-être et moi… je la sentais s’appuyer à mon bras avec confiance ! Comme nous montions la pente douce de la Corraterie, avec ses boutiques closes et ses fenêtres obscures (comme si toute la population commerçante l’avait désertée à la fin du jour), elle me dit, d’un ton interrogateur :

« Si je courais un instant, jeter un coup d’œil sur ma mère ?… cela ne serait pas un grand détour. »

Je l’en dissuadai ; si Mme Haldin espérait réellement voir Razumov ce soir, il aurait été peu sage à la jeune fille de revenir sans lui. Plus tôt nous pourrions mettre la main sur le jeune homme et l’amener à la mère pour calmer son agitation, mieux cela vaudrait. Mlle Haldin se rendit à mes raisons, et nous traversâmes en diagonale la place du Théâtre, dont le sol dallé prenait, sous la lumière électrique, un éclat gris bleu. Au centre, une statue équestre se dressait, solitaire et toute noire. En pénétrant dans la rue de Carouge, nous arrivions aux limites de la ville pour en aborder les faubourgs populaires. Des terrains vagues alternaient avec de hautes bâtisses neuves. Au coin d’une rue s’étalait dans la nuit un éventail de lumière crue, sortie par la large porte d’une boutique badigeonnée en blanc. On voyait de loin, contre les murs intérieurs, des rayons peu garnis, et dans un coin s’élevait un comptoir de bois peint en brun. C’était la maison que nous cherchions et que précédait la masse sombre d’une palissade en planches goudronnées. La bâtisse présentait un pan coupé très haut et grisâtre, fait d’une seule rangée de fenêtres où n’apparaissait aucune lumière ; elle était couronnée par l’ombre lourde d’un toit en pente, débordant.

« Il faut nous renseigner dans la boutique », me dit Mlle Haldin. Un homme au teint blafard et aux maigres favoris, le cou entouré d’un col sale et d’une cravate élimée, posa son journal sur le comptoir nu et s’y appuya familièrement des deux coudes ; il nous répondit que le jeune homme en question était en effet son locataire du troisième, mais qu’il était sorti pour l’instant.

« Pour l’instant », répétai-je, après un regard vers Mlle Haldin. « Cela veut-il dire que vous pensiez le voir rentrer bientôt ? »

Très aimable, les yeux doux et les lèvres bienveillantes, il eut un léger sourire, comme pour dire qu’il était au courant de tout. M. Razumov, absent toute la journée, était rentré ce soir de bonne heure. Aussi le boutiquier avait-il été très surpris de le voir redescendre une demi-heure plus tard. M. Razumov avait dit, en accrochant sa clef au mur, qu’il sortait parce qu’il avait besoin d’air.

La tête entre les mains, l’homme continuait à nous sourire ; par-dessus le comptoir vide. De l’air ! de l’air !… Mais cela voulait-il dire que le jeune homme dût rester peu ou longtemps dehors, il était difficile de le savoir. Il faisait très lourd, ce soir, en effet.

Après un silence, il reprit, les yeux tournés vers la porte :

« L’orage va le ramener. »

« Vous croyez qu’il va y avoir de l’orage ? » demandai-je.

« Oh oui ! bien sûr ! »

Comme pour confirmer ces paroles, nous entendîmes un grondement sourd, très lointain.

Je consultai du regard Mlle Haldin et je vis dans ses yeux une telle répugnance à l’idée de renoncer à notre recherche, que je demandai au boutiquier, s’il voyait M. Razumov avant une demi-heure, de le prier de nous attendre dans le magasin. Nous y reviendrions nous-mêmes bientôt.

Il eût pour toute réponse un hochement de tête imperceptible, et Mlle Haldin exprima son approbation par son silence même. Nous descendîmes lentement la rue, en tournant le dos à la ville. Par-dessus les murs des jardins de modestes villas vouées à la destruction, passaient des branches d’arbres et des masses de feuillage, éclairées en-dessous par les réverbères. Le bruit violent et monotone d’une chute de l’Arve, dont les eaux glacées franchissaient une digue basse, montait vers nous dans un courant d’air froid, à travers un grand espace morne où une double rangée de becs de gaz délimitait une rue vide encore de maisons. Mais sur l’autre rive, au-dessous de la masse noire et menaçante d’un ciel d’orage, une lumière solitaire et confuse semblait nous guetter d’un regard las. Nous marchâmes jusqu’au pont, et je dis alors :

« Il vaut mieux retourner maintenant… »

Dans la boutique, l’homme au teint blafard lisait toujours son journal crasseux, maintenant étalé largement sur le comptoir. Il leva la tête lorsque j’entrai dans la boutique, et se contenta de la secouer avec une moue significative. Je rejoignis aussitôt Mlle Haldin et nous nous éloignâmes d’un pas rapide. Elle me dit qu’elle enverrait Anna, le lendemain matin, à la première heure, avec une lettre. Je respectai sa taciturnité, ne sachant mieux lui prouver que par mon silence la part que je prenais à sa peine.

La rue à demi-villageoise que nous suivîmes au retour se transformait peu à peu, pour prendre un aspect d’avenue large et déserte. Nous ne rencontrâmes pas quatre personnes en tout, et le chemin me parut interminable, car l’anxiété naturelle de ma compagne m’avait gagné par sympathie. Enfin nous débouchâmes sur le boulevard des Philosophes, plus vide, plus large, plus mort que jamais, image désolante de l’honorabilité assoupie. En apercevant les deux fenêtres éclairées, visibles de très loin, je me représentai Mme Haldin dans son fauteuil et l’attente horrible et torturante de cette malheureuse femme, livrée au pouvoir néfaste de l’arbitraire, victime de la tyrannie et de la révolution !… Vision cruelle et absurde à la fois…


III modifier

« Voulez-vous monter un instant ? » demanda Nathalie Haldin. J’hésitais devant l’heure tardive, mais elle insista : « Vous savez combien ma mère vous aime », me dit-elle.

« Je vais entrer une minute, pour savoir comment va Mme Haldin. »

Elle dit à mi-voix, comme en se parlant à elle-même :

« Voudra-t-elle croire seulement que je n’ai pas pu trouver M. Razumov, puisqu’elle s’est mise dans la tête que je lui cache quelque chose ? Peut-être pourrez-vous la convaincre… ? »

« Votre mère va se méfier de moi aussi », observai-je.

« De vous ?… pourquoi ?… Que pourriez-vous avoir à lui cacher ? Vous n’êtes ni Russe, ni conspirateur… »

J’avais trop vivement conscience de mon indignité d’Européen pour faire une objection, mais je résolus de jouer jusqu’au bout mon rôle de spectateur impuissant. Les roulements lointains du tonnerre descendaient le long de la vallée du Rhône, vers la ville endormie, vers la cité des prosaïques vertus et de l’hospitalité universelle. Nous traversâmes la rue en face de la grande porte sombre, et Mlle Haldin ayant sonné, nous vîmes la porte s’ouvrir presque aussitôt, comme si la vieille bonne s’était tenue dans l’antichambre, pour attendre notre retour. Sa figure pâle avait un air de satisfaction. Le Monsieur était là, nous dit-elle, en refermant la porte.

Nous n’avions pas compris ; Mlle Haldin se tourna brusquement vers la domestique… « Qui cela ? »

« Herr Razumov », expliqua-t-elle.

Elle avait saisi assez de notre conversation pour comprendre le motif de la sortie de sa jeune maîtresse. Aussi lorsque le Monsieur lui avait dit son nom, l’avait-elle fait entrer sans tarder.

« Qui aurait pu prévoir cela ? » murmura Mlle Haldin, en fixant sur les miens le regard grave de ses yeux gris. Et moi, en me rappelant l’expression des traits du jeune homme, aperçus quelques heures auparavant, et son aspect de somnambule halluciné, j’éprouvais une surprise mêlée d’effroi.

« Avez-vous au moins demandé à ma mère l’autorisation d’introduire ce Monsieur ? » demanda Mlle Haldin à la servante.

« Non ; je l’ai annoncé, simplement », répondit-elle, étonnée de l’inquiétude parue sur nos visages.

« En somme », fis-je à mi-voix, « votre mère était préparée… »

« Oui, mais M. Razumov, lui, n’avait pas d’idées… »

On aurait dit qu’elle doutait de son tact. Interrogée sur la durée de la visite du jeune homme, la servante nous dit que « Der Herr » n’était guère depuis plus d’un petit quart d’heure dans le salon.

Elle attendit un instant, puis se retira, l’air intrigué. Mlle Haldin me regardait en silence.

« Les choses se sont arrangées de telle façon », dis-je, « que vous savez exactement ce que l’ami de votre frère peut avoir à dire à votre mère. Et après cela, sûrement… »

Nous restâmes silencieux, l’oreille tendue, mais aucun son ne nous parvenait à travers la porte close. Les traits de Mlle Haldin exprimaient une indécision douloureuse ; elle fit un mouvement, comme pour entrer dans le salon, puis s’arrêta. Elle avait entendu des pas de l’autre côté de la porte. Cette porte s’ouvrit, et sans s’arrêter sur le seuil, Razumov sortit dans le vestibule. Les fatigues de la journée, et la lutte qu’il avait soutenue contre lui-même, l’avaient changé à tel point que j’aurais hésité à reconnaître le visage, qui devant le bureau de poste, quelques heures auparavant, était bien effrayant déjà, mais tout différent. Il n’était plus aussi livide ; les yeux n’étaient plus aussi sombres. Ils n’avaient plus leur regard de folie, mais la conscience d’un crime faisait peser son ombre sur eux. Je dis cela, parce que, tout de suite, ce regard tomba sur moi, sans que rien montrât que le jeune homme me reconnût ou s’aperçût même de ma présence. J’étais seulement dans la ligne de ses yeux. Je ne crois pas qu’il eût entendu la sonnette ou s’attendit à voir quelqu’un dans l’antichambre. Je suppose qu’il se préparait à sortir, et il ne parut apercevoir Mlle Haldin, que lorsqu’elle eût fait vers lui un ou deux pas. Il ne prit pas la main qu’elle lui tendait.

« C’est vous, Natalia Victorovna… Vous pouvez être surprise… à une heure aussi tardive… Mais voyez-vous, je me suis souvenu de notre conversation du jardin. J’ai pensé que vous désiriez réellement que… sans perdre de temps… je… Alors je suis venu… Il n’y a pas d’autre raison. Je voulais dire, tout simplement… »

Il s’exprimait avec peine, et je m’en aperçus en me souvenant des paroles qu’il avait dites au boutiquier : il sortait parce qu’il « avait besoin d’air ». Si tel était son désir, il avait évidemment échoué piteusement. Les yeux détournés et la tête basse, il faisait des efforts douloureux pour proférer des paroles qui s’étranglaient dans sa gorge.

« … Dire ce que j’ai appris moi-même seulement aujourd’hui ; aujourd’hui… »

J’eus, à travers la porte qu’il n’avait pas fermée, une vision du salon. Il était confusément éclairé par une lampe voilée, les yeux de Mme Haldin ne pouvant supporter ni le gaz, ni l’électricité. C’était une pièce relativement grande, qui, à côté de l’antichambre très claire, se noyait dans une demi-obscurité avec des coins d’ombre dense. Sur ce fond de nuit, je distinguais la silhouette immobile de Mme Haldin, légèrement penchée en avant, et sa main pâle posée sur le bras du fauteuil.

Elle ne faisait pas un geste. Devant la fenêtre, elle n’avait plus son attitude d’attente. Le store était baissé ; il n’y avait au dehors que le ciel nocturne et chargé de nuées d’orage, et la ville indifférente et hospitalière, froide et presque méprisante dans sa tolérance, respectable cité d’asile qui comptait pour rien toutes ces douleurs et tous ces espoirs. La pauvre femme avait la tête baissée…

La pensée me vint, au moment où, éternel spectateur, je jetais ce nouveau coup d’œil sur les coulisses, que le vrai drame de l’autocratie ne se joue pas sur la scène politique et qu’il y a quelque chose de plus profond que les paroles et les gestes des acteurs. J’avais la conviction que, malgré tout, cette mère se refusait au fond de son cœur à renoncer à son fils. Plus que le deuil inconsolable de Rachel, sa souffrance était profonde et inaccessible, dans son immobilité terrifiante. On aurait dit, à voir se détacher son profil pâle et incliné sur l’ombre indistincte de son fauteuil à haut dossier, qu’elle contemplait un objet placé sur ses genoux, une tête bien aimée qu’elle y aurait posée.

