Sous-offs (1889)
Albin Michel, éditeur (p. 7-21).

 SOUS-OFFS



CHRYSALIDE


— 4e du 2, relisez.

— « Aujourd’hui, exécution du tableau de service. Demain, quitteront le Havre et rejoindront à Dieppe le bataillon de dépôt du 167e : les caporaux récemment promus : Favières, Devouge, Tétrelle, Chuard, et les soldats : Édeline, rayé du peloton d’instruction ; Cœurdevey, perruquier ; Chanut, désigné pour remplacer le cordonnier en pied, libérable. L’adjudant Laprévotte recevra les instructions de détail du major et prendra le commandement du détachement. »

— Le rapport est terminé. Rompez.

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Bercés par les lacets du wagon, les trois Parisiens impliqués dans la relégation éparpillent au vent du rêve les fanes de leurs dix premiers mois de régiment.

Pas un événement.

Rien que de menus faits, posés sur la mémoire, légèrement, comme des moineaux sur les fils télégraphiques.

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C’était, d’abord la porte de Vanves.

Autour des poteaux indicateurs arborant un nom de ville et un numéro de régiment, des paquets d’hommes faisaient des taches d’îlots, dans l’archipel vaseux du bastion 12, un espace désolé, enclos de palissades en fer de lance, comme un pacage.

Sur le boulevard Brune grossi de ses affluents, l’avenue de Châtillon, les rues de Vanves et Didot, une épave humaine compacte flottait, battue, sans arrêt, par des lames de parents et d’amis déferlant sur le poste-caserne, y déposant les conscrits, puis refluant, brisées, vers un traiteur et une bibine peinte à la lie de vin, lesquels délivraient des litres, du pain et des cervelas.

Près de s’éloigner, résorbant une de ces mornes pluies de novembre qui font de la boue dans la pensée, une dernière fois, les Parisiens s’emplissaient les yeux du paysage. Quel paysage ! L’excentrique désolation d’une zone militaire, un quartier écartelé, à petites maisons sales, basses, espacées comme par des trouées d’obus, des bicoques édifiant d’incertains revenus sur un sol maraîcher ravaudé, couturé de reprises, ainsi qu’une culotte de pauvre.

Plus loin, s’alignaient de hautes bâtisses, les approches du Paris ouvrier, un véritable mur d’enceinte percé de petites croisées en meurtrières, donnant bien, l’été, la vision d’ouvrages avancés, avec leurs gazons en caisse, leur miracle de floraison rudérale, cette transplantation d’arbustes condamnés, revivant dans les suints prolifiques et l’ordure clémente des vieux plombs.

Aujourd’hui, tout ce printemps de ménage coule dans la lessive des premières pluies, entraînant à l’égout les jardins empotés dont se farde la décrépitude immobilière des banlieues ; et le clocher de Saint-Pierre de Montrouge, à droite, s’érige seul dignement, dans la déroute diluvienne de la perspective.

Une fois encore, le sergent chargé de la conduite du détachement à destination du Havre ressassait sa liste d’appel : « Favières… Devouge… Édeline… » Puis il ordonnait le départ.

Mais, à sa sortie du bastion, la petite troupe, — une centaine de recrues, — était prise en écharpe, assaillie par la cohue zélée des parents, chargés de provisions, anxieux, cherchant leur fruit dans cette julienne démocratique de blouses, de redingotes, de tricots, de casquettes et de feutres…

Le sergent, en queue, ralliait les traînards, criait : « Serrez ! Serrez ! » lançait sur eux un caporal qui trôlait, en chien de berger, les ramenait à coups de gueule.

La pluie avait cessé. Mais un avant-goùt de la vie nouvelle se révélait sans retard dans le supplice physique des kilomètres de pavés parcourus, dans le pèlerinage à travers les flaques et les vieux oings des chaussées raboteuses.

