Sous le soleil de Satan/La tentation du désespoir/Chapitre 4

Plon-Nourrit et Cie (Tome IIp. 59-94).


IV


C’est à l’église, dans la sacristie dont il avait toujours la clef dans sa poche, que l’abbé Donissan attendit l’heure de sa messe, qu’il célébra comme d’habitude. Depuis quelques jours, M. Menou-Segrais gardait la chambre, souffrant d’une crise plus violente d’asthme. Vers dix heures et demie, regardant la route, il aperçut son vicaire et s’étonna. Mais déjà les gros souliers résonnaient sur les dalles du vestibule, puis dans l’escalier. Enfin, derrière la porte, la voix, toujours ferme et calme, demanda :

— Puis-je entrer, monsieur le doyen ?

— Volontiers, s’écria le curé de Campagne, intrigué. Tout de suite.

Il tourna malaisément la tête, calée entre deux énormes oreillers au dossier du grand fauteuil. Le visage de l’abbé lui apparut mal distinct dans la chambre obscure (les rideaux étaient encore à demi tirés). Ce qu’il en vit démentait suffisamment le calme affecté de la voix. D’ailleurs il n’exprima son étonnement que par un battement des paupières, sur son regard aigu.

— Quelle surprise ! commença-t-il avec beaucoup de douceur. Comment êtes-vous déjà de retour ?

Il se gardait bien de montrer un siège, sachant par expérience que, debout devant lui, les bras ballants, la gaucherie du pauvre prêtre doublait sa timidité naturelle, le tenait mieux à sa merci.

— J’ai été ridicule, comme toujours, répondit l’abbé Donissan… Enfin, je me suis perdu…

— De sorte que vous êtes arrivé trop tard à Étaples, les confessions terminées ?

— Je n’ai pas encore tout dit, avoua le vicaire piteusement.

— Par exemple ! s’écria l’abbé Menou-Segrais, en frappant violemment l’accoudoir de son fauteuil, avec une vivacité bien différente de ses manières habituelles. Et que vont dire ces messieurs, je vous le demande ? Arriver en retard, soit. Mais ne pas arriver du tout !

Si peu soucieux qu’il fût à l’ordinaire de l’opinion d’autrui, il craignait le ridicule d’une crainte nerveuse, qui était comme l’élément féminin d’une nature pourtant assez mâle. Et de quelle moquerie ne serait-il pas l’objet, par un détour, dans la personne de son vicaire, déjà assez brocardé ! Toutefois, rencontrant le regard de l’abbé Donissan, d’une magnifique loyauté, il rougit de sa faiblesse et continua paisiblement :

— Ce qui est fait est fait. J’écrirai ce soir au chanoine, pour nous excuser. À présent, dites-moi…

Pitoyable, il montrait une chaise de sa main tendue. À sa grande surprise son vicaire resta debout.

— Dites-moi, répéta-t-il sur un ton bien différent de sollicitude et d’autorité, comment vous vous êtes perdu dans un pays qui n’est tout de même pas un désert sauvage ?

La tête de l’abbé Donissan restait penchée sur son épaule, et son attitude exprimait un humble respect. Pourtant sa réponse tomba de haut :

— Dois-je vous dire ce que je crois être la vérité ?

— Vous le devez, répliqua M. Menou-Segrais.

— Je le dirai donc, poursuivit le vicaire de Campagne.

Son pâle visage, encore creusé par les terreurs et les fatigues de la nuit, témoignait d’une résolution déjà prise et qui serait infailliblement accomplie. La seule marque de sa honte fut qu’il détourna la tête. Il parla, les yeux baissés et avec un peu de hâte, peut-être…

D’ailleurs, la netteté de certains propos, leur hardiesse, le visible souci de ne rien ménager eussent découvert, même à un observateur moins sagace, le secret espoir sans doute d’une interruption, d’une contradiction violente qui eût secouru le pauvre prêtre sans le faire manquer à sa promesse. Mais il fut écouté dans un profond silence.

— Je ne me suis pas égaré, commença-t-il. Au pis aller, j’aurais pu me perdre à mi-chemin, dans la plaine. C’est pourquoi j’ai pris la grande route : je ne l’ai quittée qu’un instant. Je n’avais qu’à marcher droit devant moi. Même en pleine nuit (car la nuit était noire, je l’avoue), il était impossible de manquer le but. Si je ne l’ai pas atteint, d’autres que moi en porteront la peine.

Il s’arrêta pour reprendre haleine :

— Si étrange, si fou que cela vous paraisse, reprit-il, il y a plus étrange et plus fou. Il y a pis. Une autre épreuve m’était préparée.

À ce point, sa voix frémit, et il fit de la main le geste involontaire d’un homme surpris au cours d’un récit par une objection capitale. Son regard se fixa cette fois humblement sur le visage du doyen.

— Je vous demanderai… n’y a-t-il aucune faute à rapporter une aventure comme celle-ci — même absurde — à l’interpréter comme il me paraît convenable (il hésita encore) : …en m’attribuant involontairement un rôle… et des lumières ?…

— Allez ! Allez, coupa court l’abbé Menou-Segrais.

