Sous-offs (1889)
Albin Michel, éditeur (p. 23-114).


PREMIÈRE PARTIE
DIEPPE













I

Une porte claqua et de gros souliers sonnèrent sur les marches. Dans le silence touffu d’une fin de nuit de chambrée, ce bruit tomba ainsi qu’une pierre en une eau dormante. Un frisson courut sous les couvertures ; il y eut ce pelotonnement gourmand des corps, l’hiver, à l’approche du réveil, et les respirations s’allégèrent. Cinq heures tintaient en ville.

D’autres portes battirent ; des godillots plus nombreux traînèrent dans les escaliers ; un cuisinier passa, ramassant les gamelles oubliées, les heurtant l’une contre l’autre, avec l’évidente rogne de l’homme forcément matinal.

Alors, minute à minute, la caserne s’éveilla, s’étira, grinça, lasse et cassée comme une vieille servante toujours debout la première. Des soldats sommeillaient sur un coin de lit, en se chaussant ; et dans l’obscurité attardée de ce novembre ambigu, des silhouettes d’ordonnances s’en vont, un sabre sous le bras, tandis que deux ombres se poursuivent, l’une portant des cruches pour le café.

Favières, à regret, rejeta son drap, se culotta et descendit à son tour, pour un besoin. Dans les latrines, — les œils-de-bœuf obstrués, flanqués de semelles en relief dans la pierre, — il rencontra des gaillards en chemise, nu-pieds, en dépit des décisions du rapport.

Mais quand il remonta, si cuirassé qu’il fût, par dix mois de service, contre le méphitisme de la chambrée, il s’ébroua sur le seuil, suffoqué.

Ils couchaient côte à côte, Tétrelle et lui, en attendant qu’on leur eût assigné une escouade. Tétrelle, quand Favières rentra et se remit au lit, ouvrit les yeux.

— Ah ! c’est kif-kif, va ! constata mélancoliquement celui-ci.

Bientôt après, des lendores qu’un bagage indistinct éhanchait, passèrent en clopinant. Et le réveil en campagne éclata sous les fenêtres, battu et sonné par la clique au grand complet.

La caserne vermoulue en fut toute secouée. Les reprises se succédaient, sans arrêt, vives et brutales comme la charge, ramassant, dans une hâte d’en finir, les coups de baguette engourdis et les fanfares catarrhales.

« Ça, par exemple, c’est nouveau ! » grogna Favières, habitué à la diane sans cérémonie d’un maigre clairon qui ne réveillait personne.

Les tambours repassèrent, la caisse encore vibrante ; des clairons farceurs exhalaient leur rhume dans les corridors.

Alors, le caporal de chambrée, assis sur son lit, cria : « — Allons, debout !… debout tout le monde ! », puis se recoucha, la tête dans les draps.

Les anciens ne bougèrent pas ; seuls, quelques bleus se levaient, encore timides. Mais quand arriva le café, chacun tendit son quart et les clampins ne restèrent plus au lit que par pose. « Pas de pétard… c’est Dulac qu’est de semaine. »

En effet, le sergent désigné, un courtaud, l’air bon enfant, ne fit que passer en demandant : « Pas de malades ? » et sortit sans attendre la réponse du caporal. La fenêtre ouverte, d’ailleurs, l’air glacé qui s’engouffra stimula les dernières paresses. Les soldats musaient, se conviaient à des prouesses de râble. Un loustic annonça : « J’installe ! » exhiba une cible glorieuse et reçut un quart d’eau dans le point de mire.

Au pied de son lit, un ancien s’épluchait intimement, la tête entre les jambes. Un camarade lui présenta du cirage au bout d’un bâton, et les plaisanteries faciles ricochèrent. En file indienne, la veste jetée sur les épaules, les manches pendantes, la serviette en foulard, les hommes descendant au lavabo prolongeaient le fracas des portes.

— Décidément, c’est la même chose, affirma Favières.

Tétrelle discutait, entêté d’amélioration.

— Je t’assure, le café est plus fort, plus sucré…

Mais l’autre secouait la tête : « Une lessive de vieux chapeau ! »

Un caporal s’était approché d’eux. On causa.

— À l’inspection de neuf heures, vous allez être présentés à Court-Bouillon…

— Court-Bouillon, poursuivit l’ancien, c’est le commandant Mauvezin, un chic type ! On barde, je ne dis pas ; mais la revue du dimanche est supprimée et les permissions de tous ceux qui n’ont pas été punis pendant la semaine sont accordées… Les officiers de la compagnie ?… Y a le père Vimeux, le capitaine, un brave homme, pas soldat ; le lieutenant, une rosse, Schnetzer, remplit les fonctions d’adjudant-major ; le sous-lieutenant, c’est Ducloselle, un Parisien… gentil. Le chef s’appelle Montsarrat, pas méchant, mais épateur. Ah ! je ne vous souhaiterais pas Petitmangin, celui de la 3e, qui fait travailler ses scribes jusqu’à minuit.

Autour d’eux, les hommes astiquaient, faisaient les lits, brandissaient des galettes de paille qu’une large ouverture entaillait. Comme c’était jour de repos, on fignolait, on rapiéçait le linge, en prélevant sur la boule de son d’épaisses semelles, pour le régal d’une illusoire trempette dans l’eau claire.

À neuf heures, le sergent de semaine traversa les chambres.

« Les hommes arrivés hier… en bas ! »

Quand ils furent dans la cour, le lieutenant Schnetzer, fonctionnaire adjudant-major, les voulut sur un rang, puis les examina successivement, à la loupe.

C’était un Alsacien carré de partout, un vigilant pandour dont la silhouette totale, pourvue de bras en anses et de jambes en tronc, ne se pouvait mieux comparer qu’aux demoiselles des paveurs.

Il vérifia les deux tours de la cravate, le port des bretelles, l’ordonnance des cheveux, fit ouvrir les livrets matricules à la page 7 et commanda : « À droite… alignement !… Fixe !… »

Le chef de bataillon entrait au quartier. Il inspecta brièvement les hommes de garde et marcha droit sur les nouveaux venus, le képi sur l’oreille, avec une crânerie d’officier sortant des zouaves, dont il conservait d’ailleurs, les pantalons-sacs. Jeune, — trente-huit ans, — il dominait le soldat par la confiance absolue que celui-ci traduisait ainsi : il la connaît. C’était le supérieur dont la supériorité ne dépend pas uniquement du grade qui la confère.

Il ne s’arrêta pas devant l’adjudant Laprévotte.

— Allez m’attendre à la salle des rapports ; je vous verrai tout à l’heure, dit-il. Et il stationna premièrement devant Tétrelle, dont il collationna les livrets.

« Recrutement de la Haute-Saône… résidant à Vesoul… »

Il regarda l’homme, un garçon solide, trapu, avec des yeux naïfs, une bouche sensuelle, un menton dur, un front plat et carré qui décelait une moyenne intelligence.

Le commandant ne s’y trompa pas, demanda seulement :

— Qu’est-ce que vous faisiez chez vous ?

— J’étais commis de nouveautés, à Vesoul…

— Jusqu’à quel âge vous a-t-on laissé en pension ?

— Quatorze ans.

— Études primaires… Bien. Vous avez une bonne écriture ? Oui. Vous travaillerez chez votre sergent-major ; nous verrons…

Et il passa à Favières, un petit bout d’homme, l’air vif, l’œil aigu, à peine de moustache, une bouche crispée, moqueuse, des allures inquiétantes d’investigateur ironique.

Le commandant parcourut l’état civil : « Favières (André). Né… » Ah ! vous êtes Parisien… Employé… Où cela ?

— Au Comptoir d’escompte, mon commandant.

— Taille… 1 mètre 57.

Il toisa le jeune homme :

— Il faut faire de la gymnastique, mon garçon…, vous développer. Quelles études ?

— Au collège jusqu’à dix-sept ans.

— Bachelier ?

— Es-lettres seulement.

— Avez-vous l’intention de faire votre carrière dans l’armée ?

Favières, résolument, répondit : « Non, mon commandant. »

Alors celui-ci, sans insister, s’éloigna.

— Chuard… caporal aussi… Vous étiez valet de ferme chez vous ?

— Oui, mon commandant.

— Pas de punitions… Bien, mon garçon.

Et il s’attarda une minute à dévisager son homme, un petit paysan imberbe, gercé, scarrieux, émotté, brun comme la terre, le front, le nez, le menton, la bouche, taillés rapidement à coups de serpe, toute l’intelligence tapie dans des yeux volontaires ponctuant l’énergie brutale, l’expresse volonté de commandement épandue sur toute la face.

— Vous avez dû beaucoup travailler pour gagner ces galons ? demanda Mauvezin.

— Oui, mon commandant.

— À quel âge avez-vous quitté l’école ?

— À huit ans, mon commandant.

— Il faut continuer, mon ami… Ah ! Parisien aussi, Devouge… Quel état ? Tapissier…

Devant ce voisin de Chuard, le chef de bataillon ne fît qu’une courte pause. D’un coup d’œil, il avait pesé l’homme, un garçon coiffeur à la moustache mousseuse : l’étoffe d’un joli sous-officier.

