Soulèvement de l’Allemagne après la guerre de Russie/02

SOULEVEMENT


DE L'ALLEMAGNE


APRES LA GUERRE DE RUSSIE




II.


LA PREMIERE CAMPAGNE DE SAXE ET LE CONGRES DE PRAGUE.





I

Le vice-roi d’Italie, obligé de laisser des garnisons dans les places de l’Oder, avait ramené à peine vingt mille hommes sur la rive gauche de l’Elbe ; mais il y avait trouvé rassemblés de nombreux renforts venus de France, de Hollande et d’Italie, et il eut ainsi, réunie sous ses ordres, une nouvelle armée forte de 60,000 hommes, à laquelle l’empereur Napoléon donna le nom d’armée de l’Elbe, pour la distinguer de l’armée du Mein, qui achevait de s’organiser dans les environs de Hanau, de Mayence et de Francfort. Avec les forces dont il disposait, le vice-roi se flatta un instant de défendre toute la rive gauche du fleuve depuis Kœnigstein, qui touche à la Bohême, jusqu’à la mer, de couvrir la Franconie, la Westphalie, le département des Bouches-du-Weser, et de donner ainsi à l’empereur le temps d’arriver, sur l’Elbe avec l’armée du Mein. Dans cette pensée, il divisa l’armée de l’Elbe en trois corps. Celui de droite, sous les ordres du prince d’Eckmühl, fut composé des Saxons de Régnier, des Polonais de Dombrowski, des Bavarois de Rechberg, des divisions Gérard et Durutte (31e et 36e), et de six bataillons nouvellement formés à Erfurt. Toutes ces troupes présentaient ensemble un effectif de 26,000 hommes d’infanterie, de 1,000 à 1,200 de cavalerie, et de 70 bouches à feu ; leur destination était d’occuper et de défendre la rive gauche de Kœnigstein à Torgau. Le centre, formé du corps d’observation de l’Elbe, et qui comptait 22,000 hommes, 2,000 chevaux et 36 pièces de canon, couvrirait l’intervalle entre Torgau et Magdebourg ; le vice-roi s’en réservait le commandement direct. Enfin l’aile gauche, conduite par le duc de Bellune, forte de 15,000 hommes et de 32 pièces de canon, s’étendrait de Magdebourg jusqu’à l’embouchure de la Havel, et soutiendrait éventuellement par des colonnes mobiles les généraux Cara-Saint-Cyr et Morand, chargés de la défense du Bas-Elbe. Le vice-roi établit son quartier-général à Leipzig.

Conformément aux instructions de ce prince, Davoust remonta la rive gauche de l’Elbe, rejeta sur la rive droite toutes les bandes ennemies qui déjà menaçaient la Thuringe et la Franconie, brûla tous les ponts qu’il ne pouvait garder, notamment celui de Meissen, et arriva le 13 mars à Dresde, où se trouvaient les débris des corps de Régnier et de Rechberg. En ce même moment, les alliés se portaient en grandes masses sur l’Elbe. Le vieux Kutusov venait de mourir à Buntzlau d’épuisement et du typhus, dont son armée était atteinte. L’empereur Alexandre lui avait donné pour successeur non le plus habile de ses généraux, mais celui qui avait embrassé avec le plus de ferveur les principes du parti allemand, le comte de Wittgenstein. Le nouveau généralissime s’avançait de Berlin sur Dessau avec les divisions russes de Voronzof et les corps prussiens des généraux York et Bulow. De son côté, Blücher, à la tête de 25,000 hommes, se portait rapidement de la Silésie sur Dresde pour s’y réunir aux corps de Wintzingerode et de Miloradovitch et aux divisions russes précédemment sous les ordres de Wittgenstein. Indépendamment de ces deux colonnes principales, une troisième, commandée par le général Tauenzien, restait en arrière afin de faire le siège des places de l’Oder, et Barclay de Tolly, à la tête d’une armée dite de réserve, était en marche pour rejoindre Blücher. Enfin des nuées de Cosaques, tant réguliers qu’irréguliers, conduits par les généraux Tettenborn, Czernichef, Benkendorf et Dornberg, se dirigeaient vers le Bas-Elbe. La force de tous ces corps, qui s’accroissaient incessamment d’une multitude infinie de volontaires prussiens accourant de toutes parts à l’appel de leur souverain, pouvait être estimée de 140 à 150,000 hommes.

Déjà le roi de Saxe avait mis sa personne à l’abri des insultes des Russes, et cherché un asile à Ratisbonne. Plus tard, cédant aux instances de l’empereur d’Autriche, douloureusement frappé des dangers de notre situation, dont il ne connaissait que très imparfaitement les ressources, il s’était laissé circonvenir et entraîner à Prague. Davoust reconnut bien vite l’impossibilité de défendre la ville de Dresde contre les masses redoutables qui s’avançaient. Il ne s’y arrêta que trois jours, coupa une arche du grand pont qui relie la vieille ville à la ville neuve, sous les yeux et au milieu des imprécations d’une population furieuse, et se replia sur le vice-roi. Régnier voulut se jeter dans Torgau ; mais le général saxon Thielmann, qui y commandait, gagné déjà à la cause des Russes, refusa de lui en ouvrir les portes, alléguant les ordres du roi.

C’était une erreur de croire que nous étions en mesure de contenir les forces ennemies qui se portaient de tous côtés sur notre front et sur nos ailes. L’empereur Napoléon blâma le vice-roi d’avoir disséminé ses corps sur une ligne aussi étendue, et l’invita à les concentrer au confluent de la Saale et de l’Elbe. Abrité sous le canon de Magdebourg et de Wittenberg, ayant son front couvert par l’Elbe et sa droite par la Saale, le vice-roi pourrait attendre en toute sécurité dans ce vaste camp retranché l’arrivée de l’empereur et de son armée. Il lui était recommandé, dans le cas où les alliés feraient des progrès trop sensibles sur sa droite ou sur sa gauche, de les arrêter en prenant une offensive hardie et en simulant un mouvement sur Berlin. Docile à ces sages conseils, le prince s’empressa de rappeler à lui ses divisions éparses, et transporta son quartier-général de Leipzig à Magdebourg.

De leur côté, les alliés continuèrent de s’avancer, pleins de confiance et d’illusion, Blücher sur Dresde, qui l’acclama, Wittgenstein sur Dessau, Czernichef, Tettenborn et Dornberg vers les plaines du Bas-Elbe. À l’approche des Cosaques, la population de Hambourg s’émut, des attroupemens se formèrent, et une première tentative d’insurrection eut lieu. Le général Cara-Saint-Cyr, qui commandait dans la ville, n’avait pour la contenir que deux faibles bataillons du 152e de ligne et quelques compagnies de vétérans et de douaniers. Il réclama l’appui de la garnison d’Altona, qui voulut bien concourir à réprimer des désordres qui semblaient d’abord n’être que l’œuvre d’une populace avide de pillage ; mais peu de jours après, un second mouvement ayant éclaté, les autorités d’Altona refusèrent cette fois d’intervenir, et alléguèrent la stricte neutralité de leur gouvernement. Le général se trouva donc réduit à une poignée d’hommes. Le 9 mars 1813, plusieurs centaines de cavaliers, se disant soldats de Czernichef, mais, à ce qu’il paraît, Prussiens déguisés en Cosaques, envoyés plutôt pour intimider que pour se battre, se présentèrent à quelques lieues de Hambourg, annoncèrent que le corps dont ils faisaient partie suivait à une petite distance, et commandèrent des rations pour plusieurs milliers d’hommes et de chevaux. Cette nouvelle, à laquelle la terreur des uns, les espérances des autres, donnent des proportions exagérées, trouble Cara-Saint-Cyr. Le spectacle de la ville, en proie à une agitation convulsive, lui fait craindre de ne pouvoir résister à une attaque annoncée comme imminente. En vain le général Morand, qui accourt de Stralsund avec 5,000 soldats, lui écrit de tenir ferme jusqu’à son arrivée, que les Cosaques sont encore loin, qu’à tout prix il faut conserver Hambourg : Cara-Saint-Cyr se persuade que s’il attend davantage, c’en est fait de sa petite troupe. Le 13 mars, il évacue la ville, repasse sur la rive gauche et s’établit à Bergsdorf. Il écrit au ministre de la guerre : « Telles étaient les dispositions de la population de Hambourg, que cinquante Cosaques eussent suffi pour la soulever tout entière. Si j’y étais resté vingt-quatre heures de plus, je n’en serais jamais sorti, ni le général Morand non plus. Je n’avais pas d’autre moyen de conserver Lunebourg et Harbourg que d’évacuer la ville ! » Morand opéra le 16 sa jonction avec Cara-Saint-Cyr. L’approche des Russes provoqua une insurrection générale dans tout le pays situé entre les bouches de l’Elbe et du Weser. À Brême, à Carlsbourg, à Flexen, à Grosswarden, partout la population prit les armes, renversa les autorités françaises et envoya des députations à l’ennemi.

Napoléon, lorsqu’il apprit que Cara-Saint-Cyr venait d’évacuer Hambourg, fut très irrite, et il écrivit le 20 mars au duc de Feltre : « Le général Cara-Saint-Cyr a abandonné une ville qu’il ne fallait pas abandonner. Il l’a évacuée sans raison, sans ordre et sans esprit. » Il y avait urgence de comprimer à tout prix un mouvement insurrectionnel qui mettait en échec le trône de Westphalie et qui menaçait de s’étendre jusqu’au Rhin. L’empereur ordonna au général Vandamme de se rendre immédiatement à Wesel, d’y prendre trente bataillons qui s’y trouvaient entièrement organisés, de se porter à marches forcées sur le département des Bouches-du-Weser, et d’y réparer les fautes de Cara-Saint-Cyr en calmant ou en châtiant le soulèvement de la population. Ces ordres furent exécutés avec autant de rapidité que de précision. Vandamme avec sa colonne arriva à Brème le 31 mars, occupa successivement tous les points insurgés, et, par un mélange habile de fermeté et de douceur, il réussit à ramener la population au calme et à l’obéissance ; mais un désastreux événement était accompli. Hambourg était perdu pour nous ; les Russes y étaient entrés le 20 mars, et s’y étaient établis et fortifiés. Ils poussaient des reconnaissances jusqu’à Nordhausen et Larigensalza, donnaient la main aux bandes détachées de Blücher et de Wittgenstein, et remplissaient d’agitation et de trouble tout le pays arrosé par le Weser et l’Ems.

Ainsi notre situation militaire s’aggravait de jour en jour. L’ennemi, maître de Dresde et de Hambourg, débordait nos deux ailes, et menaçait à la fois la Franconie, la Westphalie et toutes nos lignes de communication entre le Rhin et l’Elbe. Le vice-roi jugea que le moment était venu d’arrêter ces progrès en frappant un coup de vigueur. Il prit avec lui les corps de Lauriston et du duc de Bellune, les divisions Fressinet et Charpentier, toute sa cavalerie, presque tous ses canons, déboucha hardiment de Magdebourg, et manœuvra comme s’il avait l’intention de se porter sur Berlin. Les Prussiens, commandés par Bulow, étaient en position et en forces à Mockern. Le 5 avril, le prince les aborda résolument sur trois colonnes, et leur livra un rude et sanglant combat dans lequel il leur tua et blessa plusieurs milliers d’hommes, et fit lui-même des pertes sensibles, celle entre autres de 422 hommes de cavalerie sur quatorze régimens engagés. Bulow alarmé informa aussitôt Wittgenstein qu’il avait sur les bras toutes les forces du vice-roi, et qu’il n’y avait aucun doute que ce prince ne marchât sur Berlin. Le généralissime russe ne crut pas devoir suspendre son mouvement sur l’Elbe, et, du 6 au 8, il passa le fleuve à Dessau avec le corps de Voronzof et les Prussiens du général York. De son côté, Blücher, avec 25,000 hommes, se porta le 8 de Dresde sur Altenbourg, et Miloradovitch sur Chemnitz, dans l’intention l’un et l’autre de se réunir à Wittgenstein. La démonstration offensive du vice-roi n’en eut pas moins les conséquences les plus heureuses pour nous ; elle répandit dans l’esprit des généraux alliés beaucoup d’hésitation, et déconcerta leurs mouvemens : ils n’osèrent s’aventurer loin du bassin de l’Elbe, laissèrent échapper l’occasion, qu’ils ne retrouvèrent plus, de manœuvrer entre l’armée de l’Elbe et l’armée du Mein, et l’empereur eut le temps d’arriver.

Lorsque le vice-roi apprit que Wittgenstein avait passé l’Elbe à Dessau, il le repassa à son tour et se porta avec toutes ses forces sur Strasfurth, au confluent de ce fleuve et de la Saale. Bientôt les deux armées se trouvèrent en présence, séparées seulement par les eaux de la Saale. Wittgenstein et York remontèrent la rive droite de cette petite rivière, jetèrent 7,000 hommes dans les murs de Halle, 2,000 dans Mersebourg, et envoyèrent des partisans dans toute la Thuringe.

Le 6 janvier, l’empereur avait décrété la création de quatre grands corps d’observation, un de l’Elbe, deux du Rhin, un d’Italie, et porté leur force numérique à l’effectif de 292 bataillons. La formation de ces quatre corps était une organisation provisoire appropriée aux exigences du moment. Bientôt ce mécanisme simplifié se trouva insuffisant, et il fallut le remplacer par des subdivisions plus nombreuses. Un nouveau décret, rendu le 11 mars, divisa la grande armée en onze corps, mais prolongea pendant quelque temps encore sa subdivision en deux masses principales, armée de l’Elbe et armée du Mein. Dans les premiers jours d’avril, l’armée du Mein était réunie presque tout entière. Les soldats dont elle était composée avaient été tirés de toutes les parties de l’empire, et les mesures avaient été si bien calculées, que, quelles qu’eussent été les distances à parcourir, la plupart de ces hommes rassemblés provisoirement en bataillons de marche, mais avec leur numéro d’ordre, étaient arrivés ponctuellement à l’époque et sur les points désignés.

Du 10 au 15 avril, l’armée du Mein commença à s’ébranler et s’avança sur la Saale. En tête, et par la grande route de Wurtzbourg, marchait le 3e corps, précédemment le premier corps d’observation du Rhin ; il était commandé par le maréchal Ney et constituait à lui seul une armée tout entière. Il ne comptait pas moins de 61,000 hommes, répartis en cinq divisions, et 92 pièces de canon, dont 15 de gros calibre. Le 6e corps (deuxième corps d’observation du Rhin), conduit par le duc de Raguse, suivait en seconde ligne et venait de Hanau. Sa force numérique était de 45,000 combattans : il formait, avec la garde et le 11e corps, l’élite de l’armée. C’est dans ses rangs que l’empereur avait versé les canonniers de la marine, tous vieux soldats ; il en avait composé deux divisions sous les ordres des généraux Compans et Bonnet. Le 4e corps (corps d’observation d’Italie), commandé par le général Bertrand, était de 40,000 hommes. L’empereur en détacha deux divisions, celles des généraux Pacthod et Laurencez, auxquelles il réunit la division bavaroise du général Raglovitch, et en forma un nouveau corps, le 12e, qu’il mit sous les ordres du maréchal Oudinot. La garde impériale, commandée par le duc d’Istrie, comptait également 40,000 hommes, et, vu l’urgence des circonstances, l’empereur l’avait fait transporter en poste.

Le total des forces avec lesquelles Napoléon allait ouvrir la campagne s’élevait donc, en y comprenant les 35,000 hommes du général Vandamme, à 275,000 hommes ; mais ce chiffre était l’effectif sur le papier : l’effectif réel, déduction faite des non-valeurs, des malades et des traînards, ne dépassait pas 210,000 hommes, dont 9,000 seulement de cavalerie.

Assurément cette armée était bien jeune : elle n’avait point l’expérience de la guerre, et pourtant, prise dans son ensemble, elle était digne de se mesurer avec les vieux soldats de la Russie et de la Prusse. C’est que Napoléon avait mis un art infini à la composer : il y avait introduit tout ce qui restait en France de vieux soldats, une partie notable de ceux qui combattaient en Espagne, et enfin tout ce qu’il y avait de meilleur, de plus instruit, de plus vigoureux parmi les 400,000 hommes qu’il venait d’organiser. De tous ces élémens si divers, il avait composé une armée de choix, bien supérieure en qualité à l’armée beaucoup plus nombreuse avec laquelle il entreprit plus tard la seconde et désastreuse campagne de Saxe.

Avant de partir pour se rendre au milieu de son armée, l’empereur institua l’impératrice régente, et lui laissa pour conseil le plus expérimenté et le plus sage de ses ministres, l’archi-chancelier prince Cambacérès. Le 15 avril, il quitta Saint-Cloud et arriva le 17 à Mayence. L’un de ses premiers actes fut de confier au prince d’Eckmühl la tâche de retenir dans la soumission les populations des bouches du Weser et de l’Elbe et de reprendre Hambourg, et à cet effet il mit sous ses ordres la totalité des forces du général Vandamme. Il reçut bientôt de graves nouvelles du prince Poniatowski. Le général Frimont avait informé le prince que, le général Sacken ayant dénoncé l’armistice, le corps auxiliaire autrichien allait se retirer en Galicie, et il l’avait invité à prendre la même direction ; puis il avait ajouté que si les Polonais et les Saxons traversaient la Galicie en corps d’armée et sur le pied de guerre, le général Sacken serait autorisé à les y poursuivre, que son gouvernement désirait éviter cette complication, qu’en conséquence ils devraient se dessaisir de leurs armes, les placer sur des chariots, et qu’on leur faciliterait les moyens de rejoindre le plus vite possible, sur l’Elbe, l’armée française. À la lecture de cette dépêche, le prince Poniatowski s’était indigné que l’Autriche, non contente de nous abandonner, osât infliger aux troupes polonaises et saxonnes l’humiliante condition d’un désarmement. Il avait répondu qu’il ne s’y soumettrait qu’après y avoir été formellement autorisé par l’empereur Napoléon, et il avait supplié le général Frimont de suspendre son mouvement de retraite jusqu’au 30 avril.

Napoléon ressentit amèrement l’humiliation que l’Autriche prétendait infliger à ses aigles. Le 20 avril, il écrivit au prince Berthier : « Dans aucun cas, le prince Poniatowski ne doit poser les armes ; on est déshonoré dès qu’on se rend sans combat. Le major-général préviendra M. de Narbonne que l’empereur préfère la mort des 15,000 hommes qui sont à Cracovie plutôt que de les voir poser les armes. Sa majesté ne fait aucun cas de la vie d’hommes qui se seraient déshonorés. Le major-général préviendra le comte de Narbonne de ne rien dire qui puisse déplaire à la cour de Vienne. L’empereur est sûr d’elle : il ne faut point la faire rougir de la proposition qu’elle a faite au prince Poniatowski de poser les armes. »

Ces ordres arrivèrent trop tard pour être exécutés. Serré de près par les Russes de Sacken, n’ayant aucune ressource pour faire vivre son infanterie et sa cavalerie, Poniatowski fut réduit à signer une convention qui assurait à ses troupes le libre passage de la Galicie et de la Bohême, mais sous la condition que leurs armes seraient transportées sur des chariots. Le prince insista avec tant de force pour qu’elles fussent dispensées d’une obligation aussi humiliante, que le général Frimont céda enfin à ce cri de l’honneur militaire : il fit rendre les armes au corps polonais et aux Saxons, et consentit à ce que leurs journées d’étape fussent doublées. À la demande de la Saxe, l’empereur d’Autriche autorisa les troupes polonaises et saxonnes à se diriger sur Zittau. Plus tard, Napoléon obtint que la ligne fût reportée à cinquante lieues plus bas, sur Schweidnitz.

Lorsque l’empereur eut rejoint ses corps d’armée, il jugea que la première opération à accomplir était d’effectuer sa jonction avec le vice-roi. Il ignorait complètement les intentions de l’ennemi ; il savait seulement que Wittgenstein et York manœuvraient sur la rive droite de la Saale, que Blücher était à Altenbourg, Miloradovitch à Chemnitz, que tous ces généraux étaient en mesure de se réunir et d’agir en masses, et il leur supposait naturellement le dessein de se jeter entre les armées de l’Elbe et du Mein, de les attaquer et de les écraser successivement. Toute sa crainte était d’être assailli au milieu de ses mouvemens de concentration vers les rives de la Saale, et il prit des précautions infinies pour éviter une surprise. Il combina la marche de ses corps de telle manière que, sans se gêner dans le déploiement de leurs colonnes, ils fussent constamment en communication les uns avec les autres et en mesure de se soutenir mutuellement dans le cas où ils auraient été attaqués isolément par des forces supérieures. Voici quelle était le 19 avril la position des deux armées de l’Elbe et du Mein : le vice-roi avait sa gauche sur l’Elbe, à l’embouchure de la Saale, occupant Bernbourg, sa droite sur le Hartz, sa réserve à Magdebourg. Le maréchal Ney, qui ouvrait la marche de l’armée du Mein, se portait d’Erfurt sur Naumbourg ; Bertrand et Oudinot s’avançaient sur Saalfeld ; Marmont avait déjà dépassé Gotha, et le duc d’Istrie avec la garde se dirigeait d’Eisenach sur Weimar. Le mouvement général continua les jours suivans avec le même ordre, le même ensemble et les mêmes précautions. Tandis que l’armée du Mein descendait la rive gauche de la Saale et allait au-devant du vice-roi, l’armée de l’Elbe la remontait de son côté. Sachant que l’empereur s’approchait, elle avait redoublé d’ardeur ; chacun de ses pas était marqué par un succès. Le 11e corps, composé tout entier de soldats aguerris, qui depuis deux mois avait été successivement commandé par le maréchal Gouvion Saint-Cyr et par le général Grenier, venait d’être définitivement placé sous les ordres de Macdonald. Ce maréchal, après avoir délogé les Prussiens de Querfurt, s’était porté sur Halle : les troupes ennemies qui occupaient cette ville étaient ces mêmes soldats du général York qui avaient si perfidement abandonné Mac-donald à Taurogen. Il les attaqua avec une extrême vigueur, les chassa de Halle, s’empara bientôt après de Mersebourg, et effectua dans cette dernière ville la jonction de l’armée de l’Elbe avec l’armée du Mein. La réunion opérée, l’empereur leur enleva leur dénomination distinctive d’armée d’Elbe et d’armée du Mein, et les confondit sous le nom générique de la grande armée.