Il obéit, car, après un silence pendant lequel il parut plutôt s’efforcer d’éviter tout détour inutile, toute tentation de respect humain :

— Dieu m’a permis deux fois, et sans aucun doute possible, de voir de mes yeux une âme, à travers l’obstacle charnel. Et ceci non par des moyens ordinaires, par étude et réflexion, mais par une grâce particulière, merveilleuse, dont je dois le témoignage à vous, quoi qu’il m’en puisse coûter…

— Que vous tenez pour un miracle ? demanda l’abbé Menou-Segrais de son ton le plus ordinaire.

— Je le crois ainsi, dit-il.

— Vous en rendrez compte à votre évêque, répondit simplement le doyen de Campagne.

Il n’y avait, d’ailleurs, aucune surprise dans le regard dont il enveloppa — littéralement — l’étrange silhouette de son vicaire ; aucune surprise, mais une attention tranquille, indifférente à la personne, à peine curieuse des faits, avec une nuance de pitié hautaine. Le vicaire rougit jusqu’au front.

— Qu’avez-vous donc rencontré, en plein champ, en pleine nuit ?

— Un homme d’abord, dont j’ignore le nom.

— Oh ! fit seulement M. Menou-Segrais.

— Comprenez-moi, répéta l’abbé Donissan, avec un frémissement douloureux des lèvres. Il m’a abordé le premier… Je ne pensais à rien de pareil… Je ne voyais même pas son visage… Je ne connaissais pas sa voix ! Nous avons fait route ensemble un moment. Nous parlions de choses insignifiantes… le temps… la nuit… que sais-je ?…

Il s’arrêta, pris du remords de céler une partie de la vérité à son juge. Et, brusquement, pour en finir :

— C’est à ce moment que j’ai reçu cette grâce, cette illumination dont j’ai parlé. Pour l’autre rencontre…

— J’en sais assez… momentanément du moins, interrompit le doyen. Le détail importe peu.

Il renversa la tête sur l’oreiller, prit, avec une grimace douloureuse, sa tabatière tout au fond de sa poche, huma sa prise, et, levant mollement les mains comme pour s’excuser poliment d’interrompre une conversation ordinaire :

— Voulez-vous sonner Mme  Estelle ? C’est l’heure où je dois prendre ma potion de salicylate et j’ignore où elle a placé le flacon.

Le flacon fut retrouvé à sa place habituelle. Il but lentement, s’essuya les lèvres avec beaucoup de soin, puis congédia la gouvernante d’un regard affectueux. Lorsque la porte se fut refermée :

— On va vous prendre pour un fou, mon garçon, dit-il.

Mais il avait devant lui (il n’en doutait pas) un de ces hommes dont l’expérience est tout intérieure, comme formés par le dedans et dont l’équilibre n’est pas aisément rompu. À peine une légère contraction des traits accusa-t-elle plus de surprise que de crainte. Il répliqua posément :

— Je vous devais cet aveu. Dieu m’est témoin que je désire l’oubli de tout ceci, et le silence.

— Comptez sur moi, continua le doyen de Campagne, pour cacher tout ce qui peut être célé sans mensonge. Car enfin je suis votre supérieur direct, mon ami, mais j’ai mes supérieurs, moi aussi !

Après un temps :

— Je vais écrire… non ! j’irai plutôt, j’irai voir le chanoine Couvremont, l’ancien directeur du grand séminaire. C’est un confrère très sûr, très ferme. Il avisera. D’ailleurs, je ne doute point que nous ne tombions vite d’accord, lui et moi. Je prévois aisément sa décision…

Peut-être attendait-il une question, mais il n’eut pas même un regard.

— Nous demanderons pour vous une retraite prolongée, à Tortefontaine, ou chez les Bénédictins de Chévetogne. Il vous faut parler franc, l’abbé. Je vous ai cru ; je vous crois encore marqué d’un signe, choisi. N’allons pas plus loin. Nous ne sommes plus au temps des miracles. On les craindrait plutôt, mon ami. L’ordre public y est intéressé. L’administration n’attend qu’un prétexte pour nous tomber dessus. De plus, la mode est aux sciences — comme ils disent — neurologiques. Un petit bonhomme de prêtre qui lit dans les âmes comme dans un livre… On vous soignerait, mon garçon. Pour moi, ce que vous avez dit me suffit : je n’en demande pas plus : j’aime autant ne pas en entendre plus long.

Il étendit les deux mains, comme pour repousser ce secret dangereux, puis reposa sa tête au creux de l’oreiller. Mais au premier mouvement de retraite du vicaire :

— Attention ! je vous interdis formellement d’ouvrir seulement la bouche sur un tel sujet, sans mon autorisation préalable, en présence de n’importe qui. N’importe qui, entendez-vous ?

— Même mon confesseur habituel ?… demanda timidement l’abbé Donissan.

— Celui-là surtout, répondit l’autre, avec tranquillité.

Alors le silence retomba, plus lourd. Une fois, deux fois, le grand corps du vicaire oscilla de droite à gauche, et son regard se tourna vers la porte. Sa main droite tourmentait nerveusement les boutons de sa soutane. Et il entendit soudain, à son grand étonnement, sa propre voix :

— Je n’ai pas tout dit, fit-il.

Nulle réponse.