J’eus cette vision rapide, puis Mlle Haldin passa près du jeune homme pour fermer la porte. Elle ne le fit pas toutefois, sans hésitation. Je crus un instant qu’elle allait entrer près de sa mère, mais elle se contenta de jeter dans la pièce un regard inquiet. Peut-être si Mme Haldin avait fait un mouvement ;… mais non. Cette figure pâle disait l’isolement effroyable d’un cœur qui souffre sans espoir.

Le jeune homme, cependant, tenait les yeux fixés sur le sol. La pensée de redire l’histoire qu’il venait de raconter lui était intolérable. Il avait cru trouver les deux femmes ensemble. Alors, s’était-il dit, c’en serait fini, pour toujours. « Il est heureux que je ne croie pas à un autre monde », songeait-il cyniquement.

Seul dans sa chambre, après avoir mis à la poste sa missive secrète, il avait retrouvé un certain calme dans la rédaction de son journal particulier. Il sentait le danger de cette étrange faiblesse, et y fait allusion lui-même dans ses notes, mais il ne pouvait renoncer à cette habitude qui l’apaisait et le réconciliait avec l’existence. Il écrivait donc, assis à la lueur d’une chandelle solitaire, lorsqu’il s’avisa qu’il ferait bien d’aller lui-même donner à ces dames l’explication de l’arrestation de Haldin, telle que la lui avait fournie Sophie Antonovna. Elles ne pouvaient manquer d’en entendre le récit de quelque autre part, et son abstention paraîtrait singulière, non seulement à la mère et à la sœur de Haldin, mais à d’autres personnes aussi. Arrivé à cette conclusion, il ne se sentit aucune répugnance particulière pour la démarche nécessaire, mais fut tourmenté bientôt par un désir angoissant d’en avoir fini. Il consulta sa montre. Non, en somme, il n’était pas trop tard.

Les quinze minutes qu’il passa près de Mme Haldin furent comme une revanche de l’inconnu ; cette figure pâle, cette voix faible et distincte, cette tête, d’abord tournée vers lui avec empressement, puis peu à peu retombée et revenue à son immobilité, le demi-jour paisible de la pièce où les paroles qu’il tentait de contenir résonnaient trop brutalement, tous ces détails l’avaient troublé comme autant de singularités imprévues. Il semblait y avoir aussi une obstination secrète au fond de cette douleur, quelque chose qu’il ne pouvait pas comprendre, quelque chose au moins qu’il n’avait pas pensé rencontrer. Était-ce de l’hostilité ? Peu importait d’ailleurs. Rien ne pouvait plus le toucher, et aux yeux des révolutionnaires, nulle ombre n’obscurcissait plus son passé. Cette fois le fantôme avait bien été écrasé et gisait, impuissant et passif sur le trottoir couvert de neige. Mais, blanche comme le fantôme lui-même, et rongée de chagrin, la mère se dressait maintenant devant lui. Il en avait ressenti une surprise apitoyée, sans d’ailleurs y attacher d’autre importance. Qu’importaient les mères ? Il ne pouvait secouer l’impression poignante qu’avait produite sur lui cette femme silencieuse, et immobile, cette femme aux cheveux blancs…, mais il y avait une dureté méprisante dans ses pensées.

« Voilà bien les conséquences !… Eh bien, après ? Suis-je donc sur un lit de roses ? » se disait-il, tandis qu’assis à quelque distance, il gardait les yeux fixés sur le visage douloureux. Il avait raconté tout ce qu’il voulait dire, et elle l’avait laissé parler sans prononcer un mot, en détournant peu à peu la tête. Lorsqu’il s’était tu, le silence était retombé, pendant cinq minutes ou davantage. Qu’est-ce que cela signifiait ?… Devant l’inattendu de ce silence, il avait senti renaître en lui la colère, qui venait remplacer sa dureté de tout à l’heure, l’ancienne colère contre Haldin, réveillée par le spectacle de la mère du mort. N’était-ce pas une sorte de jalousie qui le pinçait au cœur, l’envie jalouse de ce privilège qui lui était refusé à lui, à lui seul entre tous les hommes ? C’est l’autre qui avait trouvé le repos et qui n’en continuait pas moins à vivre dans l’affection de cette vieille femme en deuil, dans la pensée de tous ces gens qui se posaient en champions de l’humanité. Il ne pourrait jamais se débarrasser de lui. « C’est moi seul que j’ai voué à la destruction », pensait Razumov. « Voilà où il m’a mené ! Impossible d’en finir jamais avec lui ! »

Épouvanté de cette découverte, il se leva pour sortir de la chambre obscure et silencieuse, où silencieuse aussi restait assise dans son fauteuil cette vieille femme, cette mère… Il sortit sans un regard en arrière ; il fuyait, véritablement. Mais, en ouvrant la porte, il se vit la retraite coupée. La sœur maintenant ! Il ne l’avait pas oubliée, mais il ne comptait pas la voir tout de suite, la voir jamais peut-être. La présence de la jeune fille dans l’antichambre était aussi imprévue que l’avait été l’apparition de son frère. Razumov tressaillit comme un animal pris au piège. Il s’efforça de sourire, mais n’y put réussir, et baissa les yeux. « Faut-il redire cette stupide histoire ? » se demandait-il avec un sentiment d’angoisse… Il n’avait rien mangé depuis la veille, mais n’était pas en état de rechercher la cause de sa faiblesse. Il aurait voulu soulever son chapeau, et passer avec le moins de paroles possible, mais le geste rapide de Mlle Haldin pour fermer la porte le prit au dépourvu. Il se retourna à-demi vers elle, sans lever les yeux, passivement, comme une plume emportée dans l’air agité. Elle revint, aussi, à son point de départ, et Razumov fit une volte nouvelle qui les ramena à leur position primitive, en face l’un de l’autre.

« Oui, oui », dit-elle hâtivement. « Je vous suis très reconnaissante, Kirylo Sidorovitch, d’être venu tout de suite, comme cela… Seulement j’aurais voulu… Ma mère vous a-t-elle dit ?… »

« Je me demande ce qu’elle aurait pu me dire que je n’aie su avant ? », fit-il, manifestement pour lui-même, mais d’une voix parfaitement perceptible. « Je l’ai toujours su… », ajouta-t-il plus haut, d’un ton désespéré…

Il laissa tomber sa tête. Il éprouvait une impression si intense, en face de Nathalie Haldin, qu’il savait trouver un soulagement dans un simple regard jeté sur elle. C’est son image qui le hantait maintenant, et l’avait poursuivi avec insistance, depuis qu’elle lui était apparue brusquement dans le jardin de la Villa Borel, la main tendue et le nom de son frère aux lèvres… Sur le mur de l’antichambre, près de la porte d’entrée, il y avait une rangée de crochets, et contre la paroi opposée, une petite table noire et une chaise. Le papier, semé d’un dessin léger, était presque blanc. La lumière d’une ampoule électrique, juchée très haut sous le plafond, fouillait jusque dans ses coins nus, brutalement, sans ombres, cette boîte carrée et claire, et en faisait un théâtre étrange pour le drame obscur qui s’y jouait.

« Que voulez-vous dire ? » demanda Mlle Haldin. « Qu’est-ce donc que vous avez toujours su ? »

Il leva un visage pâle plein d’une souffrance inexprimée. Pourtant le regard distrait de morne obstination qui dans ses yeux frappait et étonnait l’observateur, commençait à disparaître. On aurait dit qu’il revenait à lui et reprenait conscience de l’ensemble merveilleusement harmonieux, des traits, des lignes, du regard, de la voix, qui faisaient de la jeune fille, debout devant lui une créature si rare, en dehors, pour ainsi dire, et bien au-dessus de toute notion commune de la beauté. Il la regarda si longuement qu’elle rougit légèrement.

« Oui ; que saviez-vous donc ? » répéta-t-elle, machinalement. Il réussit cette fois à grimacer un sourire.

« Eh bien » en dehors d’une ou deux paroles d’accueil, je ne saurais dire si votre mère s’est même aperçue de ma présence ! Vous comprenez ? »

Nathalie Haldin fit un léger signe de tête : ses mains tremblaient doucement à son côté.

« Oui. C’est à fendre le cœur, n’est-ce pas ? Elle n’a pas encore versé une larme ; pas une seule larme ! »

« Pas une larme ? Et vous, Natalia Victorovna ? Vous avez pu pleurer ? »

« Oui, j’ai pu pleurer ! Et puis, je suis assez jeune, Kirylo Sidorovitch pour croire à l’avenir. Mais, quand je vois ma mère, si affreusement bouleversée, j’oublie tout ; je me demande s’il faut éprouver de la fierté ou seulement de la résignation. Il est venu tant de gens pour nous voir. C’étaient de parfaits étrangers qui écrivaient pour nous demander la permission de venir nous présenter leurs hommages. Il était impossible de toujours garder notre porte close. Vous savez que Pierre Ivanovitch lui-même… Oh oui ! on a fait montre d’une grande sympathie à notre égard, mais il y a des gens qui exprimaient devant cette mort un enthousiasme trop manifeste. Et lorsque je restais seule avec ma pauvre mère, tout cela me paraissait faux ; cela ne valait pas le prix qu’elle avait payé ! Mais, dès que j’ai appris votre présence à Genève, Kirylo Sidorovitch, j’ai compris que vous étiez le seul être capable de venir à mon secours… »

« En consolant une mère à qui l’on a pris son fils ? Oui ! » interrompit-il avec un accent qui fit ouvrir tout grands à la jeune fille ses yeux clairs et confiants. « Mais encore faudrait-il être désigné pour ce rôle !… Ne vous en êtes vous pas avisée ? »

Il avait prononcé ces paroles sur un ton haletant qui contrastait avec la monstrueuse ironie qu’elles semblaient impliquer.

« Comment ? murmura Nathalie Haldin, du fond du cœur. « Qui pourrait donc être mieux désigné que vous ? »

Il eut un mouvement convulsif d’impatience, mais sut se maîtriser.

« Ah vraiment ? Dès que vous avez appris ma présence à Genève… avant même de m’avoir vu ?… C’est encore une preuve de cette confiance… »

Son ton se modifia tout à coup, pour se faire plus incisif et plus détaché.

« Les hommes sont de pauvres êtres, Nathalia Victorovna ; ils savent mal inventer des sentiments inconnus. Pour parler à une mère, de façon convenable, du fils qu’elle a perdu, il faudrait avoir quelque expérience des relations entre une mère et un fils. Et ce n’est pas mon cas, à vous parler franchement. Vous êtes tombée sur un homme dont « nulle affection ne réchauffa jamais la poitrine… », comme dit le poète… « Ce qui ne signifie pas qu’il soit insensible », ajouta-t-il, en baissant la voix.

« Je suis certaine que vous n’avez pas le cœur insensible », fit doucement Mlle Haldin.

« Non ; mon cœur n’est pas dur comme un roc », poursuivit-il de la même voix de rêve. On aurait dit que ce cœur pesait comme une pierre dans la poitrine froide dont il avait parlé. « Non… pas aussi dur ! Mais comment manifester les sentiments dont vous me faites crédit ? C’est une autre question. On ne m’avait jamais rien demandé de semblable. Personne ne paraissait se soucier de ma tendresse ! Et maintenant, vous voici ! Vous ! Maintenant ! Non, Nathalia Victorovna… Il est trop tard ! vous venez trop tard ! n’attendez rien de moi… »

Elle eut, malgré l’immobilité de Razumov, un léger recul, comme si elle avait surpris sur son visage une expression qui donnait à ses paroles un sens mystérieux, connu d’eux seuls. À mes yeux de spectateur silencieux, les jeunes gens apparaissaient comme deux êtres qui commencent à prendre conscience du charme magique dont ils ont été victimes dès leur première rencontre. Si l’un d’eux avait jeté les yeux sur moi, j’aurais doucement ouvert la porte pour m’esquiver. Mais ils ne me regardaient pas, et je restais immobile, toute crainte d’indiscrétion noyée chez moi dans le sentiment de notre prodigieux éloignement ; j’étais si loin du sombre horizon des problèmes russes, qui les tenait captifs, si loin des limites mêmes de leurs regards et de leurs sentiments, si loin de la prison de leurs âmes.

Franche et courageuse dans sa peine, Mlle Haldin maîtrisa sa voix.

« Que peut-il vouloir dire ? » demanda-t-elle, comme si elle s’était parlé à elle-même.

