Sophonisbe (Corneille)/Acte IV

Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Charles Marty-LaveauxHachettetome VI (p. 519-535).
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ACTE IV.



Scène PREMIÈRE.

SYPHAX, LÉPIDE.
LÉPIDE.

Lélius est dans Cyrthe, et s’en est rendu maître :
Bientôt dans ce palais vous le verrez paroître ;
1135Et si vous espérez que parmi vos malheurs
Sa présence ait de quoi soulager vos douleurs,
Vous n’avez avec moi qu’à l’attendre au passage.

SYPHAX.

Lépide, que dit-il touchant ce mariage ?
En rompra-t-il les nœuds ? en sera-t-il d’accord ?
1140Fera-t-il mon rival arbitre de mon sort ?

LÉPIDE.

Je ne vous réponds point que sur cette matière
Il veuille vous ouvrir son âme toute entière ;
Mais vous pouvez juger que puisqu’il vient ici,
Cet hymen comme à vous lui donne du souci.
1145Sachez-le de lui-même : il entre, et vous regarde.


Scène II.

LÉLIUS, SYPHAX, LÉPIDE.
LÉLIUS.

Détachez-lui ces fers[1], il suffit qu’on le garde.
Prince, je vous ai vu tantôt comme ennemi,
Et vous vois maintenant comme ancien[2] ami[3].
Le fameux Scipion, de qui vous fûtes l’hôte,
1150Ne s’offensera point des fers que je vous ôte,
Et feroit encor plus, s’il nous étoit permis
De vous remettre au rang de nos plus chers amis.

SYPHAX.

Ah ! ne rejetez point dans ma triste mémoire
Le cuisant souvenir de l’excès de ma gloire ;
1155Et ne reprochez point à mon cœur désolé,
À force de bontés, ce qu’il a violé.
Je fus l’ami de Rome, et de ce grand courage
Qu’opposent nos destins aux destins de Carthage :
Toutes deux, et ce fut le plus beau de mes jours,
1160Par leurs plus grands héros briguèrent mon secours[4].

J’eus des yeux assez bons pour remplir votre attente ;
Mais que sert un bon choix dans une âme inconstante ?
Et que peuvent les droits de l’hospitalité
Sur un cœur si facile à l’infidélité ?
1165J’en suis assez puni par un revers si rude,
Seigneur, sans m’accabler de mon ingratitude.
Il suffit des malheurs qu’on voit fondre sur moi,
Sans me convaincre encor d’avoir manqué de foi,
Et me faire avouer que le sort qui m’opprime,
1170Pour cruel qu’il me soit, rend justice à mon crime[5].

LÉLIUS.

Je ne vous parle aussi qu’avec cette pitié
Que nous laisse pour vous un reste d’amitié :
Elle n’est pas éteinte, et toutes vos défaites
Ont rempli nos succès d’amertumes secrètes.
1175Nous ne saurions voir même aujourd’hui qu’à regret
Ce gouffre de[6] malheurs que vous vous êtes fait.
Le ciel m’en est témoin, et vos propres murailles,
Qui nous voyoient enflés du gain de deux batailles,
Ont vu cette amitié porter tous nos souhaits
1180À regagner la vôtre, et vous rendre la paix.
Par quel motif de haine obstinée à vous nuire
Nous avez-vous forcés vous-même à vous détruire ?
Quel astre, de votre heur et du nôtre jaloux,
Vous a précipité jusqu’à rompre avec nous[7] ?

SYPHAX.