— Ce qui me reste à dire intéresse — en quelle mesure, Dieu le sait ! — le salut d’une pauvre âme dont nous aurons à répondre, vous et moi. La Providence semble me l’avoir confiée, nommément, expressément, c’est sûr, car cette personne appartient à votre famille paroissiale, monsieur le doyen.

— J’écoute, répondit l’abbé Menou-Segrais, levant lentement les yeux.

Pas une seconde, au cours du long récit qui suivit, le lucide et puissant regard ne se détourna de la face ravagée du vicaire. Une espèce d’attention douloureuse s’y pouvait lire, où la claire résolution se formait déjà peu à peu. Pas un mot ne sortit de la bouche serrée, pas un frémissement ne parcourut les longues mains blêmes posées sur les bras du fauteuil, et la tête un peu renversée, le menton haut, resplendissait d’intelligence et de volonté.

Lorsque le vicaire eut achevé, le doyen de Campagne se détourna sans affectation vers le Christ florentin pendu à son chevet et dit, d’une voix à la fois forte et tendre :

— Dieu soit béni, mon enfant, parce que vous avez si franchement et si humblement parlé. Car cette simplicité désarme l’esprit du mal même.

Faisant signe au jeune prêtre d’approcher, il se leva légèrement vers lui, chercha son regard et, face à face :

— Je vous crois, dit-il, je vous crois sans réserves. Mais j’ai besoin de préparer un moment ce que je m’en vais dire… Prenez sur ma table, à droite, là, oui : c’est l’Imitation de notre-Seigneur… Vous l’ouvrirez au livre III, chapitre lvi, et vous prononcerez du fond du cœur, particulièrement, les versets 5 et 6. Allez… Laissez-moi.

Le vieux prêtre aux dons magnifiques, que l’ignorance, l’injustice et l’envie avaient jadis désarmé, sentit à cette heure unique qu’il consommait son destin. Les comparaisons sont peu de chose, quand il faut les emprunter à la vie commune pour donner quelque idée des événements de la vie intérieure et de leur majesté. Le moment était venu où cet homme exceptionnel, à la fois subtil et passionné, aussi hardi qu’aucun autre mais capable de porter sur toute chose la pointe aiguë de l’esprit, allait donner sa pleine mesure.

— La honte d’avoir fui la gloire…, murmura-t-il, répétant de mémoire les derniers mots du chapitre. À présent, écoutez-moi, mon ami.

Docilement, le vicaire de Campagne quitta le prie-Dieu, et se tint debout à quelques pas.

— Ce que vous allez entendre, dit l’abbé Menou-Segrais, vous fera du mal sans doute. Dieu sait que je vous ai jusqu’ici trop ménagé ! Je ne voudrais point vous troubler cependant. Quoi que je dise, restez en paix. Car vous n’avez commis aucune faute, sinon d’inexpérience et de zèle. M’avez-vous compris ?

L’abbé hocha la tête.

— Vous avez agi comme un enfant, continua le vieux prêtre, après un silence. Les épreuves qui vous attendent ici ne sont point de celles qu’on peut affronter avec présomption : plus que jamais, quoi qu’il vous en coûte, vous devez leur tourner le dos, fuir, sans seulement un regard en arrière. Chacun de nous n’est tenté que selon ses forces. Notre concupiscence naît, grandit, évolue avec nous-mêmes. Elle est, comme certaines de ces infirmités chroniques, une espèce de compromis entre la maladie et la santé. Alors, la patience suffit. Mais il arrive que le mal s’aggrave tout à coup, qu’un élément nouveau…

Il s’interrompit, non sans quelque embarras vite surmonté.

— Prenez d’abord note de ceci : pour tout le monde vous n’êtes désormais (jusqu’à quand ?) qu’un petit abbé plein d’imagination et de suffisance, moitié rêveur, moitié menteur, ou un fou. Subissez donc la pénitence qui vous sera sûrement imposée, le silence et l’oubli temporaire du cloître, non pas comme un châtiment injuste, mais nécessaire et justifié… M’avez-vous compris encore ?

Même regard et même signe.

— Sachez-le, mon enfant. Depuis des mois je vous observe, sans doute avec trop de prudence, d’hésitation. Cependant j’ai vu clair, dès le premier jour. Certaines grâces vous sont prodiguées comme avec excès, sans mesure : c’est apparemment que vous êtes exceptionnellement tenté. L’Esprit-Saint est magnifique, mais ses libéralités ne sont jamais vaines : il les proportionne à nos besoins. Pour moi, ce signe ne peut tromper : le diable est entré dans votre vie.

L’abbé Donissan se tut encore.