Mauvezin ne s’arrêta pas davantage devant les numéros 5 et 6, le maître-cordonnier Chanut, qu’une abominable canitie ensauvageait, et le perruquier Cœurdevey, mis à pied et puni de trente jours de prison « pour avoir, soignant secrètement une affection vénérienne, enfermé des linges sales avec ses rasoirs et communiqué sa maladie à un homme de la compagnie ».

Mais, devant le dernier soldat du rang, le commandant fit halte et sans regarder le livret : — Parisien, vous, hein ? Comment vous appelez-vous ?

— Édeline.

Cet Édeline, un flandrin d’atelier, avait les hanches canailles, l’accent du faubourg, une extraordinaire gueule en biais, sur laquelle s’abaissait la perpendiculaire inattendue d’un nez foraminé par la petite vérole. Sous ce nez, deux avares languettes de poils roux retroussés semblaient des clous à crochet plantés à contre-sens dans une cloison.

Mauvezin prit le livret matricule à la page ouverte.

— Oh ! oh !… des punitions ! Pourquoi vous êtes-vous fait rayer du peloton d’instruction ?

— Pac’que l’commandement, là, vrai, j’ai pas ça dans l’sang !

Il ajouta avec un machinal mouvement du bras : — On ne se refait pas !…

Mais l’officier cria : — Les mains dans le rang !… et une attitude militaire… Qu’est-ce que c’est donc !… Il faudra revenir sur ces idées-là, mon garçon… et vivement. Ici, nous ne voulons pas de non-valeurs. Quel était votre métier ?

— Typo… Il se reprit : « typographe. »

— Eh bien, monsieur Schnetzer, il y a déjà ici, n’est-ce pas, cinq hommes au peloton d’instruction ? Ce gaillard-là fera le sixième ; et je veux au prochain examen qu’il soit le premier. Vous m’entendez, Édeline ?

— Oui, mon commandant.

— Faites demi-tour… Bien… Allez-vous-en.

— Forte tête, observa l’adjudant-major.

Mais Mauvezin répondit : — Ce sont les meilleurs soldats… quand on sait les prendre. J’aurai l’œil sur celui-ci.

— Eh bien ! je le gobe, ce légume ! cria Édeline, en rejoignant Favières et Devouge. Et le bras ployé en tuyau à coude, il souffla dans sa main ouverte, le baiser du voyou : « À toi, Court-Bouillon ! »

Ce dimanche-là, Favières, Devouge et Édeline firent leur première promenade dans Dieppe.

Quand ils eurent parcouru la plage, de l’établissement des bains à la jetée de l’Ouest, quand ils eurent vu le château, où demeurait le commandant, la statue de Duquesne et le Parc aux huîtres, l’église Saint-Jacques et la Poissonnerie, ils rentrèrent au Pollet, fixés.

Le Havre, en somme, leur offrait des passe-temps inconnus ici, un mouvement de grande ville de province, des cafés, des alcazars, les beuglants britanniques de la rue Royale, une rue à soldats, un théâtre, la vie des quais…

Leur transfert à Dieppe, à l’entrée de l’hiver, équivalait à la réclusion.


II


L’ancienne caserne du Pollet, c’étaient deux corps de logis rectangulaires, se faisant face, étiquetés : Bâtiment A, Bâtiment B ; des carcasses branlantes, léchées de crasse, criblées d’évents, suspendant des menaces d’éboulement sur le sommeil des soldats, par les soirs de tempête.

À l’intérieur, le délabrement empirait. Dans le plancher qu’on renonçait à jointoyer, des trous s’élargissaient ; sous les crachats du blanchiment, les crevasses se révélaient, comme des rides sous la poudre de riz ; et les avaries du faîtage transformaient les godets en éviers où l’eau stagnait, avant de stiller son infection au cœur des maçonneries, à travers les gargouilles des charpentes écartelées.

Quand le bataillon rentrait, ouvrant les portes à coups de crosses, défonçant les marches à coups de souliers, faisant trembler les vitres à coups de gueule, la vieille caserne oscillait.

C’était son dernier hiver. Vis-à-vis d’elle, sur la hauteur, une construction blanche s’élevait, dont essuierait les murs le détachement qui viendrait relever le bataillon du 167e. Celui-ci se gaudissait du contre-temps, la nouvelle caserne étant éloignée de Dieppe, tandis que les débris de l’ancienne s’enclavaient dans le Pollet et n’étaient séparés de la ville que par les bassins.

Des fenêtres du bâtiment A, occupé par trois compagnies, on apercevait dans la Retenue, dont l’eau battait le quai, devant la porte du quartier, et dans la Souille, au delà de l’arrière-port, les faisceaux de mâts peuplant des langues de ciel mélancoliques.

Les jours de pluie, le factionnaire tuait ses deux heures en regardant passer, sur l’eau, les chevelures d’herbes arrachées au barrage antérieur.

Quand les nouveaux promus arrivèrent, on n’attendait pas les recrues avant deux mois. Ils avaient donc le loisir de se familiariser avec les fonctions de leur grade.

Tétrelle et Favières, en dehors des corvées de semaine, de planton, d’ordinaire, de chambrée, de garde, travaillaient chez leurs sergents-majors respectifs, Petitmangin et Montsarrat. Et il leur restait le temps à peine d’aller se gargariser avec un champoreau ou un petit-sou, dont un calvados impétueux ranimait les vertus équivoques.

Assez rapidement Favières et Tétrelle, en considération des services rendus au bureau du chef, se firent exempter des corvées de semaine et d’ordinaire. Devouge et Chuard, moins heureux, connurent l’hostilité, le mauvais vouloir narquois des hommes devant le galon neuf, le mépris des regards mesurant le gradé aux cinquante centimètres de laine rouge dont sa manche est balafrée.

Le soir, à la veillée, les caporaux plus anciens qu’eux les plaisantaient, goguenards.

— Allez ! c’est pas la peine de faire du service ; vous v’là cabos… et pour longtemps !

Ils ressassaient le nombre de sous-officiers libérables, les rengagements possibles, les vides que ferait dans les cadres le départ de classe prochain.

« Vous, — ils désignaient Favières et Tétrelle, — vous courez une chance : c’est que le commandant oblige vos deux fourriers à permuter pour leur stage. »

Fichée dans une pomme de terre, la chandelle brandonnait en mèche de fouet.

À l’autre bout de la chambrée, sans lumière, quatre têtes baissées se heurtant presque, dans l’entre-deux des lits, formaient un groupe vague d’enfants jouant au cheval-fondu. Quatre Bretons, de différentes compagnies, se réunissaient ainsi, chaque soir, pour rien, pas pour causer, car on leur avait défendu de patoiser, jusqu’à ce que leur intelligence de la langue française permît la suppression des interprètes chargés de la leur traduire.

Ils attendaient l’appel, immobiles, muets, leurs fronts se touchant, comme pour faciliter l’échange de leurs pensées, à défaut d’organe pour les exprimer. Quand ce qu’ils avaient à se dire risquait de se perdre ou de s’atténuer dans le transvasement, ils levaient la tête, se regardaient, se comprenaient furtivement.

Ils décantaient, de cette façon, pendant trois heures, des souvenirs, des paysages, des amours, des êtres et des choses ; — et ils vibraient doucement, comme des cordes de violon que l’archet ne fait que frôler.

Accroupis, vautrés, la pipe aux dents, se caressant le râble entre la chemise et le pantalon, les caporaux de la 4e et Tétrelle, de la 3e, devisaient, le haut de la figure balayé par la lueur sale que répandait la chandelle.

— Ah çà ! disait le petit Corse Giudicelli, pourquoi Favières, que tout embête, a-t-il pris les galons ?

— Cette question ! s’exclama le Parisien à ce coup droit. Parce que chaque grade relâche d’un cran le collier de misère, parbleu ! Pour nous, l’ardillon est au premier trou, la discipline nous étrangle : c’est le carcan. La chaîne du sergent n’est déjà qu’une laisse ; chef c’est une châtelaine ; adjudant, une longe. Moi, je ne demande que la châtelaine, avec les clefs de la geôle au bout.

Édeline, qui venait d’entrer protesta :

— La liberté relative, on y arrive plus facilement encore sans galons. Je resterai simple griffeton pendant tout mon congé pour te prouver ça.

Il exposait à nouveau son idée fixe : un petit truc permettant de couper aux exercices, aux corvées… — Pas de responsabilité, tu comprends ; tout pour soi ; chacun son flanche… tu verras.

— Il a raison, pas de responsabilité, appuya Giudicelli, heureux de cacher sous cette objection le dépit de n’être pas encore sous-officier.

— Oui, mais il y a l’uniforme, dit Devouge.

— Il y a l’autorité, dit Chuard.

— Il y a le prêt, dit Tétrelle.

Et ils exprimaient la moelle de ces os, quand une sonnerie monta de la cour, dispersant les quatre muets. Puis un piétinement bref, les hommes décoiffés aux pieds des lits retapés d’un coup de poing, et le « silence à l’appel » du caporal criant des noms, dans la lumière trouble de la camoufle, que l’homme de chambre lui porte au visage.


III


Un matin, le bataillon revint de l’exercice sur la plage, au moment où les sergents-majors sortaient de la salle des rapports. Ils attendirent que la troupe eût rompu les rangs, puis :

— Tétrelle ! appela Petitmangin, de la 3e.

— Favières ! héla Montsarrat, de la 4e.

— Bon, une tuile ! pensèrent les deux caporaux adjoints.

