Texte établi par Édition Bernard Valiquette,  (p. 225-248).

UN SOIR, AU BORD DU LAC-DES-ÎLES


Un soir d’un des derniers étés.

Auguste Renault, ce vétéran des prospecteurs du Témiscamingue, au seuil de son « campe » au bord du Lac-des-Îles, regardait venir le temps… C’est nous qui arrivâmes inopinément dans son champ visuel. Nous venions de Kanasuta, de l’autre côté du lac. Enlevée par nos rames, notre « verchères » se soulevait comme avec deux ailes ; et la forêt, à terre, qui s’assombrissait, et le lac, dont les flots se mordoraient sous les dernières lueurs du jour, se livraient un combat pour notre conquête. Ce fut la forêt qui l’emporta. D’une seule coulée, notre regard en prit connaissance en même temps que du « campe » qui s’y appuyait avec sérénité.

Le prospecteur, nous apercevant soudain, se leva. Sans probablement nous reconnaître, plaçant ses mains en cornet sur sa bouche, il cria : « Bonjour !… Bienvenue !… »

C’est une parcelle de vie sur celui qui seul veille dans la forêt quand arrivent des visiteurs. Le fond de notre chaloupe glissa sur le sable.

« Bonjour, bonjour !… » cria de nouveau Auguste Renault qui vint à notre rencontre, nous aidant à mettre notre embarcation en sûreté…

Je voyageais, cette fin d’été-là, au Témiscamingue. Une après-midi que j’arpentais une rue de la banlieue de Rouyn, je me heurtai sur un individu, apparemment distrait, qui marchait en sens contraire. Je levai les yeux et allais lui faire des excuses quand je reconnus… On ne peut pas deviner qui…

Le père Lasnier en personne ; notre « savant », cette bonne vieille connaissance que nous avons rencontrée, un été, dans les solitudes de la région de Chibougamo où il faisait partie d’un groupe de géologues qui faisaient là des études pour le compte du gouvernement de la province. Joies de la rencontre ; étonnement ; poignées de mains :

« Et qu’est-ce que vous devenez, M. Lasnier ?…

— J’arpente la terre ; je parcours le monde ; je mesure le globe… à la recherche de l’« espace vital » si cher au Reich-Grand-Allemand, me répondit-il avec un accent cornélien des mieux réussis. Et vous, que faites-vous ce soir, curieux et sympathique ami ?

— Moi, je me contente d’arpenter Rouyn et je continuerai ce soir, sans doute.

— Non, il y a mieux à faire. Vous allez venir avec moi à Kanasuta.

— À Kanasuta, pourquoi faire ?

— Veiller avec mon vieil ami Auguste Renault dans son « campe » au bord du Lac-des-Îles. Et vous m’accompagnez, Monsieur. Mon auto est là, au garage tout proche. On y va ?

Deux minutes après, joyeux, je sautais à pieds joints dans le « bazou » du père Lasnier. Crac ! on décolle et en route pour Kanasuta où, après avoir grimpé, quitté la route nationale, un petit chemin en lacet prodigieusement déclive, nous arrivons au bout d’une demi-heure.

Kanasuta : quelques chalets de planches sommés de tôle ondulée, noircie par les intempéries, sis au fin bord du lac. Une « verchères » est là qui semble nous attendre et que nous louons pour gagner l’autre côté du lac…

Et maintenant nous voici tous trois, fumant à pipe que veux-tu, assis sur la « vérandah » du vieux prospecteur. La nuit commence à cacher les monts lointains et à l’ouest s’abîme un soleil jaune soufre. Il y a déjà un peu de graine de froid dans l’air. On sent, le soir descendu, l’automne et l’hiver derrière lui. Mais quelle nuit splendide se prépare autour de nous ! Silence ; une minute, c’est un calme soporifique ; une tranquillité de commencement du monde. Puis voici, du côté de la forêt, quelques roulades de cri-cri des derniers pépiements des oiseaux et les premières rumeurs nocturnes. Les habitants de la nuit se préparent à répondre à l’appel des premières étoiles. Le lac, plaqué d’argent fondu, s’étend dans un vaste cirque de collines basses aux courbes harmonieuses et souples comme une onde qui s’apaise,