— Ah ! mon petit enfant ! Les nigauds ferment les yeux sur ces choses ! Tel prêtre n’ose seulement prononcer le nom du diable. Que font-ils de la vie intérieure ? Le morne champ de bataille des instincts. De la morale ? Une hygiène des sens. La grâce n’est plus qu’un raisonnement juste qui sollicite l’intelligence, la tentation un appétit charnel qui tend à la suborner. À peine rendent-ils ainsi compte des épisodes les plus vulgaires du grand combat livré en nous. L’homme est censé ne rechercher que l’agréable et l’utile, la conscience guidant son choix. Bon pour l’homme abstrait des livres, cet homme moyen rencontré nulle part ! De tels enfantillages n’expliquent rien. Dans un pareil univers d’animaux sensibles et raisonneurs il n’y a plus rien pour le saint, ou il faut le convaincre de folie. On n’y manque pas, c’est entendu. Mais le problème n’est pas résolu pour si peu. Chacun de nous — ah ! puissiez-vous retenir ces paroles d’un vieil ami ! — est tour à tour, de quelque manière, un criminel ou un saint, tantôt porté vers le bien, non par une judicieuse approximation de ses avantages, mais clairement et singulièrement par un élan de tout l’être, une effusion d’amour qui fait de la souffrance et du renoncement l’objet même du désir, tantôt tourmenté du goût mystérieux de l’avilissement, de la délectation au goût de cendre, le vertige de l’animalité, son incompréhensible nostalgie. Hé ! qu’importe l’expérience, accumulée depuis des siècles, de la vie morale. Qu’importe l’exemple de tant de misérables pécheurs, et de leur détresse ! Oui, mon enfant, souvenez-vous. Le mal, comme le bien, est aimé pour lui-même, et servi.

La voix naturellement faible du doyen de Campagne s’était assourdie peu à peu, en sorte qu’il semblait depuis un moment parler pour lui tout seul. Il n’en était rien pourtant. Son regard, sous les paupières à demi baissées, ne quittait point le visage de l’abbé Donissan.

Jusqu’alors ce visage était resté en apparence impassible. À ces derniers mots, cette impassibilité se dissipa soudain, et ce fut comme un masque qui tombe.

— Faut-il donc croire !… s’écria-t-il. Sommes-nous vraiment si malheureux !

Il n’acheva pas la phrase commencée, il ne l’appuya d’aucun geste ; une détresse infinie, au delà sans doute d’aucun langage, s’exprima si douloureusement par cette protestation bégayante, la résignation désespérée de ses yeux pleins d’ombre, que M. Menou-Segrais lui ouvrit, presque involontairement, les bras. Il s’y jeta.

À présent, il était à genoux contre le haut fauteuil capitonné, sa rude tête aux cheveux courts naïvement jetée sur la poitrine de son ami… Mais d’un commun accord, leur étreinte fut brève. Le vicaire reprit simplement l’attitude d’un pénitent aux pieds de son confesseur. L’émotion du doyen se marqua seulement au léger tremblement de sa main droite dont il le bénit.

— Ces paroles vous scandalisent, mon enfant. Puissent-elles aussi vous armer ! Il n’est que trop sûr ; votre vocation n’est pas du cloître.

Il eut un sourire triste, vite réprimé.

— La retraite qu’on vous imposera bientôt sera sans nul doute un temps d’épreuve et de déréliction très amère. Il se prolongera plus que vous ne pensez, n’en doutez pas.

D’un regard paternel, non sans un rien d’ironie très douce, il considéra longuement le visage penché.

— Vous n’êtes point né pour plaire, car vous savez ce que le monde hait le mieux, d’une haine perspicace, savante : le sens et le goût de la force. Ils ne vous lâcheront pas de sitôt.

…Le travail que Dieu fait en nous, reprit-il après un court silence, est rarement ce que nous attendons. Presque toujours l’Esprit-Saint nous semble agir à rebours, perdre du temps. Si le morceau de fer pouvait concevoir la lime qui le dégrossit lentement, quelle rage et quel ennui ! C’est pourtant ainsi que Dieu nous use. Certaines vies de saints paraissent d’une affreuse monotonie, un vrai désert.

Il baissa lentement la tête, et pour la première fois l’abbé Donissan vit ses yeux s’obscurcir et deux profondes larmes en descendre. Tout aussitôt, secouant la tête :

— En voilà assez, fit-il. Hâtons-nous ! Car l’heure sonnera bientôt où je ne pourrai plus rien pour vous, selon le monde. Parlons à présent bien net, aussi clairement que possible. Rien de meilleur que d’exprimer le surnaturel dans un langage commun, vulgaire, avec les mots de tous les jours. Aucune illusion ne tient là contre. Je passe sur votre première aventure : que vous ayez, ou non, vu face à face à celui que nous rencontrons chaque jour — non point, hélas ! au détour d’un chemin, mais en nous-mêmes — comment le saurais-je ? Le vîtes-vous réellement, ou bien en songe, que m’importe ? Ce qui peut paraître au commun des hommes l’épisode capital n’est le plus souvent, pour l’humble serviteur de Dieu, que l’accessoire. Nul moyen de juger de votre clairvoyance et de votre sincérité que vos œuvres : vos œuvres rendront témoignage pour vous. Laissons cela.