1185Pourrez-vous pardonner, Seigneur, à ma vieillesse,

Si je vous fais l’aveu de toute sa foiblesse ?
Lorsque je vous aimai, j’étois maître de moi ;
Et tant que je le fus, je vous gardai ma foi ;
Mais dès que Sophonisbe avec son hyménée
1190S’empara de mon âme et de ma destinée,
Je suivis de ses yeux le pouvoir absolu,
Et n’ai voulu depuis que ce qu’elle a voulu.
Que c’est un imbécile et sévère esclavage
Que celui d’un époux sur le penchant de l’âge,
1195Quand sous un front ridé qu’on a droit de haïr
Il croit se faire aimer à force d’obéir !
De ce mourant amour les ardeurs ramassées
Jettent un feu plus vif dans nos veines glacées,
Et pensent racheter l’horreur des cheveux gris
1200Par le présent d’un cœur au dernier point soumis.
Sophonisbe par là devint ma souveraine,
Régla mes amitiés, disposa de ma haine,
M’anima de sa rage, et versa dans mon sein
De toutes ses fureurs l’implacable dessein.
1205Sous ces dehors charmants qui paroient son visage,
C’étoit une Alecton[8] que déchaînoit Carthage :
Elle avoit tout mon cœur, Carthage tout le sien ;
Hors de ses intérêts, elle n’écoutoit rien ;
Et malgré cette paix que vous m’avez offerte,
1210Elle a voulu pour eux me livrer à ma perte.
Vous voyez son ouvrage[9] en ma captivité,
Voyez-en un plus rare en sa déloyauté.
Vous trouverez, Seigneur, cette même furie
Qui seule m’a perdu pour l’avoir trop chérie ;
1215Vous la trouverez, dis-je, au lit d’un autre roi,
Qu’elle saura séduire et perdre comme moi.

Si vous ne le savez, c’est votre Massinisse,
Qui croit par cet hymen se bien faire justice,
Et que l’infâme vol d’une telle moitié
1220Le venge pleinement de notre inimitié ;
Mais pour peu de pouvoir qu’elle ait sur son courage,
Ce vainqueur avec elle épousera Carthage ;
L’air qu’un si cher objet se plaît à respirer
A des charmes trop forts pour n’y pas attirer :
1225Dans ce dernier malheur, c’est ce qui me console.
Je lui cède avec joie un poison qu’il me vole[10],
Et ne vois point de don si propre à m’acquitter
De tout ce que ma haine ose lui souhaiter[11].

LÉLIUS.

Je connois Massinisse, et ne vois rien à craindre
1230D’un amour que lui-même il prendra soin d’éteindre :
Il en sait l’importance ; et quoi qu’il ait osé,
Si l’hymen fut trop prompt, le divorce est aisé.
Sophonisbe envers vous l’ayant mis en usage,
Le recevra de lui sans changer de visage,
1235Et ne se promet pas de ce nouvel époux
Plus d’amour ou de foi qu’elle n’en eut pour vous.
Vous, puisque cet hymen satisfait votre haine,
De ce qui le suivra ne soyez point en peine,
Et sans en augurer pour nous ni bien ni mal,
1240Attendez sans souci la perte d’un rival,
Et laissez-nous celui de voir quel avantage
Pourroit avec le temps en recevoir Carthage.

SYPHAX.

Seigneur, s’il est permis de parler aux vaincus,

Souffrez encore un mot, et je ne parle plus.
1245Massinisse de soi pourroit fort peu de chose :
Il n’a qu’un camp volant dont le hasard dispose ;
Mais joint à vos Romains, joint aux Carthaginois,
Il met dans la balance un redoutable poids,
Et par ma chute enfin sa fortune enhardie
1250Va traîner après lui toute la Numidie.
Je le hais fortement, mais non pas à l’égal
Des murs que ma perfide eut pour séjour natal.
Le déplaisir de voir que ma ruine en vienne,
Craint qu’ils ne durent trop, s’il faut qu’il les soutienne.
1255Puisse-t-il, ce rival, périr, dès aujourd’hui !
Mais puissé-je les voir trébucher avant lui !
Prévenez donc, Seigneur, l’appui qu’on leur prépare ;
Vengez-moi de Carthage avant qu’il se déclare ;
Pressez en ma faveur votre propre courroux,
1260Et gardez jusque-là Massinisse pour vous.
Je n’ai plus rien à dire, et vous en laisse faire.

LÉLIUS.

Nous saurons profiter d’un avis salutaire[12].
Allez m’attendre au camp : je vous suivrai de près.
Je dois ici l’oreille à d’autres intérêts ;
Et ceux de Massinisse…

SYPHAX.

1265Et ceux de Massinisse…Il osera vous dire…

LÉLIUS.

Ce que vous m’avez dit, Seigneur, vous doit suffire.
Encore un coup, allez, sans vous inquiéter ;
Ce n’est pas devant vous que je dois l’écouter.


Scène III.

LÉLIUS, MASSINISSE, MÉZÉTULLE.
MASSINISSE.

