Plon-Nourrit et Cie (p. 31-45).
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I


… Le village était enseveli sous une épaisse couche de neige, et, au tournant des chemins, les vagues blanches poussées par le vent avaient déferlé jusqu’aux fenêtres des maisons. Les étoiles du Chariot pendaient comme des stalactites du ciel d’acier et Orion scintillait de feux glacés. La lune était couchée, mais la nuit restait lumineuse. Les façades blanches des maisons paraissaient grises à travers les ormes ; les arbustes se détachaient en noir dans cette clarté diffuse, et les rayons qui filtraient par les fenêtres basses de l’église s’épandaient en nappes jaunâtres sur les moutonnements innombrables de la neige.

Le jeune Ethan Frome avançait d’un pas rapide dans la rue déserte. Il dépassa la banque, le nouveau magasin tout en briques de Michael Eady, et les deux sapins de Norvège qui marquaient la grille du notaire Varnum.

En face de cette grille, à l’endroit où la route s’incline vers la vallée de Corbury, l’église dessinait son svelte clocher blanc et les colonnes grêles de son portail. La façade demeurait dans l’ombre, et, d’un côté de l’édifice, les fenêtres d’en haut formaient, sur la muraille, une série de taches noires ; mais celles d’en bas étaient illuminées, et leur lumière éclairait, devant la porte, de nombreux sillons de véhicules. À l’abri d’un hangar voisin, les traîneaux formaient une longue rangée. Sur l’échine des chevaux on avait jeté de lourdes peaux de buffles et d’ours. La nuit était calme et limpide. Le froid piquait à peine. Il semblait à Frome que l’atmosphère n’existait plus, et qu’il n’y avait rien de moins ténu que l’éther entre le sol givré et la voûte métallique du ciel. « On a la sensation du vide, se disait-il, comme si on était dans un tube de Crookes… »

Quatre ou cinq années auparavant, il avait suivi les cours d’un institut technique à Worcester, et manipulé quelque peu dans un laboratoire, sous la direction amicale d’un professeur de physique. Depuis, les images suggérées par cette expérience lui revenaient souvent d’une façon inattendue, malgré la tournure si différente que son existence actuelle avait fait prendre à ses pensées. La mort de son père et les malheurs qui s’ensuivirent avaient écourté ses études : il n’avait pu en retirer aucun bénéfice pratique, mais elles avaient nourri son imagination et lui avaient donné l’idée du vaste et nébuleux mystère qui se dérobe derrière l’apparence quotidienne des choses,

Tandis qu’il cheminait à grands pas sur la neige, le sentiment de ce mystère embrasait son esprit et avivait encore la bienfaisante exaltation physique produite par cette marche rapide. Arrivé au bout du village, il s’arrêta devant l’église. Son cœur battait,

La pente de la route de Corbury, au-dessous des sombres sapins qui gardaient l’entrée du notaire Varnum, était l’endroit où les jeunes gens de Starkfield se retrouvaient pour leurs parties de luge. Par les nuits claires, |e carrefour devant l’église retentissait jusqu’à une heure tardive de leurs cris joyeux ; mais, ce soir, aucun de leurs petits traîneaux ne mettait sa tache noire sur la longue et blanche descente. Le silence de minuit planait sur le village. Tout ce qui veillait était rassemblé dans l’église, d’où sortaient les murmures d’un air de danse et les larges rais d’une lumière dorée[1].

Le jeune homme descendit la rampe et se dirigea vers la porte qui ouvrait sur la salle du rez-de-chaussée. Pour éviter la clarté, il, fit un crochet à travers la neige immaculée jusqu’à l’angle opposé du bâtiment. Une fois là, tout en ayant soin de rester dans l’ombre, il s’approcha de la fenêtre la plus voisine. Rejetant en arrière son corps long et mince, il tendit le cou de manière à pouvoir jeter un œil dans la salle.

De la nuit pure et glacée d’où Ethan l’observait, la grande pièce remplie de monde semblait en pleine ébullition. Les réflecteurs à gaz projetaient une lumière crue sur les parois blanchies à la chaux. Le poêle ronflait comme s’il eût contenu dans ses flancs un feu volcanique. Les danseurs étaient rassemblés au milieu de la salle, et les femmes plus âgées venaient de se lever des chaises de pailles alignées le long des murs.

La musique avait cessé. Le violoniste et la jeune fille qui tenait l’harmonium à l’office du dimanche se restauraient en hâte sur un coin de la table dressée pour le souper, où l’on voyait encore des restes de pâtés et de glaces. Le moment du départ était proche, et l’on se dirigeait déjà vers le vestiaire, lorsqu’un jeune homme brun, à l’allure éveillée, sauta au milieu du plancher et se mit à frapper dans ses mains.