Il releva ses oreillers, reprit haleine, et continua, avec la même singulière bonhomie :

— J’en viens à votre seconde aventure, qui n’est pas sans intérêt pour moi-même, il s’en faut. Car une erreur de votre jugement a pu nuire ici à l’une de ces âmes qui, vous l’avez dit, nous sont confiées. Je ne connais pas la fille de M. Malorthy. Je ne sais rien du crime dont vous la pensez coupable. À nos yeux le problème se pose autrement. Criminelle ou non, cette petite fille a-t-elle été l’objet d’une grâce exceptionnelle ? Avez-vous été l’instrument de cette grâce ? Comprenez-moi… Comprenez-moi… À chaque instant, il peut nous être inspiré le mot nécessaire, l’intervention infaillible — celle-là — pas une autre. C’est alors que nous assistons à de véritables résurrections de la conscience. Une parole, un regard, une pression de la main, et telle volonté jusqu’alors infléchissable s’écroule tout à coup. Pauvres sots qui nous imaginons que la direction spirituelle obéit aux lois ordinaires des confidences humaines, même sincères ! Sans cesse nos plans se trouvent bouleversés, nos meilleures raisons réduites à rien, nos faibles moyens retournés contre nous. Entre le prêtre et le pénitent, il y a toujours un troisième acteur invisible qui parfois se tait, parfois murmure, et tout soudain parle en maître. Notre rôle est souvent tellement passif ! Aucune vanité, aucune suffisance, aucune expérience ne résiste à ça ! Comment donc imaginer, sans un certain serrement de cœur, que ce même témoin, capable de se servir de nous sans nous rendre nul compte, nous associe plus étroitement à son action ineffable ? S’il en a été ainsi pour vous, c’est qu’il vous éprouve, et cette épreuve sera rude, si rude qu’elle peut bouleverser votre vie.

— Je le sais, balbutia le pauvre prêtre. Ah ! que vos paroles me font mal !

— Vous le savez ? interrogea l’abbé Menou-Segrais. De quelle manière ?

L’abbé Donissan se cacha le visage dans ses mains, puis, comme honteux d’un premier mouvement, il reprit, la tête droite, les yeux sur le pâle jour du dehors :

— Dieu m’a inspiré cette pensée qu’il me marquait ainsi ma vocation, que je devrais poursuivre Satan dans les âmes, et que j’y compromettrais infailliblement mon repos, mon honneur sacerdotal, et mon salut même.

— N’en croyez rien, répliqua vivement le curé de Campagne. On ne compromet son salut qu’en s’agitant hors de sa voie. Là où Dieu nous suit, la paix peut nous être ôtée, non la grâce.

— Votre illusion est grande, répondit l’abbé Donissan avec calme, sans paraître s’apercevoir combien de telles paroles étaient éloignées de son ton habituel de déférence et d’humilité. Je ne puis douter de la volonté qui me presse, ni du sort qui m’attend.

Le regard de l’abbé Menou-Segrais eut cette joie du chercheur qui entrevoit soudain la solution longtemps cherchée.

— Quel sort vous attend donc, mon fils ?

Le vicaire haussa légèrement les épaules.

— Je ne vous demanderai pas votre secret. J’en aurais eu le droit jadis. À présent nous changeons de route, vous et moi, et déjà vous ne m’appartenez plus.

— Ne parlez pas ainsi, murmura l’abbé Donissan, les yeux sombres et fixes. Où que j’aille, si profondément que je m’enfonce, — oui — dans les bras mêmes de Satan, je me souviendrai de votre charité.

Puis, comme si l’image qui s’emparait de son esprit l’agitait trop douloureusement et qu’il voulût la fuir (ou peut-être l’affronter), il se mit brusquement debout.

— Est-ce là votre secret, s’écria M. Menou-Segrais, est-ce là ce que vous prétendez tenir de Dieu ! Ai-je bien compris que vous blasphémiez en vous la divine miséricorde ? Ce ne sont pas là mes leçons ! Entendez-moi, malheureux ! Vous êtes (depuis combien de temps ?…) la dupe, le jouet, le ridicule instrument de celui que vous redoutez le plus.

Il faisait de ses deux mains levées, puis abaissées, un geste d’horreur et de découragement, que démentait l’éclat volontaire de son regard.

— Je n’ai pas blasphémé, reprit l’abbé Donissan. Je n’ai pas désespéré de la justice du bon Dieu. Je croirai jusqu’à la dernière minute de ma misérable vie que les seuls mérites de Notre-Seigneur sont bien assez grands pour m’absoudre, moi-même et tous avec moi. Cependant ce n’est sans cause qu’il m’a été révélé un jour, d’une manière si efficace, l’effrayante horreur du péché, le misérable état des pécheurs, et la puissance du démon.

— À quel moment ?… commença l’abbé Menou-Segrais.

Mais, sans le laisser achever, ou plutôt comme s’il ne se souciait point de l’entendre, le futur saint de Lumbres continuait :

— De cela, le pressentiment me fut donné jadis. Avant que de connaître la vérité, j’en ai porté la tristesse. Chacun reçoit sa part de lumière : de plus zélés, de plus instruits ont sans doute un sentiment très vif de l’ordre divin des choses. Pour moi, dès l’enfance, j’ai vécu moins dans l’espérance de la gloire que nous posséderons un jour que dans le regret de celle que nous avons perdue. (Son visage se durcissait à mesure, un pli de colère se creusait sur son front.) Ah ! mon père, mon père ! J’ai désiré écarter de moi cette croix ! Est-ce possible ! Je la reprenais toujours. Sans elle, la vie n’a pas de sens : le meilleur devient un de ces tièdes que le Seigneur vomit. Dans notre affreuse misère, humiliés, foulés, piétinés par le plus vil, que serions-nous, si nous ne sentions au moins l’outrage ! Il n’est pas tout à fait maître du monde, tant que la sainte colère gonfle nos cœurs, tant qu’une vie humaine, à son tour, jette le Non Serviam à sa face.