Et ils écoutèrent, stupéfaits, la lecture de l’ordre du régiment, expédié du Havre par le dernier courrier :


« Sont nommés caporaux-fourriers dans leurs compagnies respectives, en remplacement des titulaires admis à faire leur stage, les caporaux Favières (2460) et Tétrelle (2528).

« Ces promotions dateront du 16 novembre.

« Le Colonel,
« Signé : Le Taillandier. »


Tétrelle ne dissimula pas sa joie. Favières, plus calme, s’étonnait qu’on n’eût pas éventé l’établissement des mémoires de proposition. On ne leur laissa pas, d’ailleurs, le temps de se reconnaître. Un groupe de sous-officiers les attendait pour les piloter à la cantine.

— Vous comptez encore à l’ordinaire aujourd’hui, mais c’est affaire à nous ; venez, dirent-ils.

L’accès de cette cantine n’avait pas l’importance d’une révélation pour eux, la salle commune étant aussi, vu l’incommodité du local, l’endroit où les sergents prenaient leurs repas. Seuls, les adjudants et les sergents-majors bénéficiaient de deux étroits cabinets, improvisés au moyen de paravents. La grande salle, longue et haute, était triste comme d’un essai raté de décoration, qui faisait paraître plus nus les murs. Là se retrouvaient des pannes avérées : les Dernières cartouches et le Libérateur du territoire ; une France matronale couronnant Gambetta et un gras forgeron de la Paix, le torse blanc et fleuri, comme un bœuf soufflé exposé à l’étal.

De laborieuses charges militaires, des portraits découpés dans des journaux illustrés, une chromolithographie sentimentale, erraient autour d’un large corps de bibliothèque, la bibliothèque des liquides.

Le cantinier civil, Burel, était un veuf quadragénaire, estimé de tous, mais que la fréquentation des adjudants n’enrichissait pas.

Favières et Tétrelle, en entrant dans la salle, l’appelèrent au comptoir qu’assiégeaient les sous-officiers briguant l’apéritif. Puis les nouveaux fourriers firent mettre deux litres sur chacune des tables réservées aux quatre compagnies.

On déjeuna : un premier, — de la basane recuite ; un second, — des haricots extraits des cartouches de tir réduit ; le dessert, — six boutons de culotte, percés avec soin, dans une assiette à fleurs.

— Ah ! des petits-fours ! dit avec ostentation un jeune sergent.

— Hein ! c’est meilleur que la gamelle ? appuya le sergent Blanc, celui-là même qui était allé chercher les Parisiens. Il piquait avec son couteau des tranches de pain taillées en cuillères, pour saucer aisément la lavasse de ses fayots ; et il vidait son verre d’un geste renouvelé, automatique, les lèvres en goulot ébréché par le tuyau de sa pipe. Dans sa dernière verrée, il fit tremper les six rondelles de pâte et ingurgita la potion, sans respirer.

La conversation était rare ; les sous-officiers mastiquaient sans récriminer, comme à l’exercice, dénombrant, la bouche pleine, les corvées et les jours de consigne, de façon qu’on ne savait plus s’ils broyaient la nourriture ou l’ennui. À la fin, ils tortillèrent leurs serviettes, s’essuyèrent ensuite les lèvres d’un revers de main et s’en allèrent, leur pain sous le bras, fouillant la mie d’un doigt attardé ou se curant les dents avec la pointe de leur couteau.

Tétrelle et Favières sortirent les derniers.

— Je meurs de faim, dit Favières ; je n’ai pas déjeuné. Ah ! la gamelle nourrit au moins !

Mais Tétrelle s’émerveillait : — Des assiettes, une serviette, un dessert… Dis ce que tu voudras, c’est tout de même chouette !

— Enfin, je prendrai des suppléments, poursuivit l’autre. Il ne s’agit pas de ça : nous sommes forcés d’offrir à dîner à nos doubles. As-tu cette intention-là, toi ?

— Dame !… répondit Tétrelle, mou, défendant son porte-monnaie, à l’accoutumée.

— Parce que… voilà… reprit Favières ; nous nous réunirions, partie carrée… Je crois aussi que ce serait moins cher.

L’économie était un argument habilement choisi, devant lequel les hésitations du pince-maille tombèrent.

— Mais connais-tu un restaurant ? dit-il.

— Dans la Grande-Rue, oui. Je vais arranger ça pour dimanche. Préviens ton chef.

Le soir même, Favières formula, quant à soi, son invitation, en s’installant dans le bureau qu’il partageait avec Montsarrat, à défaut de la double chambre qu’accorde le règlement aux comptables d’une compagnie.

Ce Montsarrat, Favières le définissait tout de suite, assez exactement : un fils de maison, élevé sur les genoux des pensionnaires.

Grand, blême et fané, sous la poudre de riz et les fards putaniers dont il abusait, on l’avait vu passer une heure à rouler sous son nez, sur le noir de fumée d’un bouchon, quatre bouquets de poils, pris à la pincée et semés sur sa lèvre, ainsi qu’une ponctuation prête à se répartir entre les mots articulés. À sa toilette de nuit, il donnait vingt minutes.

Il avait réussi, d’ailleurs, à se créer un milieu à son image, en dépit des ressources succinctes que lui offrait l’ameublement et de la désaffectation partielle de la plupart des bureaux de chefs. Sa chambre était bien celle d’un sous-officier mâtiné. Des couvercles de boîtes de dragées, des chromos échangés avec le cantinier, les photographies de groupes : « les enfants de l’Aveyron », « les gradés de l’Ain », alternaient, sur les murs avec les placards spéciaux : tarif des soldes, devis des galons, tableaux de l’emploi du temps, des pièces à fournir, des tireurs ; nomenclature des vivres à emporter en campagne, etc.

Mais le coin affectionné, semblable à une cheminée de fille en garni, se trouvait, près de la fenêtre, dans l’angle que sa table occupait. Il l’avait recouverte d’un tapis à ramages, taillé dans un vieux châle, et c’était, là-dessus, un déballage de portraits-cartes dans des cadres en peluche, de stuc et de verrerie forains, de parfumerie et de pharmacie pêle-mêle, dans un ordre déterminé strictement par la grandeur des fioles. Les médicaments pour l’usage externe avoisinaient les dentifrices.

Les fenêtres avaient des rideaux ; du parquet, délicatement arrosé, montaient des vapeurs de bain, comme si l’entonnoir du brosseur traçait par terre des 8 au lubin.

En ce bazar de marchande à la toilette et d’homme aimé, les placards mêmes n’étonnaient plus, faisaient songer à un affichage des ordonnances de police réglementant la prostitution.

La suffisance, la bellâtrerie de son sergent-major, Favières trouvait l’explication de cette attitude autant dans de relatifs succès auprès de certaines femmes que dans la tolérance des officiers à son égard.

Montsarrat était vraiment le maître de la compagnie, très écouté, très respecté, moins haut coté toutefois par le commandant qui, sous l’habileté du comptable, avait deviné les tares de l’homme et constaté la prétentieuse nullité du soldat, sur le terrain d’exercices.

Le dimanche, dans l’après-midi, Montsarrat fit chauffer de l’eau, se déshabilla et procéda, devant son fourrier, à une toilette intime, au-dessus d’une des gamelles de campement dans lesquelles les escouades mangent la soupe pendant les manœuvres.

Il avait un vaporisateur dont il jouait, plein d’attention pour ses pieds. Puis il répara sa peau, égalisa soigneusement, avec de mignons ciseaux de poche, des touffes de poils au creux, de l’estomac. Il pinçait sa chair, en la remontant, comme pour la baiser. Ensuite, il parfuma son linge et saisit deux glaces qu’il disposait de façon à se voir la nuque en même temps que le visage.

Favières, en expédiant ses pièces journalières, examinait à la dérobée cette grande garce en uniforme, laquelle s’extirpait des tannes avec tranquillité.

Quand ils furent prêts : — Allons chercher Petitmangin, dit Montsarrat.

Il ferma la porte, en cacha la clef, afin que personne ne violât le sanctuaire en son absence.

La chambre de son collègue était à l’étage inférieur. Il entra sans frapper, suivi de Favières, tomba dans une pièce dont la malpropreté hurlait, au sortir du bureau de la 4e.

Dans des gamelles de campement, des eaux sales séjournaient, équivoques, féculentes ; sous le lit du chef, le linge de la dernière quinzaine s’entassait : chaussettes trouées, chemises loqueteuses, fonds de caleçons pourris, parmi les vieilles bottines, les romans-feuilletons, les théories, un cordeau de tir, des fausses cartouches…

Les vitres, nues, étaient veinées de pleurs dormants, et dans la poussière respectée, la vie journalière s’inscrivait.

Tel le logis, tel l’homme. Petitmangin était un assez joli garçon, blond, à longues moustaches, l’air insolent et rosse, puant aussi les fards avariés, mais, au rebours de Montsarrat, d’une saleté de dessous incurable.

Son képi, à coiffe poissée d’huiles et d’onguents, résumait, sous un galon neuf, en faux or, la chambre et le locataire, la crasse et l’odeur rance d’un mur et d’une tête.

— Nous y sommes ?

En deux temps, il fut prêt, la poitrine bombant sous une tunique grasse et fatiguée.