La campagne s’ouvrait sous d’heureux auspices. Napoléon avait rejoint le vice-roi sans avoir rencontré un seul ennemi, ce qui dénotait de la part des alliés ou une extrême timidité ou une grande ignorance de nos mouvemens ; il avait sous la main 180,000 hommes, et il brûlait de rencontrer Wittgenstein. Toutes les informations reçues depuis quelques jours ne lui laissaient aucun doute que la grande armée des alliés ne fût dans les environs de Leipzig : c’est donc sur Leipzig qu’il résolut de marcher. Il ordonna au vice-roi de s’y porter directement de Mersebourg par Markranstadt, tandis que lui-même, à la tête des 3e, 4e, 6e, 12e corps et de sa garde, prendrait la grande route qui passe par Weissenfels et Lutzen. Le 29 de grand matin, la division Souham, du 3e corps, débouchait de Weissenfels lorsqu’elle se trouva en présence de 6,000 cavaliers, de 1,500 fantassins soutenus par 12 pièces de canon et rangés sur trois lignes : c’était la cavalerie légère du général Lanskoï, qui venait reconnaître nos mouvemens. Nos jeunes soldats, qui se trouvaient au feu pour la première fois, s’élancèrent sur les pièces et sur les escadrons russes aux cris de vive l’empereur ! et les obligèrent à battre en retraite. « Je n’ai jamais vu, écrivait à cette occasion le maréchal Ney au major-général[1], un enthousiasme égal à celui de ces bataillons ; ce spectacle était digne des yeux de l’empereur, et doit fixer son opinion sur ces jeunes soldats, déjà vieux en un seul jour. »

Le 1er mai, à onze heures du matin, la division Souham descendit dans le vallon de Ripach, et aperçut, déployée sur les hauteurs opposées, une masse de troupes considérable composée d’infanterie, de cavalerie et d’artillerie, C’était ce même corps du général Lanskoï qu’elle avait battu deux jours auparavant, mais qui était renforcé par le corps tout entier de Wintzingerode. Elle gravit la colline, aborda les lignes ennemies et les refoula en désordre sur Pegau, à travers la grande plaine qui s’étend jusqu’à l’Elster. Malheureusement ce, glorieux début fut attristé par une perte cruelle. Le duc d’Istrie assistait au combat sans son corps d’armée, qui était en arrière ; un boulet, lancé sur le groupe dont il faisait partie, l’atteignit et l’étendit raide mort.

Les divisions du 3e corps établirent leurs bivouacs dans les villages de Rahna, de Kaya, de Gross et de Klein-Gœrschen, situés au milieu de la plaine qui sépare Lutzen de la petite rivière de l’Elster. L’empereur, ayant ainsi son flanc droit parfaitement protégé par le 3e corps, transporta son quartier-général à Lutzen, et y passa la nuit avec la garde.

Le 2 mai, l’armée continua son mouvement sur deux colonnes. En tête de celle, qui venait de Mersebourg, et que commandait le vice-roi, marchait le 5e corps (naguère le corps d’observation de l’Elbe), sous les ordres de Lauriston ; puis venait Macdonald avec le 11e corps. La seconde colonne, qui sortait de la Thuringe, formait une ligne immense de plusieurs lieues, couverte sur son flanc droit, à la hauteur de Lutzen, par les divisions du 3e corps. L’empereur, le quartier-général et la garde se mirent en marche de grand matin sur Leipzig ; Marmont venait ensuite avec le 6e corps, se dirigeant sur Starsiedel, puis Bertrand avec le 4e. Enfin Oudinot, qui n’avait pas encore dépassé Naumbourg, fermait la marche. L’empereur s’attendait si peu à être attaqué ce jour-là, qu’il s’était rendu de sa personne à Markranstadt pour y passer en revue le 11e corps, et avait emmené avec lui le maréchal Ney. Déjà le 5e corps touchait presque à Lindenau, qui est un faubourg de Leipzig.

Les alliés avaient conçu un dessein aussi hardi qu’habile, c’était d’assaillir les 3e, 4e, 6e, 12e corps et la garde dans leur marche de flanc, d’attendre, pour frapper, le moment où les corps du centre et de la gauche seraient déjà fortement engagés sur la route de Lutzen à Leipzig, de fondre alors sur les corps de l’aile droite qui se trouveraient trop distancés du reste de l’armée pour qu’il lui fût possible de les secourir à temps, de les envelopper et de les écraser. Le théâtre qu’ils avaient choisi pour cette opération était une plaine immense, merveilleusement appropriée aux évolutions de leur nombreuse cavalerie. En cas d’échec, ils étaient assurés, ce qui était pour eux un point capital, de maintenir leurs communications avec l’Autriche.

Dans la nuit du 1er  au 2 mai, Wittgenstein sortit silencieusement avec toutes ses forces de Leipzig, se glissa le long de l’Elster, et massa ses colonnes derrière le rideau formé par les escadrons de Wintzingerode et de Lanskoï, que nous avions fait la faute de laisser s’établir à Pegau. Miloradovitch se plaça à Zeist avec 15,000 hommes, afin de servir de réserve, et au besoin de recueillir l’armée de Wittgenstein.

Il était midi, et les divisions du 3e corps attendaient tranquillement dans la plaine l’ordre de défiler à leur tour, quand tout à coup d’épaisses colonnes d’infanterie et de cavalerie, soutenues par une nombreuse artillerie, passent l’Elster et débouchent sur les villages, qu’elles couvrent de leurs feux. C’était l’armée ennemie, au nombre de plus de 120,000 hommes, dont 30,000 de cavalerie, qui démasquait son mouvement et venait fondre non sur notre aile droite, mais sur nos corps du centre, qui n’avaient pas encore bougé. L’irruption prématurée des alliés nous sauva. Si elle s’était faite trois heures plus tard et sur la queue de la grande colonne, leur plan eût certainement réussi. Les cinq divisions du maréchal Ney, réunies aux deux de Marmont, dont la tête se montrait à Poserna, présentant un effectif de 70 à 80,000 hommes, suffisaient pour résister au premier choc des alliés et donner à la garde et au 11e corps, qui formaient notre aile gauche, au 4e, qui faisait notre aile droite, le temps d’accourir et d’entrer en ligne.

Wittgenstein, manœuvrant par sa droite, dirigea ses masses principales sur les villages de Kaya, de Gross et de Klein-Gœrschen, occupés par les divisions Souham, Girard et Brenier. Son but était de déborder la gauche de ces divisions, de les couper de Lutzen, de la garde, du 11e et du 5e corps, et de les envelopper. Ces divisions étaient si peu préparées au combat, et l’irruption de l’ennemi avait été si brusque, qu’elles n’avaient pas eu le temps de se préparer à repousser l’attaque. Elles plièrent, évacuèrent les villages, et furent, un instant coupées de Lutzen. La division Marchand du 3e corps, qui, fut dirigée sur Elsdorf, arriva fort à propos pour arrêter sur ce point les progrès des alliés.

Sur leur gauche, ils réunirent de fortes masses de cavalerie et tentèrent un mouvement analogue à celui qu’ils venaient d’opérer sur leur droite. Déjà les nombreux escadrons de Wintzingerode et de Dolfs se déployaient dans la plaine et menaçaient sérieusement le flanc droit des divisions du 3e corps, lorsque le duc de Raguse entra en ligne, prolongea notre droite, et arrêta court les escadrons ennemis. En vain ils essaient, par des charges impétueuses et répétées, d’enfoncer nos carrés. Il y avait là réunis tous les vieux soldats de Compans et de Bonnet : avec un courage froid, inébranlable, ils reçoivent à bout portant ces attaques successives, et tous les efforts de la cavalerie russe et prussienne viennent se briser contre ces remparts de fer.

Cependant le maréchal Ney, qui était auprès de l’empereur au moment où les alliés avaient ouvert leurs feux, retourne, le cœur plein d’anxiété, vers ses divisions rompues ; il les rallie, ranime du geste et de la voix tous les courages, et se précipite sur les villages. De son côté, Napoléon envoie au maréchal Soult l’ordre suivant écrit au crayon : la garde au feu, appelle à lui le vice-roi, Macdonald, le 11e corps, puis il vole de sa personne sur les points, menacés. Au moment où il y arriva, les divisions Souham, Girard, et Brenier, qui avaient un instant repris Kaya, Gross et Klein-Gœrschen, venaient encore une fois d’en être dépossédées, et l’ennemi avait débordé de nouveau leur gauche. La présence de Napoléon au milieu du feu retrempe tous les cœurs. Il commande un nouvel effort et le dirige lui-même. Alors s’engage un des plus terribles combats dont les annales militaires aient offert l’exemple. Plus de 160,000 hommes se précipitent les uns contre les autres avec une inexprimable furie, et se disputent les débris fumans des trois villages. Jamais peut-être la valeur innée de notre nation n’a brillé d’un plus vif éclat. La plupart de ces jeunes gens qui bravent le danger avec tant d’héroïsme sont au feu pour la première fois. Leur impétuosité n’a de comparable que l’ardeur opiniâtre de la jeunesse prussienne. Des deux côtés, c’est une passion indicible de vaincre et un égal mépris de la mort. Enflammées par la vue de leur empereur, les divisions de Ney ont repris les villages ; mais les Prussiens et les Russes combattent, eux aussi, sous les yeux de leurs souverains. Cette colonne que rien ne décourage, que nous retrouvons toujours au premier rang, ce sont les soldats du général York. Ils font un suprême effort, et nous arrachent encore une fois les débris de Kaya, de Gross et de Klein-Gœrschen. Nos colonnes abîmées faiblissent et reculent ; l’instant est critique : l’empereur est à pied, au plus fort de la mêlée et au milieu de ses bataillons que décime la mitraille. L’épouvante et un grand désordre s’introduisent dans leurs rangs. Napoléon se jette au-devant d’eux, et, usant de subterfuge, il leur dit avec un calme simulé : « Où allez-vous donc ? Ne voyez-vous pas que la bataille est gagnée ? Allons, ralliez-vous là ! » Et il leur montre un arbre placé à deux cents pas de distance. À ce moment, on signale l’approche d’une colonne profonde, c’était la garde qui arrivait. La nouvelle s’en répand aussitôt. De tous les rangs comme de toutes les poitrines s’échappe ce mot qui est un cri d’espérance : la garde, la garde ! L’empereur met immédiatement, en première ligne deux divisions fraîches de la jeune garde que commande le général Dumoustier, les fait soutenir par les cinq divisions du maréchal Ney et par la vieille garde, confie la direction de cette redoutable colonne au comte de Lobau, et la lance contre les villages. La lutte recommence alors plus acharnée que jamais. Kaya, Gross et Klein-Gœrschen sont pris et repris plusieurs fois, mais ils nous restent enfin.

Cependant la bataille était loin d’être gagnée, et un nouveau péril se dressait à notre gauche. Il était six heures du soir. Wittgenstein venait d’embrasser une résolution désespérée. Il avait dégarni sa gauche, porté sur sa droite, à Eisdorf, toutes ses troupes d’élite, le corps entier du prince Eugène de Wurtemberg, les grenadiers de Konowitzinn, la majeure partie de sa cavalerie, 80 pièces d’artillerie, et dirigé concentriquement ces masses contre le flanc gauche du 3e corps et de la garde impériale. Notre position était très périlleuse ; l’empereur attendait avec une impatience fiévreuse l’arrivée du vice-roi et de Macdonald ; ils paraissent, et à leur vue Napoléon ne doute plus de la victoire. Il oppose aux escadrons ennemis tout ce qu’il a de cavalerie, environ 4,000 chevaux, aux batteries russes 70 pièces de la garde sous les ordres de Drouot, aux grenadiers russes les divisions du 11e corps. Le vice-roi, Macdonald, tous se précipitent sur les masses ennemies accumulées devant Eisdorf, et les remplissent instantanément de surprise et d’épouvante. L’ardeur des troupes est telle que les hommes frappés dans les rangs ne trouvent point de soldats qui consentent à quitter le champ de bataille pour les conduire aux ambulances[2]. Tous semblent comprendre qu’il y va du salut de l’armée, et qu’à eux est réservé l’honneur de gagner la victoire. Tandis que les divisions Gérard, Fressinet et Charpentier se couvrent de gloire, les batteries de la garde, habilement disposées, prennent en écharpe et foudroient les colonnes ennemies, qui reculent et nous abandonnent Eisdorf. Grâce à l’ardeur héroïque que venaient de montrer les troupes du vice-roi, la victoire était gagnée. Repoussée sur la droite par le 11e corps, écrasée au centre par les efforts réunis des divisions du maréchal Ney, de la vieille et de la jeune garde, contenue sur la gauche par la ferme attitude des soldats de Compans, menacée enfin par Bertrand, qui venait d’entrer en ligne, l’armée des alliés abandonna le champ dei bataille, et se retira derrière l’Elster.

La nuit ne mit pas fin à cette sanglante lutte. Napoléon, mécontent de n’avoir pour trophées que les décombres de trois villages, venait d’ordonner au général Lefebvre-Desnouettes de fondre, avec toute la cavalerie (environ 4,000 chevaux) sur l’arrière-garde ennemie, et de lui ramener des prisonniers. Déjà il s’élançait lorsqu’un bruit sourd et prolongé se fit entendre ; c’était la cavalerie ennemie qui avait conçu l’espoir de nous surprendre au milieu de la confusion inséparable d’un campement de nuit, et qui venait fondre sur celles de nos divisions les plus rapprochées de l’Elster. L’irruption des hulans occasionna du désordre dans nos premiers pelotons, mais bientôt ils se remirent ; chacun courut aux armes et fit son devoir. Nos divisions se formèrent en carrés, tuèrent à bout portant un grand nombre de cavaliers ennemis, en précipitèrent une foule d’autres dans un fossé qu’ils avaient dû franchir pour arriver sur nous, et ôtèrent à Blücher l’envie de renouveler ses attaques.

Lauriston, avec le 5e corps, n’avait point bougé de Leipzig. La canonnade dont les échos retentissaient au loin lui disait assez cependant quelle terrible bataille se livrait dans les champs de Lutzen. Bue vigoureuse et opportune démonstration de sa part sur les derrières des alliés eût très certainement accéléré leur mouvement de retraite, avancé pour nous l’heure de la victoire et diminué le nombre des victimes ; mais ce général n’avait reçu aucun ordre d’agir : il n’osa prendre sous sa responsabilité l’initiative d’une manœuvre offensive, et mécontenta l’empereur, qui ne lui épargna point l’expression de son blâme.

La victoire que nous venions de remporter était un événement considérable : elle réhabilitait l’honneur de nos armes, trempait le cœur de nos jeunes soldats, nous assurait la possession de la ligne de l’Elbe, raffermissait les dévouemens ébranlés de nos alliés et retenait l’Autriche hésitante dans la neutralité. Ce succès toutefois nous avait coûté bien cher : nos pertes, surtout en blessés, étaient immenses. Le 3e corps avait perdu 19,655 hommes, dont 2,757 tués ; le 11e corps, 2,000 ; la garde et le 6e corps, 3,000. Le chiffre total de nos pertes s’élevait ainsi environ à 25,000 tués et blessés. La division Souham n’était plus qu’un débris. Les alliés avaient perdu plus de monde encore que nous ; mais ils avaient déployé, surtout les Prussiens, une fermeté et un élan inconnus dans les dernières guerres. Bien que vaincus, sensiblement affaiblis, ils n’étaient point rompus, et ils se retiraient en bon ordre, ne nous laissant pour trophées que les débris fumans des villages que les deux armées s’étaient disputés avec tant d’acharnement.

Jamais le manque de cavalerie ne se fit plus douloureusement sentir à une armée victorieuse. Si nous avions disposé de nombreux escadrons, nous eussions poursuivi l’ennemi sans relâche : nous l’eussions atteint et de nouveau frappé au passage de toutes les rivières qu’il avait à traverser, et nous l’eussions réduit à nous demander la paix ou à se retirer en déroute sur la Vistule.

C’est sur le champ de bataille même de Lutzen que Napoléon reçut la dépêche par laquelle M. de Narbonne l’informait du dernier entretien qu’il avait eu avec l’empereur d’Autriche. Il jugea que son ambassadeur s’était montré trop vif, et il le lui témoigna. Par ses ordres, le duc de Vicence écrivit le 4 mai de Pegau à M. de Narbonne : « Sa majesté est convaincue qu’à Vienne l’on ne voulait que gagner du temps ; nos succès de Lutzen nous ramenaient forcément cette cour. Aujourd’hui c’est plus difficile. Cette puissance vient de faire un premier pas hors des voies de l’alliance. Sans doute cette explication précipitée a un avantage, celui de nous dégager de tous liens avec l’Autriche ; mais l’empereur aurait préféré que votre réserve lui eût épargné un faux pas. Bornez-vous pour le moment à tout observer et à tout mander. Nous avons 1,200,000 hommes sous les armes. La prétention de proposer et de faire accepter une médiation armée est trop ridicule pour que l’empereur d’Autriche ne le comprenne pas, car, il faut le dire net, c’est vouloir mettre les intérêts de la France à la merci de l’impératrice d’Autriche et de M. de Stadion. »

Napoléon voulut annoncer lui-même à l’empereur d’Autriche la victoire qu’il venait de remporter. Il lui écrivit le 4 mai de Pegau :


« Monsieur mon frère et très cher beau-père, connaissant l’intérêt que votre majesté prend à tout ce qui m’arrive d’heureux, je m’empresse de lui annoncer la victoire qu’il a plu à la Providence d’accorder à mes armes dans les champs de Lutzen. Quoique ayant voulu diriger moi-même tous les mouvemens de mon armée et m’étant trouvé quelquefois à portée de la mitraille, je n’ai éprouvé aucune espèce d’accident, et, grâce au ciel, je jouis de la meilleure santé. J’ai des nouvelles journalières de l’impératrice, dont je continue à être extrêmement satisfait : elle est aujourd’hui mon premier ministre, et elle s’en acquitte à mon grand contentement. Je ne veux pas le laisser ignorer à votre majesté, sachant combien cela fera de plaisir à son cœur paternel. Que votre majesté croie aux sentimens d’estime et de profonde considération que je lui porte, et surtout au véritable intérêt que je prends à son bonheur. »

Les alliés s’étaient retirés : les Russes par la route d’Altenbourg et de Freyberg, les Prussiens par celle de Borna et de Colditz. Bertrand et Oudinot suivirent la colonne russe ; l’empereur, avec les corps de Marmont, de Macdonald et la garde, s’attacha à la poursuite des Prussiens. Miloradovitch les avait recueillis, et, couvrant leur retraite, avait pris ses mesures pour nous arrêter au défilé de Gersdorf. Le vice-roi s’y porta, l’attaqua vivement, le défit et continua sa route.

L’armée ennemie avait le choix entre deux lignes de retraite : l’une sur les états prussiens et le Bas-Oder, l’autre par Dresde sur la Silésie et éventuellement sur la Haute-Vistule. En prenant la première, les alliés couvraient la monarchie prussienne ; mais ils s’éloignaient de l’Autriche, qu’ils livraient à ses propres forces et à ses irrésolutions. L’autre ligne les rapprochait de cette puissance, qu’ils pouvaient espérer d’entraîner en lui assurant l’appui immédiat de leurs armées. Pendant plusieurs jours, Napoléon s’appliqua vainement à démêler les indices de la direction véritable que prendraient les alliés. Il lui semblait douteux que les Prussiens tout au moins sacrifiassent leur capitale à la chance incertaine d’obtenir le concours de l’Autriche, et, tout en poursuivant l’ennemi sans relâche, il prit ses mesures de manière à pouvoir le prévenir à Berlin et sur le Bas-Oder, dans le cas où, après avoir repassé l’Elbe, il effectuerait sa retraite dans cette direction[3].

Autant pour les faire reposer qu’en vue d’opérations dans le nord, Napoléon avait décidé que les cinq divisions du maréchal Ney continueraient de bivouaquer, pendant les journées du 3 et du 4 mai, sur le champ de bataille de Lutzen. À ces divisions il réunit le corps de Lauriston, qui était à Leipzig, celui du duc de Bellune (2e), qui opérait du côté du Bas-Elbe, celui de Régnier (7e), qui venait de Halle, les 4,000 chevaux du général Sébastiani : de tous ces corps il forma une seule masse de 80 à 90,000 hommes, en confia le commandement au maréchal Ney, et lui prescrivit de se porter sur la route de Berlin vers Luckau, sans trop s’y engager toutefois, et en ayant soin de se maintenir en communication avec le gros de l’armée.

Cependant les alliés se repliaient rapidement sur Dresde. L’empereur brûlait de les atteindre au passage de l’un des nombreux affluens de l’Elbe. Dans cette intention, il pressait de toutes ses forces la marche de ses colonnes, ordonnait aux chefs de corps de faire huit lieues par jour, et réprimandait ceux dont les lenteurs dérangeaient ses combinaisons ; mais l’absence de cavalerie l’empêcha de prévenir l’ennemi au passage de la Mulde et des autres rivières qui se jettent dans le fleuve. Les alliés, au contraire, en avaient une aussi nombreuse que solide. À Elsdorf, à Nossen, à Wilsdruf, elle nous contint et couvrit l’arrière-garde des Prussiens et des Russes, qui repassèrent l’Elbe, les Prussiens à Meissen le 7 mai, les Russes à Dresde également le 7. Nos têtes de colonnes arrivèrent le 8 sous les murs de cette capitale, et prirent possession de la vieille ville au moment où les souverains alliés venaient d’en sortir. Napoléon s’y rendit aussitôt. Une députation se présenta pour le complimenter ; il la reçut avec un front sévère, lui reprocha les sentimens répulsifs que ses habitans avaient naguère manifestés contre les Français, et ajouta qu’il pardonnerait, si la ville envoyait sans retard au roi une députation pour le supplier de revenir dans sa capitale. L’empereur informa immédiatement le maréchal Ney de son arrivée à Dresde, et lui enjoignit de hâter son mouvement sur Wittenberg.

Les Russes semblaient décidés à nous disputer la ville neuve de Dresde, qui est bâtie sur la rive droite de l’Elbe ; ils avaient coupé tous les ponts, hérissé la rive de batteries, et garni de soldats toutes les fenêtres des maisons donnant sur le fleuve. Napoléon arrêta toutes les dispositions que lui suggéra la prudence. Il fit jeter un pont entre la ville et le village de Prietwitz, et, lorsqu’il fut achevé, il se préparait à effectuer le passage, protégé par 80 pièces de la garde. Déjà deux bataillons avaient atteint la rive opposée, lorsqu’une crue subite du fleuve emporta l’ouvrage de nos ingénieurs. Nos troupes frémissantes ne se laissent point arrêter par cet accident : le grand pont de la ville est coupé, des échelles sont jetées entre les deux piles de l’arche rompue. À l’aide de ce moyen nouveau, nos soldats descendent, puis remontent sur la partie du pont qui débouche sur Neustadt. Tandis que les uns s’avancent intrépidement sous une grêle de boulets et de balles, les autres jettent sur l’arche coupée une arche provisoire et ouvrent ainsi le passage à toute l’armée. Découragé par tant d’audace, l’ennemi n’ose pas nous attendre, et, dans la nuit du 10 au 11, il évacue Neustadt.