L’avez-vous commandé, Seigneur, qu’en ma présence
1270Vos tribuns vers la Reine usent de violence[13] ?

LÉLIUS.

Leur ordre est d’emmener au camp les prisonniers ;
Et comme elle et Syphax s’en trouvent les premiers,
Ils ont suivi cet ordre en commençant par elle.
Mais par quel intérêt prenez-vous sa querelle[14] ?

MASSINISSE.

1275Syphax vous l’aura dit, puisqu’il sort d’avec vous.
Seigneur, elle a reçu son véritable époux ;
Et j’ai repris sa foi par force violée
Sur un usurpateur qui me l’avoit volée.
Son père et son amour m’en avoient fait le don.

LÉLIUS.

Ce don pour tout effet n’eut qu’un lâche abandon.
Dès que Syphax parut, cet amour sans puissance…

MASSINISSE.

J’étois lors en Espagne, et durant mon absence
Carthage la força d’accepter ce parti[15] ;
Mais à présent Carthage en a le démenti.
1285En reprenant mon bien j’ai détruit son ouvrage,
Et vous fais dès ici triompher de Carthage.

LÉLIUS.

Commencer avant nous un triomphe si haut,
Seigneur, c’est la braver un peu plus qu’il ne faut,
Et mettre entre elle et Rome une étrange balance,
1290Que de confondre ainsi l’une et l’autre alliance,
Notre ami tout ensemble et gendre d’Asdrubal.
Croyez-moi, ces deux noms s’accordent assez mal ;
Et quelque grand dessein que puisse être le vôtre,
Vous ne pourrez longtemps conserver l’un et l’autre.
1295Ne vous figurez point qu’une telle moitié
Soit jamais compatible avec notre amitié,
Ni que nous attendions que le même artifice
Qui nous ôta Syphax nous vole Massinisse.
Nous aimons nos amis, et même en dépit d’eux
1300Nous savons les tirer de ces pas dangereux.
Ne nous[16] forcez à rien qui vous puisse déplaire.

MASSINISSE.

Ne m’ordonnez donc rien que je ne puisse faire ;
Et montrez cette ardeur de servir vos amis,
À tenir hautement ce qu’on leur a promis.
1305Du consul et de vous j’ai la parole expresse ;
Et ce grand jour a fait que tout obstacle cesse.

Tout ce qui m’appartint[17] me doit être rendu.

LÉLIUS.

Et par où cet espoir vous est-il défendu ?

MASSINISSE.

Quel ridicule espoir en garderait mon âme,
1310Si votre dureté me refuse ma femme ?
Est-il rien plus à moi, rien moins à balancer ?
Et du reste par là que me faut-il penser[18] ?
Puis-je faire aucun fond sur la foi qu’on me donne,
Et traité comme esclave, attendre ma couronne ?

LÉLIUS.

1315Nous en avons ici les ordres du sénat,
Et même de Syphax il y joint tout l’État ;
Mais nous n’en avons point touchant cette captive :
Syphax est son époux, il faut qu’elle le suive.

MASSINISSE.

Syphax est son époux ! et que suis-je, Seigneur ?

LÉLIUS.

1320Consultez la raison plutôt que votre cœur ;
Et voyant mon devoir, souffrez que je le fasse.

MASSINISSE.

Chargez, chargez-moi donc de vos fers en sa place :

Au lieu d’un conquérant par vos mains couronné,
Tramez à votre Rome un vainqueur enchaîné.
1325Je suis à Sophonisbe, et mon amour fidèle
Dédaigne et diadème et liberté sans elle ;
Je ne veux ni régner, ni vivre qu’en ses bras :
Non, je ne veux…

LÉLIUS.

Non, je ne veux…Seigneur, ne vous emportez pas.

MASSINISSE.

Résolus à ma perte, hélas ! que vous importe
1330Si ma juste douleur se retient ou s’emporte ?
Mes pleurs et mes soupirs vous fléchiront-ils mieux ?
Et faut-il à genoux vous parler comme aux Dieux ?
Que j’ai mal employé mon sang et mes services,
Quand je les ai prêtés à vos astres propices,
1335Si j’ai pu tant de fois hâter votre destin,
Sans pouvoir mériter cette part au butin !

LÉLIUS.

