Sous le soleil de Satan/Le saint de Lumbres/Chapitre 04

Plon-Nourrit et Cie (Tome IIp. 118-131).

IV


— Nous voilà, dit le Maître de Plouy, en tendant son fouet vers une fumée, à travers les arbres.

Un petit bonhomme, culotté de bleu horizon, poussa la barrière et prit les rênes. À l’entrée de la cour, maître Havret mit pied à terre. Son compagnon le suivit jusqu’à la maison.

M. le curé de Luzarnes les accueillit sur le seuil, haute silhouette noire.

— Mon cher confrère, dit-il, vous êtes attendu ici comme un grand seigneur de jadis, en détresse, attendait M. Saint-Vincent…

Il souriait encore, jovial, mais avec une espèce de discrétion professionnelle, à deux pas du petit moribond. En même temps, il corrigeait la plaisanterie d’une vigoureuse poignée de main, à la campagnarde.

…Mais déjà le curé de Lumbres l’entraînait au dehors, à quelques pas, au milieu des poules effarouchées.

— Je suis honteux, mon ami, véritablement honteux, dit-il de sa voix la plus douce, je vous prie d’excuser… l’ignorance de cette pauvre dame… Je vous prie aussi… de me pardonner… Nous parlerons de ça plus tard, conclut-il sur un autre ton, et vous verrez que je suis… le plus coupable des deux…

M. le curé de Luzarnes sentait sur son bras l’étreinte des doigts nerveux, un peu tremblants. Jusque dans l’humiliation volontaire de cet homme surnaturel, le don qu’il avait reçu rejaillissait au dehors, et il agissait encore en maître.

— Mon bon confrère, répondit l’ancien professeur de chimie, déjà moins jovial, ne vous accusez pas devant moi… Je passe, à tort ou à raison, pour un esprit fort, et même, auprès de quelques-uns, pour un mauvais esprit… Formation scientifique, vous savez, voilà tout… des nuances, un vocabulaire un peu différent… Mais je n’en ai pas moins… la plus grande estime pour votre caractère…

Il parlait, les yeux baissés, avec un embarras grandissant. Il se sentait ridicule, odieux peut-être. Enfin, il se tut. Mais, avant de relever le front, il vit, comme en lui-même, comme au plus profond miroir, le regard posé sur le sien, et il dut le chercher malgré lui, il dut se livrer tout entier… Une seconde, il se sentit nu, devant son juge plein de pardon.

Il ne voyait que le regard, dans la face tremblante, détendue, livide. Ce regard qui l’appelait de si loin, suppliant, désespéré. Plus fort que deux bras tendus, plus pitoyable qu’un cri, muet, noir, irrésistible… « Que me veut-il ? »… se demandait le bonhomme, avec une espèce d’horreur sacrée… « Je croyais le voir dans l’étang de feu ! » expliqua-t-il plus tard. Une inexplicable pitié lui crevait dans le cœur.

Un moment, sur son bras, il sentit la vieille main trembler plus fort.

— Priez pour moi… murmura le saint de Lumbres à son oreille.

Mais, resserrant son étreinte, puis s’écartant d’un geste brusque, il ajouta, d’une autre voix, rude, d’un homme qui défend sa vie :

— Ne me tentez pas !…

Et ils rentrèrent dans la maison, côte à côte, sans plus rien dire.

« Ne me tentez pas ! »

Il n’avait jeté que ce cri. Il aurait voulu expliquer… s’excuser…, déjà rouge de honte à la pensée qu’il entrait dans cette maison en dispensateur des biens de la vie, désespérant de se tirer de là sans faute grave, et sans scandaliser le prochain… Et puis, soudain, dans un éclair, les forces qui l’avaient assailli, tout au long de la nuit douloureuse, étaient suscitées de nouveau, et la parole qu’il allait dire, sa propre et secrète pensée, se dissipa d’un coup dans l’unique réalité de l’angoisse. Si bas que l’eût traîné jamais l’ingénieux ennemi, tout lien n’était pas rompu, ni tout écho du dehors étouffé… Mais cette fois, la forte main l’avait arraché tout vif, déraciné… « Sauve-toi toi-même, c’est l’heure !… » disait aussi la voix jamais entendue, tonnante. « Finies la lutte vaine et la monotone victoire ! Quarante ans de travail et de petit profit, quarante ans d’un débat fastidieux, quarante ans dans l’étable, à plat sur la bête humaine, au niveau de son cœur pourri, quarante ans gravis, surmontés !… Hâte-toi !… Voilà ton premier pas, ton unique pas hors du monde !… »