À la gare Saint-Lazare, le détachement, parqué dans une salle d’attente, avait enfin l’accès du quai d’embarquement, — après un suprême et minutieux appel, — et s’enfournait dans un train où lui étaient réservés des wagons spéciaux.

Sur la mine ou sur la mise, des groupes s’étaient formés.

Attentif à ce tri social, dernière manifestation des attirances professionnelles, le sergent optait franchement pour les gens propres, abandonnait à la surveillance du caporal le fretin des couches inférieures. Et, tout de suite, à l’intention des deux gradés, s’opérait le saccage des provisions, l’échange des viandes dépiautées et des liquides influents.

À mesure qu’on s’éloignait de Paris, le ciel se rétablissait, pansé, dans les linges changés et frais de grands nuages blancs, massés en charpie ou déroulant de larges bandelettes effilochées.

Le déjeuner achevé, les distractions consistèrent à lancer les bouteilles vides contre les parois des tunnels et à uriner par les portières. Ce jeu et les chants qui lui succédèrent emportèrent les dernières réserves. Une gaieté d’ouvriers parisiens en villégiature courut le long des wagons. Et là encore les refrains, de même que les habits, trahissaient les conditions. Les faubourgs pleurnichaient l’Heure du rendez-vous et le Souvenir de Rose ; les calicots hurlaient le P’tit bleu et les Volontaires. Devouge, qui portait le costume d’une société de gymnastique, et Édeline, qui arborait une casquette d’orphéoniste, paraphrasèrent la sonnerie : « Marie, j’ai vu ton… etc. » ; un étudiant ne put ranimer une scie du Quartier : « Ah ! maman, ne pleurez pas tant !… »

Peu à peu, les voix mollissaient. Il y eut encore un essai de plain-chant lugubre et la rigolade sombra définitivement dans la parodie du Dominus vobiscum : Celui qui mange bien, qui dort bien, qui… », énorme comme un rôt.

Alors le sergent, les yeux humides, la face cuite, le nez pareil à une langue de feu dans un incendie de façade, lantiponna :

« Le régiment ?… comme tous les régiments : pas meilleur, pas plus mauvais. Ça dépend de la compagnie qui vous recevra. Le colonel ?… Il est à fin de bail… La ville ?… Y a la rue d’Albanie où sont les claques… et le théâtre, où on va figurer de six heures du soir à deux heures du matin… pour dix sous… La mer ?… Je sais pas : on n’a pas encore été à la baignade… La caserne ? Assez propre… seulement, on vous enverra peut-être dans les Forts, Sainte-Adresse ou Tourneville. Moi, j’aime mieux Tourneville, pour les plantons, à cause du cimetière : y passe plus de monde. »

À peu près ivre, il parlait seul, faisait des tournées d’inspection dans les compartiments voisins. On devait le hisser ; on le passait comme un colis triomphal qui s’écroulait sur les banquettes, parmi la digestion de viandes et de sensations qui assommait le détachement.

Chacun, en effet, rentrait en soi, les épaules remontées, la tête dans la poitrine, — à s’écouter le cœur, tant cette blague de Paris fait songer à la gaillardise des filles qui pleurent, au dessert, en racontant leur famille.

Des yeux se fermaient pour mieux voir. Sur cette réunion de jeunes hommes, une détresse planait, comme si leur léger passé eût fait naufrage.

Maintenant, dans les wagons, un homme fait la quête : « Pour le sergent, voyons ; il a été gentil ! »

L’aumône tombe.

— Il n’acceptera peut-être pas, dit quelqu’un.

— Mais si, l’idée vient de lui.

Et le caporal, égayé au souvenir de choses qu’il comprend seul, se tape sur les cuisses en criant :

— Sacré pied-de-banc ! Sacré pied-de-hanc !

Harfleur ! On secoue les dormeurs ; les rêves s’étirent. La campagne est toute noire. Le sergent tend le doigt dans une direction incertaine : « La pointe du Hoc… où que vous irez à la cible ».

Le Havre !