Si vous avez, Seigneur, hâté notre fortune,
Je veux bien que la proie entre nous soit commune ;
Mais pour la partager, est-ce à vous de choisir ?
1340Est-ce avant notre aveu qu’il vous en faut saisir ?

MASSINISSE.

Ah ! si vous aviez fait la moindre expérience
De ce qu’un digne amour donne d’impatience,
Vous sauriez… Mais pourquoi n’en auriez-vous pas fait ?
Pour aimer à notre âge en est-on moins parfait ?
1345Les héros des Romains ne sont-ils jamais hommes[19] ?
Leur Mars a tant de fois été ce que nous sommes,
Et le maître des Dieux, des rois et des amants,

En ma place auroit eu mêmes empressements.
J’aimois, on l’agréoit, j’étois ici le maître ;
1350Vous m’aimiez, ou du moins vous le faisiez paroître.
L’amour en cet état daigne-t-il hésiter,
Faute d’un mot d’aveu dont il n’ose douter ?
Voir son bien en sa main et ne le point reprendre,
Seigneur, c’est un respect bien difficile à rendre.
1355Un roi se souvient-il en des moments si doux
Qu’il a dans votre camp des maîtres parmi vous ?
Je l’ai dû toutefois, et je m’en tiens coupable.
Ce crime est-il si grand qu’il soit irréparable ?
Et sans considérer mes services passés,
1360Sans excuser l’amour par qui nos cœurs forcés…

LÉLIUS.

Vous parlez tant d’amour, qu’il faut que je confesse
Que j’ai honte pour vous de voir tant de foiblesse.
N’alléguez point les Dieux : si l’on voit quelquefois
Leur flamme s’emporter en faveur de leur choix,
1365Ce n’est qu’à leurs pareils à suivre leurs exemples ;
Et vous ferez comme eux quand vous aurez des temples :
Comme ils sont dans leur ciel[20] au-dessus du danger,
Ils n’ont là rien à craindre et rien à ménager[21].
Du reste je sais bien que souvent il arrive
1370Qu’un vainqueur s’adoucit auprès de sa captive.
Les droits de la victoire ont quelque liberté
Qui ne sauroit déplaire à notre âge indompté ;
Mais quand à cette ardeur un monarque défère,
Il s’en fait un plaisir et non pas une affaire ;
1375Il repousse l’amour comme un lâche attentat,
Dès qu’il veut prévaloir sur la raison d’État ;
Et son cœur, au-dessus de ces basses amorces,

Laisse à cette raison toujours toutes ses forces.
Quand l’amour avec elle a de quoi s’accorder,
1380Tout est beau, tout succède, on n’a qu’à demander ;
Mais pour peu qu’elle en soit ou doive être alarmée,
Son feu qu’elle dédit doit tourner en fumée.
Je vous en parle en vain : cet amour décevant
Dans votre cœur surpris a passé trop avant ;
1385Vos feux vous plaisent trop pour les vouloir éteindre ;
Et tout ce que je puis, Seigneur, c’est de vous plaindre.

MASSINISSE.

Me plaindre tout ensemble et me tyranniser !

LÉLIUS.

Vous l’avouerez un jour, c’est vous favoriser.

MASSINISSE.

Quelle faveur, grands Dieux ! qui tient lieu de supplice !

LÉLIUS.

1390Quand vous serez à vous, vous lui ferez justice.

MASSINISSE.

Ah ! que cette justice est dure à concevoir !

LÉLIUS.

Je la conçois[22] assez pour suivre mon devoir.


Scène II.

LÉLIUS, MASSINISSE, MÉZÉTULLE, ALBIN.
ALBIN.

Scipion vient, Seigneur, d’arriver dans vos tentes,
Ravi du grand succès qui prévient ses attentes ;
1395Et ne vous croyant pas maître en si peu de jours,
Il vous venoit lui-même amener du secours,
Tandis que le blocus laissé devant Utique

Répond de cette place à notre république[23].
Il me donne ordre exprès de vous en avertir.

LÉLIUS[24].

1400Allez à votre hymen le faire consentir ;
Allez le voir sans moi : je l’en laisse seul juge.

MASSINISSE.

Oui, contre vos rigueurs il sera mon refuge,
Et j’en rapporterai d’autres ordres pour vous.

LÉLIUS.