La faiblesse avec laquelle le roi de Saxe semblait s’être laissé aller aux suggestions de l’Autriche et entraîner à Prague, le refus du général Thielmann d’ouvrir d’abord à Régnier, plus tard au maréchal Ney, les portes de Torgau, la certitude que ce général avait eu à Dresde même de fréquentes entrevues avec les souverains alliés, — tous ces faits avaient jeté dans l’esprit de l’empereur Napoléon des doutes pénibles sur la loyauté d’un souverain qu’il aimait et qu’il avait couvert de ses bienfaits : il était impatient de les éclaircir, et à cet effet il lui envoya un de ses aides-de-camp, M. de Montesquiou. Aux premiers mots qui furent échangés, cet officier put se convaincre que le roi, un instant ébranlé par l’irruption des armées russes et le soulèvement du peuple prussien, aujourd’hui rassuré par nos succès, nous restait fidèle et dévoué. Le roi de Saxe retourna immédiatement dans sa capitale, où l’empereur se trouvait encore, lui garantit la coopération de son armée tout entière, et ordonna formellement au général Thielmann de recevoir les Français dans la place de Torgau. Thielmann obéit, mais déposa son commandement, sortit de la place et mit son épée au service des ennemis de la France.

Napoléon avait déjà bien des raisons de soupçonner l’Autriche de nourrir contre lui de mauvais desseins. Bientôt la vérité lui fut révélée tout entière. Le roi de Saxe, au moment où il était parti pour Prague, avait quitté son palais avec tant de précipitation, qu’il n’avait pas eu le temps d’emporter ses archives secrètes. La correspondance de son ministre des affaires étrangères avec M. de Metternich y était restée ; l’empereur s’en saisit, la lut, et il y trouva à chaque page les preuves irrécusables que l’Autriche se présentait partout, à Dresde, à Munich, à Stuttgart, à Naples, sous les dehors empressés d’une amie de la France ; qu’elle invitait toutes ces cours à se grouper autour d’elle, à constituer une ligue de puissances neutres afin d’obliger les belligérans à faire la paix, mais qu’en réalité elle s’appliquait à lui dérober un à un tous ses alliés. Si après une telle découverte quelques incertitudes avaient pu subsister encore dans son esprit, les informations du roi de Saxe auraient achevé de les dissiper. Ce prince lui confia que le nombre et l’influence des amis de la France diminuaient de jour en jour à Vienne, que pour empêcher une rupture immédiate ils en étaient réduits à conseiller la médiation armée, et qu’à moins de remporter sur les alliés de grands et décisifs succès, nous devions compter que bientôt l’Autriche ne nous laisserait d’autre alternative que de subir ses conditions, ou d’entrer en guerre avec elle.

En effet, toute l’ambition de M. de Metternich était d’imaginer un plan de pacification continentale combiné avec tant d’art, qu’il pût tout à la fois satisfaire certaines exigences de l’Autriche, de la Russie et de la Prusse, et néanmoins ménager assez les intérêts de la France pour qu’elle pût sans déshonneur les accepter. La perspective d’une guerre nouvelle et à outrance avec un ennemi aussi redoutable que l’empereur Napoléon se présentait à l’esprit de ce ministre comme un parti périlleux et extrême. Homme d’expédiens plus que de résolution, et qui n’entendait rien livrer au hasard, il considérait que, s’il réussissait à faire restituer à son pays d’un trait de plume, sans brûler une amorce, toutes les provinces perdues en 1809, ce serait là de sa part un acte de suprême habileté, et pour l’Autriche un succès considérable. Mais l’œuvre entreprise par M. de Metternich était d’une difficulté infinie, insurmontable peut-être. Les alliés étaient livrés à toutes les illusions et à toutes les fureurs de l’ambition et du fanatisme. Les conseils d’une politique modérée et contenue n’étaient plus écoutés. La haine du peuple prussien contre nous, exploitée par l’ambition moscovite, présidait seule aux décisions de l’empereur Alexandre et du roi Frédéric-Guillaume. Comment, au milieu de ces désirs effrénés de vengeance et d’agrandissement, faire prévaloir des conditions de pacification d’un caractère assez modéré pour qu’elles pussent être présentées à une puissance qui était encore en ce moment maîtresse de la moitié de l’Allemagne et qui était victorieuse ? Quelque épineuse que fût une semblable tâche, le cabinet de Vienne osa l’entreprendre, et il l’entreprit avec la résolution très arrêtée, dans le cas où il se mettrait d’accord avec les alliés et où l’empereur Napoléon rejetterait ses propositions, de s’unir à la Russie et à la Prusse et de nous faire la guerre. Prudent toutefois et temporisateur même dans son audace, M. de Metternich attendit, pour arrêter ces bases, les résultats des premiers chocs. La victoire, si disputée et si peu décisive, remportée par nos armes à Lutzen ne modifia point les résolutions prises. « La conduite d’une grande puissance, dit fièrement M. de Metternich, doit être invariable, et il ne faut pas faire aujourd’hui comme M. d’Haugwitz en 1805, ni tourner avec la fortune. » Si la bataille de Lutzen avait été une bataille d’Austerlitz, M. de Metternich eût tenu un langage moins superbe. Le 8 mai, il communiqua officieusement les bases suivantes de pacification au comte de Narbonne et chargea le comte de Stadion d’en donner connaissance aux souverains alliés. Voici ces bases :

Dissolution de la confédération du Rhin ;

Restitution à l’Autriche des provinces illyriennes ;

Renonciation de la part de la France aux villes anséatiques ;

Dissolution du grand-duché de Varsovie ;

Reconstitution de la monarchie prussienne.

Quelques jours après nous avoir fait connaître ces propositions, M. de Metternich fit savoir à M. de Narbonne qu’elles avaient été très mal accueillies par les alliés. Leur premier mouvement avait été de les rejeter. L’empereur Alexandre avait déclaré qu’il ne poserait les armes qu’après que la France aurait renoncé à tous les territoires qu’elle possédait en Allemagne, en Italie, en Espagne et en Hollande. M. de Metternich se montrait scandalisé que les alliés osassent élever de pareilles prétentions. Il était prêt, disait-il, à se battre contre le tiers de ces exigences.

Napoléon reçut à Dresde la note autrichienne du 8 mai. Aucune ouverture préalable, pas même la moindre insinuation, ne l’avait préparé à recevoir une pareille communication : elle le remplit de douleur et de colère. Il venait de vaincre, les alliés fuyaient ; il n’avait plus qu’à les atteindre et à les battre encore pour les refouler sur la Vistule, et c’est ce moment décisif, suprême, que choisit l’Autriche pour se jeter devant lui et sous la forme d’une médiation armée lui arracher les fruits de sa victoire. Trop ulcéré dans ce premier moment pour apprécier avec un libre et froid jugement le véritable caractère des conditions proposées, il s’abandonne à l’explosion de son ressentiment. La médiation que veut exercer l’Autriche n’est à ses yeux qu’une lâche et perfide défection. Une médiation doit être impartiale et désintéressée ; celle de l’Autriche n’est point impartiale, puisqu’en même temps que cette puissance nous impose de nombreuses restitutions, elle ne stipule en faveur de nos ennemis que des avantages. Elle n’est pas non plus désintéressée, car l’Autriche vient mêler ses propres exigences à celles de la Russie et de la Prusse. Elle ose nous demander, elle qui n’a pas tiré un coup de canon, que nous lui rendions le prix de tout le sang versé à Eckmühl, à Essling et à Wagram. Ainsi les rôles seraient intervertis ; ce serait le vainqueur qui ferait tous les sacrifices, le vaincu et celui qui n’a pas brûlé une amorce qui auraient tous les avantages ! Pour nos aigles victorieuses, les humiliations qui sont le partage de la défaite ; le succès réel, les précieuses conquêtes pour nos ennemis et pour la puissance prudente et cauteleuse qui ne s’est jetée entre les belligérans que pour leur faire la loi ! Napoléon s’étonne et s’irrite que le souverain qui lui fait tant de mal soit le même qui, il y a deux ans, lui a donné la main de sa fille, et qui plus tard a demandé à combattre à ses côtés contre les Russes. Toute son âme se révolte à l’idée de passer sous les fourches caudines qu’on lui prépare à Vienne. L’ennemi se retire dans la direction de Bautzen ; une seconde bataille est inévitable : l’empereur compte bien la gagner, et, par ce grand coup, bouleverser toute la trame ourdie par M. de Metternich. Révolte de son orgueil outragé, haine et vengeance contre l’Autriche, dédain au fond plus affecté que sincère des ressources de cette puissance, confiance, exagérée à dessein, dans sa propre force, tous ces sentimens se peignent douloureusement et à la fois dans une série de dépêches que le duc de Vicence écrit de Dresde à M. de Narbonne.


« Dresde, 18 mai.

« L’empereur Napoléon ne veut point tromper l’Autriche ; il est mécontent d’elle, puisqu’elle a rompu le traité d’alliance. Il ne lui fera aucune proposition. Son ambassadeur à Vienne doit rester froid, observer, écouter, et ne rien dire. Cette attitude est celle de la franchise et de la dignité. ».


« 14 mai.

« L’empereur a trouvé à Dresde des lettres de M. de Metternich qui prouvent sa mauvaise foi et sa parfaite connivence avec nos ennemis. Il a été jusqu’à fournir à l’envoyé russe, M. de Stackelberg, des renseignemens détaillés sur l’état de notre armée. L’Autriche veut recouvrer ce qu’elle a perdu par de petits moyens qui la déshonorent. Certes elle ne serait pas assez folle pour tenter en ce moment de se déclarer contre nous. L’empereur Napoléon pardonne à l’Autriche ce qui s’est passé, il veut même l’ignorer ; il veut la paix, il n’est pas éloigné d’adopter le statu quo ante bellum. Quelque chose qui puisse arriver, sa majesté impériale désire rester l’ami de la maison d’Autriche, à moins que cela ne devienne tout à fait impossible. Si l’empereur Napoléon le voulait, il s’arrangerait tout de suite avec l’empereur Alexandre. Ce prince n’a point perdu ses sentimens d’amitié pour l’empereur des Français, et si nous lui offrions la Pologne, quel ne serait pas son empressement de sortir à ce prix d’embarras ! Une mission au quartier-général russe partagerait le monde en deux. Ces réflexions disent à votre excellence tout ce que peut l’empereur si on le pousse à bout, et tout ce que l’Autriche doit craindre si elle ne revient ; pas au désir de profiter encore de son union avec la France. »


Autre lettre datée également du 14 mai.


« L’Autriche a trois partis à prendre : être neutre, alliée ou ennemie. Sa majesté préférerait que cette puissance restât neutre, mais sous la condition que ce serait une neutralité désarmée. Sa majesté est dans un tel état de puissance, cette puissance sera surtout si formidable dans un mois, que l’empereur préférerait d’abord la neutralité, ensuite l’alliance, à la guerre. »


Enhardi cependant par toutes les informations qu’il recevait du camp des alliés, le cabinet de Vienne se fortifiait chaque jour dans sa résolution d’intervenir en médiateur armé. Le comte de Stadion écrivait à M. de Metternich que l’échec éprouvé par les alliés à Lutzen n’avait point altéré le moral des soldats, que leurs troupes étaient dans les meilleures conditions possibles, et surtout remplies d’ardeur, qu’il leur arrivait journellement des renforts, qu’elles avaient une cavalerie et une artillerie excellentes, et qu’à tout prendre, elles étaient, sinon par le nombre, du moins par la qualité, très supérieures à l’armée française. En conséquence l’empereur d’Autriche jugea que le moment était venu de proposer officiellement à l’empereur Napoléon sa médiation armée, » et à cet effet il lui envoya le comte de Bubna, qu’il chargea de lui remettre de sa part une lettre autographe très pressante et très amicale.

Ce négociateur arriva le 16 mai à Dresde, fut immédiatement introduit auprès de l’empereur, et lui remit la lettre de son souverain, datée du 11 mai. L’empereur François offrait à l’empereur Napoléon sa médiation, et l’invitait à s’entendre avec lui sur certains points qu’il croyait plus spécialement propres à servir de bases à un arrangement stable. « Il est impossible, écrivait-il, que votre majesté ne se convainque pas que le médiateur est son ami… Si votre majesté seconde mes efforts par cette modération qui placera son règne parmi les plus glorieux, je me féliciterai d’avoir contribué à l’œuvre la plus salutaire. »

L’empereur Napoléon lut cette lettre avec beaucoup d’attention, puis, faisant allusion aux efforts tentés récemment pour détacher de lui le roi de Saxe, il ne dissimula pas que de tels procédés étaient peu conformes à l’esprit de concorde et d’amitié qui semblaient l’avoir inspirée. M. de Bubna répliqua qu’il ignorait que des ouvertures eussent été faites au roi de Saxe, qu’en tout cas elles ne pouvaient l’avoir été que dans une pensée de conciliation générale. Il dit que son souverain était l’ami de l’empereur Napoléon, et que c’était en ami qu’il entendait remplir le rôle de médiateur. Il ajouta que l’Autriche ne pouvait plus traiter isolément ni rester neutre. Il parla des bases d’arrangement communiquées le 8 mai, opposa la modération de ces conditions aux demandes exagérées des allies, et poussa l’abandon ou la duplicité jusqu’à dire que sa cour s’applaudissait de nos derniers succès, parce qu’ils auraient pour effet de diminuer des prétentions excessives ; que si les alliés persistaient dans leurs exigences, l’Autriche saurait alors ce qu’elle aurait à faire, et que ce ne serait plus 30,000, mais 200,000 hommes qu’elle mettrait à notre disposition. Enfin il insista avec la plus grande force pour que de part et d’autre l’on préludât à l’ouverture des négociations par une suspension d’armes.

Une bataille était imminente, ce n’était point le moment de s’engager. Vainqueurs, nous dicterions la loi ; vaincus, il faudrait bien la subir, et, dans le cas où nous n’obtiendrions qu’un demi-succès, il serait toujours temps d’accepter la médiation armée. Napoléon sut échapper, par des déclarations évasives, aux pressantes instances de l’envoyé de l’empereur François. Il lui dit que l’Autriche était libre de renoncer à l’alliance, qu’il n’en serait pas blessé, mais qu’il ne pouvait reconnaître cette puissance comme médiatrice armée ; que ce qu’il craignait par-dessus tout, c’étaient les moyens termes, ressources ordinaires de l’irrésolution et de la faiblesse ; qu’il voulait la paix, qu’il n’était pas éloigné de conclure un armistice, et qu’il était tout disposé à envoyer des plénipotentiaires à Prague ou dans toute autre ville neutre, afin de négocier les conditions d’une paix générale ou continentale. Il rappela que les deux puissances s’étaient mutuellement garanti, par le traité qui les unissait, l’intégrité de leurs territoires, et il ajouta qu’il lui paraissait difficile de concilier des engagemens aussi précis avec le caractère de médiateur armé que prétendait prendre l’empereur d’Autriche. M. de Bubna avoua n’avoir point d’instructions pour résoudre ce point difficile, mais il insinua que certaines dispositions du traité d’alliance pourraient, d’un commun accord, rester suspendues pendant les négociations, et que de cette manière l’alliance subsisterait à côté de la médiation. Cette conférence terminée, il retourna à Vienne et fut chargé de porter à l’empereur d’Autriche deux lettres en réponse à celle que ce souverain avait écrite à l’empereur Napoléon le 11 mai. Voici la première :


« Monsieur mon frère et très cher beau-père, j’ai reçu la lettre de votre majesté. J’ai entretenu le comte de Bubna plusieurs heures. Je lui ai dit tout ce que je pensais avec franchise et vérité. Je désire la paix plus que personne : je consens à l’ouverture d’une négociation pour une paix générale et à la réunion d’un congrès dans une ville intermédiaire des séjours des diverses cours belligérantes. Aussitôt que je serai instruit que l’Angleterre, la Russie, la Prusse et les alliés ont accepté cette proposition, je m’empresserai d’envoyer un ministre plénipotentiaire au congrès, et j’engagerai mes alliés à en faire de même. Je ne fais pas de difficulté d’admettre même au congrès les plénipotentiaires des insurgés d’Espagne pour qu’ils puissent y stipuler leurs intérêts. Si la Russie, la Prusse et les autres puissances belligérantes veulent traiter sans l’Angleterre, j’y consens également. Je serai prêt à envoyer mon ministre plénipotentiaire aussitôt que je serai instruit que cette proposition a été agréée, et j’engagerai mes alliés à en faire autant dès que je connaîtrai l’époque de la réunion. Si, une fois le congrès ouvert, il est dans l’intention des puissances belligérantes de conclure un armistice, comme cela s’est fait dans plusieurs circonstances et comme il en a été question à Paris avec le prince de Schwarzenberg, je suis prêt à y adhérer. Votre majesté verra dans ce langage, qui est le même que je tiens depuis six mois, mon désir d’épargner le sang humain et de mettre un terme aux malheurs qui affligent tant de peuples.

« De votre majesté impériale le bon frère et le gendre,

« NAPOLEON. »


La seconde lettre avait un caractère plus intime. C’était le cœur déjà ulcéré de l’empereur Napoléon qui s’adressait au souverain qui lui avait confié le bonheur de sa fille.

« Ce que votre majesté me dit dans sa lettre sur l’intérêt qu’elle me porte m’a touché vivement. Je le mérite de sa part par les sentimens si vrais que je lui porte. Si votre majesté prend quelque intérêt à mon bonheur, qu’elle soigne mon honneur ! Je suis décidé à mourir s’il le faut à la tête de tout ce que la France a d’hommes généreux plutôt que de devenir la risée des Anglais et de faire triompher mes ennemis. Que votre majesté songe à l’avenir ! Qu’elle ne détruise pas le fruit de trois ans d’amitié et ne renouvelle pas des haines passées qui précipiteraient l’Europe dans des convulsions et des guerres dont l’issue serait interminable ! Qu’elle ne sacrifie pas à de misérables considérations le bonheur de notre génération, celui de sa vie et le véritable intérêt de ses sujets, pourquoi ne dirais-je pas d’une partie de sa famille qui lui est si vivement attachée ? Que votre majesté ne doute jamais de tout mon attachement !

« De votre majesté le bon frère et gendre,

« NAPOLEON. »


Il était de la plus haute importance que le langage de notre ambassadeur à Vienne fût conforme à celui que l’empereur Napoléon venait de tenir à M. de Bubna, et qu’en ce qui touchait la médiation il ne dît pas un mot qui pût être interprété comme une concession prématurée. « Sa majesté a vu M. de Bubna, écrivit le duc de Vicence au comte de Narbonne en date du 18 mai ; ce négociateur a été on ne peut plus mielleux et cajoleur. Il a dit que l’Autriche était prête à nous donner 200,000 hommes au lieu de 30,000. L’empereur ne peut reconnaître aucune médiation armée ; il faut que l’Autriche s’explique. Que veut-elle ? Quand le traité d’alliance existait, on aurait pu s’entendre ; nous aurions admis l’intervention de l’Autriche, aujourd’hui nous ne pouvons admettre de médiation armée. Avec les 200,000 hommes que nous avons à Vérone et à Mayence, certes l’Autriche serait folle de nous attaquer. Cependant l’empereur désire éviter une rupture, il désirerait surtout sa coopération ; mais il faut qu’elle s’explique. Que veut-elle ? » M. de Narbonne, avec une louable franchise, écrivit le 19 que « certainement l’Autriche n’aurait rien de plus pressé que de nous déclarer la guerre dès que le moment serait venu, qu’elle poussait ses armemens avec une véritable furie, et qu’il fallait désespérer de l’avoir pour alliée. »

Jusqu’au 15 mai, l’empereur avait ignoré la direction qu’avaient prise les armées russe et prussienne. Le 13, il écrivait au major-général : « Faites connaître au prince de la Moskowa que mon intention est qu’il se porte avec ses cinq divisions sur Luckau, qu’il donne l’ordre au duc de Bellune d’être rendu entre Witteriberg et Luckau en menaçant Berlin, qu’il place le 7e corps entre Luckau et le duc de Bellune. » Ce même jour 13, il écrivait encore : « Il faut que je sache positivement ce qu’est devenue l’armée prussienne ; le général Bertrand pense qu’elle a pris la route de Breslau, d’autres prétendent au contraire qu’elle s’est retirée dans la direction de Berlin. » Le 15 au soir, toutes incertitudes avaient cessé. L’empereur avait appris que le gros des colonnes prussiennes s’était porté sur Bautzen, où se trouvaient déjà réunis les Russes et les souverains. Plus tard il sut non-seulement que les alliés s’y étaient arrêtés, mais qu’ils fortifiaient toutes les positions, si favorables à la défense, qui entourent cette petite ville ; il le fit savoir aussitôt au maréchal Ney, lui ordonna de rentrer dans le mouvement de la grande armée et de se porter sur Hoheswerda.

L’attitude prise par l’empereur François avait aggravé singulièrement notre situation. La direction qu’avaient suivie les alliés dans leur retraite ne permettait plus de douter qu’ils ne fussent d’intelligence avec ce souverain, et les nombreux ouvrages qu’ils élevaient autour de Bautzen semblaient indiquer qu’ils voulaient moins nous livrer bataille que nous fatiguer, nous arrêter, et laisser au cabinet de Vienne le temps de compléter ses arméniens. Une grande et décisive victoire remportée par nos armes déjouerait certainement toute cette trame, et ramènerait l’Autriche tremblante et soumise à nos pieds ; mais comment obtenir ce triomphe ? Les informations venues de tous côtés annonçaient que les positions qu’occupaient les alliés, et où ils se retranchaient, étaient formidables. Nous n’avions presque point de cavalerie, tandis que la leur était aussi nombreuse que solide. Enfin, si notre armée était brave, la leur ne l’était pas moins, et la fortune semblait s’être plu à égaliser les chances. Napoléon ne pouvait se dissimuler qu’une seconde victoire, aussi disputée que celle de Lutzen, et aussi peu décisive, à plus forte raison un échec le mettrait à la merci de l’Autriche. Toute son âme se révoltait à la pensée de laisser cette puissance arbitre suprême des conditions de la pacification. Pendant longtemps il avait caressé l’espoir que l’alliance de famille contractée en 1810 avec la maison de Lorraine pourrait conduire à une alliance politique intime. Pour cimenter une telle alliance, il n’eût reculé devant aucune concession raisonnable. Aujourd’hui toutes ses illusions étaient détruites. Il était convaincu que l’Autriche n’avait répudié ni les passions ni les ressentimens qui tant de fois, depuis dix-neuf ans, lui avaient mis les armes à la main, et que nos malheurs, en ravivant ses espérances, avaient rallumé ses haines. Les cabinets en effet ne connaissent point ces mouvemens du cœur, ces sentimens miséricordieux, qui n’appartiennent qu’aux péripéties de la vie domestique. Napoléon ne croyait plus à la bonne foi de la cour de Vienne ; il croyait moins encore à son désintéressement, et il ne doutait pas que si on laissait jouer à cette puissance le rôle d’arbitre de la paix, elle en abuserait pour lui imposer les plus douloureux sacrifices. En conséquence il adopta une résolution tranchée : ce fut de s’adresser directement à l’empereur Alexandre, de lui proposer de s’entendre avec lui, comme autrefois à Tilsitt, et de régler de concert le sort du monde. Il savait que la cour de ce prince était fort divisée, qu’un parti puissant, représenté par les chefs les plus considérés de l’armée, le blâmait d’avoir embrassé avec une passion téméraire la cause des intérêts allemands, et penchait ouvertement en faveur d’une entente directe avec la France. Napoléon se berçait de l’espoir que les sentimens d’admiration sympathique que le tsar lui avait témoignés autrefois n’étaient pas complètement éteints dans son cœur, qu’en lui montrant de la confiance, en lui offrant des conditions avantageuses, il parviendrait à le toucher, à le séparer de l’Autriche, et à conclure de nouveau avec lui une étroite alliance. Immédiatement après le désastre qui avait accablé son armée en Russie, il n’aurait pu tenter une semblable démarche ; sa dignité et l’honneur le lui auraient interdit. Aujourd’hui il pouvait tendre loyalement la main au puissant adversaire sur lequel il avait pris à Lutzen une glorieuse revanche ; Le 18 mai, il ordonna donc au duc de Vicence de se rendre aux avant-postes ennemis, et de demander de sa part à être admis auprès de la personne de l’empereur Alexandre. Les instructions qu’il lui donna à cette occasion[4] sont un des documens les plus précieux de l’histoire de ce temps. Le duc, après beaucoup de mystère, de réticences, d’insinuations graduellement et habilement nuancées, devait proposer les bases d’arrangement suivantes :


« La confédération germanique serait bornée à l’Oder. On tirerait une ligne de Glogau à la Bohême. Cette délimitation nouvelle donnerait à la Westphalie une augmentation de 1,500,000 âmes, diminuerait d’autant la Prusse, qui recevrait en échange le grand-duché de Varsovie, ainsi que le territoire et la ville de Dantzig, excepté 40 ou 50,000 âmes, qui seraient données au duché d’Oldenbourg. La Prusse acquerrait 4 ou 5 millions d’habitans, Dantzig, Thorn, Modlin, toute la Vistule. De son côté, la Russie acquerrait une seconde frontière qui la couvrirait, puisque la Prusse, ayant sa capitale près d’elle, serait dans son système. La France et la Russie seraient ainsi à trois cents lieues de distance, et elles seraient séparées par une puissance intermédiaire de deux cents lieues.