Et cette voix disait mille choses encore, et n’en disait qu’une, mille choses en une seule, et cette seule parole brève comme un regard, infinie… Le passé s’arrachait de lui, tombait en lambeaux. À travers la mouvante angoisse passait tout à coup, comme un éclair, l’éblouissement d’une joie terrible, un éclat de rire intérieur à faire éclater toute armure… Il se voyait petit prêtre, dans le préau du séminaire, un jour de pluie… Dans la haute salle aux décors de damas cerise, devant Sa Grandeur en camail et en rochet… Les premiers jours à Lumbres, le presbytère en ruines, la muraille nue, le vent d’hiver dans le petit jardin… Et puis… Et puis… le travail immense, et maintenant cette foule impitoyable, pressée nuit et jour autour du confessionnal de l’homme de Dieu comme d’un autre curé d’Ars ; la séparation volontaire de tout secours humain ; oui, l’homme de Dieu disputé comme une proie. Nul repos, nulle paix que celle achetée par le jeûne et les verges, dans un corps enfin terrassé ; les scrupules renaissants, l’angoisse de toucher sans cesse les plaies les plus obscènes du cœur humain, le désespoir de tant d’âmes damnées, l’impuissance à les secourir et à les étreindre à travers l’abîme de chair, l’obsession du temps perdu, l’énormité du labeur… Que de fois, et cette nuit même, il a supporté l’assaut de telles images !… Mais à cette heure une attente… une grande et merveilleuse attente l’éclaire au dedans, finit de consumer l’homme intérieur. Il est déjà l’homme des temps nouveaux, un nouveau convive… Comme ce monde est déjà loin derrière lui ! Loin derrière, son troupeau rétif ! Il ne retrouve plus, il ne retrouvera plus jamais ce sentiment si vif de l’universel péché. Il n’est plus sensible qu’à l’énorme mystification du vice, à son grossier et puéril mensonge. Pauvre cœur humain, à peine ébauché ! Pauvre cervelle aride ! Peuple d’en bas, qui remues dans ta vase, inachevée !… Il ne lui appartient plus, il ne le connaît plus, il est prêt à le renier sans haine. Il remonte au jour, pareil à un plongeur, tout son poids jeté vers les bras tendus, et qui dans l’eau noire et vibrante ouvre déjà les yeux à la lumière d’en haut.

— Tu t’es fait libre, disait l’autre (un autre si semblable à lui-même)… Ta vie passée, ton inutile mais touchant labeur, ton jeûne, ta discipline, ta fidélité un peu naïve et grossière, l’humiliation au dehors et au dedans, l’enthousiasme des uns, l’injuste défiance des autres, telle parole pleine de poison. Ah ! tout n’est qu’un rêve, et l’ombre d’un rêve ! Tout n’était qu’un rêve, hors ta lente ascension vers le monde réel, ta naissance, ton élargissement. Hausse-toi jusqu’à ma bouche, entends le mot où tient toute science.

Et il prête l’oreille, il attend. Il est là même où le voulut mener le vieil ennemi, qui n’a qu’une ruse. Avili, foulé, répandu à terre comme une lie, écrasé d’un poids immense, brûlé de tous les feux invisibles, repris à la pointe du glaive, encore percé, tronçonné, son dernier grincement couvert par le cri terrible des anges, ce vieux rebelle, à qui Dieu n’a laissé pour défense qu’un unique et monotone mensonge… Hélas ! le même mensonge aux coins d’une bouche avare, ou, dans la gorge avide et mourante où râle le plaisir féroce, le même : « Tu sauras… Tu vas savoir… Voici la première lettre au mot mystérieux… Entre ici… entre en moi… fouille la plaie vive… bois et mange… rassasie-toi ! »

Car, après tant de siècles, c’est encore vous qu’il attendait, mille fois repeint et rajeuni, ruisselant de fard et de baume, luisant d’huile, riant de toutes ses dents neuves, offrant à votre curiosité cruelle son corps tari, tout son mensonge, où votre bouche aride ne sucera pas une goutte de sang !