Des mots se pressaient dans sa bouche, sans proportion avec les images intérieures qui les suscitaient. Et ce flot de paroles chez un homme naturellement silencieux trahissait presque le délire.

— Je vous arrête, dit froidement l’abbé Menou-Segrais. Je vous ordonne de m’entendre. Vous ne parlez tant que pour vous tromper vous-même et me tromper avec vous. Laissons cela. Mais je sais que vous n’êtes pas homme à vous payer de mots. Cette violence suppose quelque résolution, quelque projet, quelque acte peut-être, que je veux connaître.

Ce coup porta si juste que l’abbé Donissan leva vers son doyen un regard éperdu. Mais le vieillard subtil et fort poursuivait déjà :

— De quelle manière avez-vous réalisé dans votre vie des sentiments dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils sont troubles et dangereux ?

Le jeune prêtre se tut.

— Je vous mettrai donc sur la voie, reprit M. Menou-Segrais. Vous commençâtes par des mortifications excessives. Puis vous vous êtes jeté dans le ministère avec une égale frénésie. Les résultats que vous obteniez réjouissaient votre cœur. Ils eussent dû vous rendre la paix. Cependant vous ne la connaissiez pas encore ! Dieu ne la refuse jamais au bon serviteur, à la limite de ses forces. L’auriez-vous donc, délibérément refusée ?

— Je ne l’ai pas refusée, répliqua l’abbé Donissan, avec effort. Je suis plutôt disposé par la nature à la tristesse qu’à la joie…

Il parut réfléchir un instant, chercher à sa pensée une expression modérée, conciliante, puis, se décidant tout à coup, d’une voix que la passion assourdissait plutôt, comparable à une flamme sombre :

— Ah ! plutôt le désespoir, s’écria-t-il, et tous les tourments qu’une lâche complaisance pour les œuvres de Satan !

À sa grande surprise, car il avait laissé échapper ce souhait comme un cri, et l’avait entendu avec une espèce d’effroi, le doyen de Campagne lui prit les deux mains dans les siennes et dit doucement :

— C’en est assez : je lis clairement en vous : je ne m’étais pas trompé. Non seulement vous n’avez pas sollicité de consolation, mais vous avez entretenu votre esprit de tout ce qui était capable de vous pousser au désespoir. Vous avez entretenu le désespoir en vous.

— Non pas le désespoir, s’écria-t-il, mais la crainte.

— Le désespoir, répéta l’abbé Menou-Segrais sur le même ton, et qui vous eût conduit de la haine aveugle du péché au mépris et à la haine du pécheur.

À ces mots, l’abbé Donissan, s’arrachant à l’étreinte du doyen de Campagne, et les yeux soudain pleins de larmes :

— La haine du pécheur ! s’écria-t-il d’une voix rauque (la pitié de son regard avait quelque chose de farouche). La haine du pécheur !

La violence et le désordre de ses sentiments arrêtèrent la parole sur ses lèvres, et ce ne fut qu’après un long silence qu’il ajouta, les yeux clos sur une vision mystérieuse :

— J’ai disposé d’un bien autrement précieux que la vie…

Alors la voix du doyen de Campagne retentit dans le nouveau silence, ferme, claire, impossible à éluder :

— Je n’ai jamais douté qu’il y eût dans votre vie intérieure un secret, mieux gardé par votre ignorance et votre bonne foi que par n’importe quelle duplicité. Il y a quelque imprudence consommée. Je ne serais pas surpris que vous ayez formé quelque vœu dangereux…

— Je n’aurais pu former aucun vœu sans la permission de mon confesseur, balbutia le pauvre prêtre.

— Si ce n’est un vœu, c’est quelque chose qui lui ressemble, répliqua l’abbé Menou-Segrais.

Puis, se dressant péniblement hors de ses oreillers, les deux mains posées sur ses genoux, sans élever le ton :

— Je vous l’ordonne, mon enfant.

Au grand étonnement du doyen, son vicaire hésita longtemps, le regard dur. Puis avec un frisson douloureux :

— Il est vrai, je vous assure… Je n’ai fait aucun vœu, aucune promesse, à peine un souhait… peut-être… sans doute mal justifié, au moins selon la prudence humaine…

— Il empoisonne votre cœur, répliqua l’abbé Menou-Segrais.

Alors, secouant la tête et prenant parti :

— Voilà peut-être ce qui mérite vos reproches… La possession de tant d’âmes par le péché… m’a souvent transporté de haine contre l’ennemi… Pour leur salut, j’ai offert tout ce que j’avais ou posséderais jamais… ma vie d’abord — cela est si peu de chose !… — les consolations de l’Esprit-Saint…

Il hésita encore :

— Mon salut, si Dieu le veut ! fit-il à voix basse.

L’aveu fut reçu dans un profond silence. Les paroles extraordinaires parurent créer ce silence, s’y perdre d’elles-mêmes.

Alors l’abbé Menou-Segrais parla de nouveau :

— Avant de continuer, fit-il avec sa simplicité ordinaire, renoncez cette pensée à jamais, et priez Dieu de vous pardonner. De plus, je vous interdis de parler de ces choses à un autre que moi.