« Je veux dire que vous vous êtes abandonnée à des imaginations vaines, tandis que moi, je me suis contraint à rester dans la vérité des choses et les réalités de la vie… de notre vie russe… ces réalités que nous connaissons !… »

« Ce sont des réalités cruelles… », murmura-t-elle.

« Et laides, ne l’oubliez pas, laides aussi. Regardez où vous voulez. Regardez près de vous, ici, à l’étranger où vous êtes, et puis regardez là-bas, le pays d’où nous sommes venus. »

« Il faut regarder plus loin que le présent », répliqua la jeune fille sur un ton de conviction ardente.

« C’est aux aveugles à le faire. J’ai le malheur d’être né avec mes deux yeux. Et si vous saviez les choses singulières que j’ai vues. Des apparitions stupéfiantes et inattendues ! Mais pourquoi parler de tout cela ? »

« Au contraire, c’est de tout cela que je veux parler avec vous », protesta-t-elle, avec une sérénité chaleureuse. Elle n’était pas émue par l’humeur sombre de l’ami de son frère, et ne voyait dans son amertume et ses colères contenues que les marques d’un esprit droit et d’une indignation généreuse. Elle sentait que ce n’était point un homme ordinaire et n’aurait peut-être pas voulu le voir différent de ce qu’il se montrait à ses yeux confiants. « Oui, avec vous tout particulièrement », insista-t-elle. « Avec vous plutôt qu’avec tout autre Russe au monde… » Un faible sourire fleurit un instant sur ses lèvres. « Je suis comme ma pauvre mère, sous certains rapports. À moi aussi, il semble impossible de renoncer pour toujours au cher mort qui, ne l’oubliez pas, était tout pour nous. Je ne veux pas abuser de votre sympathie, mais comprenez bien que c’est en vous seul que nous pouvons trouver tout ce qui reste de son âme généreuse. »

Je regardais le jeune homme dont le visage n’avait pas eu un tressaillement. Et pourtant, même alors, je ne l’accusai pas d’insensibilité. Il était plongé dans une sorte de rêverie lointaine. Enfin, il fit un léger mouvement.

« Vous partez, Kirylo Sidorovitch ? » demanda-t-elle.

« Moi ? Partir ? Pour où ? Ah oui… mais il faut que je vous dise d’abord… » Sa voix s’était assourdie, et il se forçait à parler avec une répugnance visible, comme s’il se fût agi d’une chose dégoûtante ou mortelle. « Cette histoire, vous savez… l’histoire qu’on m’a contée cet après-midi… »

« Je la connais déjà », fit-elle, tristement.

« Vous la connaissez ? Vous avez donc, vous aussi, des correspondants à Pétersbourg ? »

« Non. C’est Sophia Antonovna. Je viens de la voir. Elle vous envoie un salut amical. Elle doit partir demain matin. »

Il avait enfin baissé son regard fasciné ; elle aussi fixait les yeux sur le sol et tous deux en face l’un de l’autre, sous la lumière crue, entre les quatre murs nus, paraissaient sortis de l’immensité confuse des frontières de l’Orient et venus là pour s’exposer cruellement au regard de mes yeux d’Occidental. Et je les regardais. Qu’aurais-je fait d’autre ? Je me sentais si totalement oublié par ces deux êtres que je n’osais plus faire un mouvement. Et je me disais qu’ils devaient inéluctablement se rapprocher, la sœur et l’ami du mort. Les idées, les espoirs, les aspirations, la cause de la liberté, tous les sentiments exprimés par leur affection commune pour Victor Haldin, victime morale de l’autocratie,… les attiraient invinciblement l’un vers l’autre. L’ignorance même de la jeune fille et la solitude à laquelle le jeune homme avait fait une allusion si singulière, devaient travailler dans ce sens. Je voyais bien, d’ailleurs, que tout était fait déjà. C’était trop naturel. Il était évident qu’ils avaient dû penser l’un à l’autre longtemps avant de se rencontrer. Le ferme éloge que dans sa lettre un frère bien aimé accordait à ce seul ami avait, exalté l’imagination de la jeune fille ; et pour lui, il avait suffi de se trouver en présence de cette nature exceptionnelle. Si l’on pouvait s’étonner, c’était de le voir rester sombre et fermé devant la cordialité d’un accueil si clairement exprimée. Mais il était jeune et toute son austérité, tout son dévouement à l’idéal révolutionnaire, ne le rendaient pas aveugle. C’en était fini de la période de réserve ; il faisait des avances à sa manière. Il n’y avait pas à se méprendre au sens de cette visite tardive, car ce qu’il voulait dire, n’avait rien d’urgent. La véritable cause, je la sentais : il avait pris conscience de son besoin d’elle… et c’est le même sentiment qui l’avait guidée, elle aussi… C’est la seconde fois que je les voyais ensemble, et je comprenais qu’à leur prochaine rencontre je ne serais plus là. Ils pourraient se souvenir de moi ou m’avoir oublié ; mais j’aurais virtuellement cessé d’exister pour ces deux jeunes gens.

Toutes ces réflexions me vinrent à l’esprit en quelques instants. Cependant Nathalie Haldin racontait brièvement à Razumov nos pérégrinations d’un bout à l’autre de Genève. Tout en parlant elle levait les mains au-dessus de sa tête pour détacher son voile, et ce mouvement accentuait la grâce séduisante de son corps juvénile, revêtu d’un costume de deuil très simple. Dans l’ombre transparente que le bord du chapeau faisait tomber sur son visage, ses yeux gris brillaient d’un éclat attrayant. Sa voix au timbre si peu féminin et pourtant si adorable, était ferme, et elle parlait rapidement, franchement, sans embarras. Comme elle invoquait l’état mental de sa mère pour justifier ses démarches, une contraction douloureuse altéra l’harmonie de ses traits confiants et nobles. Lui d’ailleurs, avec ses yeux baissés avait l’air d’un homme qui écoute un morceau de musique, plutôt que des paroles articulées. Et lorsqu’elle cessa de parler, il parut écouter encore, immobile, comme s’il eût été sous le charme d’un bruit séduisant. Il revint à lui pourtant, et murmura :

« Oui, oui. Elle n’a pas versé une larme. Elle ne semblait pas entendre ce que je disais. J’aurais pu lui raconter n’importe quoi. On aurait cru qu’elle n’appartenait plus à ce monde. »

Mlle Haldin fit montre d’une détresse profonde. Sa voix sombra : « Vous ne savez pas jusqu’où elle en est arrivée. Elle s’attend maintenant à le voir ! » Le voile glissa entre ses doigts, et elle se tordit les mains d’angoisse. « Elle finira par le voir ! », s’écria-t-elle.

Razumov redressa brusquement la tête, pour attacher sur elle un regard prolongé et pensif.

« Hum ! c’est bien possible », murmura-t-il d’un ton singulier, comme s’il avait donné son avis sur une chose toute simple. « je me demande… » Il s’arrêta.

« Ce serait la fin de tout ! sa raison sombrerait tout à fait… et son intelligence même disparaîtrait bientôt ! »

Mlle Haldin détacha ses mains, pour les laisser pendre à ses côtés.

« Croyez-vous ? » demanda-t-il, d’un ton profond. Les lèvres de Mlle Haldin étaient légèrement séparées. Il y avait dans le caractère du jeune homme quelque chose d’inattendu et d’insondable qui l’avait fascinée tout de suite. « Non ! il n’y a ni vérité ni consolation à attendre des fantômes des morts », ajouta-t-il, après un silence pesant. « J’aurais pu lui dire une partie de la vérité ; le désir, par exemple, de votre frère, de sauver sa vie et de s’enfuir. Cela, c’est un fait certain. Mais je ne lui ai rien dit. »

« Vous ne lui avez rien dit de cela ? Et pourquoi ?

« Je ne sais pas ; d’autres pensées me sont venues à l’esprit », répondit-il. Il paraissait se surveiller attentivement ; on aurait dit qu’il essayait de compter les battements de son cœur, mais ses yeux ne se détachaient pas un instant du visage de la jeune fille. « Vous n’étiez pas là », poursuivit-il ; « je m’étais décidé à ne plus jamais vous voir. »

Ces paroles semblèrent, pendant un instant, couper la respiration de Nathalie Haldin.

« Vous… Comment, serait-ce possible ? »

« Oui ; vous pouvez bien me le demander… Mais c’est la prudence, je crois, qui m’a empêché de parler à votre mère. J’aurais pu lui dire aussi que son fils, au cours de sa dernière conversation d’homme libre, avait fait allusion à vous deux… »

« Cette dernière conversation, c’est avec vous qu’il l’a eue », interrompit-elle, de sa voix profonde et émouvante : « Il faudra quelque jour… »

« C’est avec moi, en effet… De vous, il a dit que vous aviez des yeux de loyauté. Je ne sais pas ce qui m’a empêché d’oublier cette phrase… Elle signifiait qu’il n’y avait en vous ni artifice ni tromperie, pas de fausseté ni de soupçon, qu’il n’y avait rien dans votre cœur pour vous faire reconnaître un mensonge vivant, un mensonge actif, un mensonge parlant, si vous veniez jamais à le rencontrer. Que vous êtes une victime prédestinée… Ah ! la suggestion diabolique ! »

Le ton convulsif et violent de ces dernières paroles montrait toute la peine qu’il avait à se maîtriser. Il était comme un homme qui, sur un sommet, veut braver le vertige, et chancelle soudain au bord du précipice. Mlle Haldin appuya sa main contre sa poitrine. Le voile qu’elle avait laissé tomber, gisait à terre, entre eux. Le mouvement qu’elle avait fait parut calmer Razumov : il tint ses yeux fixés sur la main qui retombait doucement, puis les reporta sur le visage de la jeune fille. Mais il ne lui laissa pas le temps de parler.

« Non ? Vous ne comprenez pas ? Très bien. » Par un miracle de volonté, il avait retrouvé sa maîtrise. « Alors vous avez causé avec Sophie Antonovna ? »

« Oui ; Sophie Antonovna m’a dit… » Mlle Haldin s’arrêta avec une surprise croissante dans ses grands yeux.

« Hum ! Celle-là, c’est mon honorable ennemie », murmura-t-il, comme s’il s’était trouvé seul.

« Elle m’a parlé de vous sur un ton parfaitement amical », remarqua Mlle Haldin, après un instant de silence.

« C’est votre impression ? C’est la plus intelligente de tous, évidemment. Alors tout va aussi bien que possible. Tout conspire pour… Ah ! ces conspirateurs », fit-il, lentement, avec un accent de mépris ; « ils vous mettraient la main dessus en un rien de temps ! Savez-vous, Nathalia Victorovna, que j’éprouve la plus grande difficulté à me soustraire à la croyance superstitieuse en une Providence active ? Croyance irrésistible !… Sans elle, il faudrait croire au Diable personnifié de nos très simples ancêtres. Mais alors il aurait exagéré, le vieux Père des Mensonges, notre patron national, notre dieu domestique que nous emmenons avec nous à l’étranger. Il a exagéré ! Peut-être ne suis-je pas assez simple… Oui ! c’est cela ! J’aurais dû savoir… Et je savais… », ajouta-t-il sur un ton de détresse poignante, qui m’accabla de stupeur.

« Cet homme-là est fou », me dis-je, très effrayé.

Puis, immédiatement, je ressentis devant lui une impression très particulière, impossible à définir en temps ordinaire. On aurait dit qu’il venait de se poignarder dans la rue et était rentré nous montrer sa blessure,… mieux que cela, qu’il retournait le couteau dans la plaie, et contemplait l’effet produit par son geste. Telle fut ma sensation, exprimée en termes concrets. On ne pouvait se défendre d’une certaine pitié. Mais c’est surtout à Mlle Haldin, déjà si atteinte dans ses affections profondes, qu’allait ma sollicitude émue. Son attitude, ses traits, exprimaient la lutte de la compassion avec un doute voisin de la terreur.

« Qu’y a-t-il Kirylo Sidorovitch ? » Il perçait une nuance de tendresse dans ce cri. Lui se contenta de la regarder, avec un abandon complet de tout son être, que chez un amant heureux on aurait nommé de l’extase.

« Pourquoi me regardez-vous comme cela, Kirylo Sidorovitch ? » Je suis venue à vous franchement. J’ai besoin, en ce moment, de voir clair en moi-même… » Elle fit une pause, comme pour lui donner l’occasion de prononcer une parole digne de la confiance exaltée qu’elle avait accordée à l’ami de son frère. Mais il gardait un silence impressionnant, comme s’il avait pris une résolution suprême.

