Plon-Nourrit et Cie (p. 115-137).


VII


Ethan passa dans l’antichambre se débarrasser de ses vêtements trempés. Il prêta l’oreille, cherchant à entendre le pas de Zeena, et comme tout demeurait silencieux, il l’appela du bas de l’escalier.

Aucune réponse ne vint. Après un moment d’hésitation il monta et ouvrit la porte de leur chambre. La pièce n’était pas éclairée, mais il finit par découvrir sa femme dans l’obscurité, Elle se tenait assise, droite et immobile, auprès de la fenêtre, et, à la rigidité du contour projeté sur le fond gris du carreau, il devina qu’elle n’avait pas encore quitté sa « belle robe » de la veille,

— Eh bien, Zeena ? risqua-t-il du seuil. Comme elle ne bougeait pas, il reprit :

— Le souper est prêt. Vous ne descendez pas ?

— Je ne suis pas en état d’avaler une bouchée.

C’était sa phrase habituelle, et il s’attendait à la voir, comme de coutume, se lever pour descendre et prendre place à table. Mais elle demeurait dans son fauteuil et il ne trouva rien de mieux à ajouter que :

— Vous êtes sans doute fatiguée du voyage ?

Tournant la tête de son côté, elle lui répondit d’une voix solennelle :

— Je suis beaucoup plus malade que vous ne le pensez…

Les paroles de Zeena l’emplirent d’un étrange pressentiment. Que de fois déjà il les lui avait entendu prononcer ! Si aujourd’hui elles étaient vraies ?

Il avança d’un pas ou deux dans la pièce obscure et reprit :

— J’espère que non, Zeena.

Elle continuait à le regarder à travers le crépuscule, avec l’air pénétré d’une personne qui aurait conscience d’être marquée pour de grands destins :

— J’ai des complications, déclara-t-elle.

Ethan savait tout ce qu’impliquait ce mot. La plupart des gens du pays avaient des « troubles », nettement localisés et définis ; seuls les élus avaient des « complications ». Le fait d’en être atteint communiquait une sorte de supériorité morale, bien que ce fût aussi, dans la plupart des cas, une certitude de mort prochaine. On luttait pendant des années avec des « troubles » ; mais on succombait presque toujours à des « complications ».

Le cœur de Frome était tiraillé entre deux sentiments contraires, mais sur l’instant ce fut la compassion qui l’emporta. Sa femme semblait à la fois si inaccessible et si seule, assise ainsi, dans l’obscurité, avec de telles pensées…

— Est-ce là ce que vous a dit le nouveau docteur ? demanda-t-il, en baissant instinctivement la voix.

— Oui. Il m’a même assuré que n’importe quel médecin des hôpitaux exigerait une opération.

Ethan n’ignorait pas que sur cette grave question les femmes du voisinage étaient partagées. Selon l’avis des unes, l’intervention chirurgicale conférait un certain prestige, tandis que les autres s’y dérobaient par pudeur. Aussi, pour des raisons d’économie, Frome s’était-il toujours réjoui de voir en sa femme l’un des plus fermes soutiens de ce dernier parti.

Devant la gravité de cette annonce, il chercha tout d’abord une parole de consolation.

— Mais… êtes-vous bien sûre de la valeur de ce docteur ? Aucun, jusqu’à ce jour, ne vous avait parlé ainsi.

Avant même qu’elle lui eût répondu, il comprit son erreur. Sa femme voulait qu’on la plaignît, non pas qu’on la rassurât.

— Je n’avais pas besoin de lui pour savoir que je m’affaiblissais tous les jours… Vous êtes le seul à ne pas vous en être aperçu… D’ailleurs tout Bettsbridge connaît le docteur Buck. Son cabinet est à Worcester, et tous les quinze jours il vient donner des consultations à Shadd’s Falls et à Bettsbridge. Elisa Spears s’en allait d’une maladie de reins lorsqu’elle s’adressa à lui : aujourd’hui, elle est sur pied et chante tous les dimanches dans le chœur de l’église.

— Alors, tant mieux… Il faut faire ce qu’il vous a ordonné, répondit Ethan d’un ton de sympathie.

