Plon-Nourrit et Cie (p. 63-72).


III


Le lendemain il y avait une coupe à charger à l’extrémité la plus basse du taillis et Ethan sortit de bonne heure.

L’aube d’hiver était transparente comme un cristal. Le soleil se levait tout rouge dans un ciel pur. À l’orée du bois les ombres étaient profondes et bleues. Par delà la scintillante blancheur des champs, les futaies voisines s’estompaient en masses vaporeuses.

C’était à cette heure matinale, lorsque ses muscles retrouvaient le rythme de la tâche quotidienne et que ses poumons s’emplissaient de l’air de la montagne, que la pensée d’Ethan était le plus lucide.

Une fois la porte de la chambre fermée, Zeena et lui n’avaient plus échangé une parole. Sa femme avait compté quelques gouttes d’un médicament placé sur une chaise à côté du lit ; puis, après les avoir bues et s’être enveloppé la tête d’un morceau de flanelle jaunie, elle s’était recouchée, le visage tourné vers la muraille. Ethan s’était vivement déshabillé, puis il avait soufflé la lampe, pour ne pas voir sa femme en s’allongeant auprès d’elle. Il avait entendu Mattie aller et venir ; la faible clarté de sa chandelle, traversant l’étroit palier, lui arrivait par-dessous la porte. Jusqu’à ce qu’elle l’éteignît, il avait tenu les yeux fixés sur cette lueur à peine visible.

La nuit complète avait alors de nouveau rempli la pièce. On n’entendait plus que la respiration asthmatique de Zeena. Dans le cerveau fatigué d’Ethan s’agitaient confusément toutes les inquiétudes de la journée, mais le souvenir pénétrant du jeune bras qui s’était appuyé contre le sien dominait tout.

Pourquoi n’avait-il pas embrassé Mattie, quand elle était si près de lui ?… Quelques heures plus tôt, il ne se serait même pas posé la question. Quelques minutes même auparavant, alors qu’ils se tenaient tous deux à la porte de la maison, il n’aurait pas eu l’audace de songer à lui prendre un baiser. Mais depuis qu’il avait vu ses lèvres à la lumière de la lampe il sentait qu’elles étaient siennes désormais.

Maintenant, dans la pleine clarté d’un beau matin, il retrouvait devant ses yeux le visage de Mattie, ce visage qui, pour lui, se confondait avec l’éclat du soleil et la pureté de la neige.

Comme elle avait changé depuis son arrivée à Starkfield ! Lorsqu’il était allé à sa rencontre à la gare, comme elle lui était apparue frêle et pâlotte ! Et pendant tout le premier hiver, comme elle frissonnait quand les rafales du nord secouaient les planches minces de la maison, et que la neige chassait comme de la grêle contre les fenêtres mal closes !

Il avait craint qu’elle ne détestât cette rude vie de labeur dans le froid et la solitude. Mais pas un geste de mauvaise humeur ne lui avait échappé. Zeena donnait à entendre que Mattie, n’ayant aucun autre refuge, devait forcément s’accommoder de la situation. Mais Ethan ne jugeait pas l’explication aussi concluante. Et, quoi qu’il en fût, pensait-il, Zeena elle-même n’avait jamais appliqué cette théorie à son propre cas.

Il plaignait d’autant plus la jeune fille que ses malheurs l’avaient en quelque sorte contrainte à subir les caprices de Zeena.

Mattie Silver était la fille d’un cousin de Zenobia, qui avait soulevé à la fois l’envie et l’admiration de toute la famille en quittant la montagne pour une ville industrielle du Connecticut. Là, il avait épousé une jeune fille et repris la droguerie florissante que tenait le père de celle-ci. Par malheur, Orin Silver, qui était un homme à grandes visées, était mort trop tôt pour démontrer que la fin justifie les moyens. Ses livres avaient révélé trop clairement ce qu’avaient été ces moyens ; heureusement pour sa femme et sa fille, on ne les avait examinés qu’après d’imposantes funérailles. Mrs. Silver était morte des suites de ces fâcheuses révélations. Mattie, à vingt ans, s’était donc trouvée seule pour faire son chemin dans la vie, avec les cinquante dollars que lui avait procurés la vente de son piano.