On s’en alla. Les deux doubles marchaient devant, importants, avec ce tour de jambe exagéré par le sabre et qui est une élégance de métier…

Favières et Tétrelle les suivaient, à distance respectueuse, chétifs.

— Alors, on vous tolère une chambre dans ce désordre ? demanda le premier.

— Oh ! ça va bien maintenant, répondit l’autre, parce que le capiston est en permission, pour la révision de la carte…

— La carte de quoi ? interrompit Favières.

— Je ne sais pas !… J’ai entendu dire : la carte… Et paraît qu’il n’est pas commode, le capitaine ! En l’attendant, c’est Chamaraude qui commande la compagnie, un bon fieu ; tu sais… le grand lieutenant chargé de la gymnastique et de l’escrime ? Il travaille pour Joinville et se fout du reste. Le sous-lieutenant, c’est Lormelin, le poivrot. Le chef lui ferme le bec avec une absinthe et des bons de tabac.

— Moi, je ne pourrais pas vivre dans cette ordure.

— Ah ! tais-toi donc : tu n’as rien vu ! cette nuit, il s’est relevé… La paresse de descendre, mon vieux… il a posé ça dans une marmite de campement… Si on ne la rétame pas avant les manœuvres, c’est là-dedans qu’on fera la soupe.

— À gauche, chef ! cria Favières en entrant dans la Grande-Rue.

— Ah ! c’est là que nous dînons ; bien.

Tout de suite ils se composèrent un maintien exprimant à la fois l’arrogance et le contentement du militaire abordant un intermède dont l’inhabitude qu’il en a rehausse le prix.

Au premier, dans le grand salon blanc et or du restaurant, un jeu de glaces prolongeait à l’infini les deux rangées parallèles de petites tables nappées, à quatre couverts. Dans la perspective, un garçon, entre les tables, avait l’air d’un nain présidant à une dînette.

Les sergents-majors choisirent leurs places près de la fenêtre, « pour voir dans la rue », dit Montsarrat. Mais avant de s’asseoir, ils allèrent lisser leurs moustaches, côte à côte, devant une glace.

À la fin, ils se retournèrent l’un vers l’autre, se regardèrent sans rire et, du même geste, se caressèrent les pectoraux, d’un air de parfaite jouissance.

Puis, voyant qu’ils dînaient seuls, ils se déraidirent, condescendants.

Mais, à table, Montsarrat demeura béant devant le petit pain enveloppé dans sa serviette, tournée gentiment, en oreille de veau, et laissa percer le regret de la déplier, visiblement frappé par la solennité du service.

— Non, je suis de Belley, répondit-il à Favières, qui lui demandait, avec son ironie à blanc, s’il était Parisien.

— Et vous, chef ?

— Moi, de Rouen, indiqua Petitmangin, plus délié, exempt de ces naïvetés qui parachevaient la Montsarrat, fille galante.

Devant la carte, en effet, son émoi s’accrut. Il écarquillait des yeux ronds, constipés, évitant l’interrogation qui eût, croyait-il, compromis sa dignité vis-à-vis des inférieurs.

Pourtant, il lâcha : — Faudrait prendre des choses qu’on ne mange pas à la caserne.

Tétrelle pâlit, la main au fond de la poche, les doigts égarés dans son porte-monnaie entr’ouvert.

Mais Montsarrat, gravement, tout pesé, commanda des escalopes de veau.

La conversation se traîna d’abord dans des rabâchages de compagnies, gouvernés par un invariable parallèle entre la 3e et la 4e.

La 4e avec Vimeux, le petit sous-lieutenant Ducloselle et l’adjudant Boisguillaume, marié sans le sou, brave homme, — était la compagnie où l’on désirait passer. La 3e avait moins de crédit auprès du soldat, à cause de son adjudant, Rupert, un mauvais bougre, illettré, incorruptible, implacable contremaître des officiers.

— Il a le sang empoisonné par sa maladie. Il consacre ses loisirs à se regarder pourrir, cria Petitmangin, âprement, d’une voix qui charriait toutes les rancunes des subalternes.

Et il ajouta en ricanant : — les autres, on les tient ! Boisguillaume par sa dette, les continuelles avances qu’il sollicite ; le gros Peuvrier, l’ancien tambour-major, qui ne parle pas, qui aboie : le trou qu’il a sous le nez nous le livre, comme Lormelin… Le nouveau de la 1re, Laprévotte, ah ! on ne sait pas encore.

— Nous l’avons connu sergent-major au Havre, dit Favières. Il a une existence mystérieuse, dans la caserne même ; pas de maîtresses : il place de l’argent. Les officiers l’aiment beaucoup, parce qu’il est distingué, parle bien. Un ancien enfant de troupe pourtant ! Et ce qu’ils sont mal embouchés ordinairement, hein ! Tétrelle ? Tu te rappelles l’histoire du Havre ?… Sept de ces gosses trouvés dans les combles, à la file… sodomite, car j’ignore s’il y avait quelque chose d’indien dans leur cas.

Ni Montsarrat ni Petitmangin n’avaient compris le sens de l’épithète appliquée par Favières au jeu des enfants. Ils jugèrent cependant devoir rire, pour tenir leur rang.

On servait le dessert ; c’était le moment de passer la question du rengagement, le rince-bouche de toutes leurs conversations.

— Vous qui êtes libérables, resterez-vous au corps, chefs ? demanda Tétrelle.

Les deux sergents-majors protestèrent vivement :

— Ah ! mais non, nous en avons soupé !

Montsarrat reprit : — Ce n’est pas, au fond, qu’on soit très malheureux dans le grade. Quand on est à la coule… Seulement, voilà : pas de considération.

Et Petitmangin d’ajouter : — C’est vrai… il y a des grâces d’uniforme. Vous ne savez pas cela encore, vous. Des douceurs à côté de la caserne, oui… Mais quand on espère les retrouver dans la vie civile, n’est-ce pas ?

Il souriait à son collègue, d’un regard d’entente, d’orgueilleuse complicité. Et tous deux mâchaient le métier coriace, légèrement, ayant encore la digestion aisée, la dent jeune.

— Nous prenons le café ici ? proposa Favières.

— Non, c’est nous qui l’offrons sous les arcades, dit Montsarrat.

— Alors, l’addition.

Le garçon l’apportait ; mais Montsarrat l’intercepta et, sans notion des us, l’étudia complaisamment.

— Tiens ! soixante-quinze centimes seulement mon escalope !

Dans son exclamation passait le regret de n’avoir pas pris un plat plus cher.

— Vous n’en avez que pour quinze francs, cria-t-il.

Tétrelle prit dans son porte-monnaie sept francs cinquante exactement, tandis que Favières, écœuré, soldait la note et donnait le pourboire.

Ils s’en allèrent, tous quatre, rouges, soufflant, à grand bruit de sabres.

Le café pris, les deux chefs ne s’attardèrent pas.

— Nous vous laissons, dit Petitmangin, nous sommes attendus.

Les fourriers soupçonnaient une partie fine, mais les sergents-majors se séparèrent rapidement, devant la Poissonnerie.

Alors Tétrelle et Favières restèrent fort embarrassés de leur soirée.

Il était neuf heures ; ils avaient une permission de minuit ; ils se trouvèrent également honteux de réintégrer le quartier trop tôt.

— Qu’est-ce que nous allons faire ? demanda Tétrelle.

Ils remontèrent la Grande-Rue, jusqu’au café des Tribunaux, s’arrêtèrent le front aux vitres, une minute. Ils virent des officiers qui jouaient aux cartes ou dormaient.

— Si tu crois qu’ils s’amusent plus que nous, dit Favières.

— Oui, mais ils ont chaud, répliqua Tétrelle.

Ils repartirent, rencontrèrent des sous-officiers errants aussi, portant leur permission de dix heures comme une croix.

Et ce cri échappa à Tétrelle : — Si seulement nous n’avions pas une permission de minuit !…

Ils revinrent par la rue Saint-Jacques, jusqu’à l’église, burent un kirsch rue de la Boucherie, se retrouvèrent au milieu de la place Nationale, ahuris par le vent, l’embêtement, — les pieds secs, gelés, toute la boue sur la tête, dans le ciel fuligineux.

— Tout droit, je crois, hurla Favières perdu, aveuglé, tenant son shako d’une main, de l’autre ramenant les pans de sa capote que les rafales troussaient.

Ils atteignirent ainsi le coin de la rue Notre-Dame et de la rue du Mortier-d’Or.

— Tiens ! c’est là que vont les sergents et les caporaux, remarqua Favières.

Il montrait un petit débit pudiquement vêtu d’épais demi-rideaux et se ventilant par l’économique imposte que parafait un nom : Couturier.

— Entrons-nous, pour voir ? dit Favières. Et comprenant l’hésitation de l’autre, il ajouta : — C’est moi qui paie.

Ils poussèrent la porte, plongèrent dans la fumée, les chants, l’haleine de trente militaires s’entassant dans une salle où vingt personnes « s’auraient senti les coudes », disait aimablement la patronne qui s’empressait autour des tables, happée au passage, pincée, baisée, débitant sa personne et les boissons avec un rire tout ensemble exorable et commerçant.

Elle trouva deux places aux fourriers, auprès d’elle, presque sous son comptoir, un peu surprise de voir des figures inconnues.

