Sous le soleil de Satan/Le saint de Lumbres/Chapitre 06

Plon-Nourrit et Cie (Tome IIp. 149-161).


VI


Il faut que nous rendions la parole au témoin dont nous tenons le meilleur de ce récit, et qui fut choisi par un plus habile et plus puissant pour assister le vieil homme de Lumbres à son dernier combat. Comme les citations précédentes, celles-ci furent tirées du volumineux rapport adressé à ses supérieurs par le scrupuleux chanoine. Assurément, on y verra la crainte et l’amour-propre s’y exprimer parfois avec une ruse innocente. Mais il n’y a rien de tout à fait vil dans le plaidoyer d’un malheureux qui défend son préjugé, son repos, sa vanité, ses raisons de vivre.


Certes, il est bien difficile de se représenter avec assez de force un événement déjà ancien, mais une conversation comme celle que j’essaie de rapporter ici est, pour ainsi dire, insaisissable, et la mémoire la plus fidèle n’en saurait retracer à distance l’attitude, le ton, mille petits faits qui modifient à mesure le sens des mots et nous disposent à n’entendre plus que ceux-là qui s’accordent à notre sentiment secret. Il faut que le respect que je dois à l’ordre formel de mes supérieurs et mon désir de les éclairer triomphe de ma répugnance et de mon scrupule. J’essaierai donc, moins de rapporter les termes, que d’en reproduire le sens général, et l’impression singulière que j’en ressentis.

Prenez garde, Sabiroux ! s’était écrié tout à coup mon malheureux confrère, d’une voix qui me cloua sur place. Ses yeux lançaient des flammes. Une fois ou deux, je tentai de me faire entendre sans qu’il daignât seulement baisser son regard. Devrais-je l’avouer encore ? J’étais sous le charme, si l’on peut appeler charme une affreuse contraction des nerfs, une curiosité dévorante. Aussi longtemps qu’il parla, je ne doutai plus d’être en présence d’un homme véritablement surnaturel, en pleine extase. Mille choses, auxquelles je n’avais jamais pensé, et qui m’apparaissaient aujourd’hui pleines de contresens et d’obscurités, ou même d’imaginations puériles, éclairèrent alors ensemble mon cœur et ma raison. Je crus pénétrer dans un nouveau monde. Comment reproduire de sang-froid ces phrases singulières où, suppliant et menaçant tour à tour, tantôt pâle de rage, tantôt ruisselant de larmes, avec un accent déchirant, il désespérait du salut des âmes, retraçait leur inutile martyre, s’emportant contre le mal et la mort comme s’il eût serré Satan à la gorge. Satan ! le nom revenait sans cesse sur ses lèvres, et il le prononçait avec un accent extraordinaire, qui vous perçait le cœur. S’il était permis à des yeux humains d’entrevoir l’ange rebelle, à qui la sainte naïveté de nos pères attribuait tant de merveilles, aujourd’hui mieux connues, de telles paroles l’eussent évoqué, car déjà son ombre était entre nous deux, humbles prêtres, dans le petit jardin. Non ! messieurs, un pareil discours ne peut être repris de sang-froid ! Il faudrait entendre cet homme vénérable, transfiguré par l’horreur, et comme transporté de haine, évoquant les souvenirs les plus secrets de son saint ministère, d’effroyables aveux, le travail du péché dans les âmes, et jusqu’aux visages des infortunés, devenus la proie du démon, où son regard visionnaire voyait se retracer ligne à ligne l’agonie de Notre-Seigneur sur la Croix. Une espèce d’enthousiasme me transportait. Je n’étais plus un de ces ministres de la morale chrétienne mais un homme inspiré, un de ces exorcistes légendaires, prêts à arracher aux puissances du mal les brebis de leur troupeau. Miracle de l’éloquence ! Je prononçais des paroles sans suite, j’aurais voulu m’élancer, braver des dangers, peut-être le martyre. Pour la première fois, il me parut que j’entrevoyais le but véritable de ma vie et la majesté du sacerdoce. Je me jetai, oui, je me jetai aux genoux de M. le curé de Lumbres. Bien plus ! Je pressai entre mes mains les plis de sa pauvre soutane, j’y imprimai mes lèvres, je l’arrosai de mes larmes, et m’écriant, hélas ! dans la surabondance de ma joie, je jetai ces paroles plutôt que je ne les prononçai : « Vous êtes un saint !… Vous êtes un saint !… »


Non pas une fois, mais vingt fois le chanoine terrassé répéta ce mot, et il le bégayait avec ivresse. La terre brûlait ses gros souliers, l’horizon tournait comme une roue. Il se sentait plus léger qu’un homme de liège, merveilleusement libre et léger, dans l’air élastique. « Je me crus dégagé des liens mortels, » note-t-il.

Quelle parole fut donc assez forte pour élever si haut ce poids pesant, ou quel miraculeux silence ? Que lui disait-il à l’oreille, ce tragique vieillard, que la tentation remuait alors jusqu’au fond, et qui, repoussé de tous, et de Dieu même, forcé, rendu, se tournait en mourant vers un regard ami ? Mais cela, nous ne le saurons point…

— Ah ! Satan nous tient sous ses pieds, dit-il enfin, d’une voix douce et désarmée.