Le regard toujours posé sur lui, elle répondit :

— C’est bien mon intention…

Il fut frappé de la façon dont elle prononça ces mots. Il n’y avait dans son ton ni récrimination ni plainte, mais la sécheresse d’une résolution bien arrêtée.

— Et que vous a-t-il conseillé ? demanda-t-il, redoutant toujours de nouvelles dépenses.

— Il veut que je prenne une servante. Il dit que je ne devrais faire aucun travail de ménage.

— Une servante !

Ethan la regardait, stupéfait.

— Oui, et la tante Martha m’en a trouvé une tout de suite. Tout le monde me dit que j’ai eu de la chance de dénicher une fille qui consentît à venir s’enterrer ici à la campagne. Aussi, pour être sûre qu’elle ne me lâche pas, lui ai-je promis un supplément d’un dollar par mois. Elle arrivera demain dans l’après-midi.

La colère et la consternation se disputaient le cœur de Frome. Il avait prévu une demande immédiate d’argent, mais non pas un impôt permanent sur ses faibles ressources. Il cessa aussitôt de croire à ce que Zeena venait de lui dire sur la gravité de son état : il ne vit plus dans le voyage à Bettsbridge qu’un complot organisé entre elle et les Pierce pour le contraindre à la dépense d’une servante, et la colère l’emporta en lui sur tout autre sentiment.

— Si vous aviez l’intention de prendre une fille, au moins auriez-vous pu me le dire avant votre départ.

— Comment aurais-je pu vous le dire alors ? Est-ce que je savais ce que m’ordonnerait le docteur Buck ?

— Oh ! le docteur Buck…

L’incrédulité d’Ethan se traduisit par un ricanement.

— Vous a-t-il dit aussi comment je lui paierais ses gages, à cette fille ?

La voix de Zeena s’éleva, furieuse, en même temps que la sienne.

— Non, il ne me l’a pas dit. J’aurais eu honte de lui avouer que vous me refusez l’argent nécessaire au rétablissement de ma santé. C’est cependant à soigner votre mère que je l’ai perdue !

— Vous avez perdu la santé à soigner ma mère ?

— Oui ; et mes parents disaient tous, à cette époque, que vous ne pouviez faire moins que de m’épouser…

— Zeena !

À travers la pénombre qui voilait les visages, leurs pensées semblaient dressées l’une contre l’autre comme des serpents lançant leur venin. Ethan sentait toute l’horreur de cette scène et rougissait d’y prendre part. Cette querelle était aussi insensée et aussi sauvage que le corps à corps de deux ennemis dans l’obscurité…

Il se dirigea vers la cheminée, chercha à tâtons les allumettes, et alluma l’unique chandelle de la pièce. Au premier moment, la faible flamme lutta vainement avec les ombres : puis le visage morose de Zeena se détacha sur les vitres nues, qui peu à peu étaient passées du gris au noir.

C’était la première scène violente qui éclatait entre les époux depuis leur lamentable mariage, sept ans auparavant. Ethan eut l’impression qu’en s’abaissant à une réplique blessante, il venait de perdre à jamais un précieux avantage. Mais le problème pratique restait le même, et il fallait le résoudre.

— Vous savez que je n’ai pas l’argent nécessaire pour payer une servante, Zeena. Il faudra la renvoyer. Je ne peux pas assumer cette charge.

— Le docteur Buck m’a dit que je n’y résisterai pas, si je continue à me tuer de travail. Il ne comprend même pas comment j’ai pu supporter une pareille vie jusqu’à présent.

— Vous tuer de travail ?…

Il se maîtrisa, et reprit :

— Soit ; vous ne travaillerez pas, puisqu’il vous l’a défendu. Je ferai moi-même l’ouvrage de la maison.

Elle l’interrompit avec aigreur :

— Vous négligez déjà assez la ferme…

C’était tellement vrai qu’il ne trouva rien à répondre.

Zeena profita de son silence pour continuer sur un ton ironique :

— Pourquoi ne vous débarrassez-vous pas de moi en m’envoyant à l’hospice ? Je ne serais sans doute pas la première de votre nom à y aller.