Je les suivrai, Seigneur, sans en être jaloux.

MASSINISSE.

1405Mais avant mon retour si l’on saisit la Reine…

LÉLIUS.

J’en réponds jusque-là, n’en soyez point en peine.
Qu’on la fasse venir. Vous pouvez lui parler,
Pour prendre ses conseils, et pour la consoler[25].
Gardes, que sans témoins on le laisse avec elle.
1410Vous, pour dernier avis d’une amitié fidèle,
Perdez fort peu de temps en ce doux entretien,
Et jusques au retour ne vous vantez de rien.


Scène V.

MASSINISSE, SOPHONISBE, MÉZÉTULLE, HERMINIE.
MASSINISSE.

Voyez-la donc, Seigneur, voyez tout son mérite,

Voyez s’il est aisé qu’un héros… Il me quitte,
1415Et d’un premier éclat le barbare alarmé
N’ose exposer son cœur aux yeux qui m’ont charmé.
Il veut être inflexible, et craint de ne plus l’être,
Pour peu qu’il se permît de voir et de connoître.
Allons, allons, Madame, essayer aujourd’hui
1420Sur le grand Scipion ce qu’il a craint pour lui.
Il vient d’entrer au camp ; venez-y par vos charmes
Appuyer mes soupirs et secourir mes larmes ;
Et que ces mêmes yeux qui m’ont fait tout oser,
Si j’en suis criminel, servent à m’excuser.
1425Puissent-ils, et sur l’heure, avoir là tant de force,
Que pour prendre ma place il m’ordonne un divorce,
Qu’il veuille conserver mon bien en me l’ôtant !
J’en mourrai[26] de douleur, mais je mourrai content.
Mon amour, pour vous faire un destin si propice,
1430Se prépare avec joie à ce grand sacrifice.
Si c’est vous bien servir, l’honneur m’en suffira ;
Et si c’est mal aimer, mon bras m’en punira.

SOPHONISBE.

Le trouble de vos sens, dont vous n’êtes plus maître,
Vous a fait oublier, Seigneur, à me connoître.
1435Quoi ? j’irois mendier jusqu’au camp des Romains
La pitié de leur chef qui m’auroit en ses mains ?
J’irois déshonorer, par un honteux hommage,
Le trône où j’ai pris place, et le sang de Carthage ;
Et l’on verroit gémir la fille d’Asdrubal
1440Aux pieds de l’ennemi pour eux le plus fatal ?
Je ne sais si mes yeux auroient là tant de force,
Qu’en sa faveur sur l’heure il pressât un divorce ;
Mais je ne me vois pas en état d’obéir,
S’il osoit jusque-là cesser de me haïr.

1445La vieille antipathie entre Rome et Carthage
N’est pas prête à finir par un tel assemblage.
Ne vous préparez point à rien sacrifier
À l’honneur qu’il auroit de vous justifier.
Pour effet de vos feux et de votre parole,
1450Je ne veux qu’éviter l’aspect du Capitole ;
Que ce soit par l’hymen ou par d’autres moyens,
Que je vive avec vous ou chez nos citoyens[27],
La chose m’est égale, et je vous tiendrai quitte,
Qu’on nous sépare ou non, pourvu que je l’évite.
1455Mon amour voudroit plus ; mais je règne sur lui,
Et n’ai changé d’époux que pour prendre un appui.
Vous m’avez demandé la faveur de ce titre
Pour soustraire mon sort à son injuste arbitre ;
Et puisqu’à m’affranchir il faut que j’aide un roi,
1460C’est là tout le secours que vous aurez de moi.
Ajoutez-y des pleurs, mêlez-y des bassesses,
Mais laissez-moi, de grâce, ignorer vos foiblesses ;
Et si vous souhaitez que l’effet m’en soit doux,
Ne me donnez point lieu d’en rougir après vous.
1465Je ne vous cèle point que je serois ravie
D’unir à vos destins les restes de ma vie ;
Mais si Rome en vous-même ose braver les rois,
S’il faut d’autres secours, laissez-les à mon choix :
J’en trouverai, Seigneur, et j’en sais qui peut-être
1470N’auront à redouter ni maîtresse ni maître ;
Mais mon amour préfère à cette sûreté
Le bien de vous devoir toute ma liberté.