Pour le moment je rêve, en regardant à travers la fumée de ma pipe que nul vent ne chasse, la Croix du Sud tourner dans le ciel profond. Dans cet air tranquille du soir tombant, je me sens envahi d’émotions douces et de pensées apaisantes. L’ambiance du paysage me semble amicale. La forêt ressemble à un paradis d’ombrage et de confort en même temps qu’un grouillement de vie discrète et cachée. Des bouffées d’odeurs de bois me frappent au visage… Est-ce bien là un coin de cette terre âpre et rugueuse qui défend avec obstination le métal qui se cache en ses flancs ?… Cette « terre qui paye » et dont on cherche avec tant d’avidité à percevoir les multiples parcelles jaunes, plus lumineuses, plus belles encore, aux yeux des humains qui les cherchent, que la lune qui vient de déchirer un voile de nuages et qui risque un œil, dardant ses reflets sur les petites vagues du lac qui s’argente ?… Est-ce bien là une portion de cette toundra hétéroclite de rochers et de schistes, de soulèvements de sable asphaltique, rugueuse enveloppe de ces trésors souterrains qui feront, un jour, de cette partie inférieure du Bouclier canadien l’Eldorado du Canada ?…

À pareil moment, lorsqu’on est assis l’un en face de l’autre, et qu’on se regarde sans parler, le visage familier nous parait comme lointain. Il semble qu’on se voit sous un jour inconnu, en dehors du temps. Mais on finit quand même par vouloir parler, savoir, apprendre quelque chose de nouveau…

Et je sais que le père Lasnier, lui, ne peut rester longtemps sans parler, Auguste Renault et moi le connaissons comme une encyclopédie ambulante, cet homme qui a couru tout le continent américain, et qui a étudié à fond chaque coin de terre qu’il a foulé. Il sait citer des faits, des dates : il aime à émailler son parler d’anecdotes sérieuses ou plaisantes, Et, comme je rêve toujours :

« Je sais ce que vous pensez », me dit, soudain, le père Lasnier, dont la voix résonna, étrange, dans ce calme du soir…

— Ah !

— C’est à cette terre qui nous entoure. Jusqu’à il y a quelques années, vous l’avez connue comme le théâtre du labeur silencieux du colon, du fertilisateur de terre ; vous y voyez des hommes qui défrichent, qui assèchent, qui labourent et qui sèment ; qui plantent et qui bâtissent des fermes ; qui s’acharnent à ce travail souvent ingrat en dépit de ceux qui en prédisent parfois l’inutilité… Vous y voyez des gens vivant de peu, aux mœurs simples, qui s’acharnent à ce « boulot » de fouisseurs, comme s’ils faisaient cela uniquement pour la gloire et, qui partiront, un jour, pour le grand voyage dont on ne revient pas sans même connaître la vertu de leur sacrifice…

— Oh ! quel lyrisme, cher « savant » !… Oui, je pensais à tout cela ; à ces bûcheurs et à ces semeurs faits à l’image, j’imagine, de cette belle terre qui nous entoure…

— Mais derrière eux, moi, je vois les possibilités indéfinies des profondeurs de notre vaste Bouclier, de son sous-sol, objet qu’ils croient jamais atteint, de cette randonnée romanesque de nos prospecteurs québécois… Ne trouvez-vous pas qu’il y a dans la vie de ces braves comme une mystique, fraîche et facile, quelque chose de charmant qu’on ne doit pas oublier et qui nous repose de cette hégémonie, dont on ne voit pas les éléments, que s’attribuent les grandes villes qui cherchent, en tirant la couverture, à monopoliser l’attention générale ?… N’est-ce pas nos mineurs que l’on pourrait mêler, par les moyens de l’amour et du travail, aux palpitations de la vie ?… Il y a à boire et à manger dans cette gigantesque randonnée de nos prospecteurs… Il y a des souvenirs aussi, et même des échappées sur la poésie mécanique et populaire de cette fin de demi-siècle…

