L’Intransigeant (p. 51).
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Le départ


Courant toujours sans m’occuper de la traditionnelle escorte, j’arrive au consulat à l’heure du déjeuner.

Le consul m’accueille à bras ouverts, un peu surpris de me voir libre, mais plus étonné encore de me savoir libérée sans jugement définitif, et si ignorante de toutes les dernières décisions.

— Que vous ont-ils dit ?

Je réponds dans un flot de paroles, encore tout essoufflée :

— Le cadi des cadis m’a proclamée innocente et m’a fait savoir par le directeur de la police que je pouvais quitter mon cachot. Mais je n’ai aucun papier, aucun acte, validant cette décision.

— Êtes-vous condamnée à payer une rançon ? à rendre à la famille le prix que Soleiman vous a achetée ? Êtes-vous prisonnière dans Djedda ou définitivement libre ?

— J’ignore.

Enfin je suis libre, il ne me reste plus qu’à attendre la communication officielle de mon jugement.

Je passe la journée à savourer les joies de la civilisation européenne que procure le confort du consulat.

Pour éviter tout incident le consul me conseille de ne pas sortir dans les souks. Mais le soir et à l’entrée de la nuit nous allons nous promener en voiture découverte le long de la mer.

La chaleur est telle, et puis je suis si heureuse d’être sortie de ma cellule, que je me sens toutes les libertés permises, je sors dévoilée, persuadée qu’aucun Arabe ne me reconnaîtra dans cette voiture, dont la capote est baissée. En passant devant la prison, je fais de grands gestes d’amitié à mes gardiens, tandis que mes amis de la légation essayent d’empêcher ce geste qu’ils trouvent contraire aux usages et dangereux pour moi après l’aventure que je viens de vivre.

Le lendemain le consul donne l’ordre de téléphoner à l’émir pour tâcher de savoir quel était mon jugement. Nous nous demandions en effet s’il n’y avait pas une rançon à payer à la famille de mon mari, ou tout au moins à rembourser à ses héritiers la dot de Soleiman, c’est-à-dire les 100 livres pour lesquelles il m’avait soi-disant achetée.

Je passe l’après-midi à lire les extraits de presse parlant de mon histoire. Les journaux syriens et égyptiens abondent en hypothèses fantaisistes, invraisemblables et calomnieuses. Toute la presse française, anglaise, italienne, américaine, esthonienne même, ont annoncé ma mort, pendue ou lapidée.

Un article de l’Orient, journal de Beyrouth, retient pourtant mon attention, car il semble donner la meilleure thèse à cette aventure inexplicable, résumée en ces quelques lignes :

« Il semble que les faits pourraient être vraisemblablement établis comme suit :

« Le méhariste aurait été tué par la police wahabiste pour faire retomber la responsabilité de ce crime sur l’audacieuse espionne étrangère, et de s’en débarrasser ensuite légalement. »

Mais le lendemain, le soir venu, lorsque je propose la promenade qui m’avait fait tant de bien la veille, un membre du consulat raconte qu’il avait entendu dire en ville que le président de la commission de la vertu a donné l’ordre à deux zélateurs de se tenir en faction devant la porte du consulat pour cingler la figure de Zeïnab si elle tentait de sortir dévoilée.

Le consul décide donc d’être prudent et de renoncer à trop de promenade.

Officiellement acquittée, je suis donc bien libre. Il ne reste plus qu’à songer au départ. Je n’ai plus qu’une idée, rentrer en Syrie le plus rapidement possible.

Le consul charge donc un de ses secrétaires d’accomplir les formalités nécessaires pour obtenir un passeport nedjien de Sa Majesté Ibn Saoud.

Tout semblait s’arranger pour le mieux, je ne pensais plus qu’à mon retour à Palmyre, à revoir mon ex-mari, mes enfants, mes amis, lorsque sous l’empire d’un revirement inexplicable, tout le consulat réuni à dîner, se mit à me conseiller de partir pour la France en évitant de passer par la Syrie, de peur des troubles que mon retour pourrait provoquer parmi les Arabes après cet essai tragique de mariage musulman.