Tout ce qu’elle savait faire, c’était chiffonner un chapeau, faire du molasses candy[1], réciter la fameuse poésie : Le couvre-feu ne sonnera pas cette nuit, jouer au piano La Corde perdue et un pot pourri d’après Carmen. Quand elle essaya d’étendre le champ de son activité jusqu’à la sténographie et à la comptabilité, sa santé s’altéra ; et six mois passés debout derrière le comptoir d’un magasin de nouveautés ne contribuèrent pas à la rétablir.

Ses parents les plus proches avaient été amenés à placer leurs économies entre les mains de son père. Après sa mort, ils rendirent le bien pour le mal en prodiguant à la jeune fille tous les conseils dont ils disposaient ; mais il leur parut excessif de faire davantage, en y ajoutant matériellement.

Toutefois, lorsque le médecin eut conseillé à Zeena de chercher quelqu’un pour l’aider dans les travaux domestiques, la famille vit aussitôt l’occasion de tirer de Mattie une espèce de compensation. Mrs. Frome, bien qu’elle n’eût guère confiance dans les capacités de sa jeune cousine, était séduite par la possibilité de la prendre en faute sans courir le risque de la perdre. C’est ainsi que Mattie vint à Starkfield.

La façon qu’avait Zeena de prendre les gens en faute était silencieuse, mais elle n’en était pas moins décourageante. Pendant les premiers mois, Ethan, alternativement, brûla du désir de voir Mattie se révolter et trembla à la pensée de ce qui pourrait en résulter. Puis, les relations devinrent moins tendues. L’air pur et les longues heures d’été passées au dehors donnèrent du ressort à Mattie, et Zeena, ayant plus de temps à consacrer à ses maladies compliquées, se montra moins attentive aux oublis de la jeune fille. Ethan, qui pliait sous le fardeau de sa ferme et de sa scierie arriérée, put imaginer que la paix régnait à son foyer.

En fait, rien de précis n’était venu démontrer le contraire. Mais depuis la nuit précédente Frome sentait vaguement qu’un danger menaçait son bonheur : c’était le silence obstiné de Zeena, c’était le coup d’œil que Mattie lui avait adressé pour l’avertir, c’était le souvenir de ces mille petits riens, pareils aux indices qui, par certaines matinées radieuses, font prévoir un temps pluvieux pour le soir…

Son angoisse était si forte que, semblable en ceci à tous les hommes, il s’efforça d’ajourner la certitude. Le transport du bois ne s’acheva qu’à midi, et, comme il devait être livré à Andrew Hale, l’entrepreneur de Starkfield, Ethan jugea plus simple de renvoyer Jotham Powell, son charretier, à la ferme, et de conduire lui-même le chargement au village.

Frome avait déjà escaladé la pile des troncs entassés sur le traîneau et s’était assis dessus à califourchon, tout près de ses chevaux poilus ; mais il eut soudain la vision du regard inquiet que Mattie lui avait jeté la nuit précédente.

« Si quelque chose doit se passer, il faut que je sois là ! » se dit-il… Et il lança à Jotham l’ordre de détacher l’attelage et de le ramener à l’écurie.

Lentement, à travers la neige amollie, les deux hommes regagnèrent la maison. Quand ils entrèrent dans la cuisine, Mattie retirait le café de dessus le fourneau ; Zeena était déjà attablée. Ethan s’arrêta court en la voyant. À la place de son peignoir habituel de percale foncée et de son châle en tricot, elle portait sa belle robe brune de mérinos. Sur ses minces touffes de cheveux, qui gardaient encore les sèches ondulations des épingles à friser, se dressait un monumental chapeau à brides. Frome le connaissait bien, car il l’avait payé cinq dollars chez le marchand de nouveautés de Bettsbridge. Sur le plancher, à côté de sa femme, était posée sa vieille valise et un carton enveloppé dans un journal.

— Où allez-vous donc, Zeena ? lui dit-il.

— Mes douleurs me travaillent tellement que je vais à Bettsbridge chez tante Martha Pierce, pour voir le nouveau docteur, répondit-elle sur un ton aussi naturel que si elle avait dit : « Je vais à la réserve jeter un coup d’œil sur les confitures », ou : « Je monte au grenier voir l’état des couvertures… »

Malgré les habitudes casanières de Zeena, une décision aussi imprévue n’était pas sans précédent dans son histoire. Deux ou trois fois déjà elle avait emballé ses hardes dans la valise d’Ethan et était partie pour Bettsbridge, ou même pour Springfield, afin de consulter quelque nouveau docteur, et son mari avait appris à redouter de semblables expéditions, qui, généralement, lui coûtaient gros. À chaque voyage, elle revenait chargée de remèdes coûteux, et sa dernière visite était demeurée mémorable par l’achat d’une batterie électrique qu’elle avait payée vingt dollars et dont elle n’avait jamais été capable d’apprendre le maniement.