À la fin, Mlle Haldin poursuivit, d’un ton suppliant :

« Je vous ai attendu anxieusement. Mais maintenant que votre bonté vous a amené chez nous, vous m’effrayez… Vous avez des paroles obscures… On dirait que vous m’avez caché quelque chose. »

« Dites-moi, Nathalie Victorovna », fit-il enfin, d’une voix étrange et sans timbre, « qui avez-vous vu, là-bas ? »

Elle tressaillit, comme si son attente avait été déçue.

« Où cela ? Chez Pierre Ivanovitch ? Il y avait M. Lespara et trois autres personnes. »

« Ah oui, l’avant-garde, le triste espoir du grand complot », murmura-t-il, en lui-même. « Les hommes qui veulent allumer la mèche et déchaîner une explosion, destinée à transformer de fond en comble la vie de millions d’autres hommes, pour permettre à Pierre Ivanovitch d’être à la tête de l’État. »

« Vous voulez me taquiner », protesta-t-elle. « Notre cher mort me disait un jour de me souvenir que les hommes sont toujours au service de quelque chose de plus grand qu’eux-mêmes… de l’idée. »

« Notre cher mort !… », répéta-t-il, lentement. L’effort qu’il faisait pour ne pas laisser paraître d’émotion, absorbait toute la puissance de son être. Il restait devant elle comme un homme à peine animé d’un souffle de vie. Ses yeux, creusés comme par une grande souffrance physique, avaient perdu tout éclat.

« Ah, votre frère… Mais, dans votre bouche… avec votre voix… cela paraît ;… en fait, chez vous, tout est divin… je voudrais connaître, jusque dans leurs profondeurs les plus reculées, vos sentiments, vos pensées… »

« Et pourquoi, Kirylo Sidorovitch ? » s’écria-t-elle, alarmée par ces paroles, sorties de lèvres étrangement inertes.

« Ne craignez rien. Ce n’est pas pour vous trahir ! Alors vous êtes allée chez Pierre Ivanovitch ?… Et Sophia Antonovna ? Que vous a-t-elle donc dit ?… »

« Peu de choses, à la vérité. Elle savait que j’apprendrais tout de votre bouche, et n’a pris le temps de me dire que quelques mots ». La voix de Mlle Haldin sombra, et elle resta un instant silencieuse. « L’homme s’est tué, paraît-il », fit-elle tristement.

« Dites-moi, Natalia Victorovna », demanda-t-il, après un silence. « Croyez-vous au remords ? »

« Quelle question ! »

« Comment pourriez-vous le connaître, vous ! » murmura-t-il, d’une voix sourde. Il n’y a pas de remords pour des êtres tels que vous… Ce que je voulais vous demander, c’est si vous croyez à l’efficacité du remords ? »

Elle hésita, comme si elle n’avait pas compris, puis son visage s’éclaira.

« Oui, certainement ! » dit-elle, d’un ton ferme.

« Alors Ziemianitch est absous. D’ailleurs c’était une brute, une simple brute, un ivrogne… »

Un frisson secoua Mlle Haldin.

« C’était », poursuivit Razumov, « un homme du peuple, à qui les révolutionnaires venaient parler de sublimes espoirs… Il faut pardonner au peuple… Et il ne faut pas croire non plus tout ce que l’on vous a dit là… », conclut-il, avec une sorte de répugnance sinistre.

« Vous me cachez quelque chose ! » s’écria la jeune fille.

« Croyez-vous, Nathalia Victorovna, que la vengeance s’impose comme un devoir ? »

« Écoutez, Kirylo Sidorovitch. Je crois que l’avenir nous sera clément à tous. Révolutionnaires et réactionnaires, victimes et exécuteurs, traîtres et trahis, la grande pitié s’étendra sur eux tous, quand le jour se lèvera enfin, dans notre ciel sombre ! La pitié et l’oubli, sans lesquels il ne saurait y avoir d’union ni d’amour ! »

« Je comprends. Alors vous ne réclamez pas de vengeance ? Pas la moindre vengeance ? Jamais ? » Un sourire amer parut sur ses lèvres décolorées. « On dirait que vous représentez l’esprit même de ce généreux avenir. Il est étrange que cela ne facilite pas… Non ! Mais supposons que l’homme qui a réellement trahi votre frère – Ziemianitch eut une part dans cette trahison, mais une part insignifiante et tout à fait involontaire – supposons que ce fût un jeune homme bien élevé, un travailleur intellectuel, un esprit réfléchi, un homme à qui votre frère aurait pu se fier à la légère peut-être…, mais pourtant supposez… Il y a tout une histoire dans ce que je vous dis là… »

« Et vous connaissez cette histoire ? Mais alors, pourquoi ?… »

« Je l’ai entendue raconter. On y parle d’un escalier et même de fantômes… mais qu’importe… puisqu’un homme est toujours au service de quelque chose de plus grand que lui-même… de l’idée ? Je me demande quelle est, dans cette aventure, la plus grande victime ? »

« Dans cette aventure ? » répéta Mlle Haldin qui semblait pétrifiée.

« Savez-vous pourquoi je suis venu à vous ? Simplement parce qu’il n’y a, dans le vaste monde, nulle autre personne vers qui je puisse aller ! Comprenez-vous ce que je dis ? Personne vers qui aller ! Concevez-vous la désolation de cette pensée : personne – vers – qui – aller ? »

La jeune fille, totalement trompée par son interprétation enthousiaste de deux lignes d’une lettre de visionnaire, poussée par la crainte de jours solitaires, dans un monde assombri par les luttes ardentes, n’arrivait pas à voir la vérité qui luttait pour sortir de la bouche de Razumov. Ce dont elle avait conscience, c’était de la forme obscure de sa souffrance. Elle se préparait à lui tendre la main, en un geste impulsif, lorsqu’il éleva la voix à nouveau :

« Une heure après vous avoir vue, j’ai compris ce qu’allait être ma vie. Les terreurs du remords, les aveux, la vengeance, la colère, la haine, la crainte, ne sont rien à côté de la tentation atroce que vous avez mise en mon être, au jour où vous m’êtes apparue, avec votre voix, avec votre visage, dans le jardin de cette villa maudite ! »

Elle eut vers lui un regard éperdu, puis tout à coup, avec une sorte d’intuition désespérée, elle alla droit au fait :

« L’histoire, Kirylo Sidorovitch ; l’histoire ! »

« Il n’y a plus rien à dire ! » Il fit un pas en avant, et elle posa la main sur son épaule pour le repousser, mais la force lui manqua, et le jeune homme resta en place, tremblant de la tête aux pieds. « L’histoire finit ici, en ce lieu même ». Il appuya avec force un doigt dénonciateur sur sa poitrine, puis garda une immobilité absolue.

Je me précipitai, saisissant une chaise, et pus arriver à temps pour recevoir Mlle Haldin dans mes bras, et l’y laisser doucement tomber. En s’affaissant sur le siège, elle fit un demi-tour sur elle-même et resta affalée, la tête penchée au-dessus du dossier, nous tournant le dos à tous deux. Razumov la regardait avec une impassibilité effrayante. L’incrédulité, la colère, la stupeur et le dégoût m’empêchèrent un instant de proférer une parole. Puis je me tournai vers lui avec un murmure de rage.

« Voilà qui est monstrueux ! Pourquoi restez-vous là ? Qu’attendez-vous ? Qu’elle ne vous voie plus ! Allez-vous-en ! » Il ne bougeait pas. « Ne comprenez-vous pas que votre présence est intolérable, même pour moi ! Si vous avez gardé le moindre sentiment de pudeur… »

Ses yeux mornes se tournèrent lentement vers moi. « Comment cet homme-là est-il ici ? » murmura-t-il stupéfait.

Brusquement, Mlle Haldin bondit sur ses pieds, fit quelques pas, et chancela. Oubliant mon indignation et la présence même de Razumov je courus à son secours. Je la saisis par le bras, et elle se laissa conduire dans le salon. Loin de la lampe, dans l’ombre plus dense d’un coin reculé, le profil de Mme Haldin, ses mains, sa personne tout entière, avaient l’immobilité d’un tableau sombre. Mlle Haldin s’arrêta, et me désigna douloureusement la mère impassible et tragique qui semblait contempler une tête chérie posée sur ses genoux.

Cette attitude avait une puissance d’expression inégalable, et disait si bien tout l’humaine détresse, qu’on avait de la peine à y voir le seul résultat d’institutions politiques barbares. Après avoir mené Mlle Haldin jusqu’au canapé, je revins sur mes pas pour fermer la porte. Mes yeux tombèrent sur Razumov, qui, encadré dans l’embrasure, debout devant la chaise vide, immobile sous la lumière blafarde de l’antichambre blanche, paraissait rivé pour toujours au lieu de son horrible confession. Je m’étonnais que la force mystérieuse qui lui avait arraché son aveu n’eût pas, en même temps, brisé sa vie et détruit son corps. Il restait là, tout entier, intact. Je regardais fixement ses larges épaules, sa tête sombre, l’immobilité stupéfiante de ses membres. À ses pieds tranchait en noir intense, sous la blancheur crue de la lumière, le voile échappé à Mlle Haldin. Il le regardait, comme fasciné. Puis brusquement, avec une prestesse incroyable et sauvage, il se baissa pour le saisir et le presser des deux mains contre son visage. Je sentis mes yeux s’embrumer, du fait peut-être de mon extrême étonnement…, et il avait disparu, avant que je ne lui eusse vu faire un mouvement.

Le bruit de la porte d’entrée, violemment refermée, éclaircit ma vision, et je contemplais la chaise vide, dans l’antichambre nue. La signification de ce que je venais de voir se faisait jour, brutalement, dans mon esprit. Je saisis Nathalie Haldin par l’épaule :

« Le misérable a emporté votre voile », criai-je avec l’accent sourd et épouvanté de l’homme qui vient de faire une horrible découverte… Il… »

Je n’en dis pas plus long. Je reculai, en fixant sur elle un regard d’horreur silencieuse. Ses mains restaient ouvertes sur ses genoux, la paume en l’air. Elle leva lentement ses yeux gris, où des ombres semblaient passer, comme si la flamme toute droite de son âme s’était mise enfin à vaciller, sous des souffles délétères, souffles venus de l’immensité sombre et corrompue, qui la réclamait comme une de ses enfants, et où les vertus mêmes se transformaient en crimes sous l’empire d’un égal cynisme dans l’oppression et dans la révolte.

« Il est impossible d’être plus malheureuse !… » Le murmure languissant de sa voix me frappa de stupeur. « C’est impossible… je sens que mon cœur se glace… »



IV modifier

Razumov regagnait tout droit son logis, marchant sur le trottoir brillant et humide. Une lourde averse tomba sur lui dans la rue de Carouge ; des éclairs lointains mettaient de faibles lueurs sur les façades des maisons et des boutiques aux vitrines closes ; et de temps en temps, l’éclat fugitif était suivi d’un roulement faible et assourdi ; mais la lourde masse des nuages orageux restait groupée au-dessus de la vallée du Rhône, comme si elle avait hésité à venir assombrir la patrie respectable et impassible des libertés démocratiques, la ville sérieuse des hôtels mornes, la cité qui accordait la même hospitalité indifférente aux touristes de tous les pays, et aux conspirateurs internationaux de toutes les nuances.

Le propriétaire se préparait à fermer sa boutique lorsque Razumov en franchit la porte, tendant la main sans un mot pour demander la clef de sa chambre. L’homme la décrochait et préparait une innocente plaisanterie sur le plaisir que l’on peut trouver à sortir pour prendre l’air sous un orage, mais un regard jeté sur le visage du jeune homme le réduisit au silence, et il se contenta de faire observer, pour dire quelque chose :

« Vous êtes très mouillé ».

« Oui, je suis trempé », murmura Razumov, qui ruisselait de la tête aux pieds, en franchissant la porte qui conduisait à l’escalier de sa chambre.

Il ne changea pas de vêtements, mais après avoir allumé sa bougie, sortit sa montre et sa chaîne, les posa sur la table et s’assit pour écrire. Il gardait son journal compromettant dans un tiroir fermé à clef qu’il tira violemment, et ne prit même pas la peine de refermer.