— En effet, mon cher M. Lasnier, ils m’apparaissent toujours un peu comme des héros, ces fouilleurs de terre, ces êtres de liberté, de gloire et de joie, pleins des ivresses de l’espace et de cet élan un peu fou vers l’aventure et vers l’inconnu…

Durant cette espèce de concours déclamatoire auquel, d’ailleurs, se prêtait le paysage ambiant, la lune s’était levée tout de bon, dorant et argentant tour à tour le monde, et dans le ciel clair, il y avait l’errance des étoiles qui parcouraient, au-dessus de nous, leur cycle immuable. Sous cette clarté céleste, ce fut en vain qu’un fanal qu’Auguste Renault venait d’accrocher à la porte du campe, allongeait sa clarté en éventail sur un troupeau noir et pattu de troncs dépouillés par un récent incendie, tout près de là…

Auguste Renault, qui n’avait fait jusque-là qu’écouter avec cette philosophie que distillent le grand air, la nuit ou le plein soleil, prit à son tour la parole :

« Je l’ai souvent dit, le sous-sol du nord-ouest québécois est d’une richesse inouïe. Mais ces trésors, il faut les extraire. Et pour les tirer de la terre, il faut des prospecteurs qui ont des reins et des bras. La terre est ce que la font les hommes qui la regardent avec des yeux amoureux et candides. Ici, ils seront laboureurs et prospecteurs. Les deux ont réussi en général. Mais cette partie du pays où nous sommes, en proie à la rocaille, appartiendra aux mineurs dont l’aventure est aussi merveilleuse que celle de ces fondateurs du pays que sont les colons, qui ont aussi assurément leurs heures de joie, de fierté et de confiance…

Le vieux prospecteur alluma une cigarette puis en aspirant une large bouffée, continua :

« Quelle belle histoire que celle de nos mines du nord-ouest de Québec, de l’Abitibi et de ce district d’Opasatika ! On connaît l’histoire et la richesse des Noranda, des Malartic, des Siscoe, des Lamaque, des O’Brien et de bien d’autres ; mais combien y en a-t-il encore dont on ne sait à peine que le nom.

— C’est qu’on en découvre tous les jours, de ces mines, fit remarquer le père Lasnier.

— C’est vrai ; tenez, reprit Auguste Renault, tout dernièrement, les hommes de la « Clavery Gold Mines », située à quatorze milles d’Amos, là-bas, ont vécu des heures d’émotion quand un coup de dynamite à la surface d’une veine a découvert un quartier de minerai de trois cents livres d’une teneur d’or qu’à première vue on évaluait à quarante pour cent. Et ce bloc dans lequel on a retracé des « nuggets » d’une grande richesse a donné aux ingénieurs l’impression qu’ils étaient en présence d’un gisement des plus prometteurs…

— Vous savez, fit remarquer le père Lasnier, que les travaux de cette mine sont sous la direction du Dr Bruet, savant géologue français, qui est en train de découvrir un nouvel El dorado au nord d’Amos…

— J’ai entendu dire ça, mais je voudrais bien en savoir plus, dit Auguste Renault.

— J’ai précisément étudié la question, reprit le « savant ». Vous permettez ? me demanda-t-il ; c’est peut-être ennuyeux pour vous…

— Je vous en prie.