Puis, comme l’abbé ouvrait la bouche pour lui répondre, le magistral clinicien des âmes, toujours ferme dans sa prudence et son bon sens souverain :

— Gardez-vous d’insister, fit-il. Taisez-vous. Il ne s’agit plus que d’oublier. Je sais tout. L’entreprise a été irréprochablement conçue et réalisée de point en point. Le démon ne trompe pas autrement ceux qui vous ressemblent. S’il ne savait abuser des dons de Dieu, il ne serait rien de plus qu’un cri de haine dans l’abîme, auquel aucun écho ne répondrait…

Bien que sa voix ne décelât aucune excessive émotion, cette dernière se marqua pourtant à ce signe que l’abbé Menou-Segrais prit sa canne au pied du fauteuil, se leva, et fit quelques pas dans sa chambre. Son vicaire demeurait debout, à la même place.

— Mon petit enfant, dit le vieux prêtre, que de périls vous attendent ! Le Seigneur vous appelle à la perfection, non pas au repos. Vous serez de tous le moins assuré dans votre voie, clairvoyant seulement pour autrui, passant de la lumière aux ténèbres, instable. L’offre téméraire a été, en quelque manière, entendue. L’espérance est presque morte en vous, à jamais. Il n’en reste que cette dernière lueur sans quoi toute œuvre deviendrait impossible et tout mérite vain. Ce dénuement de l’espérance, voilà ce qui importe. Le reste n’est rien. Sur la route que vous avez choisie — non ! où vous vous êtes jeté ! — vous serez seul, décidément seul, vous marcherez seul. Quiconque vous y suivrait, se perdrait sans vous secourir.

— Je n’ai pas demandé cela, s’écria le futur saint de Lumbres, avec une violence soudaine. (Par un contraste véritablement pathétique, sa voix restait sombre et volontaire.) Je n’ai pas sollicité ces grâces singulières. Je n’en veux pas ! Je ne désire pas de miracles ! Je n’en ai jamais demandé ! Qu’on me laisse donc vivre et mourir dans la peau d’un pauvre homme qui ne sait ni A ni B. Non ! Non ! ce qui a été commencé cette nuit ne sera pas achevé ! J’ai rêvé. J’étais fou.

L’abbé Menou-Segrais regagna son fauteuil, s’y étendit, et répliqua sans élever la voix :

— Qui le sait ? Lequel d’entre ceux que nous honorons comme nos pères dans la foi n’a été traité de visionnaire ? Quel visionnaire n’a eu ses disciples ? Au point où vous êtes, vos œuvres seules parleront pour ou contre vous.

Après un moment, il ajouta, sur un ton plus doux :

— Ne suis-je pas à plaindre aussi, mon enfant ? Mon expérience des âmes, une réflexion de plusieurs mois me portent à croire que Dieu vous a choisi. Les nigauds incrédules n’admettent pas les saints. Les nigauds dévots s’imaginent qu’ils poussent tout seuls comme l’herbe des champs. Peu savent que l’arbre est d’autant plus fragile qu’il est d’essence plus rare. Votre destinée, à laquelle tant d’autres destinées sont liées sans doute, cela est à la merci d’un faux pas, d’un abus même involontaire de la grâce, d’une décision hâtive, d’une incertitude, d’une équivoque. Et vous m’êtes confié ! Vous êtes à moi ! De quelles mains tremblantes je vous offre à Dieu ! Aucune faute ne m’est permise. Qu’il m’est cruel de ne pouvoir me jeter à genoux à vos côtés, rendre grâces avec vous ! J’attendais de jour en jour une confirmation surnaturelle des desseins de Dieu sur votre âme. J’attendais cette confirmation de votre zèle, de votre influence grandissante, de la conversion de mon petit troupeau. Et dans votre vie si troublée, si pleine d’orages, le signe a éclaté comme la foudre. Il me laisse plus perplexe qu’avant. Car il est sûr désormais que ce signe est équivoque, que le miracle même n’est pas pur !

Il réfléchit un moment, puis, levant les épaules, dans un geste d’impuissance :

— Dieu sait que je ne céderais pas à la crainte ! Dieu sait que je suis trop tenté d’affronter le jugement d’autrui ! On m’accuse volontiers d’indépendance et même d’insubordination. Il y a pourtant telle règle qu’on ne peut enfreindre. Que vous vous déchiriez à coups de discipline, j’y mettrais ordre. Que vous rêviez le diable, ou le rencontriez à tous les carrefours, cela me regarde. Mais cette histoire, non moins invraisemblable de la petite Malorthy, m’éclaire. Je ne puis vous laisser libre de parler et d’agir dans cette paroisse selon vos lumières… Je ne puis m’en remettre à vous… Je dois… il faut… il est nécessaire que je m’ouvre de tout ceci à nos supérieurs. Mon appui vous sera de peu ! D’autre part, vous devrez ne dissimuler rien. Dès lors… ah ! dès lors !… qui sait quand vous l’emporterez enfin sur la défiance des uns, la pitié des autres, la contradiction de tous ! L’emporterez-vous même jamais ? Me serais-je trompé sur vous ? Ai-je encore trop attendu ! Un vieillard ne peut plus manquer sa vie. Mais j’aurai manqué ma mort.