« Le projet anéantirait à jamais la Pologne ; il serait donc avantageux à la Russie, et même à la Prusse, qui perdrait sans rien gagner, si la guerre continuait. »


Ce n’était là qu’une première ouverture, une manière d’engager la négociation, démarche plus insidieuse que sérieuse, calculée pour provoquer une contre-proposition, amener des explications et une entente. Napoléon était décidé, pour obtenir l’alliance de la Russie, à lui offrir les plus grands avantages. La Pologne n’avait pu servir pour la guerre ; il fallait qu’elle servît pour la paix. La pensée secrète de l’empereur se révèle tout entière dans les lignes suivantes :


« L’essentiel est de se parler : vous me ferez savoir du quartier-général russe ce qui aura été dit. En connaissant les vues de l’empereur Alexandre, on finira par s’entendre. Mon intention, au surplus, est de lui faire un pont d’or pour le délivrer des intrigues de Metternich. Si j’ai des sacrifices à faire, j’aime mieux que ce soit au profit de l’empereur Alexandre, qui me fait bonne guerre, et du roi de Prusse, auquel il s’intéresse, qu’au profit de l’Autriche, qui a trahi l’alliance, et qui, sous le titre de médiatrice, veut s’arroger le droit de disposer de tout après avoir fait la part qui lui convient. D’ailleurs, avant la bataille qui va être donnée, l’empereur de Russie ne doit pas se regarder encore comme fort engagé dans la lutte. Cette considération, que l’affaire de Lutzen ne peut détruire, doit porter ce prince à s’entendre avec moi, parce que cette bataille sera vraisemblablement très meurtrière de part et d’autre ; que si les Russes la perdent, ils quitteront la partie, mais en ennemis vaincus, tandis qu’en traitant aujourd’hui et en obtenant de bonnes conditions pour son allié le roi de Prusse et sans l’intervention de l’Autriche, l’empereur Alexandre prouverait à l’Europe que la paix est due à ses efforts, au succès de ses armes. De cette façon, ce prince sortira de la lutte d’une manière honorable, et réparera noblement l’échec de Lutzen. Tout l’honneur de cette paix serait donc pour l’empereur Alexandre seul, tandis qu’en se servant de la médiation de l’Autriche, cette dernière puissance, quel que fût l’événement de la paix ou de la guerre ; aurait l’air d’avoir mis dans la balance la destinée de toute l’Europe. La Russie ne peut avoir oublié la marche du contingent de l’Autriche dans la campagne précédente, et l’empereur Alexandre doit être flatté de pouvoir faire la paix sans le secours de cette puissance, qui, après avoir été si peu amie dans des circonstances difficiles, n’est entraînée que par un intérêt personnel à quitter les rangs de son alliance récente avec la France. Enfin l’empereur Alexandre doit saisir avec joie cette occasion de se venger avec éclat de la sotte diversion des Autrichiens en Russie. Ainsi, sans vous arrêter à telle ou telle partie des instructions, vous devez chercher à nouer une négociation directe sur cette base : Une fois qu’on en sera venu à se parler, on finira toujours par tomber d’accord.

« Harta, le 17 mai 1813. »


Le 17 mai, Napoléon était parti de Dresde, avait couché à Harta et avait rejoint le lendemain matin son armée, qui, à l’exception de la colonne du maréchal Ney, se trouvait réunie tout entière devant Bautzen. Les positions que les alliés occupaient étaient naturellement très fortes, et l’art n’avait rien épargné pour les rendre plus redoutables encore. Elles se composaient de deux lignes parallèles qui n’avaient pas moins d’une lieue et demie d’étendue. Au centre de la première était la petite ville de Bautzen, crénelée, retranchée et défendue par un pont palissade, jeté sur la Sprée, qui couvrait tout le front de la position ; à droite, une suite de mamelons fortifiés et protégés par les marais de Malschwitz ; à gauche, des collines boisées, premières assises des montagnes de la Bohême et couvertes de redoutes. La seconde ligne, où l’ennemi ne devait se retirer qu’après que la première aurait été forcée, était située à 3,000 toises en arrière, et s’appuyait à gauche sur les crêtes des montagnes, à droite à la Sprée, et sur les mamelons de Klein-Bautzen et de Kreckwitz, que l’ennemi avait reliés ensemble par des ouvrages de campagne, et dont il avait fait un vaste camp retranché. Quelque redoutables que fussent ces lignes, elles présentaient pourtant un point faible : elles pouvaient être tournées sur la droite) derrière les marais de Malschwitz, près de Klix, et, en cas de revers, il ne resterait à l’ennemi qu’une seule ligne de retraite : c’était la grande-route de Silésie, qui côtoie la Bohême et qui passe par Wurtchen et Hochkirch. Les Russes, sous les ordres du comte de Wittgenstein, occupaient toute la gauche de ce vaste champ de bataille, et les Prussiens, commandés par Blücher, formaient l’aile droite. Au centre étaient les réserves et les gardes.

Notre ligne s’étendait parallèlement aux positions de l’ennemi : sur notre extrême droite, le duc de Beggio faisait face aux collines boisées où se trouvaient les Russes. Devant Bautzen était Macdonald se liant par sa droite à Oudinot et par sa gauche à Marmont, à la garde et aux escadrons de Latour-Maubourg, qui formaient notre centre sous le commandement direct du maréchal Soult. Plus loin, sur notre gauche, se déployaient les divisions de Bertrand.

Les deux armées avaient reçu de puissans renforts : les alliés, deux belles divisions de grenadiers russes, conduites par Barclay de Tolly, et le corps prussien du général Rleist ; les Français, une division de la jeune garde sous les ordres du général Barrois, et les quatre divisions de grosse cavalerie de Latour-Maubourg, présentant un effectif de 9,000 chevaux, indépendamment des 4,000 chevaux de la garde.

Le 18 mai, Napoléon écrivit au major-général : « Je désire qu’avec le général Lauriston (5e corps) et toutes ses forces réunies, le prince de la Moskowa se dirige sur Dressa. Ayant ainsi franchi la Sprée, il se trouvera avoir dépassé la position de l’ennemi, ce qui aura l’effet, ou que les alliés évacueront pour se retirer plus loin, ou de nous mettre à même de les attaquer avec avantage : je calcule que le 21 il pourra se porter sur Dressa[5]. » Dressa, où le maréchal Ney devait se trouver le 21, est situé sur la rive gauche de la Sprée, fort au-delà de Klix, derrière les mamelons qu’occupaient les Prussiens. Ainsi l’intention de l’empereur était de faire arriver, le 21 au matin, les 90,000 hommes du maréchal Ney sur les derrières de l’armée alliée, de l’obliger à évacuer toutes ses positions, et, si elle s’obstinait à les défendre, de l’envelopper dans les replis de ses nombreuses colonnes et de ne lui laisser d’autre alternative que de se jeter dans les gorges de la Bohême, pays neutre, ou de passer sous les fourches caudines. Cette grande manœuvre circulaire, une des plus belles qu’ait conçues son génie et dont les deux points extrêmes étaient Luckau et Dressa, exigeait au plus haut degré les qualités qui distinguaient le maréchal Ney, une intelligence qui s’illuminait au milieu du feu, une précision merveilleuse, et dans l’action une impétuosité irrésistible. L’affermissement de notre suprématie dans le monde, pour le moment ébranlée, devait être le prix du succès de cette opération.

Le général Bertrand, ayant reçu l’ordre de protéger le mouvement du maréchal Ney, envoya à sa rencontre la division italienne du général Pery, forte d’environ 12,000 hommes. De leur côté, les alliés, informés qu’un corps d’armée français s’approchait, détachèrent contre lui Barclay de Tolly avec 15,000 Russes, et York avec 12,000 Prussiens. Barclay de Tolly surprit à Kœnigswartha la division italienne, lui prit tous ses canons, 2,000 hommes, et mit le reste en fuite ; mais à ce moment Kellermann ouvrait la marche du 5e corps et débouchait sur Barclay de Tolly. Celui-ci, ne se jugeant pas assez fort pour engager la lutte, se replia sur Klix. Lauriston continua de s’avancer, rencontra à Weissig les 12,000 Prussiens d’York, les attaqua avec une grande vigueur, leur tua ou blessa 5,000 hommes, et obligea le général prussien à rentrer dans ses lignes.

Les ordres donnés par l’empereur au maréchal Ney n’avaient été exécutés que d’une manière incomplète. Le duc de Bellune et le général Sébastiani n’avaient pu, par des causes diverses, se réunir à la colonne du prince de la Moskowa, qui se trouva dès-lors réduite de 90,000 à 65,000 hommes et divisée en trois corps : le 3e, le 5e et le 7e. Le 20 au soir, ces corps d’aimée occupaient les positions suivantes : le 5e, qui ouvrait la marche, était à Weissig, le 3e à Markansdorf, et Régnier avec le 7e à une lieue en arrière.

Le 20, de grand matin, Napoléon donna le signal, et la bataille s’engagea sur toute la ligne. Oudinot, Macdonald, Marmont, Mortier, Soult et Bertrand franchirent la Sprée, Oudinot à Grabschutz,. Macdonald sur le pont de pierre de Bautzen, Marmont sur un pont de : chevalets jeté au-dessus de la ville. Au bout de quelques heures ; toute l’armée avait franchi la rivière et chassé les Russes et les Prus- ; siens de Bautzen et d’une partie des positions qu’ils occupaient le matin. C’était principalement sur la droite que l’empereur avait concentré ses plus énergiques efforts. Afin de mieux dissimuler aux alliés le point où il voulait les frapper, il avait opéré comme s’il ne se proposait d’autre but que de percer à travers la ligne des Russes, sur la route de Wurtchen à Hochkirch, et de les couper de la Bohême. Oudinot, à la tête du 12e corps, dirigea ses attaques de ce côté avec une énergie extrême, gravit, sous une grêle de balles et sous la mitraille, les pentes escarpées de la montagne, en atteignit la crête, et refoula Miloradovitch sur la seconde ligne, à 2,000 toises en arrière. Cette heureuse manœuvre eut tous les effets que s’en était promis l’empereur. Les alliés se persuadèrent que le point de leur ligne le plus immédiatement menacé était celui qu’occupait Miloradovitch, et lui envoyèrent, pour le renforcer, le corps tout entier du prince Eugène de Wurtemberg.

La journée du 20 n’avait fait que préparer le combat sanglant du lendemain. Le 21, de grand matin, la lutte recommença avec une furie extrême entre les troupes de Miloradovitch et celles d’Oudinot. Au centre et à notre gauche, Marmont et Bertrand attaquèrent de front, mais sans trop s’engager, les positions qu’occupaient les généraux Kleist, York et Blücher. La garde, les escadrons de Latour-Maubourg et l’artillerie de réserve se concentrèrent derrière nos lignes du centre, qui ne devaient s’élancer que lorsque le prince de la Moskowa se trouverait en mesure d’assaillir à revers les mamelons de Klein-Bautzen. Le 21 au matin, les 5e et 3e corps débouchèrent sur Klix, puis se divisèrent. Ney, afin de couvrir sa gauche, dirigea Lauriston avec deux de ses divisions sur Gottameld et Baruth, plaça en flanqueurs derrière les marais de Malschwitz la division Maison, également du 5e corps ; puis, de sa personne, il se porta sur le moulin de Glein, dans la direction de Preititz, qui était situé tout à fait sur le revers des positions qu’occupaient les Prussiens. C’est au moulin de Glein qu’il reçut une dépêche de l’empereur, écrite au crayon, à huit heures du matin, qui lui enjoignait de se trouver à onze heures au village de Preititz. L’officier chargé de porter cette dépêche ne put rejoindre le maréchal et la lui remettre qu’à dix heures. Ney n’avait encore à ce moment sous sa main que la division Souham. Les quatre autres divisions de son corps s’avançaient par échelons trop espacés. Régnier et le 7e corps ne pouvaient être rendus sur le terrain que vers une heure, et Lauriston opérait dans la direction de Baruth, où il n’y avait pas d’ennemis. Ney envoya partout des ordres à ses quatre divisions et à Régnier de hâter leur marche, à Lauriston de revenir en toute hâte sur ses pas afin de prendre part à l’attaque de Preititz, puis il détacha la division Souham, chargée de reconnaître la position de Preititz. Cette division, saisie entre les troupes de Barclay de Tolly, qui se repliaient devant la colonne du maréchal Ney, et par celles du général Kleist, envoyées au secours du général russe, n’étant pas suffisamment soutenue, fut écrasée et ramenée. Ce ne fut qu’à une heure de l’après-midi que le maréchal Ney put opérer son mouvement sur Preititz et s’en emparer. Un temps irréparable avait été perdu. Blücher, averti qu’une armée tout entière débouche sur ses derrières et menace là seule ligne de retraite qu’aient les alliés, envoie au secours de Kleist et de Barclay de Tolly une partie de son infanterie, 20 escadrons et 20 pièces de canon, arrête par ce grand coup les progrès de Ney, puis il fait savoir à Wittgenstein, à Miloradovitch et au prince Eugène de Wurtemberg le danger qui les menace tous.

Dans ce même moment, l’empereur venait d’ordonner une attaque générale contre le front de l’ennemi. Tout s’ébranle en même temps : Marmont, Mortier, Bertrand, Soult, la garde, les escadrons de Latour-Maubourg s’élancent impétueusement, gravissent les hauteurs de Kreckwitz et débordent la gauche des Prussiens. Tout plie sous ces efforts concentriques. Blücher, assailli de tous côtés, rallie ses colonnes, descend précipitamment, mais sans désordre, des hauteurs qu’il vient de défendre avec une énergie héroïque, gagne Pürchwitz, puis la route de Wurtchen, qui est libre, et effectue sa retraite sur Reichenbach ; il est sauvé. Ce mouvement fut opéré avec une telle précision, que Ney ne s’en aperçut pas, et lorsque ce maréchal arriva sur les mamelons de Klein-Bautzen, les Prussiens n’y étaient plus.

De leur côté, Miloradovitch et le prince Eugène de Wurtemberg avaient obtenu de grands succès sur les troupes d’Oudinot. Ils avaient pour eux la supériorité du nombre, une artillerie considérable, l’avantage de leur position, qui dominait la nôtre, et d’où leurs feux plongeaient sur nos bataillons et y semaient la mort. Après une lutte acharnée, dans laquelle la division Pacthod se couvrit de gloire, ils étaient parvenus à reprendre tous les points dont nous nous étions emparés la veille, et à nous ramener au pied de la montagne, lorsque les avis de Blücher leur apprirent qu’ils n’avaient pas un instant à perdre pour gagner Wurtchen et Hochkirch, et se sauver. Barclay de Tolly, avec un courage qu’on ne peut trop admirer, se dévoua pour assurer le salut de l’armée russe. Placé sur les hauteurs de Belgern, il opposa une barrière infranchissable aux attaques successives des troupes de Lauriston et de Régnier.

La victoire que nos armes venaient de remporter à Bautzen était glorieuse, mais aussi incomplète que celle de Lutzen, et elle nous avait coûté aussi cher, environ de 20 à 25,000 hommes, tant tués que blessés.

L’opération confiée au prince de la Moskowa ne produisit point tous les résultats que s’en était promis l’empereur. Le défaut de cette belle combinaison, c’était d’avoir été conçue sur une échelle trop vaste. La distance que le maréchal avait à parcourir en trois jours étant très grande, il en résulta que lorsque ses divisions atteignirent Kœnigswartha, elles étaient déjà harassées. Dès-lors le moindre incident devait faire échouer tout le plan. C’est précisément ce qui arriva. Les alliés, en dirigeant contre la colonne de Ney les généraux York et Barclay de Tolly, ralentirent sa marche, et les divisions des 3e et 7e corps arrivèrent trop tard sur le terrain pour porter les coups décisifs. En outre, soit qu’il ne connût pas suffisamment son champ de bataille, ou plutôt que l’empereur, qui ne put lui donner d’instructions verbales, eût laissé trop de latitude à son initiative, le maréchal Ney manqua évidemment dans cette journée de coup d’œil et de précision. La mauvaise direction qu’il donna à deux des trois divisions du 5e corps fut une faute considérable[6], et Blücher put se dérober à ses coups sans qu’il l’eût seulement soupçonné. Par une bizarrerie singulière, et qui atteste le vice d’exécution de l’opération, ce furent les 65,000 hommes du maréchal, destinés à ramasser à Klein-Bautzen les débris de l’armée prussienne, qui eurent à combattre le moins d’ennemis, et qui firent conséquemment le moins de pertes. Des trois corps dont se composait la colonne, un seul, le 3e, avait été sérieusement engagé et avait payé glorieusement sa dette ; mais le 5e corps ne perdit que 261 hommes, dont 61 tués, et le 7e 400, tandis que le corps de Bertrand (4e) en perdit 6,813, dont 1,277 tués, ceux d’Oudinot (12e) et de Macdonald (11e), chacun environ 7,000.

Les alliés avaient déployé dans cette terrible journée du 21 mai une intrépidité froide et intelligente. De même qu’après Lutzen, ils se retiraient vaincus, mais non rompus, surtout les Prussiens, et dans une attitude de fermeté qui devait enhardir à Vienne les cœurs les plus timides. En définitive, le résultat le plus net de cette bataille de Bautzen, qui, si la grande manœuvre conçue par le génie de l’empereur avait été exécutée comme il l’avait conçue, eût mis encore une fois le continent à ses pieds, était de rendre l’Autriche l’arbitre suprême de la situation.


II.

Les journées du 18 et du 19 mai s’étaient écoulées sans qu’il eût été répondu à la lettre par laquelle le duc de Vicence avait sollicité l’honneur d’être introduit auprès de l’empereur Alexandre. Le 22 au matin, un parlementaire russe se présenta à nos avant-postes et remit à M. de Caulaincourt la réponse du comte de Nesselrode. Ce ministre l’informait que l’empereur Alexandre, quelque plaisir qu’il aurait eu à lui exprimer les sentimens qu’il lui conservait personnellement, regrettait de ne pouvoir l’admettre à son quartier-général, et l’invitait à lui faire, par l’entremise du cabinet autrichien, la communication dont il était chargé. Cette voie, lui disait-il, était la seule par laquelle il lui fût possible désormais de recevoir des communications de la France. À cette lettre officielle en était jointe une autre personnelle, datée du 21 au soir, par laquelle M. de Nesselrode s’excusait de n’avoir pu adresser plus tôt sa réponse au duc de licence, le combat étant déjà engagé le 20, au moment où il allait la lui expédier. M. de Caulaincourt transmit immédiatement les deux lettres à son souverain et demanda de nouveaux ordres. Napoléon lui enjoignit d’insister pour être admis : le duc fît le 26 une seconde tentative ; mais elle fut aussi infructueuse que l’avait été la première. Une telle persistance à refuser de recevoir notre envoyé était un fâcheux symptôme.

Avant la bataille de Bautzen, Napoléon avait loyalement exprimé au comte de Bubna le vœu que l’on pût conclure un armistice et ouvrir des négociations. Aussitôt après la bataille, l’Autriche, avec une dextérité qui nous devint fatale, entra brusquement en scène, fit connaître aux souverains alliés le vœu de l’empereur des Français, et le 22 mai le comte de Stadion informa le major-général que l’empereur de Russie et le roi de Prusse étaient disposés à négocier une suspension d’armes et à réunir un congrès sous la médiation de l’empereur d’Autriche. Ainsi la négociation d’un armistice et la réunion d’un congrès se présentaient aujourd’hui concurremment avec l’offre de la médiation armée de l’Autriche. De toutes les combinaisons, il ne pouvait s’en trouver une d’un caractère plus insidieux et d’une portée plus dangereuse pour nos intérêts que celle imaginée par M. de Metternich. Les questions étaient posées dans des termes tels qu’il n’y avait pas à songer à les disjoindre : il fallait tout accepter ou tout refuser à la fois et prendre un parti immédiatement.