Le curé de Luzarnes, d’étonnement, bégaye :

— Mon ami, mon frère, je vous ai méconnu… Je ne savais pas… Dieu vous a fait pour être l’honneur du diocèse, de l’Église, de la chaire de Vérité… Et, possédant de si admirables dons, quoi ! vous soupirez encore, vous vous voyez vaincu ! Vous ! Laissez-moi au moins vous exprimer ma reconnaissance, mon émotion, pour le bien que vous m’avez fait, pour l’enthousiasme…

— Vous ne m’avez pas compris, dit simplement le curé de Lumbres.

Il sait qu’il doit se taire, il parlera cependant. La faiblesse a sa logique et sa pente, comme l’héroïsme. Et toutefois le vieil homme hésite, avant de porter ses derniers coups.

— Je ne suis pas un saint, reprend-il. Allons ! laissez-moi dire. Je suis peut-être un réprouvé… Oui ! regardez-moi… Ma vie passée s’éclaire, et je la vois comme un paysage, comme en haut de Chennevières le bourg du Pin, sous mes pieds. Je travaillais à me détacher du monde, je le voulais, mais l’autre est plus fort et plus rusé ; il m’aidait à user en moi l’espérance. Comme j’ai souffert, Sabiroux ! Que de fois j’ai ravalé ma salive ! J’entretenais en moi ce dégoût ; c’est comme si j’avais serré sur mon cœur le diable enfant. J’étais à bout de forces quand cette crise a fini de tout briser. Bête que j’étais ! Dieu n’est pas là, Sabiroux !

Il hésite encore, devant l’innocente victime : ce prêtre fleuri, aux yeux candides. Et puis, avec rage, il frappe et redouble :

— Un saint ! Vous avez tous ce mot dans la bouche. Des saints ! savez-vous ce que c’est ? Et vous-même, Sabiroux, retenez ceci ! Le péché entre en nous rarement par force, mais par ruse. Il s’insinue comme l’air. Il n’a ni forme, ni couleur, ni saveur qui lui soit propre, mais il les prend toutes. Il nous use par dedans. Pour quelques misérables qu’il dévore vifs et dont les cris nous épouvantent, que d’autres sont déjà froids, et qui ne sont même plus des morts, mais des sépulcres vides. Notre-Seigneur l’a dit : quelle parole, Sabiroux ! L’Ennemi des hommes vole tout, même la mort, et puis il s’envole en riant.

(La même flamme repasse dans ses yeux fixes, comme un reflet sur un mur.)

— Son rire ! voici l’arme du prince du monde. Il se dérobe comme il ment, il prend tous les visages, même le nôtre. Il n’attend jamais, il ne fait ferme nulle part. Il est dans le regard qui le brave, il est dans la bouche qui le nie. Il est dans l’angoisse mystique, il est dans l’assurance et la sérénité du sot… Prince du monde ! Prince du monde !

Pourquoi cette colère ? Contre qui ?… se demande le curé de Luzarnes, bonnement.

— Ah ! s’écrie-t-il, des hommes tels que vous…

Mais le saint de Lumbres ne le laisse pas finir ; il marche dessus, à l’accoler.

— Des hommes tels que moi ! Le saint Livre vous le dit, Sabiroux ; ils s’évanouissent dans leur sagesse.

Puis il lui demande soudain, de sa voix coupante :

— Prince du monde… que pensez-vous de ce monde-là, vous ?

— Ma foi, sans doute…, siffle le bonhomme entre ses dents.

— Prince du monde ; voilà le mot décisif. Il est prince de ce monde, il l’a dans ses mains, il en est roi.

…Nous sommes sous les pieds de Satan, reprend-il après un silence. Vous, moi plus que vous, avec une certitude désespérée. Nous sommes débordés, noyés, recouverts. Il ne prend même pas la peine de nous écarter, chétifs, il fait de nous ses instruments ; il se sert de nous, Sabiroux. À cette minute, que suis-je moi-même ? Un scandale pour vous, une épine qu’il vous enfonce dans le cœur. Pardonnez-moi, au nom de la pitié divine ! J’ai porté cette pensée, chaque jour mûrie, en silence, toute ma vie. Je ne la contiens plus ; elle m’a dévoré. C’est moi qui suis en elle, mon enfer ! J’ai connu trop d’âmes, Sabiroux, j’ai trop entendu la parole humaine, quand elle ne sert plus à déguiser la honte, mais à l’exprimer ; prise à sa source, pompée comme le sang d’une blessure. Moi aussi, j’ai cru pouvoir lutter, sinon vaincre. Au début de notre vie sacerdotale nous nous faisons du pécheur une idée si singulière, si généreuse. Révolte, blasphème, sacrilège, cela a sa grandeur sauvage, c’est une bête qu’on va dompter… Dompter le pécheur ! ô la ridicule pensée ! Dompter la faiblesse et la lâcheté mêmes ! Qui ne se lasserait de soulever une masse inerte ? Tous les mêmes ! Dans l’effusion de l’aveu, dans l’élargissement du pardon, menteurs encore, toujours ! Ils jouent l’homme fort et ombrageux qui a pris le mors aux dents à travers les convenances, la morale et le reste, ils implorent une poigne solide. Ah ! misère ! ils sont fourbus ! J’en ai vu, tenez, j’en ai vu qu’un nom de femme jetait dans les convulsions de la rage et qui, déchirés de crainte, de remords et d’envie, rampaient à mes pieds comme des bêtes…, j’en ai vu. Non ! Non ! cette immense duperie, ce rire cruel, cette manière de profaner ce qu’il tue, voilà Satan vainqueur ! M’avez-vous compris, Sabiroux ?