Une femme plus avenante que jolie, conservant dans l’air empesté une étonnante fraîcheur de teint, de lèvres, d’yeux ; un nez charmant, petit, mobile, et tout blanc ; et sous ce visage aux couleurs glorieuses, un corps avouant trente ans, travaillé, légendaire, illustré de coups et d’étreintes, comme la hampe d’un drapeau où s’est inscrit tout un passé d’amour : c’était Généreuse Couturier.

Quand elle eut installé les deux fourriers, débordée, elle cria : — Delphine, descends donc ! Pourquoi restes-tu là-haut ? Mouve-toi…

Favières leva la tête, aperçut dans l’œil d’un judas soudainement ouvert sur la salle une figure qui se pencha, puis s’effaça.

Et bientôt après, par une porte intérieure, entra une gamine dont l’air rechigné corrigeait la ressemblance avec la Couturier.

Elle bouscula un sergent qui l’arrêtait, fît le tour des tables, commanda : — Généreuse, deux fines et une bouteille de cidre, et s’en fut ensuite au comptoir, les poings dans les oreilles, le nez sur un livre.

— Moi, je râle ici ! grogna Favières, le regard vacillant dans la fumée, le cœur défaillant dans l’ivresse des autres. Nous filons, hein !

Il dut réitérer son injonction qui surprenait Tétrelle dans une idiote contemplation de la petite, dont on ne voyait que le nez, — le nez très blanc de Généreuse, — et d’assez beaux cheveux tordus maladroitement.

Il se leva, chercha son shako, suivit son camarade, machinalement, mais avec d’étranges yeux, un mouvement des lèvres sirotant une rincette imaginaire.

— Est-ce que cette Delphine est la sœur de la grande ? demanda-t-il, dehors.

— Elle le dit, mais Généreuse est sa mère… Ah ! elle l’a eue à seize ans… et la petite en a quatorze. Elle a même un frère, un crapaud… Je ne sais pas bien ; on te dira cela à la caserne…

Mais Tétrelle ne voulait plus rentrer, parlait de « prendre l’air ».

— D’abord, il n’est que dix heures et demie, affirma-t-il.

Alors Favières, qu’un frisson naissant au creux de l’estomac et coulant très bas, jusqu’à son sexe, éperonnait, rua dans les brancards.

Ils déambulèrent, sans itinéraire, ignorants, parcourant les rues d’un accord tacite, sans sentir le froid, poussés en avant, le nez sur une trace, comme des bêtes tourmentées du besoin d’aimer.

Ils prirent la rue de l’Ancienne-Poissonnerie, tournèrent à droite, allèrent dans la rue du Haut-Pas jusqu’à la rue Duquesne, passèrent devant la Manufacture des tabacs, sans rencontrer une âme et, débouchant sur la plage, heurtèrent deux vieilles femmes en cheveux, grelottant, l’une dans un paletot d’homme, l’autre dans un waterproof trentenaire.

— Nous nous retrouverons là, dit Favières.

Et, sommairement, ils en emmenèrent chacun une, droit devant soi, comme s’ils allaient se coucher dans la mer.

Après, ils rentrèrent, la demie d’onze heures sonnant.

Entre ses dents Favières, rageur, se bafouait, agacé de la tranquille digestion de son compagnon : « Pas même ça ! pas même ça de possible ! » Néanmoins il reconduisit Tétrelle qui, devant lui, dans sa chambre, vaqua aux soins de propreté urgents en l’occurrence. Mais il ne trouvait aucun vase à sa convenance. — Bah ! le quart du chef, dit-il ; il ne boit jamais dedans.

Et il se purifia à fond.

Vers cinq heures, Favières fut réveillé par Montsarrat qui rentrait. Il l’observa, le vit, déshabillé, presque nu, trousser sa chemise, jouer du vaporisateur, puis insérer son précieux corps ainsi parfumé dans les couvertures, comme on introduit dans une gaine l’incomparable outil de travaux d’art.


IV


— Moi faire ton lit, astiquer fourbi et laver doublure de veste.

— Oui, Quélennec.

Quélennec, le brosseur de Favières, est un petit Breton ajourné, de 1,54 m., la taille juste, mais trapu, avec une large face ouverte, une bouche caricaturale, des yeux verts, des oreilles en écailles de Marennes. C’est aussi un des quatre silencieux qui se rassemblent, le soir, tête contre tête, autour d’un lit, et trouvent, dans leur mutisme confidentiel, un charme dont, peut-être, leur conversation serait dénuée.

Il est arrivé au régiment non seulement illettré, mais incapable de se faire comprendre… Maintenant il sait quatre mots de français, desquels il convient de retrancher : deux mots d’argot militaire — et un juron. Il parle un petit nègre ahurissant et tutoie invariablement les officiers.

Favières avait fait venir de Paris un méchant oignon et s’était attaché Quélennec en le lui donnant. Ce fut un événement. Jamais les quatre Bretons n’avaient osé aspirer à une montre. Ils eurent pour celle-ci les yeux d’un éléphant pour une toupie.

Un jour, la montre s’arrêta. Alors, pendant qu’on la réparait, ils se sentirent vraiment seuls, comme une société de cinq personnes qu’on amputerait tout à coup de celui de ses membres qui amuserait les quatre autres.

En décembre, un matin, un événement de quelque importance rompit la monotonie des décisions journalières.

On demandait des volontaires pour le Tonkin.

Le chef de bataillon invitait les commandants de compagnies à lui soumettre, dans le plus bref délai, les propositions des intéressés. Les gradés devaient faire l’objet d’un état ad hoc.

Au déjeuner des sergents, les fourriers, qui venaient d’assister à la lecture du rapport, dans les chambres, traduisirent l’impression générale :

— C’est un four. Un seul sous-officier s’est fait inscrire : l’adjudant Rupert.

— Parce qu’il sait qu’on ne le prendra pas, avec sa maladie.

— Oui, mais vis-à-vis des chefs, c’est adroit.

On discutait surtout l’abstention du seul sergent rengagé que possédait le bataillon, Vaubourgeix, exerçant les fonctions de vaguemestre.

— Vaubourgeix, dit quelqu’un, on devrait l’envoyer là-bas d’office. C’est son métier, n’est-ce pas ? Mais voilà : ceux qui restent au régiment lui donnent non leur peau, mais le poil qu’ils ont dans la main… Vaubourgeix, parbleu ! avec son fourbi de vaguemestre, il est plus heureux que nous : ni marches, ni exercices, ni revues… Ah ! il peut être gras et frais, le cochon ; il fait du lard pendant que nous trimons !…

Deux sergents baissant la tête d’un air de gêne, dans la réprobation ambiante, un de leurs camarades cria :

— Aussi vrai comme je m’appelle Denis, si vous rengagiez, vous ne seriez plus mes pays !

— Et parmi les caporaux, dit un autre, qui a-t-on proposé ?

— Personne, affirmèrent les fourriers.

Quant aux hommes, les quatre compagnies réunies n’en fournissaient que huit. On cita deux caporaux récemment cassés de leur grade, deux engagés volontaires, deux découcheurs tenaces, actuellement en prison, un ivrogne et une forte tête.

Favières raconta : — Figurez-vous qu’un jeune soldat, arrivé l’année dernière et sans doute entraîné, est venu demander au chef qu’on le portât sur les états. Ah ! Montsarrat l’a reçu ! D’abord nos pièces étaient prêtes : état signalétique, relevé de punitions, tout… Nous n’allrons pas recommencer pour lui… Comme si c’était amusant de désarmer les hommes et de les passer à d’autres corps !… — Pourquoi voulez-vous aller au Tonkin ? lui a dit le double ; qu’est-ce que vous y ferez ? — Je ne sais pas, répondait l’autre… — Alors, foutez-moi la paix, vous aurez quatre jours pour vous être présenté devant moi dans une tenue négligée. Et Montsarrat avait raison. Rien n’est désagréable comme des mutations à la fin du trimestre. Leur Tonkin, on l’a quelque part !…

— C’est égal, dit quelqu’un, Court-Bouillon nous fera payer ça. Il aurait voulu présenter tout le bataillon.

Ah çà ! pensait Favières, est-ce que la bravoure ne serait que l’incontinence du sentiment contraire : des gens se sauvant par devant au lieu de s’enfuir en montrant les talons ?

Mais quelqu’un observa :

— Nous sommes bataillon disponible, on peut fort bien nous obliger à partir.

La remarque fit douche ; Favières dut intervenir pour amener la réaction.

— Une belle occasion pour écrire aux parents, dit-il ; on n’entre pas en campagne sans une première mise.

Tous dressèrent l’oreille, et une petite flamme de pillage purifia, au fond des prunelles, l’éclair de peur qui les avait dilatées.

« C’est drôle, notait Favières, chez le soldat, les sentiments habitent les parties basses ; l’âme se répartit, dans la culotte, entre la poche, la brayette et le fond… »

Le lendemain, au rapport : « Le commandant lève la punition des deux hommes en prison ; il accorde aux volontaires proposés dans chaque compagnie la permission permanente de dix heures. »

Les deux gaillards, à qui l’on ouvrait les portes de la boîte, clignaient de l’œil, malicieusement.

Le soir même, ils découchèrent ; quelques jours après, ils entraient à l’infirmerie.