Les alliés étaient sortis meurtris et très affaiblis du choc de Bautzen. L’armée russe surtout était en proie à une véritable dissolution, due autant à l’incapacité administrative de son général en chef qu’à l’échec qu’elle venait d’essuyer. Le comte de Wittgenstein avait laissé dépérir tous les services, et il en était résulté une mortalité effrayante et un grand découragement parmi ses troupes. Les souverains l’accusaient en outre d’avoir négligé les avis qui lui avaient été transmis, avant la dernière bataille, sur la marche et la force de la colonne du maréchal Ney, de n’avoir donné à Barclay de Tolly, chargé de l’arrêter, qu’un corps de troupes insuffisant, et d’avoir ainsi, par son incurie, compromis le sort de l’armée. L’empereur Alexandre lui enleva le commandement, et fit un acte de réparation et de haute justice en le rendant à l’ancien ministre de la guerre, au général Barclay de Tolly. À peine le nouveau généralissime eut-il pris connaissance de l’état des choses, qu’il déclara à l’empereur Alexandre et aux généraux prussiens qu’à moins que l’Autriche ne se prononçât immédiatement en faveur des alliés, ou que l’empereur Napoléon ne consentît à signer un armistice, il lui serait absolument impossible de tenir plus longtemps la campagne. Il manquait, dit-il, de manutentions pour nourrir ses soldats, d’ambulances pour soigner ses blessés, de cartouches pour se battre. L’Autriche paraissait animée des meilleures dispositions, mais elle ne donnait encore que des promesses ; le sort d’une grande armée ne pouvait rester subordonné à la décision d’une puissance temporisatrice et méthodique par principes comme par habitude, et à la conclusion douteuse d’un armistice. En conséquence il allait prendre ses mesures pour effectuer aussitôt sa retraite sur la Haute-Vistule.

À cette déclaration, tous les généraux prussiens, Blücher, York, Kleist, Gneisenau, Müfling, témoignèrent autant de surprise que de douleur. Le général Müfling parla en leur nom comme au sien. Il représenta au généralissime russe que le sort de l’Europe dépendait du parti que prendrait l’Autriche, que selon toute vraisemblance les négociations qui allaient s’ouvrir n’aboutiraient point à la paix, et qu’à l’issue l’Autriche joindrait ses armes à celles de la Russie et de la Prusse, mais que très certainement elle ne prendrait ce parti qu’autant qu’elle pourrait compter sur l’appui immédiat de l’armée des alliés ; qu’à coup sûr, si cette armée s’éloignait de ses frontières et la laissait abandonnée à ses propres forces, elle n’aurait point la témérité de se déclarer ; qu’il ne lui resterait plus qu’à se faire pardonner par la France ses velléités de résistance ; que dès-lors Napoléon s’attacherait à la poursuite des alliés, dégagerait aisément le grand-duché de Varsovie, et se retrouverait bientôt dans la même attitude de force et de suprématie que celle qu’il avait au commencement de 1812. Ces représentations n’ébranlèrent point la résolution prise par le général Barclay de Tolly. Avant de se dévouer aux intérêts allemands, il se devait, disait-il, à son pays ; il était responsable vis-à-vis de son souverain et de la Russie entière du sort de l’armée, et à moins qu’on ne réussît à conclure un armistice, il n’y avait de salut pour elle que dans une prompte retraite sur la Haute-Vistule. Les derniers mots du général Barclay furent : « Dans six semaines, je serai de retour ; en attendant, défendez-vous avec fermeté. »

La victoire remportée par nos armes à Bautzen avait donc produit un résultat considérable ; elle avait constaté une fois de plus l’impuissance absolue dans laquelle se trouvaient les Russes et les Prussiens de continuer seuls la lutte avec nous. Malgré l’énergie des passions nationales qui remplissaient le cœur des chefs comme des soldats, ils s’avouaient vaincus, et venaient en supplians conjurer l’Autriche de les sauver en réunissant ses armes aux leurs.

En définitive, le sort de nos ennemis ; et, il faut bien le reconnaître, le nôtre également, allaient dépendre des décisions que prendrait l’Autriche. La question pour nous se posait dans des termes fort simples. Dans le cas où nous refuserions de négocier un armistice et de reconnaître la médiation, à quel parti s’arrêterait cette puissance ? se déclarerait-elle immédiatement en faveur des alliés, ou nous laisserait-elle les poursuivre et les accabler ? L’Autriche n’a dit son secret à personne, et l’on ne peut donner que des appréciations conjecturales. Il y a deux faits qui sont acquis à l’histoire : le premier, c’est qu’au moment où s’était livrée la bataille de Bautzen, l’Autriche n’avait pas encore arrêté définitivement avec les alliés les conditions de la pacification continentale ; cette formalité ne fut accomplie que cinq semaines plus tard, le 27 juin, par un traité qui fut signé à Reichenbach. Le second, c’est que l’Autriche n’avait point achevé alors ses préparatifs : ses corps étaient loin d’avoir atteint leur effectif complet de guerre, et l’armée, prise dans son ensemble, avait besoin de quelques mois encore pour acquérir toute l’unité et toute la solidité désirables.

À ne juger que ces faits, il semble qu’il ne pouvait rester de doute sur le parti que nous avions à prendre, qu’il fallait pousser les alliés l’épée dans les reins et ne nous arrêter que sur le Niémen ; mais d’autres circonstances très significatives méritaient également d’être prises en sérieuse considération. Depuis cinq mois, l’Autriche tendait outre mesure tous les ressorts de sa puissance militaire : elle avait rappelé tous les vieux soldats de 1809, auxquels était venue se joindre une jeunesse impatiente de concourir avec ses frères d’armes du nord à la délivrance de l’Allemagne. Elle avait une artillerie nombreuse, une cavalerie magnifique, des cadres d’officiers et des généraux qui avaient fait presque tous la grande guerre, enfin 100,000 hommes parfaitement armés, équipés, et tout prêts à déboucher de la Bohême. Nous, de notre côté, nous avions fait à Lutzen et à Bautzen des pertes énormes, et il nous fallait absolument plusieurs semaines pour combler les vides que les combats, les marches forcées et les maladies avaient opérés dans nos rangs. Des 180,000 hommes avec lesquels nous avions fait la première campagne de Saxe, il nous en restait à peine 120,000 valides. L’artillerie avait extrêmement souffert, et nous n’avions point de cavalerie. Dans un tel état de choses, était-il admissible qu’après avoir attiré les alliés sur ses frontières, qui pouvaient devenir pour eux un tombeau si elles ne s’abaissaient pour leur ouvrir un refuge, l’Autriche les eût lâchement livrés au bras du vainqueur de Bautzen ? À l’heure suprême, eût-elle failli à elle-même au point de laisser échapper la plus belle occasion qui se fût encore présentée de recouvrer, les armes à la main, tout ou partie de ce qu’elle avait perdu dans les dernières guerres ? Le doute à cet égard était tout au moins légitime. Napoléon n’ignorait pas qu’en négociant et en signant un armistice, il allait donner à ses ennemis le temps d’appeler toutes leurs réserves, à l’Autriche d’accroître démesurément ses forces, aux trois puissances de s’entendre et de former une triple alliance contre laquelle il lui serait très difficile de lutter. Cependant tous ces périls, si grands qu’ils fussent, lui parurent moins redoutables que celui d’exposer sa jeune et bouillante armée au choc immédiat des forces réunies de la Russie, de la Prusse et de l’Autriche. Une suspension d’armes lui donnerait le temps de concentrer sur l’Elbe les 180,000 soldats qu’il avait levés pendant l’hiver et qui venaient de compléter leur organisation, de renforcer ses armes spéciales, notamment l’artillerie et la cavalerie. C’était surtout le manque de cavalerie qui l’avait empêché de recueillir de grands résultats de ses dernières victoires, et il jugeait impraticable d’entrer en guerre avec l’Autriche, s’il n’était pas en mesure d’opposer à cette puissance de nombreux escadrons. Enfin l’armistice ouvrait à tous une chance de pacification. L’empereur Napoléon avait trop d’intérêt au rétablissement de la paix pour ne pas la désirer avec ardeur : il ne voulut point assumer sur lui la responsabilité d’un refus dont ses ennemis n’eussent pas manqué d’abuser pour le signaler à la réprobation de ses peuples et de l’Europe entière. Il consentit donc à négocier un armistice, et en instruisit le comte de Stadion. L’empereur de Russie nomma commissaire pour en discuter les conditions le comte de Schouvalof, le roi de Prusse le général Kleist, et l’empereur Napoléon le duc de Vicence.

Cependant les Français poussaient devant eux, l’épée dans les reins, l’armée des alliés. À chaque pas en quelque sorte, ceux-ci se retournaient, prenaient une fière contenance, comme s’ils avaient résolu d’accepter une nouvelle bataille, puis ils continuaient leur retraite, au grand dépit de Napoléon. « Comment, disait-il, après une telle boucherie aucun résultat, point de prisonniers ! Ces gens-là ne me laisseront pas un clou ! » C’est dans un de ces nombreux combats livrés par l’arrière-garde ennemie qu’un boulet perdu, après avoir tué roide le général Kirgener, alla frapper mortellement le grand-maréchal du palais, duc de Frioul. Un moment auparavant, il galopait à cheval sur la chaussée, à côté de l’empereur. Ce fut le duc de Plaisance qui vint annoncer à Napoléon cette triste nouvelle. « Duroc ! s’écria l’empereur, mais cela n’est pas possible, il était tout à l’heure près de moi ! » Le grand-maréchal fut transporté dans une maison du village de Mackersdorf. L’empereur s’y rendit, et là il se passa une scène déchirante. L’émotion de l’empereur était très vive, et Duroc, se sentant mourir, n’avait que des paroles d’affection et d’attendrissement pour l’ami dont il allait être à jamais séparé. Il eut le courage sublime de lui demander de s’arracher de ses bras et de retourner près de ses soldats. Napoléon embrassa une dernière fois son cher et fidèle compagnon d’armes, et sortit le cœur brisé de douleur.

Duroc est, après Desaix, l’homme que Napoléon a le plus aimé. D’autres ont eu des qualités plus brillantes, ou lui ont rendu des services plus éclatans : aucun n’a porté à sa personne un attachement plus désintéressé et plus profond. Discret sans froideur, délié et ouvert tout ensemble, d’une noble simplicité dans ses manières, plein de droiture et de modération, trop modeste pour se croire le droit de donner des conseils, trop dévoué néanmoins pour se taire lorsque sa conscience lui commandait de parler, il fut constamment pour l’empereur un ami bien plus qu’un courtisan, et, sans y prétendre, il avait pris peu à peu sur son souverain, un ascendant que nul, avant ni après lui, n’a égalé.

La ligne naturelle de retraite des alliés était sur l’Oder ou sur la Haute-Vistule : en suivant l’une ou l’autre de ces directions, ils maintenaient leurs communications soit avec la Prusse, soit avec la Russie ; mais, au lieu de se retirer vers le nord, ils gagnèrent la Haute-Silésie, et restèrent constamment en contact avec la frontière septentrionale de la Bohême, découvrant ainsi Berlin, Kalisch, Varsovie, les lignes de l’Oder et de la Vistule. C’était se mettre entièrement à la merci de l’Autriche. Il y avait là pour nous une sinistre révélation. Comment désormais douter que le pacte fatal entre les alliés et cette puissance ne fût, sinon conclu, du moins bien près de l’être ? Le 23, l’armée française passa la Neiss à Gœrlitz, la Bober le 25, et la Katzbach le 27. L’ennemi ne tenait nulle part ; rivières, fleuves, montagnes, les plus belles positions défensives, il négligeait tout pour échapper au danger d’une nouvelle bataille et se serrer contre la Bohême. L’empereur Napoléon arriva le 27 à Lignitz, s’y arrêta quelques jours, et, divisant l’armée en deux grandes colonnes, dirigea celle de gauche, conduite par Ney, Lauriston et Régnier, sur Breslau, tandis qu’avec le reste de ses corps il se porta sur Schweidnitz.

Les commissaires choisis pour négocier l’armistice se réunirent d’abord à l’abbaye de Wahlstadt, près de Lignitz, et échangèrent leurs pleins pouvoirs. Les instructions des commissaires russe et prussien portaient que l’empereur de Russie et le roi de Prusse avaient consenti à un armistice « pendant lequel la puissance médiatrice ferait connaître les propositions destinées à servir de bases à la pacification. » Plus tard, les conférences furent transférées au village de Plesswick. Les prétentions élevées par les alliés étaient excessives, notre résistance opiniâtre, les discussions véhémentes et interminables, et plus d’une fois, après des débats de quinze et même de vingt-quatre heures, on fut sur le point de se lever et de tout rompre. Les commissaires russe et prussien ne voulaient nous laisser occuper ni Breslau,.dont nous étions maîtres, ni Hambourg, dont le prince d’Eckmühl était sur le point de s’emparer, et ils refusaient de prolonger au-delà d’un mois la durée de l’armistice, tandis que Napoléon demandait qu’elle fût étendue jusqu’au 20 juillet. Il est à remarquer que dans ces conférences préliminaires, où les trois puissances laissèrent pressentir leurs dispositions, ce fut l’empereur Napoléon qui fit toutes les concessions. Les alliés ne voulurent céder sur rien. Ainsi il renonça à prolonger l’occupation de Breslau, et quant à Hambourg, il se borna à demander que cette ville restât dans la situation où elle se trouverait au moment où serait signé l’armistice ; mais il exigea formellement que la durée de la suspension d’armes fût prolongée jusqu’au 20 juillet, et que les hostilités ne pussent recommencer que le 1er août. Ce fut là son ultimatum. « Il ne faut pas se dissimuler, écrivait-il de Newmarck, le 3 juin, au duc de Vicence, que l’armistice tel que je le propose n’est pas honorable pour moi. Pourquoi en effet, pour un armistice de six semaines, abandonner un pays de l’importance de Breslau ? C’est moi qui abandonne tout, l’ennemi rien. L’ennemi voudrait-il m’humilier, en me chassant par un armistice d’une ville dans laquelle je suis entré par le résultat d’une bataille ? La neutralisation de cette ville, c’est tout ce que l’honneur peut accorder. Quant au délai de l’armistice, le terme proposé est une insulte. Ne dirait-on pas que je suis dans une place assiégée ? Je veux un armistice, mais je le veux en homme d’état, en souverain. Je veux négocier la paix, et non la recevoir comme une capitulation. Les ennemis se trompent, s’ils espèrent qu’il en sera autrement que par le passé ; l’expérience leur a prouvé qu’ils s’étaient trompés constamment. Prévenez-les qu’ils seront battus après la première rencontre, que je resterai maître de Breslau, où j’aurai de bons cantonnemens, que je serai maître de Berlin, que j’ai avec moi et derrière moi des forces telles que rien ne peut m’empêcher d’arriver de tous côtés sur l’Oder, que je ne fais aucun cas de tout le terrain qu’ils me donnent, et que je comprends très bien que c’est moi qui donne tout ; qu’enfin j’ai été jusqu’aux limites de ce que l’honneur me permettait de faire. »

La rupture semblait imminente ; les maréchaux avaient été invités à se tenir prêts à marcher au premier ordre. M. de Narbonne dut en informer le cabinet de Vienne, afin que, dans le cas où des corps alliés voudraient chercher un refuge en Bohême, il fût pris des mesures pour les en repousser. Les choses étaient dans cet état critique, lorsque tout à coup, inspiré sans aucun doute par le désir d’assurer la conclusion d’un armistice qui seul pouvait sauver les alliés et lui épargner à lui-même le danger d’une rupture prématurée, l’empereur d’Autriche quitta Vienne et se transporta au château de Gitschinn, situé sur la frontière de Bohême. Il intervint personnellement auprès des souverains alliés et leur fit comprendre l’immense intérêt qu’ils avaient tous à gagner du temps. Grâce à ses vives instances, ils consentirent à ce que la durée de l’armistice fût étendue jusqu’au 20 juillet, que la ville de Breslau fût neutralisée, et que celle de Hambourg restât occupée par celle des deux armées qui s’en trouverait en ce moment maîtresse. La convention qui réglait ces conditions fut signée le 4 juin à Plesswick et ratifiée le 5. L’empereur Napoléon chargea le colonel de Flahaut et le marquis de Moustier d’en assurer l’exécution, puis il retourna à Dresde. En quittant Newmarck, il dit : « Si les alliés ne veulent pas de bonne foi la paix, cet armistice peut nous devenir bien fatal. » La même pensée l’a poursuivi à Sainte-Hélène. Faisant un triste retour sur cette année 1813 qui a décidé de sa destinée, le prisonnier de Sainte-Hélène a condamné le parti qu’il avait pris : « J’ai eu tort, disait-il à ses compagnons de captivité, de consentir à l’armistice, car si j’eusse continué de marcher en avant comme je le pouvais, l’empereur mon beau-père n’eût pas pris parti contre moi. » Il est entré plus d’amertume que de vérité dans cette appréciation, et les considérations d’ordre supérieur qui, dans cette phase si critique de sa vie, ont inspiré sa détermination semblent justifier complètement sa conduite.

Napoléon était à peine de retour à Dresde, qu’il reçut la visite du comte de Bubna. L’envoyé de l’empereur d’Autriche vint lui annoncer que décidément on ne pouvait plus espérer que l’Angleterre concourût à l’œuvre de la paix, qu’elle élevait des prétentions exorbitantes, qu’elle poussait l’exigence au point de trouver les conditions du traité de Lunéville trop favorables à la France, et que l’on se contenterait pour le moment de faire une paix continentale. Puis M. de Bubna exposa le mode de négociation que sa cour désirait adopter. Les plénipotentiaires de Russie et de Prusse remettraient entre les mains de M. de Metterhich la substance de leurs propositions ; l’empereur Napoléon lui ferait également connaître les bases sur lesquelles il était disposé à traiter, et le ministre médiateur se chargerait de porter à la connaissance des uns les propositions des autres. De cette manière, le médiateur centraliserait dans ses mains tous les travaux de la négociation. Napoléon repoussa énergiquement ce mode de procéder. Il allégua qu’il était contraire à tous les usages pratiqués jusqu’à ce jour, qu’il n’avait été suivi qu’une seule fois, au congrès de Teschen, sous l’influence de circonstances qui n’avaient aucune analogie avec celles du moment. Il fit observer que si un tel système était adopté, l’empereur d’Autriche ne serait plus simplement médiateur, mais arbitre. Il entendait que les plénipotentiaires des puissances belligérantes pussent débattre librement, contradictoirement et en conférences verbales, devant le médiateur, les conditions de la pacification. Il espérait, et c’était son droit, profiter des chances que lui présenterait une discussion franche et animée pour jeter la désunion entre les alliés et l’Autriche et attirer à lui la Russie.

D’autres points encore furent traités avec M. de Bubna. On l’invita à indiquer le lieu où se réunirait le congrès : il désigna, sans la proposer formellement, la ville de Prague. Enfin, interrogé de nouveau sur la manière dont sa cour entendait concilier son rôle de médiatrice avec les obligations qu’elle avait contractées par le traité d’alliance, il déclara n’avoir point de pouvoirs suffisans pour signer une convention qui déterminerait celles des stipulations du traité du 14 mars 1812 dont l’exécution pourrait être suspendue. Un langage si plein de réticences, tant de lenteurs qui semblaient calculées, laissaient soupçonner qu’à Gitschinn il y avait plus d’envie de gagner du temps que de travailler sérieusement à l’œuvre de la paix. L’empereur Napoléon était impatient de dissiper ces obscurités ; il ordonna au duc de Bassano d’écrire directement à M. de Metternich et de lui demander des éclaircissemens sur les points traités avec M. de Bubna.

Dans le moment où les souverains alliés acceptaient la médiation de l’Autriche, ils recevaient dans leurs camps deux envoyés de l’Angleterre, lord Cathcart et sir Charles Stuart, et prenaient avec eux des engagemens de la portée la plus étendue, du caractère le plus hostile contre la France, et qui semblaient exclure de leur part toute disposition sérieuse à la conciliation. Deux traités d’alliance et de subsides furent conclus à Reichenbach par ces plénipotentiaires le 14 et le 15 juin, l’un avec la Prusse, l’autre avec la Russie. Par le premier, l’Angleterre, afin de subvenir à l’entretien d’une armée de 80,000 hommes, s’engagea à payer au roi de Prusse, dans les six derniers mois de l’année 1813, un subside de 666,666 livres sterling et à rétablir la monarchie prussienne dans des conditions d’étendue territoriale et de population au moins égales à celles qu’elle possédait avant la guerre de 1806. De son côté, le roi promit de détacher de ses possessions en Basse-Saxe et de céder à l’électorat de Hanovre un territoire contenant une population de 300,000 âmes, nommément l’évêché de Hildesheim. Par le traité signé le 15, la Russie et l’Angleterre promirent : la première, d’entretenir constamment sur pied une armée de 180,000 hommes (article 1er), la seconde, de payer à la Russie, jusqu’au 1er janvier 1814, la somme de 1,333,334 liv. sterl., et de pourvoir, par un nouveau subside de 500,000 liv. sterl., à l’entretien des vaisseaux russes mouillés en ce moment dans ses ports, et dont elle pourrait se servir contre l’ennemi commun (art. 2 et 3). Les deux puissances convinrent d’émettre, pour une somme de 5,000,000 de liv. sterl., un papier-monnaie qualifié argent fédératif, et qui serait garanti par la Grande-Bretagne, la Russie et la Prusse (art. A). Par l’art. 7, l’Angleterre et la Russie s’engagèrent à ne point négocier séparément avec la France.

Il fut signé le 27 juin, à Reichenbach, entre l’Autriche, la Russie et la Prusse, un troisième traité d’alliance éventuelle qui précisa dans quel esprit et quelle mesure devrait s’exercer l’action de la puissance médiatrice. Par l’article 1er, l’empereur d’Autriche s’engagea à déclarer la guerre à la France, si au 20 juillet cette puissance n’avait point accepté les conditions arrêtées par sa majesté impériale. Sauf de très légères modifications, ces conditions étaient les mêmes que celles que M. de Metternich avait communiquées le 8 mai au comte de Narbonne. La durée de l’armistice ayant été prolongée de vingt jours, les trois puissances fixèrent d’un commun accord la date de la déclaration éventuelle de l’Autriche au 10 août. Les trois puissances s’engagèrent, par l’article 5, à tenir au grand complet, pendant toute la durée de la guerre, l’Autriche 150,000, la Russie également 150,000, la Prusse 80,000 hommes. Les trois puissances se promirent mutuellement, par l’article 9, de n’écouter aucune insinuation ni proposition qui leur serait adressée directement ou indirectement par le cabinet français pendant la durée de l’armistice.