Dans ces pages, œuvre d’un pédant qui a toujours lu, vécu, pensé, la plume à la main, on sent l’effort sincère d’un homme qui veut user du même procédé pour s’attaquer à une science plus profonde. Après quelques passages dont j’ai fait usage déjà dans la rédaction de ce récit, ou d’autres qui ne donnent aucun aperçu nouveau sur la psychologie du jeune homme (il y a même dans sa dernière note une allusion suprême à la médaille d’argent), vient une page et demie de phrases incohérentes où l’on sent l’écrivain dérouté par le mystère et la nouveauté d’une partie de notre vie psychique, que son existence solitaire ne l’avait pas préparé à connaître. C’est alors seulement, et pour la première fois, qu’il s’adresse directement à la lectrice, toujours proche de sa pensée, et qu’il s’efforce d’exprimer, en phrases hachées, pleines de stupeur et d’effroi, l’empire souverain (c’est l’expression même dont il use) qu’elle exerçait sur son imagination, au fond de laquelle avaient germé, comme une semence, les paroles de Victor Haldin…

« … Les yeux les plus loyaux du monde, m’a dit de vous votre frère, lorsqu’il n’était déjà presque plus qu’un cadavre. Et en vous voyant devant moi, la main tendue, j’ai retrouvé dans ma tête le son même de ses paroles ; j’ai regardé dans vos yeux… et cela a suffi… Je savais qu’il était arrivé quelque chose, mais je ne savais pas encore quoi… Ne vous y trompez pas, cependant, Nathalia Victorovna ; je croyais n’avoir dans le cœur qu’un fond inépuisable de colère et de haine contre vous deux. Je me souvenais que c’est à vous qu’il pensait pour continuer son œuvre de visionnaire. Lui ! cet homme qui avait brisé mon existence laborieuse et utile. Moi aussi j’avais un idéal, et vous savez qu’il est plus difficile chez nous de mener une vie de travail et de renoncement que de sortir dans la rue et de tuer par conviction… Mais en voilà assez !… Haine ou non, j’ai senti dès le premier jour que tous mes efforts pour vous fuir ne sauraient pas chasser votre image de mon cœur… Je pouvais bien crier au mort : « Vas-tu donc persister à me hanter ainsi ? » Mais c’est plus tard, aujourd’hui seulement, voici quelques heures… que j’ai compris. Comment aurais-je pu deviner ce qui me déchirait, ce qui, toujours, attirait invinciblement mon secret sur mes lèvres ? Le destin vous avait désignée pour conjurer le mal, pour m’amener à une pleine confession, pour m’arracher la vérité et me rendre la paix ! Vous ! Et vous vous y êtes prise de la même façon que lui ; vous m’avez imposé votre confiance, comme il l’avait fait pour briser ma vie. Seulement, ce qui me faisait le détester, finissait par m’apparaître, en vous, comme généreux et sublime. Ne vous y trompez pas, cependant, je vous le répète. L’esprit du mal était en moi. J’exultais d’avoir amené ce pauvre innocent, ce pauvre imbécile, à voler l’argent de son père ! C’était un imbécile, mais pas un voleur. Je l’avais poussé au vol, sans nécessité, pour me confirmer dans le mépris et la haine de ceux que j’avais trahis. J’avais senti mon cœur mordu par autant de vipères qu’aucun de leurs démocrates, par les vanités, les ambitions, les jalousies, les désirs honteux, les viles passions d’envie et de vengeance. On m’avait volé ma sécurité, des années de bon travail, le meilleur de mes espoirs… Écoutez maintenant ma véritable confession ! L’autre ne compte pas… Pour me sauver, il fallait que vos yeux confiants attirassent ma pensée au bord de l’abîme, à la veille de la trahison la plus noire. Je les voyais me regarder constamment, avec la foi de votre cœur pur, que le mal n’avait pas touché. Victor Haldin m’avait volé la droiture de ma vie, à moi qui ne possédais rien d’autre au monde, et il se vantait de revivre en vous sur cette terre, où je n’avais aucun lieu pour poser ma tête. « Elle se mariera un jour », m’avait-il dit ! et vos yeux étaient confiants ! Savez-vous ce que je me disais ? À sa sœur, je volerai son âme. Le premier matin où nous nous sommes rencontrés, dans le parc, lorsque vous me parliez avec confiance, dans la générosité de votre âme, je pensais : « Oui, c’est lui-même qui me l’a livrée, en me parlant de ses yeux confiants ! » Si vous aviez pu voir à ce moment là dans mon cœur, vous auriez crié d’horreur et de dégoût ! »

« Personne ne voudra croire peut-être à la possibilité d’une intention aussi basse. Et pourtant je la contemplais, en vous quittant, ce matin-là. Je rêvais au meilleur moyen d’arriver à mes fins. Le vieillard que vous m’avez présenté insista pour rester avec moi. Je ne sais pas qui il était. Il me parla de vous, de votre solitude, de votre abandon, et toutes ses paroles me poussaient à ce crime impardonnable qu’est le vol d’une âme. Était-ce donc le Diable lui-même, déguisé en Anglais ? Nathalia Victorovna…, j’étais possédé ! Je suis venu tous les jours vous revoir et boire en votre présence le poison de mes désirs infâmes. Mais, je prévoyais des difficultés. C’est alors que Sophie Antonovna, à qui je ne pensais pas, – j’avais oublié son existence – est arrivée brusquement avec cette histoire de Pétersbourg… C’est tout ce qui manquait à ma sécurité complète, pour faire de moi un révolutionnaire bon teint !… »

« On aurait dit que Ziemianitch s’était pendu pour me faciliter de nouveaux crimes. La puissance du mensonge semblait irrésistible. Tous ces gens étaient aveuglés par la folie, et l’illusion, était en eux, tous ces gens, esclaves eux-mêmes du mensonge ! Nathalia Victorovna, je me livrais à cette puissance du mensonge ; j’en exultais ; je m’y abandonnai tout entier pendant un certain temps. Comment y résister ? C’est vous-même qui en étiez le prix ! Je restais assis dans ma chambre, édifiant les plans d’une vie dont la seule pensée me fait aujourd’hui frissonner, comme un croyant qui a senti la tentation de commettre un sacrilège atroce. Mais je n’en rêvais pas moins ardemment aux visions de cette vie. La seule chose qui m’y parût manquer, c’était l’air… Et j’avais peur aussi de votre mère. Je n’ai jamais connu la mienne, jamais connu aucune sorte d’amour. Et il y a quelque chose dans ce seul mot… De vous, je n’avais pas peur, pardonnez-moi de vous le dire. Non, pas de vous. Vous étiez la vérité même ; vous ne pouviez pas me soupçonner. Quant à votre mère, vous aviez déjà la crainte que son esprit n’eût sombré sous le flot de la douleur. Qui pouvait m’accuser de quelque chose ? N’est-ce pas le remords qui avait poussé Ziemianitch à se pendre ? Je me suis dit : « Il faut en faire l’expérience, et en finir, une fois pour toutes. » Je tremblais en entrant, mais votre mère écoutait à peine ce que je lui disais, et parut après quelques instants, avoir oublié mon existence même. Je la regardais : Il n’y avait plus rien entre vous et moi. Vous étiez sans défense, et bientôt, très tôt sans doute, vous seriez seule… Je pensais à vous. Sans défense !… Pendant des jours, vous m’avez parlé, vous m’avez ouvert votre cœur. Je revoyais l’ombre de vos cils sur vos yeux gris, sur vos yeux de loyauté ! Et votre front pur ! Il est bas comme le front des statues, calme et sans tache. On aurait dit que de votre pur visage, émanait une lumière qui tombait sur moi, et pénétrait dans mon cœur, pour me sauver de l’ignominie, du méfait suprême. Et pour vous sauver aussi ! Excusez ma présomption. Il y avait quelque chose dans vos yeux, qui semblait me dire, que vous aussi… La lumière sortie de vous !… Je sentais que je finirais par vous dire mon amour. Et pour vous le dire, il me faudrait d’abord tout avouer !… Avouer, partir… et périr ! »

« Tout à coup, je vous ai vue devant moi ! Vous seule, vous la seule personne au monde à qui je devais faire ma confession ! Vous m’avez fasciné, vous m’avez arraché à la nuit de la colère et de la haine ; la vérité qui paraissait en vous a forcé la vérité sur mes lèvres… Et maintenant, tout est fini ; c’est du fond de l’angoisse que je vous écris, mais je retrouve enfin de l’air à respirer, de l’air ! Et à propos… le vieil Anglais a surgi de quelque part, tandis que je vous parlais, et s’est jeté sur moi, comme un démon désappointé… Je souffre terriblement, mais je ne suis pas désespéré. Il n’y a plus pour moi qu’une chose à faire… Après quoi… s’ils me le permettent, je m’en irai, pour m’enfouir dans une misère obscure. En dénonçant Victor Haldin, c’est moi-même en somme que j’ai trahi le plus lâchement. Croyez bien maintenant ce que je vous dis ; vous ne pouvez pas vous refuser à le croire ; le plus lâchement ! C’est vous qui m’avez fait sentir cela si profondément. Après tout, c’est eux qui ont le droit de leur côté, et non pas moi… C’est pour eux que travaille la force des puissances invisibles. Soit !… Pourtant, ne vous y trompez pas, Nathalia Victorovna ; je ne suis pas un convaincu. Ai-je donc une âme d’esclave ? Non ! je suis un indépendant, et comme tel, je suis voué à la perdition !… »

Là-dessus il cessa d’écrire, ferma le cahier et l’enveloppa dans le voile noir qu’il avait emporté. Il fouilla ses tiroirs pour y trouver du papier et de la ficelle, fit un paquet qu’il adressa à Mlle Haldin, boulevard des Philosophes, et jeta sa plume loin de lui, dans un coin de la chambre.

Ceci fait, il resta assis, la montre devant les yeux. Il aurait pu sortir tout de suite, mais l’heure n’était pas encore venue : c’est à minuit qu’il voulait partir. Il n’avait d’autre raison pour se fixer cette heure précise que le souvenir des faits et des paroles d’un certain soir de son passé, qui guidaient aujourd’hui sa conduite. C’est à la même cause qu’il attribuait la puissance soudaine prise sur lui par Nathalie Haldin. « On ne marche pas impunément sur la poitrine d’un fantôme ! » murmura-t-il. « C’est donc ainsi qu’il me sauve ! » se dit-il tout à coup, « lui, l’homme que j’ai trahi ! » Très nette, l’image de Mlle Haldin restait à ses côtés pour le surveiller inexorablement. Elle n’était pas gênante cependant. Il en avait fini avec la vie, et même en présence de cette image, sa pensée s’efforçait à un examen impartial de la situation. Son mépris, maintenant retombait sur lui-même. « Je n’avais ni la simplicité ni le courage nécessaires pour être un coquin ou un homme exceptionnel. Qui donc peut, chez nous, en Russie, distinguer un coquin d’un homme exceptionnel ? »

Il était bien le jouet du passé, car au coup de minuit, il bondit et descendit rapidement l’escalier, comme s’il avait pensé que la porte dût s’ouvrir d’elle-même devant la puissance du destin et la nécessité absolue de sa démarche. Et en fait, elle lui fut ouverte, au moment où il atteignait le bas de l’escalier, par des habitants de la maison, deux hommes et une femme qui rentraient dans la nuit. Il se glissa entre eux et fut emporté dans la rue par une rafale de vent. Les locataires attardés, très saisis de son apparition soudaine, purent, à la lueur d’un éclair, le voir s’éloigner rapidement. L’un des hommes le héla et se lançait à sa poursuite, mais la femme avait reconnu Razumov : « Il n’y a rien à craindre ; c’est le jeune Russe du troisième. » L’obscurité retomba, après un coup de tonnerre bref, comme un coup de feu tiré pour célébrer la fuite du jeune homme, hors de la prison du mensonge.

Il se souvenait confusément maintenant, d’avoir, un jour ou l’autre, entendu parler d’une assemblée de révolutionnaires qui devait se tenir ce soir-là, dans la maison de Julius Lespara.

En tout cas se dirigeait-il vers cette maison et se vit-il, sans surprise, sonner à la porte du publiciste. Elle était, bien entendu, hermétiquement close. À ce moment l’orage avait éclaté avec violence. La forte pente de la rue laissait ruisseler l’eau, et la pluie torrentielle formait autour du jeune homme, sous le jeu des éclairs, un voile lumineux. Il était parfaitement calme et prêtait une oreille attentive, entre les éclats du tonnerre, au faible tintement de la sonnette, qui résonnait quelque part dans la maison.

On ne le laissa pas entrer sans difficultés. Celui des hôtes qui s’était dévoué pour descendre et s’enquérir de ce que voulait le visiteur attardé, ne connaissait pas Razumov. Le jeune homme discuta patiemment avec lui. Il ne pouvait y avoir d’inconvénient à le laisser entrer. Il avait une communication à faire aux camarades réunis là-haut.