Et dans le dos du major répondant au questionnaire du cahier de visite médicale, ils murmuraient, en se reculottant : « Allons ! il y a encore un bon Dieu !… Si nous allons au Tonkin avec ça !… »

Dans la seconde quinzaine de décembre arrivèrent les recrues. On les envoyait du Havre habillées, équipées ; tous les ennuis d’une réception de classe étaient épargnés aux comptables, qui n’en trouvaient pas moins mille prétextes pour couper à l’exercice, à l’instruction des jeunes soldats.

À huit heures, les doubles se levaient, s’habillaient pour le rapport, attendaient que le clairon les y appelât, couchés tout habillés sur leur lit fait. Ils saturaient de désœuvrement des journées entières, s’apparessaient sur le dos, près du poêle bourré avec le charbon volé par le fourrier sur la provision des chambres, provision si maigre déjà, si insuffisante, que les hommes devaient se cotiser pour acheter du combustible.

Montsarrat surtout se montrait d’une parcimonie révoltante.

— Arrangez-vous, avait-il dit à Favières, mais je ne veux pas dépenser un centime.

Il entendait que le caporal-fourrier prélevât, sur ses vingt-neuf sous de prêt, l’éclairage et l’achat des pièces, dont l’abrutissant tracé répugnait à sa main. Les trois francs de frais de bureau mensuels, Montsarrat les empochait intégralement.

C’était alors, de la part du fourrier, les semaines de distributions, un rabiau minutieux sur le pain, sur le sucre et le café livrés au percolateur, sur le vin fourni par l’ordinaire, sur les étiquettes de paquetage et de râtelier d’armes, sur les permissions « tout établies » vendues aux bleus.

Toute l’ignominie de l’exploitation des grades, toutes les roueries de l’intimidation, des responsabilités esquivées, déplacées ; le cynisme dans l’escroquerie et la lâcheté dans le dépouillement, — les deux nouveaux fourriers firent ce honteux apprentissage à bonne école. Un officier, chargé du cours d’administration aux comptables, ne confessait-il pas que, de son temps, on dérobait les draps, la laine des matelas ?…

Les sergents-majors avaient le vol plus discret, ne permettaient pas à leurs fourriers d’arrêter le cahier d’ordinaire, de régler le prêt, de payer le boucher, aucun des fournisseurs. Mais le trafic était certain, personne n’était dupe des précautions prises et les soldats de corvée, à mots couverts, en plaisantaient entre eux.

Souvent, dans la journée, les quatre chefs se réunissaient et jouaient lentement l’apéritif ou les bouteilles de vin cacheté dont ils arrosaient, vers quatre heures, le premier bouillon ou la gamelle de rata que détournaient les cuisiniers.

Cette période de l’instruction des recrues était exquise.

Dormant d’un œil, à cause des surprises possibles, l’ouïe attentive aux bruits de sabre ou de pas connu, dans l’escalier ; debout tout de suite, quand la clef tournait dans la serrure, les doubles s’acharnaient à tuer les heures sous de puériles préoccupations. Dix fois, la glace à main cachée sous leur traversin était consultée, les renseignait sur l’état de leur bouche, des dents, de la langue et des gencives, sur les altérations possibles de la sclérotique ou de l’épiderme dont ils éliminaient les raclures. Quelquefois, ils descendaient à un examen plus profond, à la constatation d’une virilité manifeste, sur laquelle ils appelaient grossièrement l’attention du fourrier.

Mais Petitmangin avait trouvé un jeu plus neuf, utile en même temps que récréatif. Affligé d’une invasion de vermine réfractaire aux onguents, il renonçait aux chasses à la glu, décrétait une poursuite courtoise, journalière, s’interdisant la battue générale qui eût supprimé les péripéties en épuisant, d’un seul coup, les ressources d’une giboyeuse forêt. Il partait, la tête entre les jambes, les doigts aux creux des buissons, couchant le produit de ses rafles sur une grande feuille de papier blanc, scrutant les pièces à l’aide d’un compte-fils…

— Venez donc voir, Tétrelle !

Tétrelle n’osait refuser son approbation à cette exhibition gratuite, mais il dissimulait mal cette inquiétude du spectateur devant un montreur de puces et gardait son applaudissement pour l’autodafé final, sur le couvercle du poêle.

— Ils se débattent, hein ! criait Petitmangin. Ah ! les sales bêtes, elles me font passer de bons moments tout de même !

Il s’amusait ainsi, souvent seul. Son fourrier, en rentrant, le retrouvait abîmé dans son extermination patiente. Quelquefois, au déplaisir de Tétrelle, le verso des « états » à fournir était maculé de crevaisons d’œufs, éventrés d’un ongle insecticide.

Mais différente fut sa contrariété au spectacle du sergent-major couché sur son lit. Il ne dormait plus, se croyait habité par les locataires de l’autre.

Un jour enfin, Petitmangin annonça une coupe de nettoiement, se rasa, ne gardant, dit-il, pour sa distraction que les chasses privées des petits bois, les garennes axillaires.

À six heures, les doubles dînaient, puis décampaient, jusqu’à dix heures. Mais assez fréquemment, Petitmangin, éveillé à minuit par le caporal de garde, repartait, ne rentrait qu’à l’aube.

Montsarrat découchait moins ; quant, aux doubles des 1re et 2e, ils vivaient un peu à l’écart, et l’un d’eux, Chupin, la bonne tête de la tablée, toujours en quête de modèles d’états, ignare et conspué, se réfugiait dans la protection de son capitaine, — un compatriote, — qui réglait le trimestre et lui épargnait les tuiles.

Petitmangin et Montsarrat, cependant, restaient, quant à leurs bonnes fortunes, sur une réserve équivoque. Le premier, de ses nuitées en ville, ne rapportait que des sucreries et des pâtisseries légères, pêle-mêle avec du tabac, au fond de ses poches. Il les vidait d’ailleurs sur je lit du fourrier, généreusement.


Le 24 décembre, la veille de Noël, Montsarrat, furieux, jeta ses cahiers d’ordres à travers la chambre, en criant : — Quatre jours de Schnetzer parce que j’étais boutonné « du mauvais côté » Ah ! cette punition-là, il me la revaudra !

Petitmangin remontait derrière lui, s’apitoyant.

— C’est embêtant, mon vieux, ton réveillon est flambé.

— Je te crois ! Mais te figures-tu que je n’ai pas compris ? Il veut aller ce soir avec Marie… Il me consigne quand ça le prend… une fois par mois. Seulement, je vais le faire soigner… qu’il n’y revienne plus ! Le réveillon, parbleu ! je n’y tenais pas ; mais c’est notre anniversaire ; nous devions le fêter… Il faut que je la fasse prévenir… Favières, un homme en tenue, tout de suite… Oh ! elle va venir…

— On découche, dit Petitmangin.

— Mais il y aura contre-appel… et plutôt deux fois qu’une.

— Moi, reprit l’autre, j’ai une permission de vingt-quatre heures. Nous resterons couchés demain toute la journée, avec un bon feu, des friandises, du thé…

Il s’arrêta pour protester contre un geste de son collègue : — Oh ! non, pas ça… très peu. Nous ne nous fatiguons pas. Moi, au contraire, je me refais.

À cinq heures, un homme de garde se présenta dans le bureau de Montsarrat.

— Chef, il y a une femme qui vous demande à la porte.

Le sergent-major se tourna vers Favières, de l’air dont il eût dit : « Hein ? m’étais-je trompé ? »

Puis il descendit, fit une absence de dix minutes environ, revint, radieux, enflé de satisfaction, et jetant devant Favières une pièce de cinq francs, en même temps qu’il déposait sur la table un litre de cognac :

— Ah ! s’écria-t-il, elle est tout de même gentille ! Comme nous ne pouvons passer la soirée ensemble, elle m’apporte de quoi réveillonner avec mes collègues… Le cognac, vous savez, quand il n’y en aura plus, il y en aura encore.

Il empocha l’argent, comme s’il avait voulu simplement en souffleter Schnetzer, la caserne, l’uniforme, le métier…

Puis il alla dîner. Quand il remonta :

— Vous ne sortez pas, fourrier ? dit-il.

— Ma foi ! non, répliqua Favières, fumant devant le poêle.

Montsarrat parut heureux de ne pas rester seul. Il déboucha le litre de cognac, emplit deux petits verres et, les paumes tendues vers la chaleur, se montra d’emblée engageant.

— C’est votre femme qui est venue ce soir ? dit le fourrier, entrant en matière.

— Oui… et désolée ! Pensez donc ; c’est l’anniversaire de notre rencontre. Il y a aujourd’hui un an que je l’ai vue pour la première fois, au bal, à Neuville.

— Ah ! c’est là que vous l’avez connue ?