Le jour même où le comte de Stadion signait, au nom de l’Autriche, le traité du 27 juin, M. de Metternich arrivait à Dresde. Il y venait ostensiblement pour régler certains points préliminaires, sur lesquels les deux cabinets n’avaient pu parvenir encore à s’entendre » et à l’occasion desquels le duc de Bassano lui avait écrit directement le 15 juin. En réalité, il venait conférer avec l’empereur Napoléon, lui faire connaître les dispositions des souverains et le presser d’accepter les bases de pacification qui allaient lui être définitivement proposées. L’un des points préliminaires à régler était de concilier les obligations du traité du 14 mars 1812, qui garantissait l’intégrité du territoire français, avec les sacrifices exigés de l’empereur. Quelques jours auparavant, M. de Bubna avait admis que certaines dispositions seulement du traité du 14 mars pourraient être réservées. À Dresde, M. de Metternich fut plus explicite : il déclara que, l’attitude du médiateur ne pouvant se concevoir sans la plus entière indépendance, il était convenable de réserver momentanément le traité tout entier. « De cette manière, dit-il, l’alliance ne sera point rompue, mais seulement suspendue. » C’était jouer sur les mots, et, sous des artifices de paroles, dénouer l’alliance qu’on ne se sentait pas encore le courage de rompre avec éclat. Napoléon jugea indigne de lui de se prêter à de pareilles subtilités. « On ne doit, dit l’empereur à M. de Bassano, considérer ces propositions que comme une renonciation à l’alliance, et c’est ainsi que je l’entends. Répondez à M. de Metternich que nous ne voulons pas rendre notre alliance onéreuse à nos amis, et qu’en conséquence je ne fais aucune difficulté de renoncer au traité. » Le second point était de déterminer le mode de négociations qui serait adopté à Prague. À cet égard, le dissentiment entre les deux cabinets était profond. M. de Metternich insista avec la plus grande force pour que le médiateur fût seul chargé de transmettre aux alliés comme à la France leurs propositions réciproques et écrites. Le duc de Bassano combattit cette prétention avec une égale fermeté. M. de Metternich sentit que, s’il insistait trop fortement, la médiation courrait risque de n’être pas même acceptée, et comme de part et d’autre on désirait l’ouverture du congrès, on sut éviter le danger d’une déclaration trop nettement formulée. M. de Metternich, qui a toujours excellé dans l’art de voiler sa pensée sous le vague et les demi-teintes de la parole, fit des concessions qui étaient dans les mots plus que dans les choses. Il protesta que le médiateur se présenterait non comme arbitre, mais comme conciliateur. De notre côté, nous ne manquâmes point d’interpréter plus, tard cette déclaration comme un engagement précis, et la difficulté, fut non pas tranchée, mais simplement ajournée.

Ces discussions étaient un mauvais prélude aux ouvertures d’une nature infiniment plus délicate que M. de Metternich était chargé de faire directement à l’empereur Napoléon. L’irritation de ce souverain était au comble. L’envoyé de l’empereur d’Autriche était l’inspirateur de cette politique, tour à tour cauteleuse et menaçante qui, avait créé tous les dangers de notre situation, le même qui avait fait le mariage, qui plus tard avait sollicité l’alliance, et qui aujourd’hui venait en personne nous demander de nous humilier. Napoléon, dans un entretien, qui ne dura pas moins de dix heures, lui reprocha avec véhémence et dureté tous les torts, toutes les duplicités de sa cour. Il lui déclara que jamais il ne se soumettrait aux conditions qu’elle prétendait lui imposer. Aux violentes sorties de l’empereur, M. de Metternich opposa un calme imperturbable ; il rappela que l’empereur son maître n’avait pas cessé depuis six mois de conseiller la paix, qu’il ne pouvait ni rester neutre ni traiter uniquement au nom de ses intérêts propres ; que ses devoirs envers l’Allemagne et l’Europe lui commandaient de faire une paix générale ou continentale. Il énuméra les forces immenses dont allait disposer la coalition, et, faisant appel à la haute raison de Napoléon, il le conjura, au nom de l’humanité, des intérêts de la France et de sa propre conservation, de rendre la paix au monde. On connaît trop les circonstances qui marquèrent la fin de l’entretien, la colère vraie ou feinte de l’empereur, le trait cruel lancé à M. de Metternich. Cette fatale entrevue envenima des rapports déjà fort altérés au lieu de les adoucir ; elle mit à nu les situations comme les ressentimens, et remplit tous les cœurs de déceptions, de tristesse et d’amertume.

Il restait à préciser dans un acte régulier les points dont on était convenu verbalement. Des conférences s’ouvrirent entre M. de Bassano et M. de Metternich, et il fut signé, le 30 juin, une convention par laquelle l’empereur Napoléon déclara accepter la médiation offerte par l’empereur d’Autriche (art. 1 e 2). Les plénipotentiaires français, russe et prussien et celui de la puissance médiatrice se réuniraient en congrès à Prague avant le 5 juillet. L’ouverture des négociations fut reportée au 8, et plus tard au 12 de ce mois. Vu l’insuffisance, du temps qui restait à courir jusqu’au 20 juillet pour conclure la paix, l’empereur des Français prit l’engagement de ne point dénoncer l’armistice avant le 10 août ; de son côté, l’empereur d’Autriche se réserva de faire contracter le même engagement à la Russie et à la Prusse.

Le 9 juillet, il y eut à Trachehberg un grand conseil de guerre auquel assistèrent le prince de Suède Bernadotte et les généraux autrichiens Wacquand et comte de Latour. Le plan de la campagne prochaine y fut discuté et arrêté. Il fut convenu qu’en cas de guerre les puissances opéreraient avec trois grandes armées : l’une, d’environ 120,000 hommes, composée de Suédois, de Russes et de Prussiens, et commandée par le prince de Suède, manœuvrerait entre l’Oder et l’Elbe, et, serait chargée spécialement de couvrir Beslin. Blücher, à la tête de 100,000 Prussiens et Russes, se porterait par la Silésie sur Dresde, tandis que 80,000 Russes, sous les ordres de Barclay de Tolly, iraient se réunir en Bohême à 120,000 Autrichiens, et tous ensemble avec les souverains marcheraient également sur Dresde, soit par la rive droite, soit par : la rive gauche de l’Elbe. Il fut arrêté que Blücher et Bernadette s’attacheraient à éviter toute rencontre avec les corps d’armée commandés par l’empereur Napoléon en personne ; mais reprendraient au contraire l’offensive dès qu’ils auraient la certitude de ne l’avoir plus devant eux. Napoléon était très exactement informé de tout ce qui se passait dans le camp des alliés ; il sut la part qu’avaient prise aux conférences de Reichenbach et de Trachenberg le comte de Stadion ainsi que les généraux Wacquand et de Latour, et la violence de ses ressentimens contre l’Autriche s’en accrut.

La Russie et la Prusse nommèrent plénipotentiaires à Prague M. d’Anstett et le baron de Humboldt. La nomination de M. d’Anstett, Français d’origine, frappé à ce titre par nos lois, négociateur des derniers traités signés à Reichenbach et d’une naissance obscure, était un acte significatif qui témoignait du peu de dispositions de l’empereur Alexandre à se réconcilier avec la France. Napoléon en fut très péniblement affecté. Dans sa correspondance confidentielle avec le duc de Bassano, il y revient sans cesse comme sur un fait qui l’étonne et le trouble ; il affecte d’y voir une sorte d’insulte faite à sa personne. Lui au contraire nommait pour le représenter à Vienne celui de ses grands officiers qui se recommandait au plus haut degré par ses talens, la dignité de son caractère et de ses manières, son esprit modéré et conciliant, par la haute estime que lui avait témoignée l’empereur Alexandre, le duc de Vicence, et il lui adjoignait son ambassadeur à Vienne, le comte de Narbonne.

Les plénipotentiaires russe et prussien furent exacts au rendez-vous donné : ils arrivèrent le 12 juillet à Prague, et n’y rencontrèrent point le principal plénipotentiaire ; ils n’y trouvèrent que le comte de Narbonne. Napoléon avait résolu de n’y envoyer le duc de Vicence qu’après que les commissaires russe et prussien auraient, par un acte régulier, formellement adhéré à la prolongation de l’armistice. Ce n’était qu’un prétexte : l’assentiment donné par le comte de Nesselrode et le baron de Hardenberg à cette prolongation engageait moralement leurs souverains ; mais l’empereur était convaincu que le congrès qui allait s’ouvrir serait un vain simulacre, que l’Autriche ne voulait l’attirer à Prague que pour lui montrer les fourches caudines, que les alliés ne s’y rendaient de leur côté que pour empêcher la conciliation et entraîner le médiateur. Toute sa crainte surtout était, en témoignant trop d’empressement pour la paix, d’encourager M. de Metternich à élever ses prétentions. Les alliés pouvaient impunément se mettre à la merci de l’Autriche : leur cause à tous était solidaire. Ils avaient une commune ennemie à abattre, des territoires à recouvrer ou à conquérir, une situation politique à réhabiliter. La France se trouvait, vis-à-vis de la puissance médiatrice, dans une position bien différente ; depuis quinze ans, elle l’avait incessamment frappée, humiliée, affaiblie partout, en Italie, en Allemagne, en Galicie. Comment se livrer à sa discrétion sans lui inspirer l’irrésistible tentation d’en abuser ? Napoléon pensait que le moyen le plus sûr encore d’arriver à une entente était de prendre une fière contenance, d’affecter pour la paix une sorte d’indifférence, de se montrer prêt à croiser de nouveau le fer avec l’Autriche, d’éviter par-dessus tout de laisser s’engager aucune question de fond, de gagner du temps et d’épuiser les dernières chances de s’arranger directement avec l’empereur Alexandre. S’il devait renoncer à toute espérance de ce côté, il lui resterait le parti extrême de se retourner vers l’Autriche ; Il aimait mieux céder à l’Autriche seule traitant directement avec lui qu’à l’Autriche réunie en congrès à ses ennemis. Il trouvait cette attitude plus digne et plus ferme.

Nous nous expliquons les sentimens de légitime fierté qui déterminèrent l’empereur Napoléon à adopter ce plan de conduite. On ne saurait trop le redire, ce qui venait de se passer à Reichenbach et à Trachenberg avait rempli son cœur d’amertume et l’avait jeté hors de mesure. Un tel système présentait cependant des côtés très périlleux. C’était de la diplomatie plus hautaine que fine, plus faite pour intimider que pour rapprocher. L’idée fixe de Napoléon était toujours de renouveler la scène de Tilsitt. La paix, qu’il désirait avec passion, ne lui semblait vraiment possible et honorable qu’au moyen d’une négociation directe avec le tsar. Toute son attention était concentrée sur l’espèce de congrès militaire réuni à Newmarck ; c’était de Newmarck bien plus que de Prague qu’il attendait des indices significatifs des dispositions de la Russie. Malheureusement il poursuivait un fantôme : la haine contre sa personne, l’impatience d’anéantir la suprématie de la France, avaient remplacé dans le cœur de l’empereur Alexandre l’admiration et la sympathie d’autrefois.

D’un autre côté, les circonstances avaient donné à l’Autriche une grandeur de situation incomparable ; elle se voyait constituée en quelque sorte le vengeur des nations opprimées. Tous les cœurs et tous les bras étaient tournés vers elle ; elle était bien réellement maîtresse de la situation, et puisque nous devions toujours finir par en référer à son arbitrage, le plus sage et le plus sûr eût été de ne pas attendre le dernier moment pour nous expliquer avec elle. La conclusion de la paix était une œuvre si compliquée et si épineuse, le temps fixé pour l’accomplir tellement court, que la prudence conseillait de ne pas perdre un instant : c’était une chose très différente d’avoir vingt-huit jours pour négocier ou de n’en avoir que douze, et il ne fallait pas nous donner vis-à-vis de nos ennemis et du médiateur des torts de forme dont ils ne manqueraient pas d’abuser pour dénaturer nos intentions. Nous qui voulions la paix, il ne fallait pas nous donner l’air de la désirer moins que nos ennemis, qui ne la voulaient pas. L’important surtout était de ne point leur laisser le champ libre à Prague, de ne point nous isoler de l’Autriche, que nous avions tant d’intérêt à ménager ; il ne fallait pas non plus prodiguer à la Russie des avances auxquelles elle ne répondait que par ses dédains, et ne point lui fournir par là un moyen de nous aliéner l’Autriche, sans retour. L’intimidation vis-à-vis de cette puissance n’était plus de saison, et c’était un mauvais moyen de nous la ramener que de témoigner peu de cas de ses avis et de son attitude. Depuis longtemps, elle avait compté les innombrables soldats de ses futurs alliés. Elle n’avait plus peur.

Les plénipotentiaires russe et prussien se montrèrent très irrités du retard apporté à l’envoi du duc de Vicence. Ils dirent que l’armistice ne profitait qu’à la France, que Napoléon ne voulait point la paix, et qu’en ajournant indéfiniment l’ouverture du congrès, il se jouait : des souverains alliés et de l’empereur d’Autriche. M. de Metternich témoignait la plus vive affliction. Un jour, plus ému que de coutume, il dit à M. de Narbonne que, passé le 10 août, il n’y aurait aucun moyen humain de faire prolonger l’armistice. « Eh quoi ! répliqua M. de Narbonne, pas même si l’on était sur le point de s’entendre ? — Dans le cas, reprit le ministre autrichien, mais dans le cas seulement où les bases de pacification seraient irrévocablement posées et acceptées, j’espère que la paix ne serait pas impossible. » Napoléon fut très blessé de ce langage. « L’empereur ne veut point être brusqué, écrivit le duc de Bassano à M. de Narbonne le 23 juillet ; il veut la paix, mais il n’entend pas qu’on la lui dicte. Si l’Autriche prend un parti décisif, ce sera une nouvelle scène à laquelle il faudra bien se résigner. L’empereur estime l’empereur François ; mais ce serait méconnaître votre rôle et altérer votre attitude que de laisser convertir le souverain, dont vous tenez les pouvoirs en courtisan de l’empereur d’Autriche. »

À Vienne et dans tout l’empire, l’exaltation guerrière était à son comble. On demandait la guerre comme une réhabilitation ; on repoussait la paix comme une honte. Le prince de Schwarzenberg, désigné pour remplir les fonctions de généralissime, s’était fait comme l’interprète des passions nationales, et il n’était occupé qu’à faire oublier par l’ardeur de son zèle ses longues hésitations. Devenu, par position plus que par conviction, l’adversaire passager de M. de Metternich, il blâmait la prolongation de l’armistice, dénonçait la mauvaise foi de Napoléon et la faiblesse du premier ministre. « Triste jouet de sa vanité, disait-il, M. de Metternich ne sait rien faire à propos, et perd tout par sa funeste temporisation. » Il alla jusqu’à déclarer que si l’armistice était prolongé au-delà du 10 août, il déposerait son commandement.

Après d’interminables débats, les commissaires russe et prussien signèrent enfin à Newmarck, le 27, la convention militaire qui fixait au 10 août le terme de l’armistice, et qui réglait le mode d’approvisionnement des places de guerre. Il ne restait plus que quatorze jours pour mener à bien l’œuvre la plus délicate qui fut jamais.

Le duc de Vicence partit ce même jour 27 pour Prague. Les instructions qui lui furent remises le 21 sont un document historique des plus précieux. Les plénipotentiaires français devaient d’abord demander la base de l’uti possidetis ante bellum, puis procéder d’après ce principe que l’Autriche, en qualité de médiatrice, ne devait rien demander, ni rien obtenir. « L’intention de l’empereur Napoléon, disait M. de Bassano, est de négocier avec la Russie une paix glorieuse pour cette puissance, une paix qui fera expier à l’Autriche, par la perte de son influence en Europe, sa mauvaise foi et la faute qu’elle a commise en violant l’alliance de 1812, et en ramenant ainsi l’une vers l’autre la France et la Russie. L’empereur entend constituer un état de choses qui lui permette de n’avoir rien à démêler un jour avec la Russie. Si la Russie obtient une paix avantageuse, elle l’aura achetée par la dévastation de ses provinces, par la perte de sa capitale, et par deux années de guerre terrible, fléau dont elle se ressentira longtemps. L’Autriche au contraire n’a fait aucun sacrifice, et n’a rien mérité. Si elle tirait quelque profit de ses intrigues actuelles, elle en ourdirait d’autres pour obtenir de nouveaux avantages. Les objets de ses prétentions sur la France sont infinis. Une concession qui M serait faite l’encouragerait à en exiger une nouvelle. Il est donc de l’intérêt de la France qu’elle ne gagne pas un village. Telle devra être la règle de conduite des plénipotentiaires français dans les négociations qui vont s’ouvrir règle toutefois subordonnée à l’intérêt supérieur d’obtenir une paix honorable. » : -

Ces terribles instructions remplirent de douleur M. de Caulainourt. Le 26, avant de partir, il écrivit à l’empereur qu’il considérait comme illusoires les négociations qui allaient s’ouvrir à Prague, que les instructions qui venaient de lui être remises étaient tellement différentes des arrangemens auxquels sa majesté avait paru consentir qu’il était prêt à renoncer à sa mission. « Je ne veux pas, dit-il, prendre le parti de l’Autriche, ni récompenser son abandon dans nos revers ; mais cette puissance est trop compromise pour qu’il lui soit désormais possible de reculer, si la paix du continent ne la rassure pas. Ce ne sont pas même ses 150,000 baïonnettes que je veux écarter du champ de bataille, quoique 150,000 ennemis de plus comptent bien pour quelque chose ; ce qui m’alarme par-dessus tout, c’est le soulèvement de l’Allemagne, que peut produire le vieil ascendant de cette puissance, et que je supplie votre majesté d’éviter à tout prix. Tous les sacrifices faits à une prompte paix vous rendront plus puissant, sire, que ne l’ont fait vos victoires, et vous serez l’idole des peuples, dont la prolongation de la lutte ne pourrait qu’accroître le mécontentement, puisqu’elle prolongerait leurs inquiétudes. »

À peine M. de Caulaincourt eut-il mis le pied à Prague, qu’il comprit que la situation était à peu près désespérée. Il écrivit le 28 au duc de Bassano : « On est déjà ici sur un volcan ; les momens sont comptés ; nos retards ont produit un mauvais effet. Tout ce que j’apprends me fait doublement regretter que l’empereur vous ait, comme à moi, lié les mains plus qu’il ne l’avait promis. »

Aussitôt après l’arrivée du duc de Vicence, les conférences s’ouvrirent. Une première difficulté s’éleva. Conformément à l’usage, les plénipotentiaires donnèrent copie de leurs pleins pouvoirs : le nom de l’Autriche, comme puissance médiatrice, était omis dans les pouvoirs du duc de Vicence et du comte de Narbonne. Nos plénipotentiaires demandèrent des pouvoirs plus réguliers. La question du mode qui serait adopté pour les négociations reparut ensuite dans toute sa force. Le langage de M. de Metternich fut cette fois aussi net qu’à Dresde il avait été vague. Il proposa formellement (note du 29 juillet) d’adopter la marche suivie au congrès de Teschen. MM. d’Anstett et de Humboldt s’empressèrent (note du 30 juillet) d’accepter le mode proposé ; mais Napoléon avait prescrit formellement à ses plénipotentiaires de le repousser : il entendait qu’ils se missent en rapports directs et sympathiques avec les plénipotentiaires russe et prussien, pour tâcher de les isoler de M. de Metternich. Le but qu’il avait poursuivi vainement à l’abbaye de Whalstadt, à Plesswick, à Newmarck, il s’efforçait de l’atteindre à Prague. Conformément aux ordres qu’il leur avait donnés, le duc de Vicence et le comte de Narbonne insistèrent pour que tous les plénipotentiaires pussent traiter en conférences verbales. Les négociations furent ainsi arrêtées dès le début, et le duc de Vicence ainsi que le comte de Narbonne durent en référer à Dresde. Leur dépêche n’y trouva plus l’empereur ; il en était parti pour se rendre à Mayence, où il avait donné rendez-vous à l’impératrice Marie-Louise. Le voile qui cachait le secret de cette entrevue tout intime n’a point encore été soulevé. Il est vraisemblable que Napoléon voulut non-seulement initier l’impératrice au péril de la situation, mais encore l’engager à écrire à l’empereur son père afin de toucher son cœur et de préparer le succès de la démarche décisive que la gravité des circonstances allait le forcer à tenter auprès de ce souverain.

L’altitude prise par les plénipotentiaires russe et prussien à Prague était systématiquement répulsive à l’égard de nos envoyés. Ils évitaient toutes les occasions de les rencontrer, et témoignaient la plus vive impatience d’en finir et de partir. M. de Metternich avait une contenance et un langage bien différens. Voulait-il alors la paix aussi fermement qu’il la désirait quelques mois auparavant ? Assurément non : la bataille de Bautzen, et plus encore les revers que nos armes venaient d’essuyer en Espagne l’avaient enhardi ; il se sentait irrésistiblement poussé vers la guerre par l’élan belliqueux des populations. Cependant il persistait à jouer son rôle de médiateur pacifique avec plus d’art que de sincérité. Il disait au duc de Vicence que, jusqu’au dernier jour, rien ne serait désespéré, que ce jour-là seulement, qui serait le 10, l’Autriche saurait le dernier mot de l’empereur Napoléon. « Je vous donne ma parole, ajoutait-il, que nous arriverons à ce dernier jour sans que nous ayons le moindre engagement avec personne, et que nous sachions contre qui nous nous battrons. Nous désirons extrêmement que ce ne soit pas contre vous, mais nous avons bien de la peine à l’espérer. Ce qui est impossible, c’est que nous restions neutres : tout serait perdu, considération et sûreté, si nous laissions les alliés continuer seuls la guerre ; sans aucun doute, ils seraient battus, et bientôt après ce serait notre tour, et nous l’aurions bien mérité. Quant à moi personnellement, je me suis placé dans l’impossibilité, sous peine d’être un objet d’horreur et de mépris pour tout mon pays, de signer une paix qui ne serait pas honorable. » M. de Metternich terminait toujours par cette réflexion que le terme fatal approchait, que, passé le 10 août, si la paix n’était pas signée, la mission de l’Autriche comme puissance médiatrice serait terminée, qu’il n’y avait donc pas un instant à perdre, et que si l’on voulait sérieusement la paix, il fallait procéder de la seule manière praticable, c’est-à-dire comme on avait fait à Teschen.