Pour l’instant, néanmoins, le soulagement qu’Ethan éprouvait était si grand qu’il l’emporta. Il ne doutait plus, à cette heure, que Zeena avait été sincère, la nuit précédente, en se disant trop souffrante pour dormir. Sa résolution brusque d’aller consulter un médecin semblait démontrer que, suivant sa coutume, elle n’était préoccupée que de sa santé.

Comme si elle attendait une protestation, elle continuait d’une voix plaintive :

— Si vous êtes pris par le charriage, sans doute pourrez-vous laisser Jotham Powell me conduire au train avec l’alezan.

Ethan l’écoutait à peine. Il était absorbé par un rapide calcul. Pendant l’hiver, il n’y avait pas de diligence entre Starkfield et Bettsbridge, et les trains qui s’arrêtaient à Corbury Flats étaient lents et rares : Zeena ne pourrait donc pas être de retour à la ferme avant le lendemain soir…

— Si j’avais pu penser que vous feriez une objection à ce que Jotham Powell me conduisît…, reprit-elle, comme si le silence de son mari impliquait un refus : quand elle était sur le point de partir, elle devenait toujours loquace. Tout ce que je sais, c’est que je ne peux pas vivre comme ça plus longtemps. Les douleurs me sont maintenant descendues jusqu’aux chevilles… Autrement, j’aurais été à pied à Starkfield plutôt que de vous déranger, et j’aurais demandé à Michael Eady de me laisser monter sur le camion qui va chercher ses marchandises à la gare. J’aurais eu deux heures à attendre mon train, mais j’aurais mieux aimé cela, même par le froid, que de vous faire cette demande…

— Mais Jotham vous conduira ! répondit Ethan.

Il venait de se rendre compte, subitement, qu’il regardait Mattie pendant que Zeena lui parlait, et il lui fallut faire effort pour tourner les yeux vers sa femme. Elle était assise face à la fenêtre, et le jour blafard renvoyé par la neige entassée autour de la maison faisait paraître son visage plus livide encore et plus fatigué que de coutume. La lumière crue creusait les trois lignes parallèles entre l’oreille et la joue, durcissait les rides qui partaient des narines pincées pour aboutir aux commissures des lèvres ; bien que Zeena eût tout juste trente-quatre ans, six ans de plus que Frome, elle était déjà une vieille femme.

Ethan chercha vainement une phrase de circonstance, mais un seul fait occupait son esprit : pour la première fois depuis que Mattie habitait avec eux, Zeena n’allait point passer la nuit à la maison. Il se demanda si la jeune fille y pensait, elle aussi…

L’idée lui vint que sa femme devait s’étonner qu’il ne lui offrît pas de la conduire lui-même aux Flats et qu’il ne laissât pas à Jotham Powell le soin de mener le chargement de bois à Starkfield : il chercha un prétexte à lui donner, mais ne le trouva pas tout de suite. Ce fut au bout de quelques secondes seulement qu’il s’excusa :

— Je vous aurais conduite moi-même, mais il faut que je touche l’argent de ces bois.

À peine avait-il prononcé ces paroles qu’il les regretta. Non seulement elles étaient mensongères, car il était peu probable en effet que Hale le payât, mais encore il savait par expérience le danger de laisser supposer à Zeena une rentrée de fonds, à la veille d’une visite au médecin. Toutefois il ne pensait sur l’heure qu’à éviter le long tête-à-tête avec elle, derrière le vieux cheval traînard.

Mrs. Frome ne répondit pas. Elle sembla même ne pas avoir entendu les paroles de son mari. Elle avait déjà repoussé son assiette et versait une cuillerée d’une potion placée auprès d’elle.

— Ça ne n’a jamais fait grand bien, mais il vaut tout de même mieux vider le flacon, remarqua-t-elle.

Et, poussant devant Mattie la bouteille vide, elle ajouta :

— Si vous pouvez faire disparaître le goût, on s’en servira pour les pickles.



  1. Espèce de sucre d’orge américain.