— Voilà. Chaque fois que dans la recherche du minerai, les prospecteurs voient du Précambrien, ils peuvent avoir l’espoir d’y rencontrer des gisements métallifères avec même la possibilité d’y découvrir de l’or. C’est ce que peuvent nous enseigner les professeurs de géologie. Et ces bons professeurs pourraient poursuivre leurs cours familiers en nous enseignant que parmi les ancêtres des terrains structuraux de l’Amérique du Nord, on remarque ce Précambrien ; et si ces géologues veulent borner leurs cours au Canada Septentrional seulement, ils diront que ces territoires constituent en très grande partie ce qu’ils appellent le Bouclier Canadien ou Laurentien qui est le plus ancien élément structural de l’Amérique du Nord ; que ce bouclier est composé de deux ensembles stratigraphiques principaux : le soubassement archéen formé de roches sédimentaires et volcaniques ayant une structure schisteuse et cristalline ; des lambeaux d’une couverture précambrienne constituée par des conglomérats, des schistes, des quartzites, c’est-à-dire des sédiments et des formations volcaniques, comme les diabases…

— Franchement, M. Lasnier, interrompis-je, j’aurais envie de m’écrier avec votre ami Fred Dufour à Chibougamo : la belle chose que de savoir quelque chose !

— Et c’est ainsi, poursuivit le « savant » sans s’arrêter à mon intempestive interruption, c’est ainsi qu’on peut géologiquement se représenter le Bouclier Canadien qui peut s’étendre sur la plus grande partie du Groenland en lui adjoignant non seulement les Adirondacks de l’État de New-York mais différents îlots rocheux des États-Unis où le Précambrien apparaît en fenêtre…

— Oh ! ces géologues, ces savants, très savants géologues !… murmura en souriant finement Auguste Renault.

— Or, continua, imperturbable, le père Lasnier, dans quelle mesure la province de Québec peut renfermer des étendues archéennes et précambriennes ?

— Le Dr Edmond Bruet,… fis-je.

— Oui, le Dr Bruet, docteur ès-sciences de la Sorbonne, éminent géologue qui a étudié à fond le bouclier précambrien québécois, jusqu’aux confins de la Baie James, croit que la province de Québec, sur une superficie totale de 594,531 milles carrés, possède une proportion de Précambrien de 93% par cent milles carrés par rapport à 48% pour la superficie totale du Canada ; soit 3,700,000 milles carrés.

— Notre province, fit remarquer Auguste Renault, serait donc fort bien constituée pour attirer les prospecteurs…

— Tout particulièrement, d’après le Dr Bruet, le Nord d’Amos qui renferme des terrains anciens magnifiquement représentés et où, déjà, l’or a été trouvé, en particulier dans le canton Duvernay. Mais là ne s’arrêtent pas les trouvailles des géologues. À cent milles plus au nord, ils ont trouvé les intrusions carbonatées de Duvernay. Et encore plus loin, du côté des Monts Plamondon, on a vu, comme dans le sud, des gisements de molybdénite dans les granits à pegmatites alternant avec des veines portant l’or dans des roches intrusives diverses. Plus en deçà, passé le lac Obalski, on pénètre dans des régions fort peu connues ; l’Harricana, que l’on descend se courbe brusquement au contact d’un granit intrusif et qui aurait tout l’air d’être du batholithe. L’or a été vu là. Enfin toujours vers le nord, non loin de l’Île Splendide, on rencontre l’embouchure de la Rivière Gale, qu’on remonte assez péniblement pendant deux jours avant de mettre pied à terre pour une expédition, si vous voulez bien, messieurs, fit cérémonieusement en se courbant légèrement le père Lasnier, pour une expédition aux Hébert Hills. De l’une de ces collines, on peut voir se dérouler le spectacle grandiose du bouclier doucement ondulé ; là, pas de pics ni pitons ; pas de flèches !… Des dômes d’une douce harmonie et, à peu de distance de ces monts Hébert, des gîtes de sulfure avec des teneurs en or. Revenons à l’Harricana, que nous continuons de descendre, on trouve, à dix milles plus au nord, des bancs dolomitiques renfermant des veines de quartz avec pyrites et tellurures d’or[1]. Messieurs, que vous faut-il de plus pour vous démontrer les perspectives de richesses inestimables de ce Nord-Ouest du Québec dont notre vieil ami Auguste Renault, il le sait, n’a jusqu’ici que prospecté une minime partie…

— C’est mon opinion… et je la partage, approuva en souriant le découvreur de la mine du Lac Fortune.