MASSINISSE.

Ah ! si je vous pouvois offrir même assurance,
Que je serois heureux de cette préférence !

Syphax et Lélius pourront vous prévenir,
Si vous perdez ici le temps de l’obtenir.
Partez.

MASSINISSE.

Partez.M’enviez-vous le seul bien qu’à ma flamme
A souffert jusqu’ici la grandeur de votre âme ?
Madame, je vous laisse aux mains de Lélius.
1480Vous avez pu vous-même entendre ses refus ;
Et mon amour ne sait ce qu’il peut se promettre
De celles du consul, où je vais me remettre.
L’un et l’autre est Romain ; et peut-être en ce lieu
Ce peu que je vous dis est le dernier adieu.
1485Je ne vois rien de sûr que cette triste joie ;
Ne me l’enviez plus, souffrez que je vous voie ;
Souffrez que je vous parle, et vous puisse exprimer
Quelque part des malheurs où l’on peut m’abîmer,
Quelques informes traits de la secrète rage
1490Que déjà dans mon cœur forme leur sombre image ;
Non que je désespère : on m’aime ; mais, hélas !
On m’estime, on m’honore, et l’on ne me craint pas.
M’éloigner de vos yeux en cette incertitude,
Pour un cœur tout à vous c’est un tourment bien rude ;
1495Et si j’en ose croire un noir pressentiment,
C’est vous perdre à jamais que vous perdre un moment.
Madame, au nom des Dieux, rassurez mon courage :
Dites que vous m’aimez, j’en pourrai davantage ;
J’en deviendrai plus fort auprès de Scipion.
1500Montrez pour mon bonheur un peu de passion,
Montrez que votre flamme au même bien aspire :
Ne régnez plus sur elle, et laissez-lui me dire…

SOPHONISBE.

Allez, Seigneur, allez ; je vous aime en époux,
Et serois à mon tour aussi foible que vous.

MASSINISSE.

1505Faites, faites-moi voir cette illustre foiblesse :
Que ses douceurs…

SOPHONISBE.

Que ses douceurs…Ma gloire en est encor maîtresse.
Adieu. Ce qui m’échappe en faveur de vos feux
Est moins que je ne sens, et plus que je ne veux.

(Elle rentre.)
MÉZÉTULLE.

Douterez-vous encor, Seigneur, qu’elle vous aime ?

MASSINISSE.

1510Mézétulle, il est vrai, son amour est extrême ;
Mais cet extrême amour, au lieu de me flatter,
Ne sauroit me servir qu’à mieux me tourmenter ;
Ce qu’elle m’en fait voir redouble ma souffrance.
Reprenons toutefois un moment de constance ;
1515En faveur de sa flamme espérons jusqu’au bout,
Et pour tout obtenir allons hasarder tout.