« Une communication importante ? »

« Ce sera aux auditeurs d’en juger. »

« Urgente ? »

« Je ne puis attendre un instant. »

Cependant, une des filles de Lespara descendait l’escalier, une petite lampe à la main, vêtue d’une robe noirâtre et fripée qui ne semblait tenir à elle que par miracle ; elle avait plus que jamais l’air d’une vieille poupée à la perruque brune et poussiéreuse, qu’on aurait trouvée derrière un canapé. Elle reconnut tout de suite Razumov.

« Comment allez-vous ? Vous pouvez entrer, naturellement ».

Guidé par la lueur de la lampe, Razumov monta derrière elle deux étages, dans l’ombre profonde. Arrivée sur le palier, elle posa la lumière sur une console et ouvrit une porte. Elle la franchit, suivie par l’hôte sceptique et par Razumov, qui entra le dernier, ferma la porte derrière lui, et fit un pas de côté, pour s’adosser au mur.

Les trois petites pièces en suite, avec leur plafond bas et fumeux et leurs lampes à pétrole, étaient bourrées de gens. On parlait haut dans les trois chambres, et partout on voyait des verres à thé, des verres pleins, demi-pleins ou vides, partout, jusque sur le plancher. La seconde fille de Lespara, échevelée et languissante, se tenait assise derrière un énorme samovar. Par l’embrasure d’une porte, Razumov vit saillir un ventre colossal dont il reconnut la protubérance. À quelques pas de lui, Lespara descendait à la hâte de son haut tabouret.

L’arrivée du visiteur tardif produisit une grosse sensation. Lespara passe très rapidement, dans son récit, sur les événements de la soirée. Après quelques mots de bienvenue auxquels Razumov ne fit pas attention, Lespara (qui affectait de ne pas s’apercevoir de l’état de son hôte et de son extraordinaire façon de se présenter) lui glissa quelques mots sur la nécessité d’écrire un article. Il semblait inquiet, et Razumov gardait un air absent. « J’ai écrit déjà tout ce que je pourrai écrire », dit-il enfin, avec un rire bref.

L’assemblée tout entière tenait les yeux rivés sur le nouveau venu, tout raide contre le mur, les vêtements ruisselants et le visage mortellement pâle.

Razumov poussa doucement Lespara de côté, comme pour permettre à chacun des assistants de le voir, de la tête aux pieds. À ce moment, le brouhaha des conversations s’était complètement apaisé, même dans la plus éloignée des trois pièces. Dans le jour de la porte que regardait Razumov, des hommes et des femmes se pressaient, le cou tendu, dans l’attente manifeste d’un événement extraordinaire.

Une voix s’éleva de ce groupe, insolente et criarde :

« Je connais cet individu et sa ridicule vanité. »

« Quel individu ? » demanda Razumov en relevant la tête et en interrogeant du regard tous les yeux fixés sur lui. Un silence de stupeur plana un instant :

« Si c’est moi… »

Il s’arrêta, cherchant le moyen de la confession nécessaire ; il en trouva tout à coup la voie, inévitablement suggérée par les souvenirs de la soirée fatale.

« Je suis venu ici », commença-t-il, d’une voix claire, « pour parler d’un individu appelé Ziemianitch. Sophia Antonovna m’a dit son intention de faire connaître partout une lettre qu’elle a reçue de Petersbourg… »

« Sophie Antonovna nous a quittés ce matin, de bonne heure », interrompit Lespara. « Tout est parfaitement correct. Nos camarades ont tout appris… »

« Très bien », interrompit Razumov, avec une certaine impatience, car son cœur battait très fort. Puis, maîtrisant sa voix au point de mettre une nuance d’ironie dans ses paroles claires et nettes :

« Un désir de justice envers cet individu, envers le pauvre paysan trop calomnié, Ziemianitch, me pousse à déclarer ici que les conclusions de cette lettre accusent faussement un homme du peuple…, une brillante âme russe. Ziemianitch n’a rien eu à voir avec l’arrestation de Victor Haldin. »

Razumov appuya lourdement sur le nom, puis attendit que s’apaisât le murmure léger et douloureux qui avait accueilli ses paroles.

« Victor Victorovitch Haldin », reprit-il, « guidé sans aucun doute par l’imprudence d’un noble esprit, s’est réfugié chez un étudiant dont il ne connaissait des opinions, que ce que suggéraient ses propres illusions à son cœur généreux. C’était une marque de confiance assez déraisonnable. Mais je ne suis pas ici pour apprécier les actes de Victor Haldin. Faut-il vous dire les sentiments de cet étudiant que l’on venait chercher dans sa solitude obscure et que mettait en péril une complicité imposée ? Faut-il vous dire ce qu’il fit ? C’est une histoire peu compliquée. Il finit par aller chez le Général T… en personne, et lui dit : « j’ai chez moi, enfermé dans ma chambre, l’homme qui a tué M. de P…, Victor Haldin, un étudiant comme moi. »

Un murmure violent s’éleva ; Razumov haussa la voix pour le dominer.

« Remarquez que cet homme était mû par un certain idéal. Mais je ne suis pas venu ici pour expliquer les raisons de son geste. »

« Non ; mais il faut que vous nous expliquiez comment vous avez pu savoir tout cela ? » fit une voix grave, sortie de la foule.

« L’ignoble lâche ! » Ce cri était empreint d’une indignation vibrante. « Le nom ? » appelèrent d’autres voix.

« Pourquoi crier ainsi ? » fit dédaigneusement Razumov, au milieu du profond silence tombé devant le geste de sa main levée. « N’avez-vous pas compris que cet homme-là, c’est moi ? »

Lespara s’écarta brusquement et grimpa sur son siège.

En voyant le premier élan de tous ces gens qui se ruaient sur lui, Razumov s’attendait à être mis en pièces, mais ils reculèrent sans le toucher, s’agitant seulement à grand bruit. Razumov était étourdi ; la tête le faisait horriblement souffrir. Parmi le brouhaha confus, il distingua plusieurs fois le nom de Pierre Ivanovitch, le mot de « jugement », et cette phrase : « Mais c’est une confession ! », lancée par un des assistants du haut de sa voix. Au milieu du tumulte, un jeune homme, plus jeune que lui-même, s’approcha, les yeux étincelants :

« Je vous prierai », fit-il avec une politesse fielleuse, « d’avoir la bonté de ne point bouger d’ici, avant que l’on ne vous ait dit ce que vous deviez faire. »

Razumov haussa les épaules.

« Je suis venu de mon plein gré ! »

« C’est possible. Mais vous ne partirez pas, sans qu’on vous le permette », répliqua l’autre.

Il fit un signe de la main, appelant « Louisa, Louisa ! venez ici, s’il vous plaît ! » et l’une des filles de Lespara (celle qui était assise derrière le samovar, et de là regardait Razumov), s’avança entraînant derrière elle les volants tachés de sa robe en loques ; elle apportait une chaise qu’elle appliqua contre la porte, et s’y assit, les jambes croisées. Le jeune homme la remercia avec effusion et alla rejoindre un groupe d’individus qui poursuivaient à voix basse une discussion animée. Razumov eut un instant d’absence.

Une voix aiguë s’écria : « Confession ou non, vous n’en êtes pas moins un espion de la police ! »

Le révolutionnaire Nikita s’était frayé un chemin jusqu’à Razumov et se tenait devant lui, avec ses grosses joues blêmes, son ventre lourd, son cou de taureau et ses mains énormes. Razumov eut pour le fameux tueur de gendarmes un regard de dégoût silencieux.

« Et vous, qu’êtes-vous donc ? » fit-il très bas, puis il ferma les yeux et appuya contre le mur le dos de sa tête.

« Vous feriez mieux de vous en aller maintenant », fit près de lui une voix douce et triste ; Razumov ouvrit les yeux : son bienveillant interlocuteur était un homme âgé dont les cheveux dressés en longue brosse formaient autour de là figure fine et intelligente, un halo d’argent. « Pierre Ivanovitch sera informé de votre conduite, et l’on vous dira… »

Puis se tournant vers Nikita, surnommé Nécator, qui se tenait à ses côtés, il en appela à lui, en murmurant :

« Qu’est-ce que nous pourrions faire d’autre ? Après un tel aveu, il ne peut plus être dangereux. »

L’autre grommela : « Il vaudrait mieux s’en assurer, avant de le laisser partir. Laissez-moi arranger la chose. Je sais ce qu’il faut faire avec des Messieurs de ce genre. »

Il échangea des regards significatifs avec deux ou trois hommes, qui répondirent par un signe de tête, puis, se tournant vers Razumov, il lui dit rudement : « Vous avez entendu ? On n’a plus besoin de vous ici. Pourquoi ne partez-vous pas ? »

La fille de Lespara, qui montait la garde devant la porte, se leva en emportant sa chaise, d’un air indifférent. Elle posa un regard endormi sur Razumov qui tressaillit, explora la pièce des yeux, et passa lentement près de la jeune fille, comme s’il avait été frappé par une pensée soudaine.

« Je vous prie de remarquer », fit-il, déjà sorti sur le palier, « qu’il m’aurait suffi de tenir ma langue. C’est aujourd’hui même que j’ai vu, mieux que jamais depuis ma venue parmi vous, ma sécurité assurée, et c’est aujourd’hui aussi, que je me suis, en dehors de toute intervention humaine, déchargé du poids du mensonge et du remords ».

Il tourna le dos à la pièce et se dirigea vers l’escalier, mais le battement violent de la porte lui fit regarder par-dessus son épaule et voir Nikita qui l’avait suivi avec trois autres hommes : « Ils vont donc me tuer, après tout ! » se dit-il.

Sans lui donner le temps de se retourner et de leur faire face, ils se ruèrent sur lui. Il fut précipité contre le mur, la tête en avant. « Comment vont-ils s’y prendre ? » se demandait-il. Nikita lui cria, en pleine figure, avec un rire aigu : « On va vous rendre inoffensif. Attendez un instant ! »

Razumov ne luttait pas. Les trois hommes l’appliquaient et le maintinrent contre le mur, tandis que Nikita se plaçait légèrement de côté et levait délibérément son énorme bras. Razumov qui croyait sa main armée d’un couteau la vit descendre large ouverte et sans arme ; il reçut un coup formidable, au côté de la tête, un peu au-dessus de l’oreille. Il percevait en même temps le bruit léger et étouffé d’une détonation, semblable au bruit d’un coup de pistolet tiré de l’autre côté du mur. Cet outrage éveilla en lui une rage furieuse. Les assistants, réunis dans l’appartement de Lespara, retenaient leur souffle, écoutant la lutte désespérée des quatre hommes sur le palier ; on entendit des coups contre les murs ; un choc terrible ébranla la porte elle-même, puis les combattants s’effondrèrent tous ensemble avec une violence qui parut faire trembler la maison tout entière. Razumov, vaincu, hors d’haleine, écrasé sous le poids de ses assaillants, vit le monstrueux Nikita s’accroupir près de sa tête, sur les talons, tandis que les autres le tenaient allongé, agenouillés sur sa poitrine, lui serrant la gorge, couchés sur ses jambes.

« Tournez-lui la figure de l’autre côté », ordonna le terroriste ventru, avec un ricanement de joie satisfaite.

Razumov ne pouvait plus lutter ; il était épuisé et dut voir retomber la lourde main ouverte de la brute, sentir à nouveau un coup dégradant au-dessus de sa seconde oreille. Il eut l’impression que sa tête éclatait, et brusquement, les hommes qui le tenaient devinrent parfaitement silencieux comme des ombres. C’est en silence qu’ils le remirent brutalement sur ses pieds, sans bruit qu’ils descendirent en trombe l’escalier avec lui, qu’ils ouvrirent la porte et le jetèrent dans la rue.