Après ce méritoire effort d’éloquence scientifique, le père Lasnier qui, pendant son « discours » s’était levé, puis assis, levé encore, avec quelques pas ici et là, sur la vérandah du « campe », se rassit tout de bon pour allumer dans la plus parfaite quiétude une énorme pipe qu’il bourra d’un doigt expert de gros tabac brun. Il y eut quelques instants de silence.

La nuit est tout à fait venue. Les étoiles brillent comme des diamants dans l’air limpide et je vois la Grande Ourse monter sur l’horizon. La lune éclaire, sans agrément, semble-t-il, des solitudes où il ne se passe rien depuis des milliers d’années. Une nuit magnifique. Un silence absolu partout que semblait imposer une main invisible. Et pourtant, je devinais que la forêt, là, tout proche, et celle que j’entrevoyais plus loin, sous la lumière céleste, devait fourmiller de vie, d’yeux grands ouverts, sur le qui-vive, avec des mouvements d’ailes veloutées et de pattes feutrées. De l’autre côté du lac, dans le léger tumulte des courtes vagues, venant des maisonnettes de Kanasuta, le son criard d’un phonographe faisait comme flotter la pensée vers des choses lointaines.

Je savais gré au « savant » de m’avoir révélé un aspect presque inconnu de notre nord-ouest québécois. Mais je voulais tout connaître de cette terre qui offre des aspects si variés et qui présente avec tant de complaisance parfois ses plus merveilleux morceaux, ici pour la joie du colon, là pour le plaisir du prospecteur. Je la connaissais en partie : à l’ouest, des terres grasses, d’un riche humus où le colon besogneux devenait vite cultivateur prospère ; là, plus au nord, terrain rocailleux, sec, rougeâtre. Il ne permet qu’une végétation pauvre où de maigres arbres cherchent à faire courir leurs racines sur l’échine d’énormes blocs granitiques enfouis aux profondeurs du sol. Ici, il laissait pousser des arbres, nombreux et pressés, d’une tenue magnifique, avec écorce lisse qui annonce la santé et la richesse de la terre d’où ils sortent. J’avais connu la terre du colon, de l’agriculteur des bords de la Baie-des-Pères ; je voulais connaître plus à fond cette partie de la ceinture minéralisée de Kirkland Lake et qui comprend le district d’Opasatika.

Je m’adressai à Auguste Renault dont la figure rose s’illumina aussitôt sous les blanches spirales d’une nouvelle cigarette qu’il venait d’allumer.

Auguste Renault n’a pas le moins du monde la prétention d’avoir découvert le Témiscamingue minier : « Bien des gens », dit-il, « s’en sont chargés et s’en chargent encore. » D’ailleurs, comment découvrir quelque chose de nouveau en notre temps de radio et d’automobiles ? Et pourtant, il existe des réflexes invincibles. Il faut que le vieux vagabond cligne les paupières chaque fois qu’il aborde un paysage nouveau. On part, crac !… on est arrivé, et on découvre tout à coup des aspects de contrée que les autres, croit-on, n’ont jamais vus.

Ce vieux coureur de brousse avait des lettres et, parlant, accrochée aux lèvres une pointe d’humour en demi-teinte, charmant… « Je pense, dit-il, à la moue ahurie d’un Chateaubriand, par exemple, s’il lui fallait retrouver dans les conditions d’aujourd’hui, les horizons qui, toute sa vie, hantèrent ses rêves mélancoliques… »

— « Mais les anciens sont les anciens », disait Molière, « et nous sommes les gens de maintenant », hasardai-je.

« Messieurs », dit d’une voix grave Auguste Renault, « ce district de Rouyn est, du point de vue minéralogique, d’une richesse qu’on pourrait difficilement estimer. Vous connaissez le district de Val d’Or et tout le chapelet de mines productrices qui se déroule entre Senneterre et Rouyn ; vous connaissez aussi la Noranda, la reine des mines québécoises. Mais les alentours ?… Noranda produit de l’or et du cuivre en abondance, on le sait. Que de mines, dans les environs, produisent, en outre de l’or et du cuivre, du zinc et autres métaux : l’Aldermac, la Francœur, la Waite-Amulet, et d’autres encore !