Ce geste eut un effet immédiat : les musiciens bondirent sur leurs instruments, et les danseurs emmitouflés s’alignèrent des deux côtés de la salle. Les gens plus âgés regagnèrent leurs sièges, et le sémillant jeune homme, plongeant à travers la foule, entraîna jusqu’au bout de la pièce une jeune fille qui avait déjà coiffé une écharpe en laine cerise ; puis il commença de tourner avec elle sur un air de scottish.

Le cœur de Frome se mit à battre plus fort. Malgré tous ses efforts pour découvrir la jolie tête brune à l’écharpe cerise, un autre regard avait été plus prompt que le sien, et il en souffrait. Le boute-en-train, qui paraissait avoir du sang irlandais dans les veines, dansait bien, et sa compagne s’animait au jeu. Sa fine taille se balançait en passant sous les mains qui formaient la chaîne ; le tourbillon qui l’emportait, de plus en plus rapide, soulevait de ses épaules l’écharpe qui se déroulait derrière elle. À chaque tour, Frome apercevait ses lèvres haletantes et rieuses, les cheveux bruns qui voltigeaient sur son front : ses yeux sombres demeuraient l’unique point fixe dans ce labyrinthe de lignes mouvantes.

Les couples tournoyaient de plus en plus vite : les musiciens, pour ne pas se laisser distancer, fouaillaient leurs instruments comme des jockeys cinglant leurs montures à la vue du poteau. Et cependant il semblait à Ethan que la scottish ne finirait jamais… De temps à autre, il détournait son regard de la jeune fille pour le reporter sur son cavalier, qui, dans l’enivrement de la danse, avait pris un air de domination insolente.

Denis Eady était le fils de Michael Eady, l’ambitieux épicier irlandais qui avait introduit dans Sfarkfield, avec une souple effronterie, les méthodes de commerce « nouveau jeu ». Le bâtiment tout en briques qu’il venait de faire construire parmi les modestes maisons de la Grande Rue témoignait de son succès. Quant au jeune homme, qui paraissait disposé à marcher sur les traces paternelles, il était déjà en train d’appliquer les mêmes procédés à la conquête des jeunes filles du pays.

Jusque-là Ethan s’était contenté de le mépriser, mais en ce moment il l’eût cravaché avec plaisir. Il s’étonnait, en vérité, que la jeune fille ne partageât pas son aversion. Comment pouvait-elle lever vers l’irlandais son visage rayonnant, lui abandonner ses mains, sans sentir tout ce qu’avaient d’offensant ce regard et ce contact ?…

La danseuse sur qui se concentrait l’attention d’Ethan était Mattie Silver, une cousine de sa femme. Les rares soirs où Starkfield s’accordait quelque récréation la jeune fille ne manquait pas d’y participer, et Frome, vers les onze heures, venait la chercher pour la ramener à la ferme.

Mattie Silver était de Stamford, une des grandes villes industrielles de la Nouvelle-Angleterre. Elle était venue habiter auprès de sa cousine Zeena, qu’elle aidait à tenir la maison ; mais, comme elle n’était pas rétribuée, Mrs. Frome, en femme pratique, avait imaginé de lui permettre quelques divertissements, afin qu’elle sentît moins le contraste entre sa vie antérieure et la solitude d’une ferme dans la montagne. « Sans cela, se disait avec ironie Ethan Frome, jamais Zeena n’eût songé à procurer des distractions à Mattie… »

Lorsque sa femme lui en avait parlé pour la première fois, Ethan avait bougonné intérieurement : la perspective d’avoir à faire plusieurs milles après sa journée de rude labeur ne lui souriait que peu. Mais il en était venu bien vite à souhaiter que Starkfield dansât tous les soirs…

Il y avait un an déjà que Mattie Silver habitait chez ses cousins. Entre l’heure du réveil et le souper, Frome se trouvait fréquemment avec elle ; mais aucun des moments qu’il passait en sa compagnie ne lui paraissait comparable à ceux où, seuls dans la nuit, ils s’acheminaient ensemble à travers la campagne, Mattie appuyée au bras d’Ethan et s’efforçant de régler son pas sur le sien…

Dès le premier jour, elle l’avait séduit. Il était allé l’attendre en voiture à la gare des Flats, et, aussitôt l’arrêt du train, elle était venue droit à lui, s’écriant : « Vous devez être Ethan Frome !… » Il la voyait encore, sautant du wagon, ses paquets à la main : dès ce moment, rien qu’à observer sa fragile personne, il s’était dit : « Elle ne semble guère taillée pour abattre de la besogne, mais en tout cas elle paraît facile à vivre… » Et cependant ce n’était pas seulement un souffle de vie printanier qui était entré avec elle dans la maison : elle était plus que le petit être serviable et gai qu’il l’avait cru d’abord. Elle savait voir, elle savait écouter, et Frome s’aperçut bientôt qu’on pouvait lui montrer les choses et les lui raconter : tout ce qu’il lui communiquait de ses pensées laissait en elle une trace profonde et des échos qu’il pouvait réveiller à sa guise.