Il tomba la tête la première et roula comme une loque sur la courte pente avec le torrent des eaux de pluie. Il finit par s’arrêter au bas de la chaussée ; il était couché sur le dos, et vit au-dessus de lui le ciel zébré d’un grand éclair, un éclair livide et silencieux qui l’aveugla complètement. Il se releva et porta la main à ses yeux pour retrouver la vue. Aucun son ne lui parvenait, et il se mit en marche, tout chancelant, descendant une longue rue vide. La foudre dardait autour de lui ses flammes silencieuses ; l’eau du déluge tombait, courait, sautait, ruisselait, sans plus de bruit qu’un nuage de brume. Au milieu de ce calme inouï, ses pas tombaient en silence sur le trottoir et un vent muet le poussait toujours plus loin, comme un mortel perdu dans un monde de fantômes qu’aurait ravagé un silencieux orage. Dieu seul peut savoir où le menèrent cette nuit-là ses pas silencieux, de côté et d’autre, en avant et en arrière, sans trêve ni repos. Au moins sûmes-nous plus tard l’endroit particulier où ils avaient fini par le conduire ; au matin le conducteur de la première voiture des tramways de la rive Sud, sonna désespérément sa cloche d’alarme en voyant un homme en loques, trempé et sans chapeau, qui marchait sur la route, la tête basse et d’un pas mal assuré, et qui vint se placer juste devant la voiture. Il roula dessous.

Lorsqu’on le releva, avec deux membres brisés, et les côtes enfoncées, Razumov n’avait pas perdu connaissance. Il lui semblait être tombé, pour s’y briser, dans un monde de muets. Des hommes silencieux qui s’agitaient sans qu’il les entendît, le relevèrent et le déposèrent sur le trottoir, en exprimant, autour de lui, par des gestes et des grimaces, leur alarme, leur horreur et leur compassion. Une figure rouge et moustachue se pencha sur lui, en remuant les lèvres et en roulant les yeux. Razumov s’efforçait de comprendre la raison de cette pantomime. Pour les assistants, les traits de cet étranger, si grièvement blessé, paraissaient figés dans la méditation. Puis il y eut, à leur adresse un regard de terreur dans les yeux qu’il ferma lentement. Ils le contemplaient. Razumov fit un effort pour retrouver quelques mots de français :

« Je suis sourd », eut-il le temps de murmurer, d’une voix faible, avant de s’évanouir.

« Sourd ! » s’écrièrent-ils. « Voilà pourquoi il n’entendait pas venir le tramway. »

On l’emporta dans la voiture même, mais, avant qu’elle ne fût repartie, une femme vêtue d’une robe noire râpée était accourue de la porte d’un parc privé situé un peu plus haut sur la route, et avait grimpé sur la plate-forme d’arrière, sans en vouloir bouger.

« Je suis une parente de ce jeune homme », insistait-elle en mauvais français ; « c’est un Russe et je suis sa parente ».

Devant cette affirmation on la laissa en paix. Elle s’assit silencieusement et prit sur ses genoux la tête du jeune homme ; ses yeux lavés et pleins de terreur se détournaient du visage à l’aspect de mort. Au coin d’une rue, à l’autre bout de la ville, une civière attendait le tramway. La jeune femme suivit le convoi jusqu’à la porte de l’hôpital où on la laissa pénétrer pour accompagner le blessé à son lit. La soi-disant parente de Razumov ne versait pas une larme, mais les employés de l’hôpital eurent quelque peine à la faire partir. Le concierge la vit s’attarder longuement sur le trottoir opposé. Brusquement, comme si elle s’était souvenue d’un détail oublié, elle s’enfuit.

L’ardente exécratrice de tous les Ministres des Finances, l’esclave de Mme de S. s’était décidée à résilier ses fonctions de dame de compagnie, près de l’Égérie de Pierre Ivanovitch. Elle avait trouvé une tâche qui convenait à son cœur.

Quelques heures auparavant, tandis que l’orage se déchaînait encore dans la nuit, il y avait eu une grosse émotion dans la maison de Julius Lespara. Le terrible Nikita, qui avait achevé sa besogne sur le palier, éleva sa voix criarde pour lancer à l’assemblée avec un accent de joie atroce :

« Razumov ! M. Razumov ! Le prodigieux Razumov ! Il ne pourra plus servir d’espion. Il ne parlera plus, parce que, de sa vie, il n’entendra plus rien !… plus rien ! Je lui ai crevé les tympans. Oh, vous pouvez me croire ! Je sais m’y prendre ! Ha ! ha ! ha !… Je sais m’y prendre ! »


=== V ===

C’est quinze jours environ après l’enterrement de sa mère que je vis pour la dernière fois Nathalie Haldin.

Pendant ces jours sombres et silencieux, les portes de l’appartement du boulevard des Philosophes étaient restées closes pour tout le monde, sauf pour moi : Je crois que je me montrai utile, peut-être d’abord pour avoir connu seul tout ce que la situation comportait d’incroyable. Mlle Haldin voulut jusqu’au dernier moment soigner sa mère sans aide. Si la visite de Razumov avait eu quelque chose à voir avec la fin de Mme Haldin (et je ne puis m’empêcher de croire qu’elle l’avait considérablement hâtée), c’est parce que l’homme à qui le malheureux Haldin s’était imprudemment confié, n’avait pas su conquérir la confiance de sa mère. Nous ne pouvions pas savoir l’histoire qu’il lui avait exactement racontée…, au moins moi, ne la connaissais-je point… mais elle me parut mourir de la secousse d’un ultime désappointement, supporté en silence. Elle n’avait pas cru Razumov. Peut-être ne pouvait-elle plus croire personne, et n’avait-elle, par suite, rien à dire à personne, pas même à sa fille. Je pense que Mlle Haldin vécut auprès de ce lit de silencieuse agonie les heures les plus lourdes de sa vie. J’avoue que je me sentais irrité contre cette vieille femme au cœur brisé, qui persistait, en mourant, à témoigner à l’égard de sa fille, une muette défiance.

Lorsque tout fut fini, je me tins à l’écart. Mlle Haldin était entourée de ses compatriotes qui assistèrent en grand nombre à la cérémonie funèbre. Je m’y trouvais aussi ; mais les jours suivants, je restai loin de Mlle Haldin ; jusqu’à la réception d’un mot bref qui fut la récompense de mon sacrifice : « Il en sera comme vous le désiriez. Je vais repartir tout de suite pour la Russie. J’y suis décidée. Venez me voir. »

C’était là vraiment le prix de ma discrétion, et je n’attendis pas pour courir le réclamer. L’appartement du boulevard des Philosophes présentait tous les signes attristants d’un départ prochain. Il avait un air de solitude, et à mes yeux, il parut déjà vide.

Debout, nous échangeâmes d’abord quelques paroles sur nos santés, quelques remarques sur certains membres de la colonie russe… puis Nathalie Haldin me fit asseoir sur le canapé pour me parler à cœur ouvert de son œuvre future et de ses plans. Il en serait entièrement comme je l’avais désiré ; et ce serait pour la vie. Nous ne nous reverrions plus jamais… ; jamais !

Je me réjouissais dans mon cœur de mon succès. Nathalie Haldin paraissait mûrie par les épreuves avouées et secrètes qu’elle venait de traverser. Les bras croisés, elle arpentait la pièce, parlait à voix lente, le front pur, le profil résolu. Elle se montrait à moi sous un nouvel aspect et je m’émerveillais de cette nuance de gravité et de pondération, qui apparaissait dans sa voix, dans ses gestes, dans son attitude tout entière. C’était un modèle de calme indépendance. Tout ce qu’il y avait de vigoureux dans sa nature était remonté à la surface, depuis qu’en avaient été agitées les profondeurs obscures.

« Nous pouvons bien en parler tous les deux maintenant », fit-elle après un silence, en s’arrêtant court devant moi : « Êtes-vous allé aux informations à l’hôpital, ces jours-ci ? »

« Oui, j’y suis allé. » Elle me regardait fixement : « Il vivra, au dire des médecins. Mais je croyais que Tekla… »

« Je n’ai pas vu Tekla depuis plusieurs jours. » interrompit vivement Mlle Haldin ; « comme je ne lui ai jamais proposé de l’accompagner à l’hôpital, elle croit que je n’ai pas de cœur. Elle éprouve une désillusion à mon égard. »

Mlle Haldin eut un léger sourire.

« Oui ; elle reste à ses côtés aussi souvent et aussi longtemps qu’on veut bien le tolérer », dis-je. « Elle affirme qu’elle ne l’abandonnera jamais tant qu’il vivra. Et il aura bien besoin de quelqu’un près de lui, pauvre infirme impuissant, et sourd comme une pierre… »

« Tout à fait sourd ? » Je ne savais pas murmura Nathalie Haldin.

« C’est un fait pourtant, et cela paraît étrange. On m’a dit qu’il n’avait aucune blessure apparente à la tête. On m’a dit aussi que sans doute il ne vivrait guère, et Tekla n’aura pas longtemps à le soigner. »

Mlle Haldin hocha la tête.

« Tant qu’il y aura des voyageurs prêts à tomber sur la route, notre Tekla saura s’occuper. Elle a une irrésistible vocation de bon Samaritain. Les révolutionnaires ne la comprenaient pas. Songez un peu ! Avoir employé une créature aussi dévouée à porter des documents cousus dans sa robe, ou à écrire sous la dictée ! »

« Il n’y a pas beaucoup de perspicacité dans le monde. »

À peine avais-je proféré ces paroles que je les regrettai. Nathalie Haldin me regarda en face et m’approuva d’un léger signe de tête. Elle n’était pas blessée, mais elle se détourna, et se remit à marcher dans la pièce. À mes yeux d’Occidental, elle paraissait se faire de plus en plus lointaine ; elle était déjà hors de ma portée, et cette distance croissante ne la faisait pourtant pas paraître moins grande. Je restai silencieux, comme si j’avais senti l’inutilité d’élever la voix. Le son de la sienne, toute proche de moi, me fit légèrement tressaillir.

« Tekla l’a vu relever après l’accident. La bonne âme n’a jamais pu m’expliquer comment elle s’était trouvée là. Elle affirme qu’il y avait entre eux une entente, une sorte de pacte, et qu’en cas de besoin urgent, de malheur, de difficulté ou de peine, il devait aller la trouver. »

« Vraiment ? » dis-je : « C’est une chance pour lui. Il aura besoin de tout le dévouement de cette âme de bon Samaritain. »

En fait, Tekla, qu’une raison quelconque avait amenée à sa fenêtre, à cinq heures du matin, avait aperçu, dans le parc du Château Borel, Razumov, immobile au pied de la terrasse, et tête nue sous la pluie. Elle avait crié et l’avait appelé par son nom, pour savoir ce qu’il voulait. Mais il n’avait pas même levé la tête : pendant qu’elle s’habillait pour pouvoir descendre l’escalier, il était parti. Elle s’était lancée à sa poursuite, et s’était précipitée sur la route, pour tomber presque aussitôt sur le tramway arrêté, et sur le petit groupe des gens qui relevaient Razumov. Voilà ce que m’avait raconté Tekla, sans aucune espèce de commentaires, un après-midi, comme nous nous étions rencontrés à la porte de l’hôpital. Et je ne me souciais guère d’attacher longuement mon esprit à ce que cet épisode particulier révélait sur l’intimité de l’âme de Razumov.

« Oui, Nathalia Victorovna, il aura besoin de quelqu’un, quand on le renverra de l’hôpital avec des béquilles, et sa surdité totale. Mais je ne crois pas qu’en se précipitant comme un fou échappé dans le parc du Château Borel, il songeât à demander l’aide de la bonne Tekla. »

« Non », dit Nathalie, qui s’arrêta court devant moi : « non, peut-être pas ! » Elle s’assit et appuya pensivement sa tête sur sa main.

Le silence se prolongea plusieurs minutes, et pendant ce temps, je songeais à la soirée de l’horrible confession, à la plainte que la jeune fille paraissait avoir à peine la force de proférer : « Il est impossible d’être plus malheureuse… » Ce souvenir m’aurait fait frissonner, si je n’avais été stupéfait de sa force et de sa tranquillité. Il n’y avait plus de Nathalie Haldin, parce qu’elle avait cessé complètement de penser à elle-même. C’était une grande victoire, un exploit caractéristique de l’âme russe que ce renoncement absolu.

Elle me rappela à la réalité en se levant brusquement, comme une personne qui vient de prendre une décision. Elle alla vers son secrétaire, maintenant dépouillé de tous les petits objets qui faisaient partie de sa vie quotidienne, simple pièce sans vie d’un mobilier banal ; il contenait pourtant encore quelque chose de vivant ; car elle prit dans un tiroir un paquet plat qu’elle m’apporta.

« C’est un cahier », me dit-elle un peu nerveusement. « Je l’ai reçu enveloppé dans mon voile. Je ne vous en ai rien dit sur le moment, mais maintenant je me suis décidée à le laisser entre vos mains. J’ai le droit de le faire. Il m’a été envoyé et m’appartient. Vous pourrez le garder ou le détruire, après l’avoir lu. Mais en le lisant, souvenez-vous que j’étais, en effet, sans défense… Et que lui… »

« Sans défense ? » répétai-je avec surprise, en la regardant fixement.