— Bien drôlement. Parce que vous devez savoir… on vous a raconté… Enfin, je ne l’ai pas débauchée, là ! Quand j’ai voulu l’emmener après le bal, elle m’a confié que sa clientèle se composait exclusivement d’officiers. Elle voulait bien faire une exception en ma faveur, mais à la condition que je m’accommoderais du tarif : vingt francs. Ma foi ! j’acceptai, moins par entraînement amoureux que pour apprendre sur les officiers des particularités… vous me comprenez ? Elle avait presque tous les célibataires… et quelques autres, attirés et retenus par les garanties que présente Marie, dans ses meubles, discrète, propre, sans les dangers de la plage, ni les promiscuités du 44. Jolie… non, mais fameusement bâtie… et puis si bonne fille !… Enfin je passai une nuit excellente… Eh bien ! croyez-vous que je retrouvai dans mon porte-monnaie, en rentrant à la caserne, le louis que je lui avais donné ? Et le soir même je recevais un mot ne me laissant aucun doute sur la portée de la restitution. Depuis ce jour-là, nous nous voyons régulièrement… Les officiers ?… Ils n’ont point quitté Marie pour cela. Seulement, ils l’appellent chez eux, tous, sauf Schnetzer, qui me consigne régulièrement une fois par mois, afin d’être sûr de ne point me trouver auprès d’elle… Mais il aura son compte. Marie m’a dit : « Il emportera sur la figure des traces de son passage chez moi ! Regarde-le demain matin. » Elle est si gentille !…

Jamais Favières n’avait reçu les confidences de son chef ; il l’écoutait avec stupéfaction, évitant de l’interrompre, s’expliquant à mesure qu’il parlait, des attitudes et des habitudes, des soins et des besoins, sa science et son inconscience.

— Alors, c’est chez elle que vous allez tous les soirs ? dit le fourrier, sur un arrêt de Montsarrat. N’est-ce pas monotone à la fin ?

Mais l’autre se récria : — Je fais tout haut la lecture des feuilletons que Marie collectionne. Nous lisons en ce moment les Nuits du Père-Lachaise… Elle coud… Ah ! peut-être n’irais-je pas aussi souvent… Mais elle prétend que ça lui rend le travail plus facile — et elle travaille pour moi.

Il lâchait cela, tranquillement, dans la fumée de sa pipe, dissipée à petit souffle, comme on chasse de légers scrupules.

Tout à coup il se leva, attira entre ses pieds une petite malle rangée sous son lit, l’ouvrit…

— Il faut que je vous montre.

Il s’était assis en tailleur, par terre, devant la malle béante, exposant le premier de ses compartiments superposés ; un capharnaüm où les objets de toilette et d’étagère, confondus, semblaient provenir du pillage d’une chambre de fille.

Montsarrat prit une boîte en ivoire, garnie d’une mignonne houppette à poudre de riz.

— Souvenir du premier bal, à Neuville, dit-il.

Un peigne en écaille :

— Après une promenade à Puys.

Un porte-cigares en maroquin :

— Je ne me rappelle plus.

Un nécessaire :

— Pour rien, parce que ça lui faisait plaisir.

Il continua son étalage, mettant des dates sur des objets, passant outre quand sa mémoire le trahissait, déballant à la fois ses souvenirs et des bibelots, qui racontaient l’histoire de leurs premiers mois d’amour.

Il enleva le compartiment, découvrit des piles de linge, s’arrêta complaisamment à cette seconde étape de leurs relations. À mesure qu’il déplaçait un paquet, il déchirait l’étiquette chiffrée, à en-tête de magasin, indiquant des pièces neuves et il épinglait, à la place, un souvenir, comme on arrache les feuilles d’une éphéméride :

— Six chemises fines ; « pour ma fête ». Deux douzaines de mouchoirs ; « pour la sienne ».

— Ah !… fit le fourrier, interloqué.

— Oui ; c’est la même chose.

Il reprit : — Trois foulards de soie pour l’anniversaire de ma naissance. Des cravates, je ne les compte plus. Des chaussettes tricotées par elle. Huit serviettes de toilette, — à Pâques. Et tout ça ourlé, marqué à mes initiales…

Il s’interrompit pour envoyer une pensée de reconnaissance à la donatrice évoquée : — Je sais bien… oui… j’aurais dû la quitter, à cause des officiers, de la consigne, des ennuis qu’elle me vaut… Mais je ne peux pas, hein ! Elle est trop bonne pour moi… Je ne la remplacerais pas, certainement !

Il revint à son triage ; il oubliait Favières, dans le feu de l’inventaire, le bilan hâtif d’une année d’amour. Il descendait, parfois, à une estimation approximative : « Ça vaut bien… » ; mais il se rattrapait sur d’autres objets, disant alors, nettement : « Ça vaut tant. »

Il ne fil qu’une courte pause devant le troisième compartiment renfermant un vêtement civil, bottines et chapeau compris.

— Elle m’a acheté cela l’été dernier, pour aller à la campagne. Nous dînons tous les dimanches au restaurant. Elle me donne son porte-monnaie avant d’entrer et je le lui rends en sortant, après avoir payé. Combien de fois m’a-t-elle dit : « Je ne veux pas te coûter un sou. Ta solde n’est pas si élevée. » Par exemple, des cadeaux utiles, toujours. Elle veut que j’aie mon trousseau complet quand je serai libéré… C’est bien aussi grâce à elle que j’ai pu réaliser quelques économies.

Il était arrivé au fond de la malle. Dans une chaussette hors de service, du numéraire tinta.

— Ah ! nous nous aimons bien ! fit-il.

Et Favières songeait que son chef venait de déballer toute sa vie, du haut au bas. Chaque compartiment marquait une étape dans la chute ignominieuse. Il n’avait mis qu’un an à tomber du couvercle au fond. Leurs relations commençaient aux boutons de manchettes et finissaient à la pièce de cent sous. Tout l’homme tenait dans cette malle ; en la vidant, il se dépeçait.

Quand Montsarrat eut replacé, l’un sur l’autre, les trois compartiments et refermé la malle, il s’assit dessus. Il avait l’air, ainsi, de tasser la provision, comme un amant profitant de l’absence de sa maîtresse pour la quitter en emportant le ménage.

Puis, l’ayant soulevée, pesée, il repoussa la malle sous son lit, avec le geste de la trouver trop légère encore.

Il vint ensuite se camper devant Favières et résolument :

— Voyons, n’ai-je pas raison contre Petitmangin ? dit-il. Je ne m’en irai pas comme les camarades, quasiment nu ; j’aurai le temps de chercher une place, au départ de la classe… Lui, c’est de la parfumerie, des gâteaux, des liqueurs… Et puis après ? Il a pour cent francs de ces bibelots-là dans sa valise… Ça le conduira loin !…

— Ah ! Petitmangin ?… questionna le fourrier.

— Oui, il a pour maîtresse la femme d’un mécanicien classé à bord d’un transatlantique… Pas belle, non… mais charmante avec lui… Il aurait ce qu’il voudrait…

Le clairon, sous la fenêtre, sonna l’extinction des feux.

« On se pagnote, hein ? » dit Montsarrat.

Il procéda à sa toilette de nuit qui dura une demi-heure, à raison du shampooing à l’eau-de-vie de marc dont il s’ondoya, pour se fortifier le cheveu.

Le surlendemain, au réveil, Petitmangin entra brusquement dans la chambre de son collègue, encore couché, le secoua pour lui raconter ses deux nuits, sa journée de la veille. Puis il retourna ses poches, en fit tomber des chatteries, des gâteaux à thé, un dessert varié, dont il forçait l’autre à prendre sa part.

— Je t’assure, c’est pour toi… elle t’envoie cela. Quand elle a su que tu étais consigné, elle voulait aller chercher ta femme. Mais je m’y suis opposé, sans dire que Schnetzer… tu comprends ?

— Ah ! Schnetzer… si tu l’avais vu hier, au rapport… Il a le nez coupé en deux, d’un coup d’ongle.

— Tiens, des caramels, interrompit Petitmangin, en débouchant un flacon de confiseur.

Mais Montsarrat le considéra avec une expression indéfinissable et murmura : — C’est tout de même bête ! Avec l’argent de ces foutaises, tu pouvais avoir une demi-douzaine de beaux mouchoirs.


V


— Eh bien, allez-vous passer dans votre famille les fêtes du jour de l’an ?

— Oh !… moi, je dois compter un jour de voyage, sur les trois ou quatre qu’on accorde… Ce serait une dépense inutile.

— Mais vous, monsieur Favières, qui êtes de Paris ?

— Moi… vingt-quatre heures seulement… je saute dans le train. Mais le double ne veut pas que je parte, à cause du règlement de trimestre.

— Tous les comptables sont bloqués, ces jours-ci ?

— Oh !… les fourriers, oui… Tu verras bien si Montsarrat et Petitmangin se la foulent. Je sais où ils décompteront leur feuille de journées.

En venant de communiquer le rapport, au mess, Tétrelle et son camarade étaient entrés chez la Couturier. À cette heure de la matinée, la boutique était vide, mais Généreuse descendit vivement lorsqu’elle eut, par le judas, reconnu les consommateurs. Amicalement, elle causait avec eux, debout, devant la table où ils se faisaient servir le café. Et elle les étonnait en les nommant, sans confusion, comme de vieux clients, bien qu’elle les vît pour la seconde fois. Tétrelle fut flatté.

Cette semaine-là, ils vinrent tous les soirs. Ils arrivaient de bonne heure, d’abord pour éviter l’encombrement, ensuite parce que le travail du bureau, nouveau pour eux et prenant à leurs yeux une importance exagérée, les déterminait à rentrer pour l’appel.

Alors, ils firent vraiment connaissance avec les Couturier.

Généreuse, si bonne fille, la vraie femme de trente ans, toute en lèvres et en yeux, comme l’en-tête à promesses d’une facture que son corps acquittait.