Un officier est là, à qui le chef du détachement, instantanément dégrisé, rend compte de sa mission. L’appel encore, puis un adjudant forme la colonne.

Et tout de suite, au sortir de la gare, sur ces Parisiens, la province pèse. Ils baissent la tête comme sous la menace d’un immense couvercle ; … et un souffle de mort civile leur vient de ces deux tristes avenues, l’une en face d’eux, l’autre à droite, sans lumières presque, sans autres boutiques éclairées que deux grands cafés vides et de rares débits où des quinquets délaient sur les murs, des ombres.

Tel est l’ahurissement du détachement, qu’il passe, sans avoir eu le temps de se reconnaître, du boulevard dans la cour de la caserne et de la cour dans une grande salle nue, froide et mal éclairée, où des comptables importants et rogues prennent livraison de la marchandise que numérote incontinent, en chiffres conventionnels, un timbre spéculatif.

« 3e du 4, Favières… 2460 ; Devouge, 2461… »

À mesure qu’on les immatricule, les hommes se pressent peureusement derrière le sergent-major qui les réclame. On collationne ; c’est fini.

— Emmenez-moi ça ! dit la voix.

Mais, dans les couloirs, puis dans les escaliers qu’obstruent malignement des grappes vivantes et curieuses, les bleus se perdent, se retrouvent non sans peine dans un bureau où des commis subalternes sont rassemblés pour emmagasiner la fourniture.

— Devouge, 11e escouade ; Favières… ah ! employé de banque, c’est vous ? Très bien. Asseyez-vous là ; vous allez m’établir en triple expédition cette liste d’appel pour la visite du Major, demain matin. Les autres, débarrassez-moi le plancher ; je vous ai assez vus !

Le chef installe rondement son nouveau scribe entre un fourrier et un caporal adjoint qu’il stimule un moment… Puis, étendu sur son lit, les bras repliés en traversin, il s’endort.

À onze heures, les deux gradés se consultent, à voix basse. « Pas réveiller le double… Il nous retiendrait. »

Et s’adressant au jeune soldat, courbatu et démoralisé :

— Suivez-moi, je vais vous montrer votre panier, dit le caporal.

Ils traversent des chambrées chaudes et fantastiques où le regard vacille, où le cœur tournoie…

— C’est là. Bonsoir.

Resté seul, le Parisien lutte quelque temps contre une couverture pareille à la poche d’un portefeuille neuf. Couché enfin, il examine, hagard, cette longue étable aux effluves de laquelle il apporte le renfort de ses goussets. Mais dans les ténèbres mouvantes la calotte de coton d’un ancien ondoie vers lui.

L’homme hésite, stoppe devant le lit voisin, cherche, parmi les vêtements civils étalés, une poche qu’il vide — puis s’éloigne avec précaution.

Crier, dénoncer le misérable, Favières y songe… Mais il redoute aussitôt l’hostilité de la chambre, ses représailles, s’il fait, lui bleu, condamner un vieux soldat.

Il se taira.

« … L’uniforme que vous aurez l’honneur de porter. »

Il se rappelle qu’on lui a dit cela ; il se sent lâche… Et, cependant, il y est entré, dans l’Honneur !

Il saisit son porte-monnaie, le glisse sous le traversin, puis, imparfaitement rassuré, entre ses cuisses ; et il s’assoupit enfin.

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— En bas les bleus ! En bas !

C’est le cri unique, continuel, pendant huit jours, du réveil à l’extinction des feux : la gymnastique de l’obéissance passive.

En bas, pour la distribution des effets de petit et de grand équipement ; d’abord : cinquante objets qu’on emporte entre les bras, sans en connaître l’emploi ni l’utilité. Stock de godillots, n’offrant que deux ou trois pointures, au choix des pieds multiformes ; chemises rigides qu’on s’amuse à planter debout, les bras en croix, ainsi que des épouvantails ; cravate gros bleu, double licou jugulant et congestif ; sac à brosses, réceptacle des linges pourris et des ingrédients de propreté en liquéfaction ; tout un rudimentaire trousseau en bois, en cuir et en toile à bâches, murs intimes d’une caserne corporelle qui a, elle aussi, son code et ses règlements : la discipline des entournures.