« Vous trouverez le mot dans ces pages, « murmura-t-elle. « Eh bien, c’est vrai ! J’étais sans défense. Mais peut-être avez-vous pu vous en rendre compte. » Ses joues se colorèrent, puis devinrent mortellement pâles. « Je veux, pour être juste à l’égard de cet homme, que vous vous rappeliez cela. Oh oui, c’était bien vrai ! »

Je me levai, un peu tremblant.

« Croyez bien que je ne suis pas près d’oublier aucune de vos paroles, en cette dernière rencontre. »

Sa main tomba dans la mienne.

« Il est difficile de croire que nous devions nous dire adieu. »

Elle me rendit mon étreinte, et nos mains se séparèrent.

« Oui, je dois partir demain. Mes yeux sont ouverts enfin… et mes mains libres… Quant au reste… est-il un des nôtres qui puisse n’entendre pas le cri étouffé de notre profonde détresse ? Le monde, lui, peut bien s’en désintéresser… »

« Le monde s’aperçoit plutôt de la discordance de vos voix », dis-je. « Voilà ce qui l’intéresse. »

« C’est vrai ». Elle baissa la tête, en manière d’assentiment ; puis, après un instant d’hésitation : « Je dois vous avouer que je ne renoncerai jamais à attendre le jour où toute discorde s’apaisera. Songez seulement à l’aube d’un pareil jour ! C’en est fini de la tempête, des coups et des haines ; tout est paisible ; le soleil nouveau se lève, et unis enfin, les hommes las prennent conscience de la fin de leurs luttes et connaissent la tristesse de leur victoire ! Tant d’êtres ont péri pour le triomphe d’une idée ; tant de croyances les ont laissés en route… Ils se sentent seuls sur la terre, et se serrent les uns contre les autres. Oui ! il y aura bien des heures amères ! Mais l’angoisse finira par être submergée au fond des cœurs, sous les flots d’amour. »

C’est sur ces dernières paroles de sagesse, paroles si douces, si amères, si cruelles parfois, que je dis adieu à Nathalie Haldin. Il est dur de penser que je ne regarderai plus dans les yeux loyaux de cette jeune fille, invinciblement attachée à sa foi dans la venue d’un règne de concorde et d’amour, qui sortira comme une fleur divine de la terre des hommes, de la terre trempée de leur sang, déchirée par leurs luttes, arrosée de leurs larmes.

  • *

Il faut bien comprendre que je ne savais rien, à ce moment-là, de la confession de M. Razumov devant l’assemblée des révolutionnaires. Nathalie Haldin avait pu sentir peut-être ce qu’était « cette dernière démarche » qui lui restait à faire, mais mon esprit d’Occidental n’avait pu me le faire deviner.

Tekla, l’ex-dame de compagnie de Mme de S. restait constamment à l’hôpital, au chevet de Razumov. Je la rencontrai, une ou deux fois, à la porte de l’établissement, mais, dans ces occasions, elle se montra peu communicative. Elle me donnait, aussi brièvement que possible, des nouvelles du jeune homme. Il se rétablissait lentement, mais était destiné à rester, toute sa vie, invalide. Je n’allai jamais le voir moi-même ; je ne l’aperçus plus après la soirée terrible où j’avais été le témoin attentif mais insoupçonné de son entrevue avec Mlle Haldin. Au bout d’un certain temps, il sortit de l’hôpital, et sa « parente », me dit-on, l’emmena quelque part.

C’est environ deux ans plus tard que j’eus, à son sujet, des informations plus complètes. C’est un hasard et non mon désir qui me les valut, en me faisant accidentellement rencontrer une révolutionnaire très loyale chez un gentilhomme russe qui était venu abriter quelque temps à Genève ses convictions libérales.

Dans sa célébrité, cet homme était tout à fait différent de Pierre Ivanovitch ; brun, avec des yeux bienveillants, il était courtois, avait les épaules légèrement voûtées, et, dans son attitude, quelque chose d’effacé et de circonspect. Il choisit, pour m’aborder, le moment où je n’avais personne près de moi ; une femme alerte, sous la masse de ses cheveux gris et sa blouse écarlate l’accompagnait.

« Notre Sophia Antonovna désire vous être présentée », me dit-il de sa voix prudente. « Et je vais vous laisser causer ensemble… »

« Je ne me serais jamais imposée à votre attention », commença tout de suite la dame aux cheveux gris, « si je n’avais été chargée d’un message pour vous. »

Ce message consistait en quelques paroles amicales de Nathalie Haldin. Sophia Antonovna l’avait rencontrée au cours d’une expédition secrète qu’elle venait de faire en Russie. Elle vivait dans une ville « du Centre » et consacrait les efforts de son œuvre de pitié, aux horreurs de prisons trop pleines et à l’atroce misère de taudis sans espoir… Elle ne ménageait pas sa peine, et rendait d’immenses services, me dit Sophia Antonovna.

« C’est une âme fidèle au service d’un esprit indomptable et d’un corps infatigable », me dit, pour la définir, la révolutionnaire, avec une nuance d’enthousiasme.

Une conversation ainsi engagée ne pouvait pas s’interrompre, faute d’intérêt de ma part. Nous allâmes nous asseoir dans un coin écarté où personne ne vint nous déranger. Au cours de notre conversation, touchant Mlle Haldin, Sophia Antonovna s’écria tout à coup :

« Je pense que vous vous souvenez de m’avoir vue déjà ? Le soir où Nathalie est venue demander à Pierre Ivanovitch l’adresse d’un certain Razumov, du jeune homme qui… »

« Je m’en souviens très bien », dis-je. Lorsque Sophia Antonovna apprit que je possédais le journal de Razumov, donné par Mlle Haldin, elle fit montre d’un intérêt profond. Elle ne me cacha pas sa curiosité, à l’égard de ce document.

Je m’offris à le lui faire voir, et elle me proposa tout de suite, de venir chez moi le lendemain, dans ce but.

Elle tourna les pages du cahier avec passion, pendant plus d’une heure, puis me le rendit avec un léger soupir. Au cours de ses pérégrinations en Russie, elle avait aussi vu Razumov. Il n’habitait pas « le Centre », mais « le Midi ». Elle me décrivit sa pauvre maison de bois, composée de deux pièces, cachée dans les faubourgs d’une très petite ville, au fond d’une cour entourée de hautes planches et semée d’orties. Il était infirme, malade, et s’affaiblissait de jour en jour ; Tekla accomplissait près de lui, sans lassitude, sa besogne de bon Samaritain, avec la pure joie d’un dévouement total. Dans cette tâche-là, elle n’avait rencontré aucune désillusion !

Je ne cachai pas à Sophia Antonovna la surprise que me causait sa visite à Razumov ; je n’en concevais même pas le motif. Mais elle me dit n’être pas la seule à agir ainsi.

« Certains d’entre nous vont toujours le voir, au passage. Il est intelligent ; il a des idées… et il parle bien. »

C’est alors que j’entendis, pour la première fois, mentionner la confession publique de Razumov chez Lespara. Sophia Antonovna me fit un récit détaillé de tout ce qui s’était passé ce soir-là. C’est Razumov lui-même qui le lui avait conté, très minutieusement.

Alors fixant sur moi le regard de ses yeux brillants : « Toute vie comporte de mauvais moments. Une impression fausse entre dans l’esprit et fait naître la crainte, la crainte de soi-même, la crainte pour soi-même. Ou bien, c’est un faux courage… qui sait ? Peu importe ! appelez cela comme vous voudrez, mais dites-moi, combien connaissez-vous de gens capables de marcher délibérément à leur perte (comme il le dit lui-même dans ce cahier) plutôt que de continuer à vivre, secrètement avilis à leurs propres yeux. Combien ? Et veuillez bien remarquer ceci ; il était en sécurité quand il a pris sa décision. C’est au moment précis où il se sentait libéré de toute suspicion, bien plus encore, au moment où il voyait poindre l’espoir d’être aimé par cette admirable fille, c’est à ce moment même qu’il s’est avisé que ses sarcasmes les plus amers, que ses pires malices, que l’œuvre diabolique de sa haine et de son orgueil, seraient impuissants à lui cacher l’ignominie de l’existence ouverte devant lui… Il faut du caractère, pour faire une telle découverte ! »

J’écoutais ces paroles en silence. Qui voudrait discuter quand il s’agit de pardon ou de compassion ? Je m’aperçus d’ailleurs que la charité témoignée par les révolutionnaires au traître Razumov, était faite aussi pour une part, de remords. Sophia Antonovna continua, d’un ton un peu gêné :

« Il faut avouer qu’il avait été la victime d’une sorte d’attentat, d’une violence déloyale. On n’avait rien décidé, touchant son sort. Sa confession était volontaire. Et ce Nikita qui lui avait crevé les tympans sur le palier, de propos délibéré…, tout en jouant l’indignation…, eh bien, on l’a convaincu d’être un coquin de la pire espèce, un traître lui-même, un vendu, un espion ! Razumov m’a dit qu’une sorte d’inspiration l’avait poussé à l’accuser… »

« J’ai aperçu cette brute », interrompis-je. « Et je ne conçois pas comment il a pu tromper l’un des vôtres pendant plus d’une heure !… »

Elle m’arrêta.

« Là ! là ! Ne parlez pas de cela ! Moi aussi, il m’a épouvantée, lors de notre première rencontre. Mais on m’a fait taire. Nous nous disions toujours, entre nous : « Oh ! il ne faut pas se fier aux apparences ! » Et puis, il était toujours prêt à tuer ! Cela, c’était hors de doute. Il tuait… oui ! Dans les deux camps !… le démon ! »

Sophia Antonovna, après avoir maîtrisé le tremblement de colère de ses lèvres, me conta une histoire singulière. Peu après la disparition de Razumov, le conseiller Mikulin, au cours d’un voyage en Allemagne, s’était trouvé, dans un wagon de chemin de fer, en présence de Pierre Ivanovitch. Seuls dans leur compartiment, les deux hommes avaient causé pendant la moitié de la nuit, et c’est alors que Mikulin, le Chef de la Police, avait fait pour le Chef de la Révolution, une allusion au caractère véritable du grand tueur de gendarmes. On peut supposer que Mikulin voulait se débarrasser de cet agent compromettant. Peut-être s’en était-il lassé, ou s’épouvantait-il de ses actes. Il faut dire aussi que le sinistre Nikita faisait partie de l’héritage transmis à Mikulin par son prédécesseur…

Je me laissai conter cette histoire encore, sans aucun commentaire, jouant une fois de plus mon rôle de témoin muet, devant toutes ces choses de la Russie qui, déployaient pour mes yeux d’Occidental leur logique Orientale. Mais je me permis une question :

« Dites-moi, je vous en prie, Sophia Antonovna : est-ce que Mme de S. a laissé toute sa fortune à Pierre Ivanovitch ?… »

« Pas du tout ». La révolutionnaire haussa les épaules avec dégoût. Elle est morte sans faire de testament. Une bande de neveux et de nièces sont accourus de Pétersbourg, comme un troupeau de vautours, et se sont disputés son argent. Tous, odieux Gentilshommes de la Chambre, Demoiselles d’Honneur, abominables valets de cour ! Pouah !… »

« On n’entend plus guère parler de Pierre Ivanovitch », remarquai-je, après un silence.

« Pierre Ivanovitch », me dit gravement Sophia Antonovna, « a épousé une paysanne ! »

Je témoignai d’une véritable surprise.

« Quoi ? Sur la Riviera ? »

« Allons donc ! Bien sûr que non ! »

Le ton de Sophia Antonovna était un peu mordant.

« Vivrait-il donc réellement en Russie ? Mais c’est un danger terrible », m’écriai-je. « Et cela pour une paysanne ? » Ne croyez-vous pas qu’il ait tort d’agir ainsi ? »

Sophia Antonovna garda pendant un instant un silence énigmatique, puis elle me déclara :

« Il l’adore, tout simplement ! »

« Ah vraiment, il l’adore ! Eh bien alors, j’espère qu’elle n’hésitera pas à le battre ! »

Sophia Antonovna se leva et me dit adieu, comme si elle n’avait pas entendu l’expression de mon espoir impie, mais sur le seuil de la porte, où je l’avais reconduite, elle se retourna, pour déclarer d’un ton ferme :

« Pierre Ivanovitch est un homme inspiré !… »