Le 4 août, ne recevant aucune communication de notre part, il dit au duc de Vicence, avec toutes les apparences d’un homme désolé, qu’évidemment c’était un parti pris de notre côté de ne point faire la paix, et que c’était nous qui repoussions tous les moyens de rapprochement consacrés par l’usage. Le 5 août, même silence de notre part. M. de Metternich dit à M. de Caulaincourt : « Il ne peut plus y avoir de doute sur les dispositions de votre souverain. L’empereur Napoléon n’a voulu que gagner du temps. L’armistice est tout à son avantage ; il est préjudiciable aux alliés. Ils veulent sincèrement la paix, et une paix modérée ; elle serait faite, si l’empereur votre maître l’avait voulu. Vraisemblablement il est trop tard maintenant. »

M. de Bassano envoyait ponctuellement à l’empereur tous les renseignemens qui lui étaient transmis de Prague par nos plénipotentiaires. Le 31 juillet, il lui écrivait : « M. de Metternich a déclaré au duc de Vicence et à M. de Narbonne que le 10 août était un terme définitif, passé lequel, si les bases de la paix n’étaient point posées, la guerre recommencerait ; que l’Autriche ne resterait pas neutre, qu’elle était préparée à la guerre, qu’elle en prévoyait toutes les chances, et qu’elle croyait pouvoir la faire avec avantage. Il a dit cela sans jactance, sans prendre le ton de la menace ; mais tout portait le caractère d’un parti irrévocablement pris. »

Les lettres du duc de Vicence et de M. de Narbonne n’étaient point les seuls élémens d’appréciation qui de Prague fussent envoyés à l’empereur Napoléon. Il en était d’autres confidentiels et préparés par d’autres mains. Le duc de Bassano, trop scrupuleux et trop soumis pour oser se croire le droit de rien dissimuler à son maître, lui transmettait tout indistinctement. Voici ce qu’il lui écrivait le 2 août : « Les étrangers qui approchent les plénipotentiaires des alliés à Prague disent qu’ils sont sûrs de l’Autriche et qu’ils ne manqueront pas de rompre les négociations le 10 août, parce que, avec l’Autriche pour eux, ils aiment mieux la guerre que la paix… L’Autriche ne peut pas rester neutre ; en cas de guerre, elle ne voit rien à gagner à se mettre contre nos ennemis, et il est plus avantageux à ses intérêts de combattre contre nous que pour nous. — Tel est le langage de tout ce qui entoure M. de Metternich. »

L’empereur, après sa courte entrevue avec l’impératrice, était revenu à Dresde. La persistance des alliés à négocier comme à Teschen et l’attitude de leurs plénipotentiaires nous enlevaient tout espoir de traiter directement avec la Russie et de prolonger les négociations. À Prague comme à Newmarck, toutes nos avances avaient été repoussées ; nous ne pouvions plus douter que les trois puissances ne fussent indissolublement unies pour nous faire la guerre, si elles ne pouvaient parvenir à nous imposer la paix avant le 11 août. Ce fut pour Napoléon une cruelle déception. L’amertume de son dépit se trahit dans la lettre suivante, dictée le 4 août au duc de Bassano :


« Le duc de Vicence saisira la première occasion de faire sentir à M. le comte de Metternich combien son langage est inconvenant et fait pour blesser l’oreille d’un ministre qui ne vient à Prague ni pour faire des bravades, ni pour en entendre. Il est absurde de dire que le 10 août soit le terme rigoureux de la négociation. Une négociation de cette importance, fût-elle commencée, on ne pourrait prétendre la finir en aussi peu de jours. Il faut relever de pareils discours et traiter avec le dédain qu’elle mérite cette politique qui tend à attirer la guerre chez soi, dans l’intérêt d’une puissance contre laquelle on combattait il y a quelques mois, et contre l’intérêt d’une autre puissance dont a voulu devenir l’alliée il y a une année. »


Ce n’était là pourtant que le cri d’une âme altière qui se débattait sous le poids d’une situation plus forte que sa volonté. En vain Napoléon se révoltait contre la détermination prise par les alliés et par l’Autriche. Il sentait bien que c’était là un arrêt sans appel, et que, si dur qu’il fût, il fallait s’y soumettre, ou entrer en guerre avec les trois puissances. Dans cette cruelle situation, il ne lui restait plus qu’à s’adresser à l’Autriche, à lui demander son dernier mot, et si ce mot était une paix acceptable, à la signer sur l’heure. En conséquence, deux dépêches furent expédiées de Dresde le même jour ; 5 août. L’une, officielle ; destinée à masquer la démarche qui allait être tentée, rappelait qu’avant de signer la convention du 30 juin, il avait été expressément convenu à Dresde que le médiateur ne se présenterait point comme arbitre, mais comme conciliateur ; elle renfermait en outre des insinuations très amènes contre la Russie, qu’elle accusait de n’avoir voulu ouvrir des négociations qu’afin de compromettre l’Autriche et d’étendre les malheurs de la guerre. La France proposait de n’exclure ni l’un ni l’autre des modes de négociation, et de traiter alternativement, soit par notes remises en séance, soit par explications verbales qui seraient ou ne seraient pas insérées au protocole, selon la demande des plénipotentiaires.

L’autre dépêche, très confidentielle, était adressée au duc de licence par le duc de Bassano, mais dictée tout entière par l’empereur Napoléon… « L’empereur vous ordonne, par une voie extra-ministérielle, de faire la présente démarche, ignorée du comte de Narbonne. Cette démarche a pour objet de savoir de quelle manière l’Autriche entend que la paix peut se faire, et si, l’empereur adhérant à ses propositions, l’Autriche ferait cause commune avec nous, ou si elle resterait neutre. Il n’est pas ici question de négociations, mais d’une ouverture toute de confiance, déterminée par des sentimens si évidens, que ce serait renoncer au but auquel l’Autriche dit vouloir atteindre que de n’y pas répondre sans réserve. Cette démarche restera toujours secrète, et aussitôt que l’empereur Napoléon sera certain du mot de l’Autriche, il donnera des instructions en conséquence à ses plénipotentiaires. La simplicité de cette démarche porte avec elle le cachet de l’homme qui la fait faire, et de toute sa fermeté. M. de Metternich doit donc penser qu’il faut se mettre à la dernière limite, et ne rien proposer qui soit déshonorant pour l’empereur Napoléon. M. de Metternich aura sans doute besoin de vingt-quatre heures ; on désire donner ces vingt-quatre heures, et écrire les conditions sous sa dictée. Dans trois jours, notre réponse sera donnée, et par là tous les embarras du congrès et toutes les difficultés qui l’assiègent seront dissipés. L’empereur Napoléon se trouve dans un état de guerre plus brillant qu’il ne pourra jamais l’être ; mais, comme il n’est pas inconséquent dans sa politique, avant de bouleverser son alliance avec l’Autriche et de détruire un système que les deux puissances avaient regardé comme devant fonder un jour leur sécurité commune, qu’elles aimaient à appuyer sur des sentimens personnels, il veut savoir la question, et en bien peser les avantages et les inconvéniens. Avant de faire cette ouverture, vous demanderez à M. de Metternich que ce que vous allez dire ne soit redit qu’à l’empereur d’Autriche, et ne soit transmis à aucune des puissances alliées. De même vous donnerez votre parole que tout ce qui se dira dans cette entrevue sera sous la foi la plus inviolable. » Il était en outre enjoint au duc de Vicence de demander à M. de Metternich quelles seraient les mesures que les puissances continentales seraient disposées à prendre à l’égard de l’Angleterre, afin de l’obliger à reconnaître des principes plus favorables à la liberté des mers.

Les plénipotentiaires français adressèrent à M. de Metternich, en date du 6 août, une note qui reproduisait la dépêche officielle du duc de Bassano. M. d’Anstett et M. de Humboldt s’en montrèrent très offensés : ils étaient dans leur rôle ; mais M. de Metternich, qui n’avait aucune raison d’être blessé, se mit du parti des alliés, et, avec un dépit simulé, il déclara qu’une note aussi acerbe semblait n’avoir été rédigée que pour rendre impossible toute conciliation.

La négociation décisive était celle dont était chargé le duc de Vicence. Le 6, ce plénipotentiaire eut avec M. de Metternich un entretien très secret dans lequel il l’instruisit de l’ouverture toute de confiance et de conciliation que son souverain s’était décidé à lui faire. Cette communication parut embarrasser plus qu’elle ne satisfit M. de Metternich. Il dit que, si une telle démarche avait été faite dix jours plus tôt, l’Autriche aurait eu le temps de consulter la Russie et la Prusse, qu’aujourd’hui il était bien tard, qu’il ne restait plus que trois jours, qu’il irait cependant prendre les ordres de son souverain, mais que sa réponse, quelle qu’elle fût, serait subordonnée à la résolution prise en commun de ne point prolonger les négociations au-delà du 10 août, et que, dans le cas où l’on ne pourrait parvenir à s’entendre, il fallait compter que l’Autriche ne resterait pas neutre. Il ajouta que le médiateur se trouvait placé dans une situation très délicate, et qu’il eût été préférable que l’empereur Napoléon proposât lui-même les bases de pacification.

M. de Metternich se transporta immédiatement à Brandeïs, où était l’empereur d’Autriche, et l’instruisit de l’entretien qu’il venait d’avoir avec le duc de Vicence. Le premier mouvement de ce prince fut de refuser le rôle d’arbitre que l’empereur Napoléon l’invitait à prendre. Cependant la réflexion, peut-être les conseils de son premier ministre, le déterminèrent à lui remettre, sous la forme d’un ultimatum, les bases sur lesquelles la paix pourrait être rétablie. Ces bases, qui n’étaient que la reproduction de la disposition fondamentale du traité signé le 27 juin à Reichenbach, auraient pu être communiquées dans les vingt-quatre heures : elles ne le furent que quarante-huit heures après, c’est-à-dire le 8 août. À peine en effet l’empereur d’Autriche eut-il donné son ultimatum qu’il voulut le retirer, et rappela à cet effet à Brandeïs M. de Metternich. Ce fut ce ministre qui insista pour que l’ultimatum fût maintenu et remis au duc de Vicence. Il lui fit aussitôt cette communication. Il exprima sa surprise que la France eût, le même jour, présenté la note officielle qui blessait gratuitement l’Autriche en l’accusant de prendre le rôle d’arbitre, tandis que, par l’ouverture confidentielle, elle la pressait de se charger de ce rôle. Il tenait à la main un papier : c’était l’ultimatum ; il en donna lecture au duc de Vicence. Il était ainsi conçu :


« Dissolution du duché de Varsovie, qui serait partagé entre la Russie, l’Autriche et la Prusse. Dantzig serait réuni à la Prusse.

« Rétablissement de Hambourg et de Lubeck comme villes libres anséatiques, et arrangement éventuel, lié à la paix générale, relativement aux autres parties de la 32e division militaire.

« Renonciation au protectorat de la confédération du Rhin, afin que l’indépendance de tous les souverains actuels de l’Allemagne soit placée sous la garantie de toutes les grandes puissances.

« Reconstruction de la Prusse avec aine frontière tenable sur l’Elbe.

« Cession des provinces illyriennes à l’Autriche.

« Garantie réciproque par toutes les puissances de l’état de choses fixé par le traité de paix général. »


La lecture achevée, M. de Metternich déclara que cet ultimatum était basé sur la connaissance qu’avait l’empereur d’Autriche des conditions dont les souverains de Russie et de Prusse faisaient dépendre le rétablissement de la paix, et que son souverain attendrait, dans la journée du 10, une réponse catégorique, un oui ou un non.

L’ultimatum était suivi de quelques lignes écrites de la main du ministre d’Autriche sous la dictée de l’empereur François, et dont il donna également lecture au duc de Vicence : « Si l’ultimatum n’est pas accepté par l’empereur Napoléon, je suis résolu à déclarer dans la journée du 11 que le congrès est dissous, et que je joins mes forces à celles des alliés afin de conquérir une paix compatible avec les intérêts de toutes les puissances, et que je ferai dès-lors abstraction des conditions contenues dans l’ultimatum, dont le sort des armes décidera pour l’avenir. »

Le duc de Vicence demanda des explications sur la manière dont il serait procédé pour négocier et conclure la paix maritime. M. de Metternich répondit que cette paix n’était possible qu’à la condition d’écarter la question métaphysique du droit des neutres et du pavillon, qui n’existait que dans l’état de guerre. « L’on poserait nettement, dit-il, les conditions de la paix ; l’on traiterait d’après l’état de possession actuelle, et l’on déterminerait ce que chaque puissance devrait restituer. » Le duc de Vicence se plaignit de la dureté des conditions de l’ultimatum. M. de Metternich répliqua avec hauteur que l’empereur son maître allait trop franchement dans cette affaire pour marcher avec nous, et qu’il croyait avoir ménagé les intérêts de son gendre plus que ceux des autres souverains. Il dit que la Prusse était à peu près sacrifiée, « et pourtant, ajouta-t-il, la reconstruction de la monarchie prussienne sur de larges bases intéresse la France autant que l’Autriche. »

M. de Caulaincourt envoya sans perdre un moment à l’empereur Napoléon l’ultimatum de la puissance médiatrice, et, dans un langage admirable, il le conjura de l’accepter. « Votre majesté, lui dit-il, verra dans l’ultimatum de l’empereur d’Autriche quelques sacrifices d’amour-propre ; mais la France n’en fera pas de réels : on n’en demande donc pas à votre véritable gloire. De grâce, sire, mettez dans la balance de la paix toutes les chances de la guerre. Voyez l’irritation des esprits, l’état dans lequel sera l’Allemagne dès que l’Autriche se déclarera, la lassitude de la France, son noble dévouement et ses sacrifices après les désastres de Russie ; écoutez tous les vœux que l’on fait dans cette France pour la paix, ceux de vos fidèles serviteurs, des vrais Français, qui, comme moi, doivent vous dire qu’il faut calmer la fièvre européenne, dénouer cette coalition par la paix, et, quels que soient vos projets, attendre de l’avenir ce que les plus grands succès ne vous donneraient pas aujourd’hui. Une telle paix, faite après avoir rétabli l’honneur de nos armées dans plusieurs batailles, ne peut être qu’honorable. Après tant de temps perdu, les heures sont maintenant comptées : le rappeler à votre majesté est un des motifs de cette lettre. Trop de passions veulent la guerre pour que la modération accorde le moindre délai à la paix. Je le répète, parce que j’en ai la conviction : puisse votre majesté s’y déterminer et croire qu’en lui parlant comme je le fais, je tiens moins à l’honneur de la signer qu’au bonheur de mon pays et à celui que trouvera votre majesté dans la certitude qu’elle aura fait une chose d’une sage politique et digne de son grand caractère ! »

Ce même jour 8 août, M. de Caulaincourt écrivit au duc de Bassano : « Je vois tant de passions en jeu si la guerre se fait, et tant de puissance réelle et d’avantages certains si l’empereur commande la paix, que quant à moi je n’hésiterais pas. Tout le monde a la fièvre et ne vit que par la fièvre. En la laissant se calmer, tout le monde s’endormira, pansera ses plaies, paiera ou ne paiera pas ses dettes, et la France, forte de sa propre puissance, de celle de l’Italie, d’une partie de l’Allemagne et même de l’Espagne, dont elle terminera les affaires, sera bien plus puissante qu’elle ne l’est aujourd’hui. Si je rêve, monsieur le duc, c’est en homme de bien : oubliez donc ces rêves. » Dans une seconde lettre datée du 9, également adressée au duc de Bassano, le duc de Vicence lui dit encore : « Les questions de paix et de guerre sont bien plus fortement posées ici que l’empereur n’a l’air de le croire. Ceci est très sérieux : je le répète aujourd’hui comme je l’ai dit le premier jour, si l’empereur veut la paix, il faut toute la confiance que sa majesté a en vous, et qu’elle n’a peut-être pas en moi, pour qu’elle donne une latitude suffisante ; on cédera peu si l’on cède, et il ne faut pas s’y prendre à deux fois, car on n’aurait pas le temps. »

Les conditions proposées par l’Autriche n’étaient point nouvelles, l’empereur les connaissait depuis longtemps : c’étaient les mêmes que M. de Metternich avait communiquées le 8 mai à M. de Narbonne. Alors on les avait présentées comme un maximum d’exigences, comme de simples bases, à ce titre discutables et de nature à être modifiées et adoucies. Aujourd’hui on les imposait sous la forme dure et humiliante d’un ultimatum. Napoléon avait attendu d’autres résultats de l’ouverture faite le 5 août ; il était autorisé à espérer que l’empereur François, touché de sa confiance et de son abandon ménagerait davantage sa dignité, et lui tiendrait compte de tout le sang versé à Bautzen. Aussi l’ultimatum du 8 août le remplit d’une amère douleur. Assurément, si l’on compare ces conditions aux cruels sacrifices que l’Europe victorieuse et implacable nous a imposés en 1814, on les trouvera modérées. Elles n’attaquaient aucun des élémens essentiels de notre puissance territoriale ; elles nous laissaient en possession de toutes nos conquêtes sur la rive gauche du Rhin et au-delà des Alpes, et ne touchaient à aucun des établissemens que nous avions fondés en Italie ; elles maintenaient également dans son intégrité le royaume de Westphalie ; enfin elles nous conservaient dans la Hollande un gage précieux de restitution à l’égard des territoires, dont l’Angleterre s’était emparée dans le cours de la guerre. Ce qu’on pouvait reprocher à ces conditions, ce n’était donc point de manquer de modération : c’était bien plutôt de ne présenter aucune garantie sérieuse de sincérité dans l’exécution. Tout y était obscure, incomplet et provisoire. L’ultimatum établissait le principe de la reconstitution de la monarchie prussienne, sans indiquer avec quels élémens il serait possible de l’opérer. Il ne s’expliquait pas davantage sur la mesure proportionnelle d’après laquelle s’opérerait le partage du grand-duché de Varsovie. Personne n’ignorait cependant que la Russie méditait de pousser ses limites aussi loin que possible, peut-être jusqu’à la Wartha, en tout cas certainement jusqu’à la Vistule, et que la Prusse alarmée demandait à être indemnisée avec les territoires qui composaient le royaume de Saxe. Était-ce une paix sérieuse que celle qui réservait des questions d’une telle gravité ? L’observation échappée à M. de Metternich était parfaitement juste : la Prusse, dans le plan proposé, était sacrifiée. Or elle avait fait des efforts inouis, mis sur pied toute sa population virile, prodigué toutes ses ressources : était-il admissible qu’elle se résignât au triste sort que paraissait lui destiner l’Autriche ?

Lorsqu’après les grandes journées de Hohenlinden, d’Austerlitz, d’Iéna, de Friedland, de Wagram, Napoléon dictait la paix, la véritable garantie de l’exécution de ses conditions résidait dans l’épuisement des vaincus ; mais au mois d’août 1813 il n’y avait, à vrai dire, ni vainqueurs, ni vaincus. Des deux côtés, au contraire, il y avait un développement formidable d’énergie et d’armemens. La paix, si elle était signée, séparerait les combattans dans le paroxysme de leur force et de leur fureur guerrière. Parviendrait-elle à calmer les ressentimens, à désarmer les haines ? Les sociétés secrètes étaient plus puissantes alors que ne l’étaient M. de Metternich et l’empereur François. Quelles facilités ne trouverait pas l’Angleterre pour envenimer toutes les inimitiés, enflammer les ambitions non assouvies, surexciter les vanités nationales blessées et rallumer partout le flambeau de la guerre ! L’Autriche serait-elle assez énergique et assez loyale pour nous aider à combattre ces nouvelles tentatives d’incendie ? Mais elle-même n’avait avoué dans son ultimatum qu’une bien faible partie des désirs qui la tourmentaient. Avait-elle donc renoncé à cette Italie pour laquelle, depuis quinze ans, elle avait versé tant de sang, et n’y avait-il pas, dans l’antagonisme invétéré de ses intérêts et des nôtres sur ce point du globe, un obstacle insurmontable à une longue et cordiale entente ?

Maîtres d’une partie de l’Allemagne, nous retenions dans nos liens fédératifs la Saxe, la Bavière, le Wurtemberg et tous les petits états groupés sur la rive droite du Rhin ; leurs contingens formaient une partie essentielle de la grande armée. Signer la paix proposée, c’était tout à la fois perdre, dans le présent, des alliances précieuses, diminuer considérablement le chiffre de nos forces et accroître dans la même proportion celles de nos ennemis futurs. Nous occupions des positions militaires incomparables : Dresde, dont nous avions fait un vaste camp retranché ; Kœnigstein, où nous avions jeté un pont fortifié, et toutes les places de l’Oder et de l’Elbe. Nous avions les clefs de tous les passages et de toutes les routes ; nous pouvions manœuvrer librement entre les deux fleuves, menacer Berlin et Prague, tenir divisées les trois grandes armées qui s’avançaient sur nous, les battre successivement, et suppléer ainsi, par la souplesse et la vigueur de nos coups, à notre infériorité numérique. Il avait fallu tout le génie de l’empereur, dix années d’efforts héroïques, de luttes gigantesques et de victoires pour conquérir ces positions. Renoncer à tout cela, y renoncer après avoir battu nos ennemis, et revenir en France sans même y rapporter, comme compensation, le bienfait d’une paix continentale de quelque durée, c’était là une résolution extrême qui devait répugner au fier génie qui gouvernait notre pays.

Les intérêts engagés de toutes parts étaient si grands, les passions si violentes, que nulle part il n’y avait assez de sang froid pour démêler la vérité de l’erreur. Tous se défiaient les uns des autres ; toutes propositions étaient accueillies par le parti adverse avec défiance, interprétées comme des pièges, repoussées comme des dangers. La duplicité qu’avait montrée l’Autriche depuis six mois légitimait, dans l’esprit de Napoléon, les plus graves soupçons. La paix proposée n’était peut-être qu’une ruse de plus, une sorte de capitulation déguisée, un moyen de dégager l’Allemagne, de nous ravir d’un seul coup toutes les forteresses et toutes les positions que nous occupions dans ce pays et de nous rejeter au-delà du Rhin. La paix faite dans de telles conditions ne romprait point les nœuds de la coalition ; elle les resserrerait au contraire. Pas un bataillon ne serait licencié, pas un escadron réformé, pas une batterie démontée. Le théâtre du champ de bataille serait simplement déplacé et reporté, dans une époque prochaine, du bassin de l’Elbe dans la vallée du Rhin.

Ce n’est pas tout : l’Autriche ne laissait à l’empereur Napoléon que quarante-huit heures pour recevoir son ultimatum, en prendre lecture et se décider. S’il l’acceptait, il fallait, que ce fût sur l’heure, sans y changer un mot, et c’était à un souverain qui avait battu ses ennemis en toutes rencontres que l’empereur François, son beau-père et hier encore son allié, adressait une telle sommation !

À ne consulter que son légitime orgueil et l’audace naturelle de son génie, Napoléon n’était que trop disposé à en appeler une dernière fois à son épée. Il appartenait à cette race indomptable des héros que l’obstacle raidit et enflamme, que le péril attire et enivre, et qui se plaisent naturellement au jeu sanglant des batailles, parce qu’ils y trouvent gloire, conquêtes et grandeur. Si le salut était quelque part, n’était-ce pas dans une de ces victoires décisives qui tant de fois avaient mis l’Europe à ses pieds ? Et pourquoi ne la gagnerait-il pas ? Ne disposait-il pas d’une armée qui venait de battre les vieux soldats de la Prusse et de la Russie, et qui était renforcée de près de 200,000 hommes ? N’avait-il pas son merveilleux génie ? C’étaient là des illusions qu’au milieu du trouble des angoisses inséparables d’une situation aussi violente il se plaisait à caresser. En réalité cependant, jamais il ne s’était trouvé en présence de difficultés plus grandes : les périls qui le menaçaient étaient immenses, et sa position s’aggravait chaque jour.