En bas, pour l’habillement maintenant : le pantalon taillé a coups de sabre, haut monté, sans doute dans la crainte qu’on ne voie pas la paire de pales qu’il emmanche ; la ridicule capote, tendant les babines de son collet au bourdalou du shako caniculaire et donnant l’impression d’un guillotiné qui s’en irait les épaules coiffées.

— … Rétrécir le collet de deux centimètres ; allonger la manche droite d’un centimètre ; faire croiser les jupes.

Le capitaine d’habillement parle, inspiré, considère l’homme d’un regard par-dessus d’imaginaires lunettes, le retourne d’une pincée de doigt dégoûtée…

Le paquet s’en va, ficelé : c’est un soldat.

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Maintenant, qu’ils sont accoutumés au cri, il y a mieux : les sonneries ; perforations brutales du cuivre, batterie funèbre des peaux d’ânes.

Une misère s’accroche à chacune. Sous les notes s’envolent des souvenirs, comme dans une décharge de petit plomb, des compagnies de perdrix affolées.

Et pourtant, elles chantent — les sonneries. Elles sont pimpantes, allègres, se lèvent comme les coqs et se couchent, — sauf une — comme les poules. Elles ont une bonne humeur d’invite contrastant avec la pitié des corvées qu’elles proclament. Tel est leur entrain, leur martialité cavalière, que les soldats se laissent aller à mettre des paroles gaies sous la musique qui les fait danser.

« Soldat lève-toi, soldat lève-toi bien vite » ; — c’est le réveil.

« Les nouvelles du pays ! Les mandats d’cinquant’-francs » ; — c’est la chanson du vaguemestre.

« Les malades en bas ! Les tireurs au cul !… » — c’est la visite de santé.

« Rabats ta chemise, ma femme » ; — c’est la berloque.

Le clairon sonne les pauses, les reprises, appelle, s’impatiente, lance le « Trop tard ! » de ses notes brèves, publie les corvées, les dénombre, haut et net, comme un coq sur le fumier.

Ah ! aux tympans vrillés, aux tempes martelées par les sourdes batteries, combien est douce et rafraîchissante l’extinction des feux, dont la plainte traînante et mélancolique éperd dans le silence son hurlement à la lune !

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La première gamelle !

Dans le couvercle retourné, une poignée de sel, puis la viande ébouillie et les pommes de terre sales, pochées de noirs et de bleus, comme une chair meurtrie : morceaux de choix miraculeusement pêchés parmi les effondrilles d’une lavasse généreuse où nagent encore les chanteaux compacts, les haricots, le riz et les pois cassés, âprement soustraits aux réserves séculaires d’une parcimonieuse administration.

Le cœur est soulevé de dégoût parce qu’on a dû, préalablement, prendre soi-même cette augée dans la cuisine, où elle graillonnait, au milieu des torchons fuligineux, des boues de sabots, des rinçures de seaux, des chandelles errantes…

— Hein ! on n’en mange pas tous les jours de la bidoche, chez toi ? disent, cependant, les anciens, aux robustes bâfreurs que la gamelle laisse irrassasiés.

De la viande, à la vérité, ils n’en mangeront pas tout de suite et les bleus qui négligèrent de payer leur béjaune au cuisinier ou qui se permettent des débauches à la cantine, verront les 300 grammes réglementaires réduits à la tendineuse portion d’un dix-huit marmites abject.


La première lettre !

« Un tel… pour vous. »

On est Parisien ; on a une enveloppe frondeuse, un vernis d’indifférence, le pied de nez facile, la mystification prompte, et quand elle arrive, cette première lettre, quand on en a reconnu l’écriture, on a beau dire… ça fait toujours quelque chose !…


La première sortie en uniforme.