Auguste Renault se rendit avec bonne grâce à mon désir de connaître plus intimement ces mines de Rouyn.

« Le district Rouyn-Harricana n’est que la bordure méridionale d’une vaste étendue de terrains formés de roches appartenant au groupe Keewatin. Les géologues n’ont fait, à la vérité, qu’indiquer, ici et là, quelques points de repère, que poser des bornes temporaires et de fortune. Les 75,000 milles carrés du plateau laurentien peuvent offrir au courageux, robuste et tenace prospecteur des ressources minières d’une inestimable richesse. Mais les découvertes sont l’œuvre du temps et celle du hasard, souvent. Celles qui ont été faites jusqu’ici ont déjà donné des résultats qui non seulement sont allés au delà des espérances de ceux qui s’y étaient intéressés, mais font espérer davantage.

Les travaux considérables déjà exécutés aux mines Horne, Amulet, Aldermac, Montgomery, Nipissing, Francœur, Arntfield et autres ont mis à jour des masses d’un très riche minerai de cuivre associé à du zinc, de l’or et de l’argent.

Notre interlocuteur semble connaître par cœur toutes les mines déjà productrices de cette zone de Rouyn ; il en a suivi, en prospecteur amoureux de son métier, les développements ; il a applaudi aux succès de leur exploitation et il anticipe le même succès sur les nombreux claims en prospection et où il soupçonne une minéralisation remplie de promesses.

Je voulais des renseignements aussi précis que possible sur les mines productrices de la région. Je fus servi à souhait…

L’« Aldermae Copper Corporation Ltd » exploite, à une quinzaine de milles à l’est de Rouyn, un gisement de minerai complexe : cuivre, or, argent et soufre. Cette mine produit depuis 1932. Ses ateliers, depuis 1938, ont augmenté graduellement leur capacité de 250 à 1,000 tonnes, et cette année-là la production s’est élevée à 5,324,004 livres de cuivre, 998.29 onces d’or, 42,641 onces d’argent. La Compagnie estime sa réserve à environ deux millions de tonnes.

Un atelier d’essai a fait à Niagara Falls, N. Y. des expériences sur les minerais sulfureux d’Aldermac. On a annoncé qu’elles furent assez satisfaisantes pour que la compagnie donne incessamment suite à son projet de construire un atelier pour l’extraction du soufre. C’est avec cette intention qu’elle accumule à raison de 400 tonnes par jour un minerai contenant de 40 à 50 p. c. de soufre.

« Vous n’ignorez pas », nous confia Auguste Renault, que les mines Waite-Amulet dépendent aujourd’hui de la « Noranda Mines Ltd ». Depuis 1937, les ateliers de l’Amulet traitent quotidiennement 350 tonnes de minerai pendant qu’on expédie aux usines de fonte de Noranda une grande quantité de minerai complexe. Les réserves, établies le 1er mars 1937, donnaient pour la mine Waite 467,350 tonnes contenant surtout 6.08 p. c. de cuivre et 300,000 tonnes d’une teneur en zinc de 11.52 p. c. Quant à l’Amulet, on y a extrait, en 1937, 488,935 tonnes contenant 11.43 p. c. de zinc, 3.09 p. c. de cuivre, 2.37 p. c. d’argent à la tonne et 0.049 once d’or.

« Et on ne connaît pas encore toute la richesse de cette mine », fit remarquer notre savant prospecteur qui, comme le père Lasnier, ai-je observé, possédait, lui aussi, un petit carnet bourré de notes qu’il consultait de temps en temps à la lueur du fanal, quand il doutait de sa mémoire.