Si donnante aussi ! suivant un qualificatif accrédité. Quand elle servait, le plateau appuyé à la taille, son corsage en surplomb, entre les consommations, elle semblait s’offrir elle-même, apéritive, prête à décoiffer deux goulots capsulés d’étoffe.

Delphine, très femme à quatorze ans et déjà s’affruitant, mais l’air hostile, la bouche en moue et un regard de fausse dormeuse, accentuant, par comparaison, l’accueil ouvert de l’autre. Le « poulot à Généreuse », un mioche de quatre ans, bien doux, vivant dans les jupes de sa grand’mère, une vieille Polletaise coriace, reléguée au premier, parmi la progéniture bâtarde de sa fille. Depuis l’arrivée du nouveau détachement, cependant, elle surveillait davantage la boutique, entr’ouvrait fréquemment le judas, quand elle croyait Généreuse seule avec un militaire. L’honnêteté de l’aïeule se retrempait dans les risques courus par la propriétaire. Car ces caprices, en faveur d’un seul, dépeuplaient le café, à l’inverse de la famille.

La veille du jour de l’an, Favières et Tétrelle ne firent qu’une courte apparition, déjà habitués, n’ayant pu se résoudre à prendre prétexte de leur règlement de trimestre, pour ne point venir du tout.

Maintenant, on se donnait la main ; Généreuse s’asseyait à leur table et Delphine même se dégelait, les yeux plus clairs, presque réveillée. Le petit Parisien les séduisait visiblement par sa politesse un peu dédaigneuse, son air de « monsieur » sous l’uniforme, sa douceur de geste et de langage, la finesse de ses extrémités. Tétrelle, servile copiste de Favières, bénéficiait de l’intérêt que celui-ci provoquait, déférant, en outre, à cette loi qui interdit au soldat de sortir, de boire, d’aimer, seul, de « faire suisse » devant les comptoirs de la cantine et de l’amour.

— On vous verra demain ? demanda Généreuse, en les reconduisant.

— Mais, sans doute ; nous viendrons vous présenter nos souhaits, déclara le fourrier de la 4e.

— Elles ont l’air d’en tenir... remarqua Tétrelle, quand ils furent dehors.

— Laisse-moi faire... S’il n’y a personne en pied dans la maison…

Favières n’acheva pas sa pensée. Ils rentrèrent au Pollet, sans discourir, et, la lampe allumée, commencèrent le décompte des masses individuelles, d’après le système encore en vigueur.

A dix heures, Petitmangin et Montsarrat parurent. Le premier rapportait une bouteille de bénédictine, des gâteaux secs, un sac de pralines et des confitures.

— C’est ma femme qui a bourré mes poches... pour que je pense à elle à minuit, en fêtant la nouvelle année.

— Moi... on me réserve une surprise, annonça Montsarrat.

L’autre reprit : — C’est bien entendu, les quatre doubles et les quatre fourriers du bataillon se réunissent ici à minuit... Là-dessus, passez-moi les livrets matricules, Tétrelle, et gardez les autres... Le lieutenant veut les signer demain matin.

Son collègue s’étant retiré, il poursuivit :

— Vous allez donc chez Généreuse ?

— Oh !... de temps en temps, confessa le fourrier, avec embarras.

— Une bonne p... n’est-ce pas ? Elle a eu Delphine à quinze ans. Son père ? Un adjudant, aujourd’hui lieutenant je ne sais où et qui, après avoir promis le mariage, a changé d’idée comme de garnison. La même histoire que pour le gamin, enfin.

— Ah ! l’enfant...

— Le fils d’un sergent, paraît-il. Celui-là, à sa libération, retourna dans son pays pour y rassembler ses papiers, soi-disant. On ne l’a pas revu. Il était tout à fait de la famille. Il dînait tous les jours chez les femmes... Un malin qui l’a coulée douce pendant doux ans. Où en sommes-nous ? Ah ! Polir et bronzer le canon : 55 centimes ; faites vos totaux.

Ils comptèrent mentalement, se mirent d’accord, puis : — Oh ! vous savez, pas difficile avec Généreuse ; seulement, incommode pour coucher, à cause du petit qui reste avec elle, de même que Delphine partage la chambre de sa grand’mère… Alors, que voulez-vous que les sous-officiers fassent de leur permission de la nuit ?… C’est désagréable pour eux. Ah ! n’oublions pas un caleçon et une paire de godillots pour le lieutenant. Je les prends sur ma masse ; il me remboursera de la main à la main. Et vous croyez que nous ne sommes pas plus heureux que les officiers sans le sou ! s’écria Petitmangin, en roulant une cigarette.

Ils avaient fini ; Tétrelle dit : — Je vais sonner l’assemblée. Il sortit, ramena, bientôt après, les comptables des trois compagnies ; ceux de la 2e faisaient défaut.

— Chupin est couché et son fourrier n’arrive pas à établir les bordereaux.

— Faut qu’ils viennent ! Chupin va camper. Ils descendirent tous les six, pénétrèrent avec précaution dans la chambre de leur collègue qui dormait.

Montsarrat et Petitmangin empoignèrent la paillasse et le matelas, les bousculèrent en criant : — Ho ! hisse ! tandis que Chupin, réveillé, s’enveloppait dans ses draps. Mais ils les lui enlevèrent aussi, divulguant sa nudité minable, des jambes sales jusqu’aux genoux, des fesses de pauvre.

— On te la souhaite bonne et heureuse, Adonis !

Car il s’appelait exactement Adonis, sans défense contre l’ironie de ce baptême, tête de Turc jusqu’en son état civil.

Il prit le parti de se lever, s’habilla en maugréant.

— Le défilé dans les chambres !… La visite !

L’idée, émise par l’un d’entre eux, les enthousiasma tous. Mais il était prudent de se travestir, pour éviter les dénonciations. Ils mirent au pillage le linge de cuisine, en réserve sur les planches à bagages, s’affublèrent de bourgerons sous lesquels leurs galons, leur tenue de sous-officiers, disparaissaient. Puis, le képi ceint de torchons en turbans, ils allèrent emprunter au poste de police son falot et commencèrent de processionner derrière trois loustics, dont l’ingénieux assemblage figurait une bête apocalyptique, houssée avec les draps de Chupin Page:Descaves - Sous-offs, 1927.djvu/67 Page:Descaves - Sous-offs, 1927.djvu/68 Page:Descaves - Sous-offs, 1927.djvu/69 Page:Descaves - Sous-offs, 1927.djvu/70 Page:Descaves - Sous-offs, 1927.djvu/71 Page:Descaves - Sous-offs, 1927.djvu/72 Page:Descaves - Sous-offs, 1927.djvu/73 Page:Descaves - Sous-offs, 1927.djvu/74 Page:Descaves - Sous-offs, 1927.djvu/75 Page:Descaves - Sous-offs, 1927.djvu/76 Page:Descaves - Sous-offs, 1927.djvu/77 Page:Descaves - Sous-offs, 1927.djvu/78 Page:Descaves - Sous-offs, 1927.djvu/79 Page:Descaves - Sous-offs, 1927.djvu/80 Page:Descaves - Sous-offs, 1927.djvu/81 Page:Descaves - Sous-offs, 1927.djvu/82 Page:Descaves - Sous-offs, 1927.djvu/83 Page:Descaves - Sous-offs, 1927.djvu/84 Page:Descaves - Sous-offs, 1927.djvu/85 Page:Descaves - Sous-offs, 1927.djvu/86 Page:Descaves - Sous-offs, 1927.djvu/87 Page:Descaves - Sous-offs, 1927.djvu/88 Page:Descaves - Sous-offs, 1927.djvu/89 Page:Descaves - Sous-offs, 1927.djvu/90 Page:Descaves - Sous-offs, 1927.djvu/91 Page:Descaves - Sous-offs, 1927.djvu/92 Page:Descaves - Sous-offs, 1927.djvu/93 Page:Descaves - Sous-offs, 1927.djvu/94 Page:Descaves - Sous-offs, 1927.djvu/95 Page:Descaves - Sous-offs, 1927.djvu/96 Page:Descaves - Sous-offs, 1927.djvu/97 Page:Descaves - Sous-offs, 1927.djvu/98 Page:Descaves - Sous-offs, 1927.djvu/99 Page:Descaves - Sous-offs, 1927.djvu/100 Page:Descaves - Sous-offs, 1927.djvu/101 Page:Descaves - Sous-offs, 1927.djvu/102 Page:Descaves - Sous-offs, 1927.djvu/103 Page:Descaves - Sous-offs, 1927.djvu/104 Page:Descaves - Sous-offs, 1927.djvu/105 Page:Descaves - Sous-offs, 1927.djvu/106 Page:Descaves - Sous-offs, 1927.djvu/107 Page:Descaves - Sous-offs, 1927.djvu/108 Page:Descaves - Sous-offs, 1927.djvu/109 Page:Descaves - Sous-offs, 1927.djvu/110 Page:Descaves - Sous-offs, 1927.djvu/111 Page:Descaves - Sous-offs, 1927.djvu/112 Page:Descaves - Sous-offs, 1927.djvu/113 Page:Descaves - Sous-offs, 1927.djvu/114 Page:Descaves - Sous-offs, 1927.djvu/115 Page:Descaves - Sous-offs, 1927.djvu/116 Page:Descaves - Sous-offs, 1927.djvu/117 Page:Descaves - Sous-offs, 1927.djvu/118