L’Intransigeant (p. 50).
Le départ  ►

Acquittée


Jeudi 15 juin. — Je n’ai pas dormi de toute la nuit.

Je me lève à 6 heures du matin et j’attends. À huit heures je supplie mon gardien de m’emmener au tribunal, il m’ordonne de me tenir prête et d’attendre qu’on m’appelle.

Je brûle d’impatience.

À 11 heures, enfin, nous partons… Je supplie mes gardiens de marcher vite… Je cours, ils se fâchent. Peu m’importe, le jugement final seul m’intéresse. Nous arrivons au tribunal vide. Dès le second jour le procès s’est déroulé à huis clos. Un employé du consulat étant venu pour y assister, on évacue la salle.

Je demande si les docteurs ne vont pas venir. Ils sont repartis. Il semble que l’on ait voulu éviter une confrontation qui m’était favorable pour pouvoir mieux m’accuser.

Après quelques phrases insignifiantes le Cadi se lève et annonce que le jugement est terminé.

Personne ne semble savoir si je suis acquittée ou condamnée. Je supplie le Cadi de me donner le résultat définitif du jugement. L’interprète répond que tout le dossier doit être envoyé à l’émir. J’insiste pour que l’on me laisse être prisonnière libre, mais comme si souvent déjà, on ne me répond même pas.

Je réintègre mon cachot, exténuée. Je ruisselle sous mon voile, ma robe noire, mes bas, que j’ai perdu l’habitude de porter. Mes cheveux touchent mes épaules, j’ai l’air d’une sauvage.

J’écris à l’émir, implorant sa bonté, lui demandant de me signifier le résultat du jugement du tribunal. Le consul vient me voir. Il semble consterné par cette incompréhensible procédure. Et puis la longueur du procès l’étonne et l’inquiète ; d’habitude on rend plusieurs jugements chaque matinée. Son air tristement étonné me trouble, lui si optimiste et si sûr de lui jusqu’à présent. « Je ne puis être condamnée à 1 ou 2 ans de prison », lui dis-je angoissée.

« Je n’en sais rien », fut sa réponse.

Je suis écroulée. Même pour six mois, je me suiciderai plutôt que de les passer dans ce cachot, ma résistance est à bout… je n’en puis plus…

Vendredi 16. — Pas de réponse à ma lettre à l’émir. J’en écris une deuxième. Mon désespoir atteint son maximum. Je répète ces paroles de supplication arabe : « Ô Dieu, ne donne pas à l’homme tout ce qu’il peut souffrir ».

Je suis à nouveau convoquée devant le cadi.

Je dois jurer en arabe ; comme j’ignore ces formules, je répète après mon interprète. Solennellement, ma main sur le Coran, je prononce les mots rituels et sacrés : « Kalas ». « Fini », laisse tomber le cadi. « Merci, merci, me permets-tu de partir directement au consulat ? »

— Retourne à la prison, répond-il froidement.

— Non, non, maintenant c’est impossible, tu as dit que c’était fini, c’est toi le juge, dis-moi ce que tu penses, ce que tu décides. Tout dépend de toi. Tranche, décide, je ne partirai pas jusqu’à ce que tu répondes. Je ne peux plus te regarder toujours si impassible. Parle, réponds.

— Allah sait la vérité, il décidera.

— Tu es Allah pour moi, tu es même plus qu’Allah, tu n’as qu’un mot à dire pour décider de mon sort.

Le cadi veut passer, je m’accroche à lui, on ordonne aux gardes de m’enlever. Je pleure, je me jette par terre, les interprètes me disent qu’on doit délibérer, qu’on me rappellera dans un quart d’heure. Je reprends courage, je pars, les policiers qui m’encadrent pensent que je vais être libre.

Hélas ! le quart d’heure passé, on ne me rappelle pas. J’appris plus tard que les interprètes, troublés, gênés devant une femme qui pleure, ont inventé ce quart d’heure d’attente pour me remonter.