C’était la nuit, au cours de ces retours à la ferme, qu’il éprouvait le plus vivement la douceur de cette communion. Il avait toujours été plus sensible que les gens de son entourage aux beautés de la nature ; ses études, malgré leur interruption prématurée, avaient donné une forme à cette sensibilité, et, même aux heures les plus malheureuses de son existence, les champs et le ciel lui avaient toujours parlé d’une voix souveraine et profonde.

Mais jusqu’alors cette émotion était demeurée en lui comme un secret douloureux qui voilait de mélancolie la beauté même qui l’avait fait naître. Peut-être n’existait-il personne de par le monde pour sentir comme lui ; peut-être était-il la victime unique de ce triste privilège… Et voici que, brusquement, il découvrait une autre âme vibrant des mêmes admirations : il y avait à son côté, vivant sous son toit et mangeant son pain, une personne à laquelle il pouvait dire : « Cette constellation, là-bas, c’est Orion… cette grande étoile, c’est Aldébaran, et cette grappe argentée, qui ressemble à un essaim d’abeilles au travail, ce sont les Pléiades… » Il pouvait la tenir longtemps en extase devant un bloc de granit surgissant des fougères, et dérouler devant son esprit le formidable tableau des âges préhistoriques et les infinies métamorphoses accomplies au cours des siècles.

Le fait que l’étonnement de Mattie se nuançait d’admiration pour sa science n’était pas la moindre satisfaction d’Ethan. Et il y avait encore d’autres sensations moins définissables mais plus exquises qui les rapprochaient l’un de l’autre dans un élan de joie silencieuse : les couchers de soleil pourpres et glacés derrière les collines, l’hiver, la fuite des nuages au-dessus des éteules, et, sur la neige ensoleillée, les ombres bleues des sapins. Une fois qu’elle lui dit, en parlant du paysage : « On croirait que c’est peint… » il parut à Frome que l’art de la définition ne pouvait aller plus loin ; et il lui semblait que des mots avaient été enfin trouvés pour exprimer ses sentiments les plus secrets.

Tandis qu’il se tenait ainsi dans l’obscurité devant l’église, tous ces souvenirs lui remontaient à la mémoire avec l’acuité des choses passées. Tout en attendant Mattie, qui tourbillonnait de main en main, il s’étonnait d’avoir jamais pu croire ses propos insignifiants susceptibles de l’intéresser. Pour lui, qui n’était gai qu’en sa compagnie, la gaieté de la jeune fille lui paraissait une preuve d’absolue indifférence. Le visage qu’elle présentait à ses danseurs était celui-là même qui s’éclairait toujours à son approche comme une fenêtre qui reflète un coucher de soleil. Il remarqua même deux ou trois gestes que, dans sa fatuité, il s’était cru réservés : une certaine façon de rejeter la tête en arrière lorsque quelque chose l’amusait, comme pour savourer son rire avant de le laisser éclater, ou un battement très doux des paupières, quand elle était heureuse ou émue…

Ethan se sentait malheureux et sa tristesse réveilla ses craintes assoupies. Zeena n’avait jamais témoigné de jalousie au sujet de Mattie, mais depuis quelque temps elle se plaignait de plus en plus de la lourdeur de sa besogne, et trouvait mille moyens indirects d’attirer l’attention sur l’insuffisance de la jeune fille.

Zeena avait toujours été maladive, et Frome était bien obligé d’admettre que, si elle était vraiment aussi souffrante qu’elle le disait, il lui aurait fallu, pour l’aider, un bras plus robuste que celui dont il sentait la légère pression durant les retours à la ferme. Mattie n’avait guère de dons naturels pour les soins du ménage, et son éducation n’avait rien fait pour remédier à ce défaut. Elle apprenait vite, mais elle était oublieuse, encline à la rêverie, et peu disposée à prendre sa tâche au sérieux. Ethan songeait quelquefois que, si la jeune fille épousait un homme dont elle fût éprise, l’instinct domestique S’éveillerait en elle, et ses pâtés et ses petits pains deviendraient sans doute l’orgueil du pays… mais en principe la tenue d’une maison ne l’intéressait guère en elle-même.