Il sursauta sous le sarcasme ; mais il le laissa passer et répéta d’une voix sourde :

— Je n’ai pas l’argent nécessaire pour payer une servante ; voilà qui règle la question.

Il y eut une accalmie dans la lutte, comme si les combattants vérifiaient leurs armes. Puis Zeena reprit d’une voix blanche :

— Je croyais que vous deviez toucher cinquante dollars d’Andrew Hale, pour le bois…

— Andrew Hale ne paie jamais qu’à trois mois, vous le savez bien.

Ethan avait à peine parlé qu’il se rappela son prétexte de la veille pour ne pas accompagner sa femme à la gare. Le sang lui monta jusqu’au front.

— Mais vous m’aviez dit que vous vous étiez entendu avec Hale pour toucher l’argent hier. C’est même le motif que vous m’aviez donné pour ne pas me conduire aux Flats.

Ethan ne savait pas tromper. Jamais auparavant il n’avait été pris en flagrant délit de mensonge, et toutes les ressources de la dissimulation lui faisaient défaut.

— C’était un malentendu, balbutia-t-il.

— Vous n’avez pas touché l’argent ?

— Non.

— Et vous n’allez pas le toucher ?

— Non.

— Ah !… Je ne pouvais cependant pas le savoir lorsque j’ai engagé la fille, n’est-ce pas ?

— Non… (Il s’arrêta pour maîtriser sa voix.) Mais vous le savez maintenant, reprit-il. Je suis désolé de ne pouvoir mieux vous satisfaire, mais vous avez épousé un homme pauvre. Cependant, je ferai de mon mieux…

Elle demeura assise, sans répondre, les bras allongés sur les appuis du fauteuil, les yeux perdus dans le vide. Elle semblait réfléchir.

— Oh ! sans doute, nous nous arrangerons, dit-elle avec douceur.

Ce changement de voix le rassura.

— Bien sûr ! Je trouverai tout de même moyen de vous aider, et Mattie…

Pendant qu’il parlait, Zeena paraissait suivre une pensée compliquée. Elle sortit de sa méditation pour dire :

— En tout cas, il y aura la pension de Mattie en moins…

Ethan, croyant la discussion terminée, s’apprêtait déjà à descendre pour le souper. Il s’arrêta court sans comprendre.

— La pension de Mattie ?… commença-t-il.

Zeena se prit à rire. C’était un son étrange, inusité. Frome ne se souvenait pas de l’avoir jamais entendue rire auparavant.

— Vous ne pensiez pas, j’imagine, dit-elle, que j’allais garder les deux ? Je comprends que vous ayez été épouvanté à l’idée d’une telle dépense !

Il n’avait encore qu’une notion confuse de ce qu’elle disait. Depuis le début de cette discussion, il avait instinctivement évité de prononcer le nom de Mattie. Il redoutait vaguement que ce nom n’amenât des critiques, des plaintes, ou des allusions détournées au mariage probable de la jeune fille. Mais la pensée d’une séparation définitive ne lui était pas venue à l’esprit, et même maintenant il ne pouvait s’y faire.

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire, reprit-il. Mattie Silver n’est pas une servante. Elle est votre cousine.

— C’est une pauvresse qui nous est tombée sur le dos, à tous, après que son père eut tout fait pour nous ruiner. Je l’ai hébergée toute une année… C’est aux autres maintenant de s’en charger.

Comme elle prononçait ces paroles d’une voix perçante, on entendit frapper à la porte.

— Ethan… Zeena ! appelait gaiement du dehors la voix de Mattie. Vous n’avez pas oublié l’heure ? Il y a longtemps que le souper est prêt. Venez-vous ?

Il y eut un instant de silence à l’intérieur de la chambre. Puis, de son siège, Zeena cria :

— Je ne descends pas…

— Vraiment ? Je suis désolée… Êtes-vous souffrante ? Voulez-vous que je vous monte quelque chose ?

Ethan se secoua et entr’ouvrit la porte.

— Descendez, Mattie, je vous prie. Zeena est un peu fatiguée. Je vous suis à l’instant.