Dimanche 18 juin. — J’attends toujours que l’on me signifie la vie ou la mort. Cette attente me rend physiquement malade, un malaise pire que tout sentiment définissable. Ma tristesse est insurmontable. Je sens que le dénouement est proche. Je n’ose espérer le bonheur, la liberté…

Lundi 19 juin. — Toujours rien, le consul m’apporte des journaux de France pour la première fois. Je reprends contact avec le battement des vies des pays civilisés. Maryse Hilsz a fait Paris-Saïgon-Tokio et retour. J’ai l’impression d’avoir été enterrée vivante pendant ces soixante-trois jours. Je goûte au plaisir du réveil sans avoir le droit de m’y laisser aller puisque j’ignore encore quelle sera ma destinée.

Je demande, toujours en vain, au consul, s’il voit dans les épreuves du baccalauréat le nom de mon fils, qui devait se présenter au début du mois. Je pense que le haut commissariat lui aurait télégraphié cette nouvelle pour me causer un plaisir. Mais de tous côtés silence… ignorance.

Mardi 20 juin. — Toujours sans nouvelle. L’attente me mine.

Mercredi 21 juin. — J’apprends que le roi repart pour le désert, sa capitale Er Riad. Lorsqu’il quitte la Mecque, une grande suite l’accompagne jusqu’à sa demeure habituelle. Cent ou deux cents kilomètres dans le désert. Le cadi, évidemment, se déplace avec la suite du souverain. Aurai-je la force d’attendre encore ?…

Jeudi 22 juin. — Je reste assise sur mon lit toute la journée sans rien faire. Je suis vide. Le consul vient me voir, il a l’air très abattu et ne parle plus de départ.

Pourtant Jaber Effendi me fait savoir que les papiers de la Mecque arriveront peut-être samedi, car on m’a soutenu que mon procès avait été transmis à la Mecque au cadi des cadis.

Samedi 24 juin. — Le consul est malade. Il m’envoie un membre du consulat pour me redonner du courage en me faisant dire que la décision est imminente.

Dimanche 25 juin. — J’entends battre un tout jeune homme. Il pousse des hurlements de douleur. J’essaie d’intervenir auprès des gardiens à travers mes barreaux. Ils éclatent de rire.

Lundi 26 juin. — À midi le directeur de la police me fait appeler dans son bureau. C’est la première fois, et je ne le connais guère. Deux jours après mon arrestation, Saïd Bey, violent et brutal, a été déplacé pour éviter quelques graves incidents. Je suis lasse de ces continuels interrogatoires qui n’aboutissent à rien.

Le directeur me fait asseoir à son côté et a l’air de me raconter une petite histoire. Je n’arrive à comprendre qu’un mot : « Baria » — innocente. Bien sûr, je le suis. C’est le cadi qui l’a dit. Ah ! tant mieux, mais alors… Il m’inonde d’un flot de paroles. Je réalise mal et je n’ose pas comprendre. Je n’ose prononcer le mot tant attendu. Je comprends mieux Jaber Effendi. On l’appelle, il m’explique :

— Ne comprends-tu pas que tu es libre ?

Libre… Ah ! comme je comprends ce mot… libre. Je prends la main du directeur entre mes deux mains, je la serre, je le remercie, je lui dis qu’il est bon, beau, gentil. Je saute, je tape sur l’épaule de tous les soldats qui assistent impassibles. Je leur crie : « hor, hor… » libre, libre…

— Je peux partir ?

Le directeur de la police incline la tête en un signe affirmatif. Je m’élance vers le petit escalier-échelle ; je me retourne en riant aux éclats, je tape des mains, j’adresse des bonjours à tous, lorsque Jaber Effendi, plus sérieux, plus impassible que jamais, m’appelle. D’un ton rogue, dur, il m’interpelle :

— Zeinab, es-tu folle ?

Oui, oui, folle de joie, et dans une course éperdue, sans repasser par mon cachot que je ne veux plus voir, je cours, je cours tout d’un souffle à travers les escaliers, les policiers et la rue… jusqu’à la légation de France.