Ah ! on s’en souvient ! C’est le surlendemain de l’arrivée. On s’est fait habiller, tirer, un genou dans les reins pour obtenir les deux plis perpendiculaires… Et au-dessus de la joie de sortir du quartier sans encourir le « demi-tour » du sergent de planton ; au-dessus d’un repas dehors et des deux heures de liberté, entre la soupe et l’appel du soir ; au-dessus de tout cela, il y a la curiosité de l’effet, la vision oblique dans les vitrines, les glaces des devantures, d’un bonhomme qui vous ressemble, gauche, raccourci, avec seulement des pieds, des oreilles et des mains…

Et la première promenade dans la rue de Paris, sous le gaz des étalages ! Les petits soldats, à la queue leu leu, tombés en arrêt devant les pains d’épice, les images de piété, les photographies, les dunkerques, pâture pour ces ruminants.

La retraite part du théâtre, la première retraite ! Ils l’ont suivie afin de rentrer à l’heure exactement. Les peaux et les cuivres alternent, cadencent le pas. Les bleus suivent, sans parvenir à régler le leur : telles des canes derrière une chanson. Et, brusquement, sans motifs, un roulement les bouleverse, les prend au ventre, aux yeux, à la gorge… Ils supputent mentalement le nombre de retraites qu’ils entendront encore… Et ils se hâtent, ils s’accrochent à celle qui passe ; ils se jetteraient sous les baguettes comme on se précipite sous des roues, parce qu’il leur semble que c’est sur leur peau qu’on la bat, cette retraite !

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Le peloton des élèves-cabos…

Comme ces bêtes parquées, qu’on attache a un piquet, ils tirent sur leur longe, dans la main de l’instructeur… Ce sont les conversions.

Comme ces rangées de soldats de bois, reposant sur des copeaux au fond des boîtes oblongues, les jambes en tronc d’arbre, la tête vissée, les bras collés au corps, ils se pétrifient sous la Méduse autocratique d’un infime caporal. C’est la position du soldat sans arme.

— Garde à vô… Expliquez-leurs-y le mouvement… Il ne faut pas que l’arme va-t-et vienne ! Un… pour la saisir avec la main gauche… No 1, j’vas vous faire barder… C’est le maniement des armes en décomposant.

Un aboiement déjetant les maxillaires, les voix de gorge exténuées, râlantes, sifflantes, l’effarement des continuelles nutations, des commandements inentendus, mâchés ; le trot, le pas de gymnastique, debout ! à genoux ! couchez-vous !

Tout ce travail de cirque : les Marches.

Entre les exercices, l’astiquage, les corvées, la fatrasserie des théories…

Cela, demain comme hier, après-demain comme aujourd’hui…

Et les minutes délicieuses, rares, les seules dont on jouisse vraiment, ce sont les minutes d’abandon sur le lit, d’étirage réparateur sur ce bon ami ! Quand on le retrouve, le soir, avec quel soupir allégeant on s’anéantit dans le maternel sommeil ! Sur la haute paillasse bourrée de paille, qui oscille ainsi qu’un berceau suspendu, le soldat se balance un moment, retourné en l’enfance heureuse où des bras de femme rythment l’assoupissement.

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L’hostilité de la chambrée ! On a entendu préférer le bagne, — le vrai ! — au recommencement des deux premiers mois.

On a connu toutes les variétés de l’esprit rural, qui s’exerce aux dépens des Parisiens ; on a eu la visite du faux major, le vote pour le cuisinier, le lit en bascule, en portefeuille ; on a reçu le quart d’eau juché sur les portes ; on a donné l’obligatoire baiser de l’homme lié, vers la bouche de qui s’abaissent des fesses nues ; on a subi le viol de la patience

Mais rien de tout cela n’avait le caractère de cruauté d’un renversement de lit dans le premier sommeil ou de l’eau claquant en soufflet anonyme sur une face endormie.

Les bleus se réveillaient, ahuris, cul par-dessus tête, — le triomphe du jeu ! — tandis que fusaient des rires de fête sous les couvertures immobiles.