« Et il y a encore la « Powell Rouyn Gold Mines Ltd », qui extrait, non loin de là, chaque jour, 500 tonnes de minerai qu’elle expédie au « Smelter » de Noranda. Vous n’ignorez pas, remarqua le prospecteur, que la découverte Powell est contemporaine de la Noranda, ou plutôt de la Horne à laquelle on la préféra même pendant quelque temps. On y extrait depuis 1938 environ 950 tonnes de minerai. Au-dessus de l’étage de 700 pieds on lui attribue une réserve de 1,237,915 tonnes avec teneur moyenne de 0.1863 once d’or à la tonne, soit une valeur par tonne de $6.52.

« Située à une douzaine de milles à l’ouest de Noranda », on rencontre les chevalements de la « Arntfield Gold Mines Ltd », une mine de prometteuse envergure qui, chaque jour, depuis 1935, a augmenté sa réserve de minerai jusqu’en 1937, à 140,000 tonnes d’une teneur de 0.143 once à $5.00 la tonne.

D’autres feuillets du carnet furent déroulés :

« En voulez-vous encore, messieurs, des mines ? » demanda, tout joyeux, notre vieux prospecteur. Tenez, en voici une autre, toujours dans mon cher district d’Opasatika. « Voici le claim Francœur, la « Francœur Gold Mines Ltd » piquetée en 1922 — c’est déjà une de nos plus vieilles mines — et dont la mise en valeur date de 1926. En 1938, le puits principal atteignait une profondeur de 565 pieds. Les derniers estimés du minerai en vue donnaient un total de 151,400 tonnes d’une teneur moyenne en or de $9.08 la tonne…

« Et encore ! Attenant aux terrains Powell, du côté nord, voici les claims de la « Pontiac Rouyn Mines Ltd », qui annonçait, à la fin de 1937, que des sondages indiquaient 160,00 tonnes de minerai dont 72,000 tonnes d’une teneur approximative de 0.233 once d’or à $8.15 la tonne[2].

«  Et il y en a encore et encore, je dirais pour un siècle. Le minerai ne manque pas dans cette vaste étendue de brousse où, voilà vingt ans, seuls nos ours laurentiens traînaient leurs lourdes pattes. Voyez-vous, il n’y manquait que les prospecteurs…

— « Et il manquait aussi », coupa avec emphase le père Lasnier, « le moyen de reconnaître le filon de quartz, coupant la roche métamorphique qui est le plus souvent du schiste argileux, ou chloriteux, ou bien dans des roches porphyriques, des gneiss…

— … et ces roches porphyriques, rétorqua le prospecteur dans un mouvement de lyrisme tout à fait personnel, ne manquent pas dans notre Opasatika où il y a nombre de veines aurifères de Kirkland associées avec les porphyres et le syénite… Ainsi, au sujet de ma baie — la Baie Renault — la porphyre diorite forme une seule masse ; et cette roche est toute semblable au porphyre diorite affleurant près du village de Larder Lake. Son âge est définitivement établi. Tout indique qu’elle s’est refroidie avant le plissement de la série Témiscamingue…

— Enfoncé ! père Lasnier, ne puis-je m’empêcher d’interrompre devant cette belle envolée d’éloquence scientifique.

— Assez, assez, en effet, savant prospecteur ! s’écria lui-même le père Lasnier, sur un ton déclamatoire qui lui allait à ravir ; n’en jetez plus, la cour est pleine !

Mais Auguste Renault, sans se laisser désemparer par nos intempestives interruptions, continua, lancé :

« Et connaissez-vous cette trouvaille, peu connue, je l’avoue : la « petite Horne » ?

— La « petite Horne », qu’est-ce ? demandai-je.

— C’est un claim piqueté en 1923 et acquis par un groupe de Ville-Marie sur la recommandation du Dr Harvey, ingénieur du ministère des Mines d’Ottawa. Une compagnie incorporée en 1927 sous le nom de « Compagnie Minière Ville-Marie-Rouyn » a commencé l’exploitation de cette mine située à un peu plus d’un mille de la Noranda. Elle a déjà dépensé plus de $60,000 pour des travaux de surface. On y a trouvé une minéralisation très riche, même de l’or natif ; du chalco-pyrite qui contient 33 p. c. de cuivre tandis que Noranda en contient 23 p. c.