…Je le vis, ou plutôt nous le vîmes, écrivait beaucoup plus tard à M. le chanoine Cibot le curé de Luzarnes, ancien professeur au petit séminaire de Cambrai. Je le vis au milieu de nous, les yeux mi-clos, et pendant plusieurs minutes nous le regardâmes, sans vouloir rompre le silence. L’expression naturelle de son visage était une bonté pleine d’onction, à laquelle plusieurs personnes prudentes trouvaient déjà le caractère d’une certaine simplicité. Mais sa figure osseuse nous parut à tous, en cet instant, comme pétrifiée par un sentiment d’une extrême violence ; il avait l’air d’un homme qui donne tout son effort pour franchir le pas difficile. Je remarquai que sa taille s’était incroyablement redressée et qu’elle donnait, dans la vieillesse, l’impression d’une vigueur peu commune, et même de brutalité. Bien que mon esprit, formé jadis à la sévère méthode des sciences exactes, soit ordinairement peu sensible aux entraînements de l’imagination, je fus tellement frappé du spectacle de ce grand corps immobile, et comme foudroyé, dans le paisible décor d’un intérieur campagnard, que je doutai un moment du témoignage de mes sens, et quand je vis mon respectable ami s’agiter et parler de nouveau, j’en fus surpris comme d’un événement inattendu. Il semblait d’ailleurs sortir d’un rêve. Je vous ai dit plus haut, mon très honoré collègue, que je m’étais porté à la rencontre de notre cher curé de Lumbres, et que je l’avais rejoint au bord de la route, à quelque distance de la maison. Certaines phrases, dont le sens précis m’échappa peut-être, avaient ajouté à mon inquiétude. J’essayais de répondre ce qu’une prudente amitié m’inspirait lorsque, me serrant le bras avec violence et plongeant son regard dans le mien : « Ne me tentez plus ! » dit-il… Notre premier entretien finit là, nos pas nous ayant déjà portés jusqu’au seuil de la maison Havret. J’eus à cette minute le pressentiment d’un malheur… Il n’était que trop vrai. L’enfant, dont l’état était d’ailleurs désespéré, s’était éteint pendant ma courte absence. La sage-femme, Mme Lambelin, avait scientifiquement constaté le décès, sans erreur possible. « Il est mort », nous dit cette personne à voix basse. (Mais je ne sais si M. le curé de Lumbres l’entendit.) Il avait passé le seuil, fait quelques pas, lorsque, par un mouvement bien touchant, et dont toute personne éclairée peut, en y déplorant toutefois une certaine exagération, due surtout à l’ignorance, honorer la sincère piété, la malheureuse mère vint littéralement se jeter aux pieds de mon vénérable confrère, et, dans l’emportement de son désespoir, elle baisait sa vieille soutane, frappant le sol de son front avec un bruit qui retentissait dans mon cœur. Au contact de la pauvre femme, et sans baisser sur elle les yeux, M. le curé de Lumbres s’arrêta net. C’est alors que nous le vîmes, pendant quelques longues minutes, immobile, au milieu de la pièce, comme une statue, et tel enfin que je vous le dépeignais tout à l’heure.