Il l’entendit répondre : « Bien ! » et son pas alerte résonna dans l’escalier.

La porte une fois refermée, Ethan se retourna vers sa femme. Zeena n’avait pas bougé ; son visage demeurait inexorable, et il eut la sensation désespérée de ne pouvoir rien contre elle.

— Vous ne ferez pas cela, Zeena !

— Quoi donc ? proféra-t-elle entre ses lèvres serrées.

— Renvoyer Mattie… ainsi…

— Mais je ne me suis pas engagée à la garder toute la vie !

Frome continua avec une violence croissante :

— Vous ne pouvez cependant pas la chasser comme une voleuse… une pauvre fille qui a toujours fait de son mieux. Elle n’a ni amis ni argent, et qui voulez-vous qui l’accueille ? Si vous oubliez qu’elle est de votre sang, les autres, eux, s’en souviendront. Avez-vous songé à ce que diront les gens ?

Zeena attendit un moment, comme pour lui donner le temps de bien mettre en valeur le contraste entre sa propre impassibilité et son agitation à lui. Puis, d’une voix doucereuse, elle reprit :

— Je ne sais trop bien ce que les gens pensent des raisons pour lesquelles nous l’avons gardée si longtemps.

La main d’Ethan lâcha le bouton de la porte, contre laquelle il était resté appuyé. La riposte de sa femme était comme un coup de couteau qui lui eût coupé les jarrets, et brusquement il se sentit tout faible et désarmé.

Il avait songé à s’humilier, à lui rappeler qu’en somme Mattie coûtait bien peu, et qu’au besoin ils pourraient acheter un poêle et dresser un lit dans le grenier pour la servante ; mais les paroles de sa femme venaient de lui révéler le danger de tels plaidoyers.

— Vous voulez donc qu’elle s’en aille… comme ça tout de suite ? interrompit-il, craignant d’entendre Zeena compléter sa phrase.

Comme si elle tenait à lui montrer qu’elle gardait tout son sang-froid elle répondit doucement :

— La servante doit arriver de Bettsbridge demain, et il faudra bien qu’elle ait un endroit où dormir…

Ethan regarda sa femme avec haine. Elle n’était plus cette créature apathique qui avait vécu à côté de lui dans un état d’égoïsme morose, mais un être mystérieux et inconnu déployant une énergie mauvaise qui s’était lentement accumulée pendant les longues années silencieuses. Le sentiment même de son impuissance accroissait son antipathie. Il n’y avait en elle aucune sensibilité, il le savait bien ; mais tant qu’il avait pu rester le maître il ne s’en était pas préoccupé… Aujourd’hui, c’était elle qui le dominait et il la détestait de toute son âme.

Mattie, en effet, était la parente de Zeena, non la sienne. Il n’était donc pas en son pouvoir de contraindre sa femme de garder la jeune fille auprès d’eux… Mais toute la longue misère de sa vie manquée, de ses efforts inutiles et de ses ambitions trompées, lui remontait en cet instant avec amertume à la mémoire, et semblait s’incarner en la femme assise là devant lui, cette femme qui, à chaque tournant de son existence, lui avait barré le chemin. Tout ce qu’il avait souhaité, c’était elle qui l’avait empêché de le réaliser et voici que, maintenant encore, elle prétendait le priver de la seule joie qui lui fît prendre son malheur en patience… Un moment, il sentit jaillir en lui une telle flamme de haine qu’il eut un frisson dans le bras et que son poing se crispa, prêt à tomber sur elle… Brusquement, il fit un pas en avant, et s’arrêta.

— Vous… vous ne descendez pas ? dit-il avec égarement.

— Non ; je crois que je vais m’étendre un peu sur le lit, répondit-elle d’une voix dolente.

Frome lui tourna le dos et sortit. Dans la cuisine Mattie était assise auprès du poêle, le chat roulé sur ses genoux. Lorsque Ethan entra, elle se leva vivement et déposa sur la table le pâté qu’elle tenait au chaud.

— Zeena n’est pas souffrante ? demanda-t-elle.

— Non.