L’armée qu’il avait rassemblée sur les bords de l’Elbe avait un aspect magnifique, elle ne comptait pas moins de 350,000 hommes ; mais les forces réunies de la Russie, de la Prusse, de l’Autriche et de la Suède lui étaient supérieures de plus du double. Ce n’étaient plus des armées, c’étaient des peuples tout entiers en quelque sorte que ces puissances avaient levés et enrégimentés. La Prusse à elle seule avait fait des efforts inouis : sur une population de 5 millions d’âmes, elle était parvenue à mettre en ligne environ 250,000 hommes. La Russie avait fait également d’immenses levées, et l’on évaluait à plus de 150,000 le nombre des nouveaux soldats qui étaient en marche pour rejoindre ou qui avaient déjà rejoint Barclay de Tolly. Enfin l’armée autrichienne était de 350 à 400,000 hommes, dont 120,000 étaient rendus sur le terrain et prêts à déboucher de la Bohême, soit par la rive droite, soit par la rive gauche de l’Elbe. La même disproportion se manifestait dans les armes spéciales. Napoléon avait porté jusqu’à 1,250 le nombre de ses pièces de canon attelées ; mais la Russie, la Prusse, la Suède et l’Autriche allaient nous en opposer 1,800. Leur grande supériorité consistait surtout en cavalerie ; elles avaient 100,000 chevaux presque tous excellens et montés par des cavaliers expérimentés, tandis que Napoléon, malgré l’activité qu’il avait déployée, les énormes dépenses qu’il avait faites, n’avait pu en rassembler que 40,000, dont beaucoup de qualité très médiocre et montés par des conscrits qui possédaient à peine les premières notions de l’équitation.

L’armée, qui venait de faire avec tant de gloire et de succès la première campagne de Saxe, était, comme nous l’avons dit, une armée de choix. Il n’en était pas de même par malheur des 200,000 hommes levés en 1813, conscrits encore imberbes et dont l’éducation militaire était à peine ébauchée, les uns arrachés avec effort aux entrailles de la France, les autres tirés de la Hollande, de la Saxe, de la Westphalie, de la Bavière, des états du Rhin, aujourd’hui encore nos auxiliaires, reçus et traités dans nos rangs comme des frères d’armes, et pourtant déjà nos ennemis de cœur, attendant impatiemment le moment de tourner contre nous leurs épées et leurs canons. Quant aux chefs de l’armée, ils mollissaient visiblement. La perte de tant de généraux morts en Russie, celle plus récente de Bessiére et de Duroc, avaient attristé les plus fiers courages, et trop de bouches laissaient échapper cette parole sinistre et dissolvante : « Nous y resterons tous. » Napoléon assistait avec une tristesse inexprimable aux défaillances de ces âmes naguère si intrépides, aujourd’hui à bout d’énergie et d’héroïsme. La France elle-même, épuisée par vingt années d’efforts inouïs, rassasiée d’une gloire payée trop cher, ne formait plus qu’un vœu, celui que l’empereur pût faire promptement la paix, dût-il l’acheter au prix des plus grands sacrifices. Sa jeunesse virile, moissonnée chaque année, ne lui offrait plus que de rares défenseurs. Les citoyens les plus judicieux, consternés par le peu de résultat des victoires de Lutzen et de Bautzen, par l’attitude de l’Autriche, par nos échecs en Espagne, commençaient à douter de l’avenir ; le découragement se glissait dans tous les cœurs.

Il en était autrement du côté des alliés : l’exaltation du patriotisme avait confondu dans un suprême et universel élan toutes les forces vives des peuples : allemands et russes ; l’ivresse guerrière, l’ardeur de haine et de vengeance contre la France enflammaient les chefs comme les soldats. Notre armée était notre dernière ressource : pour la créer, nous avions donné nos derniers enfans ; elle portait avec elle toute la fortune de la France ; si jamais elle venait à s’abîmer ; dans un grand désastre, le cœur du pays serait découvert ; tout serait perdu. Fécondées, au contraire par l’exaltation, de leurs peuples, les forces des alliés étaient en quelque sorte inépuisables : ils pouvaient être battus plusieurs fois de suite, et reparaître toujours nombreux et redoutables.

La paix, fût-ce une paix de très courte durée, donnerait à Napoléon le temps de fortifier les points faibles de son armée : il rallierait les 100,000 vieux soldats épars dans les nombreuses places de la Vistule, de l’Oder et de l’Elbe ; il augmenterait le nombre et améliorerait la quantité de ses chevaux ; il remplacerait par de jeunes officiers les officiers les plus fatigués, compléterait l’instruction de ses jeunes soldats et placerait la France sur un pied de défense formidable. Ne l’avons-nous pas vu en 1814 tenir tête pendant trois mois, avec une poignée de braves, à toutes les armées de l’Europe, compter chaque jour par un triomphe, et ne succomber, que sous l’épuisement de ses victoires mêmes ? Comment n’être pas convaincu qu’il aurait tout sauvé, sa puissance, l’honneur de son pays et sa couronne, s’il avait pu ramener intacte, derrière le Rhin, la nombreuse armée rassemblée en ce moment dans les plaines de la Saxe ?

C’étaient là de très hautes raisons, elles semblaient commander et commander sur l’heure la résignation et les grands sacrifices ; elles avaient convaincu le duc de Vicence, dont elles inspiraient l’éloquence patriotique. Le courrier porteur de l’ultimatum était arrivé à Dresde dans la matinée du 8 au 9. À la rigueur, il restait assez de temps à l’empereur pour tout accepter et en informer immédiatement le duc de Vicence. Le moment est décisif, l’alternative terrible : la puissance, la couronne de Napoléon, le sort de son pays sont suspendus en quelque sorte à la décision qu’il va prendre. Modifier sensiblement l’ultimatum, c’est le rejeter, c’est appeler sur nous toutes les haines de l’Europe ; l’accepter, c’est prendre l’Autriche au mot, déjouer les manœuvres des Russes et des Prussiens, c’est tout sauver peut-être. Si malgré notre abnégation la Russie et la Prusse refusent la paix et entraînent l’Autriche, la mauvaise foi des trois puissances sera mise au grand jour. La France apprendra de la bouche de son empereur que, pour rendre la paix au monde, il a fait tous les sacrifices, même celui de sa dignité, puisque, étant vainqueur, il a cédé aux vaincus. Elle saura que désormais il ne lui reste plus qu’à combattre à outrance, jusqu’au dernier homme, pour sauver l’intégrité de son territoire et son indépendance.

Malheureusement la dextérité fine et souple qui sait se contenir et s’arrêter à temps n’était point une qualité de l’esprit de Napoléon, et il avait toutes les forces de l’âme hors une seule, celle de savoir s’humilier sous l’inflexible nécessité. En cette circonstance, il était résigné à traiter sur les bases proposées par l’Autriche, mais il ne voulait céder que sous une forme qui sauvât complètement sa dignité. S’il était condamné à subir les conditions de l’ultimatum, il entendait que ce ne fût qu’après les avoir discutées et avoir tenté un effort sérieux pour qu’elles fussent adoucies. Que dirait la France, que dirait le monde, s’ils voyaient le vainqueur de Lutzen et de Bautzen, à la tête de 350,000 soldats, signer, sans que ses ennemis lui aient à peine laissé le temps de leur faire connaître sa détermination, un traité qui lui arrachait le fruit de dix années de génie, d’efforts et de gloire ? Les alliés avaient fixé au 10 août le terme rigoureux des négociations ; mais il avait été expressément convenu que les hostilités ne recommenceraient que six jours après, c’est-à-dire le 17. L’armistice se prolongeait donc de fait jusqu’au 16 au soir. L’Autriche était plus que jamais maîtresse de la situation ; elle tenait dans sa main la paix et la guerre. Si elle voulait la paix avec autant de sincérité qu’elle affectait de le dire, elle avait un moyen certain de l’imposer aux alliés : c’était de se jeter au-devant d’eux, de leur montrer Napoléon prêt à tout céder et ne cherchant plus qu’à sauver son honneur. Si l’empereur François prenait cette attitude à la fois nette, ferme, conciliatrice, il n’y avait aucun doute qu’il commanderait la paix. Ainsi raisonnait Napoléon. En conséquence il envoya au duc de Vicence deux contre-projets. Dans le premier, peu sérieux, mis en avant seulement pour ouvrir les voies et ménager un accueil favorable au second, il offrait d’indemniser le roi de Saxe de la perte du duché de Varsovie au moyen de la cession du territoire qui appartenait à la Prusse sur la rive gauche de l’Oder, y compris les places de Stettin, de Custrin, de Glogau. Berlin se trouvait ainsi en dehors de la nouvelle délimitation prussienne et était donné à la Saxe.

M. de Caulaincourt ne devait communiquer le second contre-projet qu’après avoir vainement tenté de faire accepter le premier. Voici le texte de ce second contre-projet :

« Art. 1er. Il n’y aura plus de duché de Varsovie ; il sera disposé des territoires qui lui appartiennent entre l’Autriche, la Prusse et la Russie dans les proportions dont il sera ultérieurement convenu.

« Art. 2. La ville de Dantzig sera érigée en ville libre.

« Art. 3. Le roi de Saxe sera indemnisé de la perte du duché de Varsovie au moyen de la cession qui lui sera faite des territoires autrichiens et prussiens enclavés dans le royaume et d’une rectification de frontières, laquelle procurera à la Saxe un territoire de 500,000 âmes pris dans la Silésie autrichienne et la Prusse.

« Art. 4. Les provinces illyriennes seront cédées à l’Autriche depuis les frontières actuelles jusqu’à une ligne tirée de la frontière de la Carinthie jusqu’au golfe de Quarnero. Dans cette ligne ne se trouvent compris ni l’Istrie, ni Trieste, ni le comté de Gorice, ni Villach, parce que céder l’Istrie ce serait céder Venise ; — Trieste, s’exposer à des discussions perpétuelles d’autorité ; — Gorice, parce que la possession de l’une rend indispensable la possession de l’autre ; — Villach, parce que, sans Villach, le Tyrol est compromis et nos communications interrompues. »


L’intégrité des états de sa majesté le roi de Danemark serait garantie.

La transaction resterait secrète. Quant à Hanovre, à Hambourg, à Lubeck et au protectorat de la confédération du Rhin, c’étaient là, écrivait le duc de Bassano, des questions qui ne pouvaient être traitées sérieusement aujourd’hui. La renonciation à ces territoires comme au protectorat serait une condition déshonorante pour sa majesté ; le protectorat était un fait qui tenait au fond même des choses.

La journée et la nuit du 9 août avaient été consacrées à la rédaction des deux contre-projets, en sorte que malgré toute la diligence possible ils ne purent être expédiés que dans la nuit du 10 au 11 août, c’est-à-dire après l’heure fatale où avait expiré l’armistice.

Le jour même où les deux projets furent expédiés de Dresde, M. de Metternich demanda au duc de Vicence s’il aurait une réponse le soir. Le duc répondit : « Vous avez pris quarante-huit heures pour produire vos conditions ; vous devez nous en laisser autant pour répondre. » M. de Metternich répliqua que ce n’était pas la faute de l’Autriche si l’on avait tant tardé, et qu’elle ne pouvait rien changer au délai convenu. Impatiens d’arriver au terme de l’armistice, les alliés voudraient hâter la marche du temps. Le 10 à minuit, leurs plénipotentiaires signifient à M. de Metternich que, l’armistice étant écoulé, leurs pleins pouvoirs sont expirés et que le congrès est dissous. L’Autriche est mise en demeure d’exécuter sans le moindre délai le pacte juré à Reichenbach. L’Autriche obéit. Des feux, signaux convenus d’avance, sont allumés sur les montagnes qui séparent Prague de Trachenberg. L’armée russe, sous les ordres de Barclay de Tolly, lève ses camps et fait irruption en Bohême.

C’est le 11 seulement dans la matinée que le duc de Vicence put communiquer à M. de Metternich d’abord le premier contre-projet, que le ministre autrichien ne daigna même pas discuter, puis le second, qui devint l’objet d’un débat sérieux. M. de Metternich s’étonna de notre prétention de conserver Hambourg et Lubeck, et de retenir Trieste. « L’empereur Napoléon » dit-il au duc de Vicence, sait bien qu’il n’y a de port qu’à Trieste, que Fiume n’en est pas un que c’est par conséquent Trieste qu’il nous faut, non pour menacer personne, mais pour vivre. » Du reste il déclara que la situation de l’Autriche était changée depuis quelques heures, qu’hier encore elle était médiatrice, qu’aujourd’hui elle né l’était plus, qu’elle ne pouvait plus se prêter à des ouvertures qui ne seraient pas adressées en même temps aux trois cours, mais que l’empereur d’Autriche n’en persisterait pas moins à soutenir avec le plus grand zèle la cause de la paix, que l’empereur Alexandre serait le 15 à Prague, et que l’on pourrait traiter directement avec ce souverain.

Ne sachant s’il devait rester à Prague ou partir, M. de Caulaincourt demanda le 11 de nouvelles instructions, et surtout des pouvoirs en règle ; il ne cacha pas à l’empereur que sur certains points l’Autriche serait inflexible. « Elle voudra absolument Trieste. Jamais nous n’obtiendrons qu’elle donne la moindre indemnité à la Saxe-Hambourg et Lubeck seront une grave difficulté. » Le 12, il annonça qu’il ne désespérait encore de rien ; mais en même temps il conjura l’empereur de ne pas insister sur des points secondaires tels que Trieste. Il ajouta que l’empereur François était soupçonneux, et lui supposait l’intention de rester à Prague pour y attendre l’empereur Alexandre et ouvrir avec ce souverain une négociation séparée. Toute la crainte du duc de Vicence était que l’empereur d’Autriche, de peur d’être pris au dépourvu, ne précipitât les événemens. L’empereur reçut cette dépêche dans la journée du 13, et il prit aussitôt ses dernières décisions. Le duc de Bassano écrivit sous sa dictée au duc de Vicence :


« Nous refusons Trieste, parce que Trieste, c’est l’Istrie, et l’Istrie pour nous ne veut pas dire l’Istrie, mais Venise. Il est de l’honneur de la France d’exiger des indemnités convenables pour le roi de Saxe. Nous demandons qu’il ne soit question ni de Hambourg ni de Lubeck. Vous pouvez donner communication à M. de Metternich de l’ultimatum de sa majesté. Nous vous envoyons les pouvoirs nécessaires pour tout signer en deux heures. C’est à l’Autriche maintenant à proposer nos conditions à ses alliés. S’ils les acceptent, vous traiterez par le canal de l’Autriche. Nous aimons mieux qu’elle négocie pour nous, étant en guerre avec nous, qu’en qualité de médiatrice ; Cela est plus honorable pour elle comme pour nous. Si elle rejette notre ultimatum, il faudra en conclure, ou qu’elle ne sera pas d’accord avec nous sur le fond, ou bien qu’elle n’aura pas convaincu ses alliés. Dans ce dernier cas, il sera évident que si vous aviez proposé vous-même ces conditions, vous n’auriez pas réussi davantage à les faire accepter. En résumé, tout dépend de l’Autriche. Il faut que tout passe par ses mains ; nous ne pouvons faire des propositions patentes à des gens qui viennent de rompre avec éclat la négociation sans avoir voulu seulement nous entendre.

« Dès que vous vous serez assuré qu’il ne reste aucune chance de s’arranger, vous partirez tout de suite ; sa majesté ne veut pas, monsieur le duc, que vous serviez à orner le triomphe de l’empereur Alexandre à Prague. Vous quitterez cette ville avant son arrivée.

« Du reste, sa majesté est décidée à ne point se prêter à une prolongation d’armistice, et elle est disposée à la guerre plus que l’Autriche. Elle souhaite que vous partiez bien du principe que nous ne sommes pas fâchés que cette puissance se soit mise en état de guerre avec nous. La secrète joie qu’éprouve sa majesté dans une situation digne de son génie n’a point échappé à la pénétration de M. de Bubna. Il sait que nous ayons pour nous l’avantage que donne la possession de toutes les pièces de l’échiquier. Il reconnaît avec toute l’Europe que nous avons pour nous toutes les puissances du génie. Sa majesté, qui se fie à la Providence, entrevoit les grands desseins qu’elle a fondés sur elle. Ses plans sont arrêtés. Elle ne voit partout autour d’elle que des motifs de confiance. »


Ainsi l’empereur Napoléon restituait toutes les provinces illyriennes, à l’exception de Trieste. Il maintenait le principe d’une indemnité en faveur du roi de Saxe, mais sans désigner les territoires qui devraient la constituer ; il entendait conserver Lubeck et Hambourg, mais rendait tous les autres territoires qui composaient la 32e division militaire. Il renonçait à la confédération du Rhin ; enfin il n’insistait plus sur la garantie de l’intégrité du royaume de Danemark. C’étaient là de très larges concessions. Tous les points essentiels, sauf Trieste et Hambourg, étaient accordés. Néanmoins les nouvelles instructions contenues dans la dépêche du 13 ne répondaient qu’imparfaitement aux prières adressées à son souverain par le duc de Vicence. Celui-ci se persuadait que la paix du monde dépendait de notre renonciation à la possession de Trieste et de Hambourg. Voici ce qu’il écrivait le 14 à minuit au duc de Bassano : « . Je vous avoue que j’espérais plus de latitude ; quand on veut une chose, il faut vouloir les moyens de la faire ; j’espère une autre dépêche cette nuit ; si je n’ai rien de plus pour aller chez M. de Metternich, j’espère peu : j’aurai tout le désagrément et ne serai cependant pas en faute. Je vous parle, monsieur le duc, comme si nous habitions la même ville. Que de larmes la journée de demain peut essuyer ou faire verser ! »

Exalté par l’espoir que rien n’était encore perdu, et qu’en accordant immédiatement tout ce qu’exigeait l’Autriche la paix était possible encore, M. de Caulaincourt résolut de tenter un dernier et suprême effort, et dans la nuit même du 14 au 15 il adressa à son souverain la lettre suivante : « Pesez dans ce moment, sire, les intérêts véritables de la France, ceux de votre dynastie, ceux enfin d’une sage politique. Mettez-les dans la même balance que ceux de la gloire des combats avec ses chances, et votre majesté fera la paix. Daignez vous convaincre, sire, que cette guerre ne ressemble pas aux précédentes. Chacun a vu les fautes et, qui plus est, calculé les risques du parti qu’il a pris. L’Autriche, que je nomme encore, n’a pas préparé l’évacuation de ses archives de Vienne et fait d’autres préparatifs sans avoir prévu des revers dans cette lutte générale. La Russie ne court plus aucun risque ; elle combat chez les autres. La Prusse est engagée pour elle et malgré elle. Il y va de la vie. Quant à l’Allemagne, elle suivra l’Autriche, qui sait trop que sa cause sera sans appel, si le signal est une fois donné. L’Angleterre se défend en Espagne, mais au premier coup de canon elle commandera partout, et votre majesté ne sera pas partout. Si ses armées ont le moindre revers, si même ses batailles sont comme les dernières, sans de grands résultats, qui peut prévoir les conséquences de cette réaction générale et assigner un terme à cette coalition ?

« Confondez vos ennemis, sire ; déjouez leurs projets ; faites la paix, ne fût-ce que pour laisser passer l’orage. Elle calmera les têtes, et on ne trouvera plus dans l’avenir les mêmes moyens de les exalter. L’honneur français n’a aucun sacrifice à faire, puisqu’on ne demande rien à la France… La France, le monde vous demandent la paix. Celle proposée vous servira mieux que la plus heureuse guerre. Daignez, sire, écouter ce vœu de paix, et permettez à un bon Français, à un homme qui aime votre véritable gloire autant que sa patrie, de vous le répéter. »

Le courrier chargé d’apporter au duc de Vicence ses pleins pouvoirs arriva à Prague le 15, à une heure du matin. À ces pleins pouvoirs était jointe une nouvelle lettre du duc de Bassano, qui contenait le dernier mot de Napoléon : l’empereur concédait tout ce que lui demandait l’Autriche. « A quelques difficultés près qui n’ont point d’importance, dit M. de Metternich au duc de licence le 15, les propositions faites aujourd’hui par la France auraient fait la paix le 10, parce qu’alors l’Autriche aurait mis tout le poids de sa puissance contre les alliés, s’ils ne les avaient pas acceptées. Je vous le répète, le 10, l’empereur Napoléon donnait la paix au monde. Ce n’est pas une paix autrichienne que nous pouvons faire ; il ne s’agit pas de nos intérêts personnels, mais de ceux de l’Europe entière. Notre marche a été droite, loyale et raisonnée. Aujourd’hui nous avons 150,000 Russes chez nous, et nous avons des engagemens avec eux. Les Russes et les Prussiens ont fait un traité avec la Suède, ils ont des engagemens avec l’Angleterre. Nous n’en avons pas encore avec ces deux puissances, et le 10, je vous le répète, nous n’en avions avec personne. Ce n’est pas notre faute si vous n’avez pas voulu parler quand nous vous en sollicitions. L’empereur d’Autriche n’a jamais voulu commander la paix ; il n’a voulu que la rendre praticable en mettant dans la balance tous ses moyens, afin d’appuyer le parti le plus modéré. »

M. de Metternich promit de porter à la connaissance de l’empereur de Russie et du roi de Prusse les dernières propositions de l’empereur Napoléon ; mais il ne cacha pas que cette démarche le plaçait dans la situation la plus délicate. Il dit que plus son gouvernement désirait la paix, plus il était obligé de garder de ménagemens vis-à-vis de ses alliés ; qu’ils le croyaient tout à fait Français dans cette question, et qu’il n’existait qu’un moyen d’arriver à la pacification, c’était d’avoir l’air de gens qui n’ont pas voulu écouter avant de s’être concertés avec leurs alliés.

Cependant l’empereur Alexandre venait d’arriver à Prague, et le roi de Prusse devait s’y rendre de son côté dans peu de jours. Le duc de Vicence se retira au château de Kœnigsaal, situé à une petite distance de la ville, et y attendit le résultat des communications de M. de Metternich. Le 16 août, ce ministre informa le duc de Vicence que les souverains de Russie et de Prusse n’avaient point trouvé dans les dernières propositions faites par l’empereur Napoléon les moyens d’atteindre le grand but qu’ils poursuivaient, et les jugeaient en conséquence inadmissibles. Cette déclaration mettait fin à la mission du duc de Vicence, qui partit le 16 pour retourner à Dresde ; elle apprenait à ceux qui s’étaient nourris d’illusions pacifiques que pendant toute la durée de l’armistice la Russie et la Prusse n’avaient point concouru sérieusement un seul jour à l’œuvre de la pacification, et que l’Autriche elle-même avait fini par embrasser le parti de la guerre. C’en était fait : les négociations étaient rompues, et elles l’étaient surtout par la volonté du médiateur et des alliés. On sait quelles en furent les conséquences : la rupture des négociations de Prague entraîna l’effroyable guerre qui pendant huit mois a couvert la France de sang et de ruines, qui l’a livrée, vaincue et mutilée, aux implacables vengeances de l’Europe coalisée.


ARMAND LEFEBVRE.

  1. Dépôt de la guerre.
  2. Rapport du chef d’état-major du 11e corps. (Dépôt de la guerre.)
  3. Histoire des deux Campagnes de Saxe en 1813, par M. le général baron Pelet.
  4. Dépôt des archives des affaires étrangères.
  5. Lettre de l’empereur au major-général. (Dépôt de la guerre.)
  6. Rapport du général Lauriston, commandant du 5e corps. (Dépôt de la guerre.)