Les soirs suivants, la recrue se couchait la dernière, s’effarait longtemps, attendait, s’éternisait en une faction horizontale éperdue, qui déformait les images… Un peu le supplice des sentinelles d’Afrique, victimes des buissons vivants !

Dans la quinzaine de leur arrivée deux bleus se suicidèrent. On retrouva leurs corps au pied d’une falaise, culs par-dessus têtes !

Eux-mêmes, dans leur affolement, s’étaient fait camper !

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De chaque côté de la porte d’entrée, deux mâchoires énormes, aux alvéoles supérieurs capitonnés de drap rouge ainsi que des gencives déchiquetées, logements pour les crosses et les canons de fusils : le râtelier d’armes. Maintenant, des lits, des lits, des lits ; et une tristesse, un poids sur tout cela : les couvertures sont en plomb… Tout le métier sur la poitrine.

De même qu’à l’hôpital, au-dessus des chevets, un petit carton porte un nom d’homme et un matricule, avec indication de la maladie : soldat de 2e classe. Plus bas, un numéro de fusil : le chiffre de formule pharmaceutique.

Puis la planche à bagages avec ses petits tas inégaux ; les tranches rouges du pantalon, blanches des doublures, bleues de la capote, écrasées par le sac qu’alourdissent les soixante-dix-huit cartouches réglementaires. Aveuglantes, en façade, saignent les épaulettes, dont les pattes fouillent le paquetage, semblables à des mains meurtrières, aux égouttures coagulées, — qui seraient les franges !

Enfin les tables, où l’on pique indifféremment le cuir de l’équipement et le cuir de la gamelle ; les bancs épais forés ; les cloisons vermineuses, les planches à pain avec leur colonnette de galettes dartreuses ; les fenêtres de caserne et de fabrique, a fleur de mur et nues : de gros yeux d’aveugle.

C’est la chambrée.

Là-dedans, du bruit, des querelles, des chants, de grands gestes, des vautrements, une atmosphère de brutalité et de bêtise ; des armes empoignées, couchées, relevées, débarbouillées, comme un enfant qu’on habille. Des petits soins, un travail d’horloger, avec une curette et un chiffon : c’est que l’enfant a les oreilles sales…

Une sonnerie : branle-bas. C’est un court dévalement de gros souliers et de crosses de fusil, une ponction d’homme qui soulage la caserne.

Et, vides, les grandes chambres mornes sont des cimetières où s’alignent les fournitures de troupe, le châlit et les trois planches : cercueils sans couvercle, concessions temporaires. Les allées sont propres ; la symétrie est irréprochable ; il y a entre chaque tombe un étroit passage… le fer des châlits rappelle l’entourage primitif des fosses d’indigents. On y cherche l’inévitable couronne d’immortelles…

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Les officiers…

Ah ! ils sont bien naïfs les soldats qui s’imaginent les connaître au bout de dix mois de service !

En somme, deux catégories : ceux qu’on nomme Père Un Tel et ceux qu’on nomme Un Tel tout court. C’est Un Tel tout court quand l’officier est une rosse.

Et dans l’appellation ronde, au contraire, dans la filiale confiance de cette parentèle imaginaire, il y a tout le soldat, ne demandant pas mieux que de croire à cette Famille vantée, à ce groupement autour du Chef, à cette hiérarchie dans la tendresse qui ferait du colonel une sorte d’aïeul respecté, galonné d’indulgence et chamarré de sollicitude.

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Les longs, les tristes dimanches d’une garnison de province !

Ils ont attendu dans la cour, près du poste, l’heure où le quartier est « déconsigné ». Ils ont attendu cirés, brossés, astiqués, gantés, étranglés, sans risquer un geste, mannequins ornés de grelots qui doivent se borner à reluire.

Dehors enfin, par deux, par quatre, par bandes barrant le trottoir, les bleus oscillent une minute, se dispersent, les pouces encadrant la plaque du ceinturon, par contenance.