Au début elle se montra si maladroite qu’il ne pouvait s’empêcher de se moquer d’elle ; mais elle riait alors avec lui, et à force de rire ensemble ils devenaient meilleurs amis. Il faisait de son mieux pour suppléer à ses efforts, se levant de meilleure heure pour allumer le feu de la cuisine, rentrant le bois à la tombée de la nuit, et négligeant même la scierie au profit de la ferme pour aider Mattie dans la journée. Une fois les femmes endormies, le samedi soir, il se glissait même dans la cuisine pour laver le plancher ; et Zeena, un jour, l’avait surpris à la baratte, et lui avait lancé, en s’en allant, un de ses coups d’œil muets et énigmatiques.

Récemment, il avait recueilli d’autres indices de sa mauvaise humeur, aussi subtils et plus inquiétants. Par un matin rigoureux, comme il s’habillait à la lueur douteuse de la chandelle, il avait entendu derrière lui la voix de sa femme encore couchée.

— Le médecin trouve qu’on ne devrait pas me laisser ainsi, sans personne pour m’aider, dit-elle de sa voix geignarde.

Ethan l’avait crue endormie, et il eut un mouvement de surprise, bien qu’il fût habitué chez elle à de brusques explosions de paroles après de longs intervalles d’un silence sournois.

Il se tourna vers le lit et la regarda, enfouie dans l’ombre, sous le couvre-pied de calicot foncé. Sur la blancheur de l’oreiller son visage osseux avait pris une teinte terreuse.

— Personne pour vous aider ?… reprit-il.

— Puisque vous dites que nous n’avons pas les moyens d’engager une servante quand Mattie s’en ira.

Frome se détourna de nouveau. Le rasoir en main, la joue tendue, il faisait effort pour se voir dans la mauvaise glace tachée suspendue au-dessus de la toilette.

— Pourquoi diable s’en irait-elle ?

— Mais elle se mariera sans doute, fit derrière lui la voix traînante.

Tout en grattant son menton, Frome répliqua :

— Elle ne nous quittera jamais tant que vous aurez besoin d’elle.

— Je ne voudrais pour rien au monde qu’on m’accusât d’empêcher une pauvre fille comme Mattie d’accepter un beau parti comme Denis Eady, répondit Zeena, sur un ton de résignation dolente.

Ethan rejeta sa tête en arrière et, d’une main assurée, passa lentement le rasoir de son oreille à son menton. Sa posture était une suffisante excuse pour ne pas répondre sur-le-champ.

— Du reste, le docteur ne comprend pas qu’on me laisse ainsi sans aucune aide, continua Zeena. Il m’a conseillé de vous proposer une fille dont on lui a parlé, et qui pourrait venir…

Ethan posa le rasoir et se mit à rire :

— Denis Eady ! Si ce n’est que cela, je ne crois pas qu’il soit urgent de chercher une servante.

— Peut-être… mais je voudrais vous en parler, insista Zeena avec entêtement.

Ethan, dans l’obscurité, enfilait hâtivement ses habits.

— Soit, mais je n’ai pas le temps maintenant. Je suis déjà en retard, répondit-il, en examinant à la lumière sa vieille montre d’argent.

Zeena eut l’air d’accepter cette défaite. Elle garda le silence pendant qu’il passait ses bretelles et endossait sa veste ; mais, comme il se dirigeait vers la porte, elle lâcha d’une voix pointue :

— Ce n’est pas étonnant que vous soyez toujours en retard, maintenant que vous vous rasez tous les matins…

Cette sortie le déconcerta plus que toutes les vagues insinuations au sujet de Denis Eady. En effet, depuis l’arrivée de Mattie Silver, il avait pris l’habitude de se faire la barbe chaque jour. Mais sa femme semblait toujours endormie quand il se levait, dans l’obscurité des matins d’hiver, et il s’était sottement figuré qu’elle ne remarquerait pas ce changement. Une ou deux fois déjà il avait été vaguement inquiété par la manière dont Zeena, après avoir laissé passer certaines choses sans les relever, prononçait, des semaines plus tard, une petite phrase révélant qu’elle avait tout enregistré et jugé.

Ces derniers temps, néanmoins, il n’y avait pas eu place dans sa pensée pour de pareilles inquiétudes. Sa femme, qui jadis pesait si lourdement sur son existence, était devenue pour lui comme une ombre impalpable ; toute sa vie actuelle se vivait dans la présence de Mattie Silver, et il ne pouvait plus concevoir qu’il en fût autrement…

Maintenant, debout à la fenêtre de l’église, il voyait Mattie qui dansait avec Denis Eady ; et une nuée de présages dédaignés mais menaçants tissèrent autour de lui leur sombre voile…



  1. Dans les villages montagneux de la Nouvelle-Angleterre, un certain nombre d’églises sont construites à deux étages : le rez-de-chaussée sert de salle commune, et c’est là que se réunissent les habitants pour leurs fêtes paroissiales. Le premier étage est réservé au culte.