Elle lui jeta un coup d’œil rayonnant.

— Eh bien, alors, asseyez-vous !… Vous devez mourir de faim…

Elle souleva le couvercle, découvrit le pâté, et le poussa devant lui. Ses yeux rieurs semblaient dire : « Nous allons donc avoir une soirée de plus à passer ensemble ? »

Ethan se servit machinalement et commença à manger. Mais l’angoisse le prit à la gorge, et il laissa retomber sa fourchette.

Le tendre regard de Mattie était toujours posé sur lui.

— Qu’y a-t-il donc ? Ce n’est pas bon ? demanda-t-elle.

— Oh ! si, excellent… Seulement, je…

Il repoussa son assiette et se levant brusquement s’approcha de la jeune fille. Les yeux pleins d’effroi, elle se dressa.

— Ethan, il y a quelque chose ! Je m’en doutais bien…

Dans sa terreur elle semblait s’effondrer contre lui. Il la retint, la serra dans ses bras et sentit sur sa joue le frôlement des cils qui palpitaient comme des papillons pris dans un filet.

— Qu’y a-t-il ? qu’y a-t-il ? balbutiait-elle.

Mais il avait enfin trouvé ses lèvres et s’y désaltérait, inconscient de tout ce qui n’était pas ce bonheur…

Mattie s’abandonna un instant, emportée dans le même courant rapide ; puis, pâle et troublée, elle se dégagea et fit un pas en arrière. Son regard muet déchira le cœur de Frome. Il poussa un cri de détresse comme s’il la voyait se noyer dans un rêve.

— Vous ne pouvez pas partir, Mattie ! Je ne le veux pas ! Entendez-vous ?

— Partir… partir ? répéta-t-elle. Je dois donc partir ?…

Ces mots continuaient de vibrer entre eux. On eût dit une torche d’alarme passée de main en main et jetant des lueurs fugitives sur un paysage nocturne.

Ethan était honteux de son propre manque de sang-froid. Il rougissait de lui avoir si brutalement appris cette nouvelle. La tête lui tournait : il dut s’appuyer à la table. Il croyait encore embrasser Mattie et cependant il mourait de la soif de ses lèvres.

— Ethan, qu’est-il arrivé ? Est-ce que Zeena m’en veut ?

Ce cri le raffermit, tout en accroissant sa colère et sa pitié.

— Non, non, ce n’est pas cela, dit-il d’une voix qu’il cherchait à rendre rassurante. Mais ce nouveau, docteur l’a effrayée. Vous savez que lorsqu’elle consulte un nouveau médecin elle croit toujours tout ce qu’il lui dit. Et celui-ci lui a affirmé qu’elle ne se rétablirait qu’à la condition de se reposer et de ne pas faire de travaux de ménage… pendant des mois…

Il s’arrêta, évitant misérablement le regard de Mattie. Un instant, elle demeura silencieuse devant lui, pliée comme une branche à demi rompue : elle était si petite et si frêle qu’il eut le cœur serré.

Soudain, elle redressa la tête et le regarda bien dans les yeux :

— Et elle veut engager à ma place quelqu’un de plus robuste. Est-ce bien cela ?

— C’est ce qu’elle dit ce soir.

— Si elle le dit ce soir, elle le dira demain…

Tous deux se turent. Ils savaient que Zeena ne se déjugeait jamais et que, pour elle, une résolution prise équivalait à un acte accompli.

Il y eut entre eux un long silence. Mattle dit enfin, à voix basse :

— Ethan, n’ayez pas trop de chagrin…

— Mon Dieu !… mon Dieu !… gémit-il.

L’accès de passion qui l’avait secoué se fondait en une tendresse douloureuse. Il vit les larmes vite refoulées sous les paupières frémissantes de Mattie, et il eut envie de la prendre dans ses bras pour la consoler.

— Vous laissez refroidir le souper, lui rappela-t-elle avec un pâle sourire.

— Mattie, Mattie… où irez-vous ?

Les yeux de la jeune fille s’abaissèrent à nouveau, et une lueur d’inquiétude traversa son visage. Ethan s’aperçut que pour la première fois la pensée de l’avenir se dressait devant elle.