La rue de Paris ! ils l’ont arpentée tant de fois déjà…

Ils savent par cœur les étalages ; ils se sont arrêtés, à l’accoutumée, devant le rond de serviette « pris dans la défense » ; devant le porte-plume promettant « une vue du Vatican » ; devant le coffret en coquillages, les marines peintes sur galet, les paniers-souvenirs, les béatilles, la photographie-album du nouveau bassin et les plans déployés au long des chambranles.

Alors quoi ? La jetée ? Une rue de Paris qui s’avance dans la mer : trop de beau monde. La musique ?… Tous les officiers ! il faut saluer à chaque pas, rectifier la tenue et garder les gants.

Et l’endroit préféré c’est, pour le paysan, une route déserte où il peut tenir son shako à la main, relâcher son ceinturon ; une illusion de bois, d’herbe où il s’étend, déboutonné, à côté de son sabre ; une songerie devant le soleil, tout autre, lui semble-t-il, que le soleil de son pays !

Tandis que, pour le Parisien, le rêve, au sortir de la caserne, c’est un coin de café, un billard, un rams à cartes grasses, le Journal amusant, — ou les sept heures de spectacle du Grand-Théâtre.

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Une accalmie des sens… à croire que la virilité a émigré du corps pour toujours.

Un soir, ils sont entrés, pour consommer, dans une maison de la rue d’Albanie. Tout de suite des femmes viennent les frôler, s’offrir, leur insuffler le désir, — comme on ranime des noyés.

Mais ces jeunes hommes ont le regard mort, le poil indifférent, la chair inactive… Ils balancent une jambe, d’un air niais, payent ensuite précipitamment et s’en vont sans se retourner, tandis qu’un Parisien, derrière eux, crie à une fille qui le presse, s’accroche à lui :

« Non, je t’assure… pas de la blague… je ne saurais plus !… »

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Dix mois tout de même… et les galons de laine !

L’accoutumance est venue ; l’épiderme raboté sent bien la caque ; les ferments de sédition cèdent au mutage des sévices corrosifs ; le corps fléchi, decrué, étendu sur la table à repasser de l’obéissance, a reçu le coup de fer disciplinaire. Les fronçures de la peau sous le havresac sont pareilles aux plis du linge sous le carreau.

Quelquefois, le règlement batifole, fait la fantaisie… Les jours de marche forcée, par exemple, on tuyaute…

Maintenant, la sonnerie : « En bas ! » ne surprend plus personne. On a le temps d’en fumer une, avant que le clairon « rappelle » pour l’exercice.

Les lettres sont encore les bienvenues, mais on n’a pas comme cela des larmes plein les yeux… On sourit des recommandations et des doléances que n’appointe pas une matérielle preuve de la saignée familiale.

On mange la gamelle non sans appétit. L’argent de poche permet les succinctes gogailles de vinasse et de raisiné.

On est cabo…

Avec le premier galon, les haines refrénées se modifient. On ne campe plus. La chambrée est presque hospitalière. On y peut choisir un coin, son coin, en tête de l’escouade. On fait ouvrir et fermer les fenêtres au commandement. On réaffectionne les balades dans la rue de Paris ; on passe, avec intérêt, devant le panneau de glace des magasins ; on s’y mire complaisamment, d’un regard qui s’arrête à la manche, aux deux larges bandes rouges conférant vingt-deux sous par prêt et le droit de punir !

Le galonnat a développé les germes naturels et, intérieurement, les vénéneux abus de l’autorité champignonnent !

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Bans le wagon qui transfère le détachement du Havre à Dieppe, l’adjudant, seul, veille, raidi dans le dolman qu’il étrenne, silencieux et fat.

Les deux anciens, Cœurdevey et Chanut, roulent dans leur bouche une chique, tandis que les trois Parisiens, escomptant les surprises de la translation, songent aux oasis qu’ils rencontreront peut-être dans leur nouveau désert.