— Voilà pourquoi, fis-je, on l’a appelée la « petite Horne », sans doute ?…

Un coup de brise fit frissonner autour de nous les frondaisons de la forêt et plissa de vagues minuscules la surface argentée du lac. Le signal de la nuit. Nous nous levâmes. Il est déjà tard. Nous avons le lac à traverser de nouveau pour gagner Kanasuta d’où nous filerons à Rouyn. Nous laissons en toute quiétude notre vieil ami que nous accablons de salutations enthousiastes.

Et notre « verchères » est aussitôt poussée sur le flot. Un instant, il me parut que nous flottons sur un banc de brume nocturne, profond, sans limites, environné de silence. Nos rames se levaient et retombaient dans un faible friselis, et la chaloupe de sa proue divisait l’eau avec un murmure si doux qu’il semblait comme l’écho lointain du silence. Autour du lac, la forêt et les collines paraissaient se déplacer en tâtonnant dans l’ombre et le lac ne semblait avoir gardé du tumulte de la journée qu’un tout faible grelottement sur ses bords. Quelque part, sur la berge que nous venions de quitter, le cri d’un huard, comme un roucoulement humide, suivi d’autres sur toute la circonférence du lac. On eût dit que cela sortait du sein des eaux. En avant de nous, derrière, à nos côtés, de soudains glou-glous d’eau : des poissons qui viennent à la surface happer une gorgée d’air…

J’emplis mes yeux de la beauté et de la grandeur du spectacle que la lumière stellaire rend comme irréelle. Et, dans ce petit coin laurentien, je me figure contempler toute la vallée de l’Outaouais moyen ; cette vallée sans limites du Témiscamingue et ces plaines immesurables de l’Abitibi avec la dentelle harmonieuse de leurs monts et de leurs collines. Quels rêves suscitent l’orographie et l’hydrographie d’un pays ! De ces cours d’eau, de ces collines, de ces plaines se dégagent mille éléments d’émoi poétique : ces terrains crétacés, ces pentes argileuses, ces dépôts sédimentaires et ces jeux d’érosion touchent le cœur autant qu’ils frappent la raison… Poésie de toutes ces choses ; univers infini dont nous ne connaissons que quelques étoiles !…

« Nous y voilà ! » cria tout à coup le père Lasnier qui, comme moi, en proie sans doute aux mêmes charmes de la même rêverie, n’avait pas ouvert la bouche de toute la traversée. La « verchères » glissa sur un onctueux coussin de vase, et les maisonnettes de Kanasuta, vernissées d’ombre et comme sortant subitement d’un trou d’obscurité coagulée, se jetèrent sur nous…

Comment se fit-il que dans le cahotement de la bagnole du père Lasnier filant son quarante à l’heure sur la route de Rouyn, mon esprit, se détournant du souvenir tout frais des spectacles ravissants du Lac-des-Îles dont mes yeux étaient encore remplis, se mit comme à broyer du noir en pensant à toutes les tragédies et aux drames dont furent le théâtre ces terres illimitées, non seulement lorsqu’elles étaient plongées, au fond des âges, dans une sauvagerie sans nom, mais même quand elles se mirent à frémir au contact de la vie civilisée ?…

Et pourquoi, dans le tonnerre brinquebalant du « bazou » du père Lasnier, je pensai à la mort tragique de Stanley Siscoe ?…

  1. Ces renseignements minéralogiques fournis par le père Lasnier ont été puisés dans le texte d’une conférence faite par le Dr Edmond Bruet, le 7 juin 1939, au Château Inn, à Amos, sous les auspices de la Chambre de Commerce des Jeunes de l’Abitibi.
  2. Les détails et les chiffres que vient de révéler le carnet d’Auguste Renault ont été pris dans une brochure du ministère des Mines de Québec : « La Région Minière de l’Ouest de Québec », préparée par M. J.-T. Larochelle et publiée en 1938.