Les yeux d’azur du professeur soutiennent son regard avec une curiosité candide, une bienveillance infinie, éternelle. Ah ! qu’on le brise enfin, cet émail bleu ! Et le vieil athlète, en face du gros enfant épanoui, rougit et pâlit tour à tour. Son cœur bat à grands coups réguliers dans sa poitrine où la puissante volonté, jamais tout à fait assujettie, se roidit déjà, brise son frein. Il pousse Sabiroux contre le mur, il lui crie dans l’oreille, et d’un inoubliable accent :

— Nous sommes vaincus, vous dis-je. Vaincus ! Vaincus !

Une minute, une longue minute, il écoute son propre blasphème, comme la dernière pelletée de terre sur une tombe. Celui qui renia trois fois son maître, un seul regard a pu l’absoudre, mais quelle espérance a celui-là qui s’est renié lui-même ?

— Mon ami ! Mon ami ! s’écrie le curé de Luzarnes.

Mais le saint de Lumbres lui repousse doucement les mains :

— Laissez-moi, dit-il, laissez-moi… ne m’écoutez plus.

— Vous laisser ! reprend l’autre d’une voix éclatante, vous laisser ! Je n’ai jamais rien vu qui vous ressemblât. Pardonnez-moi plutôt d’avoir douté de vous. Je suis prêt à vous servir de témoin dans l’épreuve que vous avez méditée… Rien n’est impossible ni incroyable d’un homme tel que vous… Allez ! Allez ! Je vous suis ; c’est Dieu qui vous inspirait tout à l’heure. Allons ! retournons ensemble à la maison. Allez rendre à sa mère le petit mort.

Le curé de Lumbres le regarde avec stupeur, passe sa main sur son front, cherche à comprendre… Même pour un moraliste, le tragique, l’étonnant oubli !… Hé quoi ! il ne se souvient plus ?…

— Voyons, mon ami, mon vénérable ami, répète-t-il, est-ce à moi de vous rappeler ce que tout à l’heure, à cette place ?…

Il s’est souvenu. Le dernier appel de la miséricorde, la promesse éblouissante qui l’eût sauvé, et qu’il n’a entendue qu’avec méfiance, au lieu d’obéir comme l’enfant dont les petites mains font de grandes choses qu’il ignore, est-il possible ? Il faut qu’un autre la rappelle. L’idée fixe à laquelle depuis deux jours et deux nuits, le misérable enchaînait sa pensée — ô rage ! — peut-être au moment de la délivrance, et par quelle main ! s’est emparée de lui tout entier. À la minute décisive, à la minute unique de son extraordinaire vie — dérision souveraine, absolue — il n’était plus qu’un pauvre animal humain, puissant seulement pour souffrir et crier.

Ah ! le naufragé qui, dans la brume du matin, ne retrouve plus la voile vermeille ; l’artiste qui, sa veine épuisée, meurt vivant ; la mère qui voit dans les yeux de son fils à l’agonie le regard glisser hors de sa présence, n’élèvent pas au ciel un cri plus dur

Sous un tel coup cependant, l’héroïque vieillard n’a pas plié les genoux. Il ne prie plus. Il mesure froidement la profondeur de sa chute ; il repasse une dernière fois la tactique supérieure de l’ennemi qui l’a vaincu. — J’ai haï le péché, se dit-il, puis la vie même, et ce que je sentais d’ineffable, dans les délices de l’oraison, c’était peut-être ce désespoir qui me fondait dans le cœur.

Une à une, les images épuisent sur nous leur dessin, puis, en plein désordre de la conscience, la raison vient qui nous achève. Autant que l’instinct même, la haute faculté dont nous sommes fiers a sa panique. Le curé de Lumbres l’éprouve ; il consomme la pensée qui le tue. Quoi donc ! au moment même où je me croyais… Quoi ! jusque dans l’ivresse de l’amour divin !…

— Dieu s’est-il joué de moi ? s’écrie-t-il.

Dans la dissipation d’un rêve qui nous parut toujours la réalité même, et auquel notre destin s’était lié, lorsque le désastre est complet — atteint son point de perfection, — quelle autre force nous sollicite encore, sinon l’âpre désir de provoquer le malheur, de le hâter, de le connaître, enfin ?

— Allons, dit le curé de Lumbres.