Puis, faisant sur la tête de Mme Havret le signe de la croix, et levant vers moi son regard : « Sortons ! » dit-il. Hélas ! mon cher et honoré collègue, telle est la faiblesse de notre esprit saisi par une impression trop vive que rien alors, il me semble, ne m’eût retenu de le suivre, et que, dans l’excès de son affliction, la mère infortunée nous laissa aller sans rien dire. De nous tous, seule peut-être, Mme Lambelin avait gardé son sang-froid. Il y a certes beaucoup à reprendre dans la conduite et la religion de cette personne, mais Dieu nous donnait par elle une leçon de bon sens et de raison. Sans aucun doute, j’étais, pendant cette effroyable matinée, comme un jouet entre les mains d’un malheureux homme qu’un conseil salutaire, appuyé sur l’expérience et le savoir, aurait pu préserver d’un affreux malheur… Dieu seul pourrait dire si je fus l’instrument de sa colère ou de sa miséricorde. Mais les tristes événements qui suivirent font pencher la balance en faveur de la première hypothèse.


Le distingué chanoine prébendé, mort depuis, semble revivre à chaque ligne de cette lettre véritablement unique, judicieuses et discrètes formules, enfilées comme des marrons d’Inde, où les sots ne trouveront rien que de banal et de bas, mais qu’enveloppe la magie d’un rêve. Seul rêve d’une pauvre vie qui ne connut jamais que ce cas de conscience et s’y brisa, seul doute et seul enchantement ! Peu de mois avant sa mort, l’innocente victime écrivait à l’un de ses familiers :


Forcé d’interrompre un travail qui était ma seule distraction, je ne puis détourner ma pensée de certains souvenirs, et parmi ceux-là du plus douloureux, la malheureuse et inexplicable fin de M. le curé de Lumbres. J’y reviens sans cesse. J’y vois un de ces événements, si rares en ce monde, qui passent la commune raison. Ma faible santé subit le contre-coup de cette idée fixe, et j’y vois la principale cause de mon affaiblissement progressif, et de la perte presque totale de l’appétit.


Ces dernières lignes réjouiront n’importe lequel de ces détrousseurs de documents humains, que nous laissons aujourd’hui barbotants et reniflants dans les eaux basses. Mais, à les lire, sans curiosité vile, en laissant retentir en soi-même l’écho de cette plainte naïve, on comprendra mieux ce qu’il y a de détresse sincère dans cet aveu d’impuissance, écrit d’un style ainsi soutenu. Le suprême effort de certains hommes simples, nés pour un labeur paisible, et qu’une merveilleuse rencontre a jetés au cœur des choses, dans un seul éclair vite éteint, — lorsqu’on les voit s’appliquer, jusqu’à la dernière minute de leur incompréhensible vie, à rappeler et ressaisir ce qui jamais ne repasse et qui les a frappés dans le dos, — est un spectacle si tragique et d’une amertume si profonde et si secrète qu’on ne saurait rien y comparer que la mort d’un petit enfant. C’est en vain qu’ils retournent pas à pas, de souvenir en souvenir, qu’ils épellent leur vie, lettre à lettre. Le compte y est, et pourtant l’histoire n’a plus de sens. Ils sont devenus comme étrangers à leur propre aventure ; ils ne s’y reconnaissent plus. Le tragique les a traversés de part en part, pour en tuer un autre à côté. Comment resteraient-ils insensibles à cette injustice du sort, à la malfaisance et à la stupidité du hasard ? Leur plus grand effort n’ira pas plus avant que le frisson de la bête innocente et désarmée ; ils subissent en mourant un destin qu’ils n’égalent pas. Car si loin qu’un esprit vulgaire puisse atteindre, et quand même on imaginerait qu’au travers des symboles et des apparences il a quelquefois touché le réel, il faut qu’il n’ait point dérobé la part des forts, et qui est moins la connaissance du réel que le sentiment de notre impuissance à le saisir et à le retenir tout entier, la féroce ironie du vrai.

Quel autre mieux que ce prêtre si distingué eût été capable de nous tracer le dernier chapitre d’une telle vie, consommée dans la solitude et le silence, à jamais scellée. Malheureusement, l’ancien curé de Luzarnes n’a laissé que quelques lettres incomplètes dont nous avons cité les passages essentiels. Le reste a été soigneusement détruit après la clôture de l’enquête ordonnée par l’autorité épiscopale, et dont les résultats furent provisoirement tenus secrets.