L’abbé Donissan sortit enfin de son silence. Loin de le confondre, ce dernier doute exprimé lui rendait visiblement courage. Il objecta timidement :

— Je ne désire rien tant que l’oubli, l’effacement, la vie commune, mes devoirs d’état. Si vous le vouliez, qui m’empêcherait de redevenir ce que j’étais avant ? Qui se soucierait de moi ? Je n’attire l’attention de personne. J’ai la réputation que je mérite d’un prêtre bien simple, bien borné… Ah ! si vous le permettiez, il me semble que j’arriverais à passer inaperçu même du bon Dieu et de ses anges !

— Inaperçu ! s’écria doucement l’abbé Menou-Segrais (il souriait, mais avec des yeux pleins de larmes…) Toutefois il s’interrompit aussitôt. L’escalier retentissait du pas singulièrement précipité de la gouvernante. La porte s’ouvrit presque aussitôt, et, très pâle, avec cette hâte des vieilles femmes à annoncer les mauvaises nouvelles :

Mlle  Malorthy vient de se périr, dit-elle.

Et, déjà satisfaite de l’effet produit, elle ajouta :

— Elle s’a ouvert la gorge avec un rasoir…

On lira ci-dessous la lettre de Monseigneur au chanoine Gerbier :

Mon cher Chanoine,

J’ai des remerciements à vous faire pour le sang-froid, l’intelligence et le zèle discret dont vous avez fait preuve au cours de certains événements bien douloureux à mon cœur paternel. Le malheureux abbé Donissan a quitté cette semaine la maison de santé de Vaubecourt, où il a été traité avec le plus grand dévouement par le docteur Jolibois. Ce praticien, élève du docteur Bernheim de Nancy, m’a entretenu hier du présent état de santé de notre cher enfant. Il a témoigné de cette largeur de vues et de cette tendre sollicitude que j’ai eu l’occasion d’admirer déjà bien souvent chez des hommes de science que leurs études ont malheureusement détournés de la foi. Il attribue ces troubles passagers à une grave intoxication des cellules nerveuses, probablement d’origine intestinale.

Sans manquer à la charité, qui doit être notre règle constante, je déplore avec vous la négligence, pour ne pas dire plus, de M. le doyen de Campagne. En agissant nettement et vigoureusement, il nous eût sans doute évité de paraître momentanément en conflit avec les autorités civiles. Toutefois, grâce à votre judicieuse intervention et après un premier malentendu, vite dissipé, M. le docteur Gallet a usé vis-à-vis de nous de la plus haute courtoisie en nous aidant à limiter le scandale. Par ailleurs, son diagnostic a été confirmé par son éminent confrère de Vaubecourt. Ces deux traits font autant d’honneur à son caractère qu’à ses connaissances professionnelles.

Le témoignage de Mlle  Malorthy, les confidences faites en pleine démence, ou dans la période de pré-agonie, n’eussent pas suffi sans doute à compromettre, dans la personne de M. Donissan, la dignité de notre ministère. Mais sa présence au chevet de la mourante, en dépit de la protestation formelle de M. Malorthy, ne devait être en aucun cas tolérée par M. le doyen de Campagne. J’accorde que ce qui a suivi ne pouvait être prévu d’un homme sensé. Le désir de cette jeune personne, manifesté publiquement, d’être conduite au pied de l’église pour y expirer, ne devait pas être pris en considération. Outre que le père et le médecin traitant s’opposaient à une telle imprudence, ce qu’on sait du passé et de l’indifférence religieuse de Mlle  Malorthy autorisait à croire que, déjà soignée jadis pour troubles mentaux, l’approche de la mort bouleversait sa faible raison. Que dire de l’altercation qui a suivi ! Des étranges paroles prononcées par le malheureux vicaire ! Que dire surtout du véritable rapt commis par lui, lors que, arrachant la malade aux mains paternelles, il l’a portée tout ensanglantée et moribonde à l’église, heureusement voisine ! De tels excès sont d’un autre âge, et ne se qualifient point.

Grâce au ciel, le scandale a heureusement pris fin. De bonnes âmes, plus zélées que sages, attiraient déjà l’attention sur cette conversion in articulo mortis, dont l’invraisemblance nous eût couverts de ridicule. J’y ai mis bon ordre. Notre solution a contenté tout le monde. À l’exception sans doute de M. le doyen de Campagne qui, en se renfermant dans un silence dédaigneux, et en nous refusant son témoignage, s’est montré, pour le moins, singulier.

Sur mes instructions, M. l’abbé Donissan est entré à la Trappe de Tortefontaine. Il y restera jusqu’à confirmation de sa guérison. J’accorde que sa parfaite docilité plaide en sa faveur, et qu’il y a lieu d’espérer que nous pourrons un jour, ces faits regrettables tombés dans l’oubli, lui trouver dans le diocèse un petit emploi, en rapport avec ses capacités.

Cinq ans plus tard, en effet, l’ancien vicaire de Campagne était nommé curé desservant d’une petite paroisse, au hameau de Lumbres. Ses œuvres y sont connues de tous. La gloire, auprès de laquelle toute gloire humaine pâlit, alla chercher dans ce lieu désert le nouveau curé d’Ars. La deuxième partie de ce livre, d’après des documents authentiques et des témoignages que personne n’oserait récuser, rapporte le dernier épisode de son extraordinaire vie.