— Je trouverai quelque travail à Stamford, dit-elle d’une voix mal assurée, comme si elle savait qu’Ethan devinait qu’elle n’en gardait guère l’espoir.

Il se laissa retomber sur sa chaise, et se cacha la tête dans les mains. À l’idée qu’elle s’en irait toute seule à la recherche d’une place, le désespoir s’empara de lui. Dans l’unique endroit où elle était connue, elle ne trouverait qu’indifférence ou animosité, et dans d’autres villes, quelle chance avait-elle de se tirer seule d’affaire, sans expérience, sans entraînement, parmi les millions de pauvres gens à l’affût d’ouvrage ? Il se souvint de tristes histoires entendues naguère à Worcester… il revit les visages flétris de certaines jeunes filles dont la première jeunesse avait été aussi protégée que celle de Mattie… Il ne pouvait y songer sans une révolte de tout son être. Brusquement, il se redressa.

— Vous ne pouvez pas partir, Mattie ! Je ne le permettrai pas ! Elle a toujours fait à sa guise, mais cette fois ce sera mon tour…

Mattie fit un geste rapide et Frome entendit le pas de sa femme derrière lui…

Zeena entrait dans la pièce en traînant ses savates éculées. Elle s’assit tranquillement à la table, prenant sa place habituelle entre son mari et sa cousine.

— Je me sens un tout petit peu mieux, et le docteur Buck m’a conseillé de manger le plus possible pour soutenir mes forces, même si je n’ai pas d’appétit, dit-elle d’une voix geignante, tendant la main pour que Mattie lui passât la théière. Sa « belle robe » avait été remplacée par la percale foncée et le châle de tricot brun qui formaient son habillement de tous les jours ; et avec ces vêtements elle avait repris son visage et ses manières accoutumés.

Elle se versa du thé, y ajouta une grande quantité de lait, et se servit largement de pâté et de pickles ; puis elle fit le geste familier d’ajuster son râtelier avant de commencer à manger. Câlin et insinuant, le chat vint se frotter contre sa jupe, et elle se pencha pour le caresser.

— Bon Pussy ! dit-elle, et elle lui tendit un morceau de viande qu’elle prit dans son assiette.

Ethan était assis près d’elle, silencieux. Il n’essaya même pas de manger, mais Mattie grignota vaillamment quelques bouchées, tout en interrogeant Zeena sur sa visite à Bettsbridge.

Celle-ci lui répondit de son ton habituel, et même s’échauffant sur le sujet elle leur fit une description imagée de plusieurs cas de maladies intestinales parmi ses parents et amis de Bettsbridge. Pendant qu’elle parlait, le regard posé sur Mattie, un faible sourire creusait des lignes verticales de son nez à son menton,

Lorsque le souper fut achevé, elle se leva et appuya la main sur sa poitrine décharnée, au-dessus de la région du cœur :

— Vos pâtés sont toujours une idée trop lourds, Matt, dit-elle sans acrimonie. Il lui arrivait rarement d’abréger ainsi le nom de la jeune fille, et, quand elle le faisait, c’était un signe de bonne humeur.

— J’ai bien envie d’aller chercher ces poudres pour l’estomac, que j’ai rapportées l’an dernier de Springfield, continua-t-elle en se levant. Je n’en ai pas pris depuis quelque temps : peut-être me feront-elles passer mes aigreurs.

Mattie leva les yeux.

— Voulez-vous que j’aille les chercher, Zeena ? risqua-t-elle.

— Non. Vous ne savez pas où je les mets, répondit mystérieusement Zeena.

Elle sortit de la cuisine et Mattie se mit à desservir. Comme elle passait auprès de la chaise d’Ethan leurs regards se croisèrent : ils exprimaient une même désolation. Autour d’eux, la cuisine tiède et silencieuse semblait aussi paisible que la nuit précédente. Le chat avait sauté sur le fauteuil de Zeena et le parfum âcre et subtil des géraniums se dégageait à la chaleur du feu. Péniblement Ethan se redressa.