FIN DU QUATRIEME ACTE.
  1. Thomas Corneille (1692) et Voltaire (1764) ont changé « ces fers » en « ses fers. »
  2. Voltaire, afin de ne compter ancien que pour un mot de deux syllabes, a ainsi changee ce vers dans son edition de 1764 :
    Et vous vois maintenant comme un ancien ami.
  3. Dans la piece du Trissin, c’est Scipion qui s’exprime ainsi :
    Levateli dattorno le catene,
    E menatelo al nostro allogiamento,
    Nè stia come prigion, ma come amigo.
    — Voyez l’Appendice II, p. 555.
  4. « Si les deux partis avoient, en immolant des victimes, cherché à obtenir la protection des dieux immortels, tous deux avoient également recherché l’amitié de Syphax. » Sicut ab diis immortalibus pars utraque hostiis mactandis pacem petisset, ita ab eo utrique pariter amicitiam petitam. (Tite Live, livre XXX, chapitre xiii.)
  5. Syphax « avouoit qu’il avoit failli et commis un acte de démence. » Peccasse quidem sese atque insanisse fatebatur. (Tite Live, livre XXX, chapitre xiii.) Voyez ci-après l’Appendice I, p. 552.
  6. L’edition de 1682 porte, par erreur : « Ce gouffre des malheurs. »
  7. « Scipion lui demandoit quels motifs l’avoient déterminé à repousser l’alliance de Rome et même à lui déclarer la guerre sans avoir été provoqué. » Quid sibi voluisset… qui non societatem solum abnuisset romanam, sed ultro bellum intulisset. (Tite Live, livre III, chapitre xiii.) Voyez ci-après l’Appendice I, p. 551 et 552.
  8. Dans Tite Live, deja l’endroit citee dans la note précédente, Syphax nomme Sophonisbe « furie et fléau, » furiam pestemque.
  9. On lit courage, pour ouvrage, dans l’édition de 1682.
  10. Nous lisons un vers à peu près semblable dans l’Adelaïde du Guesclin de Voltaire (acte III, scène iii) :
    Je lui cède avec joie un poison qu’il m’arrache.
  11. Voyez ci-après, dans l’Appendice I, p. 552, la fin du chapitre xiii du livre XXX de Tite Live.
  12. Var. Nous savons profiter d’un avis salutaire. (1663 et 66)
  13. « Lélius voulut d’abord arracher Sophonisbe du lit nuptial, pour l’envoyer à Scipion avec Syphax et les autres prisonniers. » (Tite Live, livre XXX, chapitre xii.) Voyez l’Appendice I, p. 551.
  14. Toute l’ordonnance de cette scène est imitée, mais fort librement, du Trissin. Voyez ci-après l’Appendice II, p. 554. Les vers qui précèdent sont ceux où Corneille s’est le plus rapproché de son modèle italien ; on en jugera par le passage suivant :
    mass. Non accade mandarvi la Regina.
    lel. Perche non deve anch’ella andar con loro ?
    mass. Perch’ella è donna ; e non è cosa honesta,
    Che vada mescolata infra soldati.
    lel. Sarebbe vano aver questo rispetto
    Andando, come andrà, con suo marito.
    . . . . . . . . . . . .
    lel. Che ingiuria vi facc’io, facendo quello
    Che si costuma far di gente presa ?
    mass. Costei non si dee porre infra i prigioni
    Per modo alcun, però ch’ella è mia moglie.
    lel. Com’esser può, ch’è moglie si siface ?
    mass. Voi dovete saper come fu prima
    Mia sposa, poi Siface me la tolse ;
    Hor col vostro favor l’haggio ritolta.
  15. Voyez ci-dessus, p. 465, et note 3.
  16. L’édition de 1682 donne, par erreur, ici vous pour nous, et deux vers plus loin mes pour vos.
  17. L’edition de 1682 et celles de 1692 et de Voltaire (1764) donnent appartient, au lieu de appartint.
  18. Dans la pièce du Trissin, Massinissa s’exprime ainsi :
    Ma dico nen ch’essendo vostro amico,
    Si com’io son, che non è ben negarmi
    La moglie, havendo a me donato un regno ;
    Che chi concede un beneficio grande
    E poi niega un minore, ei non s’accorge
    Che la primiera gratia offende, e guasta.
    Du reste, dans le démêlé de Scipion et de Massinisse, il exprime la même idée d’une facon qui se rapproche davantage du tour adopté par Corneille.
    M’havevate promesso di ridarmi
    Tutto quel se Siface m’occupava ;
    Ma se la moglie non mi sia renduta,
    Che più debb’ io sperar che mi si renda ?
    — Voyez encore ci-après l’Appendice II., p. 555.
  19. Corneille se rappelle ici le fameux vers de son Sertorius (acte IV, scène i, vers 1194) :
    Ah ! pour être Romain, je n’en suis pas moins homme.
  20. L’edition de 1692 a changee leur ciel en le ciel, et Voltaire a adoptee ce changement.
  21. Voyez ci-dessus la Notice, p. 454.
  22. Les éditions de 1682 et de 1692 portent, par erreur, connois, pour conçois.
  23. « Il (Scipion) laissa quelques troupes (devant Utique), pour continuer seulement les apparences d’un siége par terre et par mer, et marcha lui-même contre les ennemis avec l’élite de son armée. » (Tite Live, livre XXX, chapitre viii.)
  24. Voltaire (1764) met ici : lélius, à Massinisse.
  25. Var. Pour prendre ses conseils, ou pour la consoler. (1663-68)
  26. On lit : « Je mourrai, » dans l’édition de 1692.
  27. Dans les éditions de Thomas Corneille (1692) et de Voltaire (1764) : « chez vos citoyens. »