Je n’attache aucune importance à tous ces conseils, je répète que je n’ai rien à faire en France, tandis que tout m’attendait en Syrie, et la soirée se passa à jouer agréablement au bridge et au poker avec notre voisin le délégué de la légation d’Irak.

Je me retire dans ma chambre à minuit et m’endors tranquillement. Vers deux heures du matin, je suis réveillée par quelqu’un qui frappe à ma porte.

— Qui est là ?

— C’est moi, répond le consul ; voulez-vous me suivre dans la pièce à côté, j’ai un mot à vous dire.

Je saute de mon lit à la hâte, surprise, que peut-il me vouloir à cette heure-ci ?

Et ce mot est horrible. Avec tout le ménagement possible, car il a compris la peine que j’aurais, il m’apprend qu’un télégramme de Beyrouth, en réponse à celui annonçant ma libération, lui ordonne de viser mon passeport pour la France, sans autorisation de débarquer en Syrie. De plus, le haut-commissaire déclare que j’ai perdu ma nationalité de Française.

Il m’explique qu’il est venu me réveiller une fois les invités partis, car il n’avait pas eu le courage de m’annoncer cette nouvelle en public, voyant la joie que je me faisais de ce retour auprès des miens. Le temps presse pour prendre les décisions. Dans deux jours le bateau sera là. Je suis consternée. Pourquoi le gouvernement prend-il de telles mesures contre moi ? C’est incompréhensible.

Le consul me promet qu’il va insister auprès du haut-commissaire en lui expliquant par télégramme qu’après la catastrophe morale que je viens de traverser, on ne peut m’infliger la catastrophe financière, toutes mes ressources, mon domicile étant à Palmyre où mille affaires m’attendaient.

Je me retrouve seule dans ma chambre, les larmes aux yeux, et moi qui, naïvement, m’imaginais un retour presque triomphal, choyée, consolée, Légion d’honneur, etc… Il faut que je me rende à l’évidence. Mes ennemis de Syrie ont profité de mon absence et l’ont emporté sur le haut-commissaire jusque-là si juste et si bon.

Au bout de vingt-quatre heures, Beyrouth refuse ma requête, par égard et bonté pour moi, bien entendu, expliquant qu’un retour en Syrie m’exposerait aux plus graves dangers.

Je suis persuadée du contraire, mais que faire ? Quant au souverain nedjien, il fait répondre chaque jour, au sujet de mon passeport : « Demain, Bokra… » Mais, après huit jours, il se décide pourtant à déléguer son ministre des Affaires étrangères porteur de cette réponse aussi claire que désagréable : « La femme Zeïnab nous a causé assez d’ennuis, qu’elle parte, mais nous ne voulons pas lui donner de passeport nedjien. » Il ne me reste plus qu’à m’incliner en faisant viser mon vieux passeport pour la France.

Le prochain courrier quitte Djeddah demain, mais mon départ est encore différé, le grand tortionnaire de la Mecque, Maadi Bey, devant s’embarquer ce jour-là à destination de Suez, cet homme ayant quelque regret de ne pas m’avoir suppliciée, il est peut-être préférable d’éviter ce rapprochement.

Il est enfin décidé que je m’embarquerai dans huit jours au plus tard. Mais le matin du départ nous apprenons que le grand tortionnaire que nous croyions déjà loin sera sur ce même paquebot. Il est trop tard. Advienne que pourra…

Nous quittons le consulat en voiture, les rues sont désertes, mais à l’approche de l’embarcadère une foule haineuse retenue par un cordon de policiers me foudroie du regard. Je passe entre cette haie de gardiens, très digne, sous mon voile, entourée de tout le personnel du consulat. La foule est tellement excitée que l’on est obligé de hisser le pavillon français sur la vedette qui nous emmène, pour empêcher les fanatiques qui se sont jetés à l’eau de faire chavirer l’embarcation.

Les adieux au consul furent simples et brefs, ni lui ni moi n’aimons les phrases, mais je crois qu’il a compris l’admiration, la reconnaissance et l’affection qu’il m’a inspirées.

— FIN —