— Je sors un peu pour voir si tout va bien, dit-il.

Et il se dirigea vers l’antichambre pour prendre sa lanterne.

Sur le seuil, il rencontra sa femme qui rentrait. Les lèvres de Zeena tremblaient d’émotion, et son visage jaunâtre était marbré de colère. Le châle avait glissé de ses épaules et pendait sur ses savates : dans la main elle tenait les débris du plat de verre rouge.

— Je voudrais bien savoir qui a cassé mon plat, dit-elle, jetant un regard sévère sur son mari et sur la jeune fille.

Ni l’un ni l’autre ne répondit, et elle continua d’une voix étranglée :

— J’étais allée prendre mes poudres, que j’avais cachées dans le vieil étui à lunettes de mon père, en haut de l’armoire, à l’endroit où je mets les choses auxquelles je tiens de façon à ce qu’on ne puisse pas y toucher…

La voix lui manqua ; deux petites larmes tombèrent de ses paupière sans cils et coulèrent lentement le long de ses joues.

— Il faut prendre l’escabeau pour atteindre la planche du haut, et j’avais mis là le plat aux pickles que la tante Philura Maple nous avait donné pour notre mariage… Je ne le déplaçais jamais sauf pour le nettoyage du printemps, et alors c’était moi qui le descendais de mes propres mains, afin d’être bien sûre qu’il ne fût pas cassé…

Elle posa avec respect les fragments de verre sur la table.

— Encore une fois, je veux savoir qui a fait cela, dit-elle d’une voix chevrotante.

À cet appel, Ethan revint et regardant sa femme en face :

— Si vous tenez à le savoir, c’est le chat…

— Le chat ?

— Oui, le chat…

Elle le regarda fixement ; puis, tournant les yeux vers Mattie, elle reprit :

— Je serais curieuse de savoir comment le chat a pu entrer dans l’armoire.

— En chassant une souris, sans doute, repartit Ethan. Il y en avait une hier soir qui trottait tout le temps autour de la cuisine.

Zeena continuait à les observer tous deux, tour à tour ; à la fin, elle eut un accès de son petit rire étrange.

— Je savais que mon chat était un chat remarquable dit-elle d’une voix perçante, mais je ne le croyais pas assez adroit pour ramasser les débris de mon plat, et les replacer sur la planche même d’où il l’avait fait tomber.

Brusquement, Mattie sortit ses bras de l’eau fumante.

— Ce n’est pas la faute d’Ethan, Zeena. Oui, c’est vrai, c’est le chat qui a cassé le plat mais c’est moi qui l’avais descendu de l’armoire. Je suis donc seule à blâmer.

Zeena restait debout devant les débris de son trésor immobile et raide comme la statue du ressentiment.

— Vous aviez descendu mon plat ?… Et pourquoi faire, je vous prie ?

Une légère rougeur colora les joues de Mattie.

— Je voulais décorer la table, dit-elle.

— Ah ! vous vouliez décorer la table ? Et vous attendiez que j’eusse le dos tourné pour le faire ? Et vous avez choisi pour cela l’objet auquel je tenais le plus, celui dont je ne voulais jamais me servir, même quand le pasteur venait dîner, ou tante Martha Pierce…

Zeena s’arrêta pour reprendre haleine. Elle semblait terrifiée par sa propre évocation du sacrilège.

— Vous êtes une mauvaise fille, Mattie Silver, et je vous ai toujours jugée telle… Vous marchez sur les traces de votre père… On m’avait bien prévenue, d’ailleurs, quand je vous ai recueillie. Aussi avais-je placé les objets auxquels je tenais en un endroit que vous ne pouviez atteindre. Et voilà que vous avez trouvé moyen de me briser celui qui m’était le plus cher de tous…

Ses paroles furent coupées par une courte crise de sanglots, vite réprimés.

— Si j’avais suivi les conseils de mes amis, il y a longtemps que je vous aurais renvoyée, et ce malheur ne serait pas arrivé, dit-elle.

Elle rassembla les morceaux de verre, et sortit lentement de la cuisine, comme si elle eût porté un mort dans ses bras décharnés…