Sonyeuse/Soirs de Province/V

Bibliothèque-Charpentier (p. 131-140).

LOVE’S LABOURS LOST


À Henry Bauër.

FRAGMENT DE LETTRE

Les miroirs, par les jours abrégés de décembres,
Songent — telles les eaux captives — dans les chambres,
Et leur mélancolie a pour causes lointaines
Tant de visages doux fanés dans ces fontaines
Qui s’y voyaient naguère embellis du sourire.


Change le premier de ces vers et remplace décembres par novembres et tu auras devant toi, mon vieil Armand, la haute glace oblongue de la chambre que j’occupe ici chez Gabriel, aux Capucins, dans l’hospitalière et reposante demeure où sa femme et lui ont bien bien voulu me recueillir une vieille glace de Venise, presque effacée et si pâle dans son cadre terni, mais d’une eau si bizarrement verdâtre que je me crois penché au-dessus d’un étang toutes les fois que j’y regarde, et j’y regarde bien une cinquantaine de fois par jour dans cet étrange et blêmissant miroir : je ne sais quels grands yeux pâles et mornes m’y attirent, c’est comme un sourire du passé et (traite-moi de fou, si tu veux) mais je me suis déjà surpris les lèvres presqu’appuyées à sa froide surface comme s’il y avait là, enfermé, un front cher et charmant, au fond de ce cristal.

Pas encore guéri, l’ami Jacques, comme tu vois !

Ah ! mon pauvre ami, comment cette aventure, toute de sensualité et de caprice, m’est-elle ainsi tombée de la tête dans le cœur, et comment après six mois passés sur cette liaison puis-je me retrouver plus douloureusement épris et pris et possédé qu’au premier jour !… Dire que j’ai tout fait pour secouer cette folie entrée aujourd’hui dans ma peau comme un taon dans l’encolure d’un cheval, et dire que j’ai tout tenté et tout essayé, voyages, absences, infidélités, crapulerie même et distractions de toutes les sortes, sans pouvoir arracher cette image et ce souvenir de ma chair.

Pis, ma vieille chair de viveur de trente-quatre ans et plus a l’horreur aujourd’hui de tout ce qui n’est pas elle ; l’approche, l’haleine, le contact de toute autre femme m’emplissent de malaise, d’une véritable angoisse, et cette ridicule aventure a si bien tué le libertin en moi qu’elle a réveillé le cardiaque… Car tu sais, malgré l’ordonnance Potin, le séjour aux champs ne les a pas du tout, mais du tout supprimés, mes fameux troubles du cœur.

Te souviens-tu de ce que disait toujours ce grand farceur de Le Pilois, alors interne à l’Hôtel-Dieu, après m’avoir écouté respirer comme pour une très sérieuse auscultation : « Toi, je te permets la débauche, mais je te défends l’amour…, tu n’es pas organisé pour ça…, c’est-à-dire, tu es trop organisé ; monsieur est en vieux Saxe, gare les escrabouillures. »

L’escrabouillure y est, et en plein, aujourd’hui.

Si je te disais qu’il y a des minutes où, rien qu’en songeant à elle, je me sens à la fois si délicieusement triste et si douloureusement étreint, qu’il me semble que je vais passer, et, là, tout bêtement, mourir.

C’est atroce et c’est exquis, cette agonie autour d’un sexe, cette mort défaillante autour d’un souvenir.

Ainsi, le lendemain de mon arrivée ici, j’ai eu une heure d’une si mortelle angoisse, d’une détresse si profonde, que, pour rien au monde, je ne voudrais la revivre encore, et pourtant, cette heure, maintenant que j’en connais l’opprimante souffrance, je m’en voudrais de ne l’avoir pas vécue, et de toutes les forces de mon être, car avoir pu endurer cela, certes, c’est avoir aimé !

Il faut te dire que j’occupe aux Capucins une chambre bien faite pour les incurables convalescences ; une vaste chambre de la fin de l’autre siècle, tendue de haut en bas de bergeries violâtres sur le fond écru des toiles de Jouy ; un œil de bœuf s’ouvre en lucarne au-dessus de chaque porte et le feu flambant, au coin duquel je t’écris, pétille et charbonne entre des landiers de fer sur le foyer de briques d’une de ces hautes cheminées de jadis où on se rôtit les jambes et le ventre, tandis que les épaules y gèlent frissonnantes ; dans un angle, l’oblongue glace verdâtre au fond de laquelle un visage d’absente regarde et me sourit… ; mais le grand charme de cette chambre est dans ces deux fenêtres aux petits carreaux clairs dans leur étroit châssis, car ces deux fenêtres donnent sur l’horizon le plus mélancolique : un coin de parc en terrasses où rêve çà et là une rare statue ; le parc descend entre de longues avenues aux cimes défeuillées jusqu’au bord d’une route et de grandes pâtures, que borne au loin, bien loin, un vague rideau de bois !

Des bois et toujours des bois, des bois à perte de vue, des bois jaunes, mordorés par l’automne et rouillés par les pluies, ocres malades et violets grisâtres estompés de brume et fuyant, pareils à des fumées sur un ciel noyé d’eau, du laiteux terne et morne des vitres dépolies.

Aux carreaux le pianotement monotone, infini des averses.

Ô fins d’automnes, hivers, printemps trempés de boue
Endormeuses saisons, il faut que je vous loue
D’envelopper ainsi mon cœur et mon cerveau,
D’un linceul vaporeux et d’un vague tombeau.

Mais tu as lu Baudelaire et tu connais le reste… Or, me vois-tu la nuit même de mon arrivée ici, laissant mes volets intérieurs grands ouverts et les rideaux tirés, afin de mieux voir le petit jour se lever sur ce parc de brume et me griser tout à l’aise d’un opium de tristesse ; ah, cette aube de novembre sur ces futaies jaunies et ces prairies noyées sous l’ondée bruissante, et ma sensation d’isolement dans ce château perdu, dans ces bois délabrés, devant cette aube blême !

Je ne sais pourquoi, mon pauvre ami, j’ai eu l’affreux pressentiment que je ne la reverrai plus jamais, jamais plus, que c’était fini de nous aimer, fini les baisers et les longues étreintes et les subtils espoirs ! Il a passé dans l’air froid du matin comme une odeur de mort ! Oh ! ce que j’aurais donné pour l’avoir alors près de moi, dans ce lit solitaire et pour la sentir respirer longuement, la tête appuyée sur mon épaule, et son cœur battant contre mon cœur.

C’est de la folie, mais pris d’une peur, je me suis levé précipitamment pour pousser les volets aux fenêtres, pour ne plus voir ce couvercle de tombe, ce petit jour pluvieux, ce ciel pesant et gris, pour être dans de la nuit, m’enfoncer dans du noir, et me cachant la tête au creux de mes oreillers, je me suis recouché sanglotant de toutes mes forces, mais sanglotant comme un enfant, des vrais sanglots de gosse qui étouffe et râle au travers de ses larmes, redevenu gamin par la douleur.

Et durant toute cette belle crise, tu croiras ce que tu voudras, pas une minute le désir d’un baiser ou d’une plus intime caresse, rien que le besoin, mais un besoin presque physique, à crier d’angoisse, d’une longue et quasi-fraternelle étreinte, joue contre joue, cœur contre cœur !

Car c’est complet, cette silencieuse m’a rendu presque chaste ! C’est d’elle toute, bien plus que de sa chair, dont j’ai soif, de l’expression de ses yeux, du sourire un peu sévère de sa bouche, du refus même de cette bouche et de la ligne frêle de ses épaules et de son long cou !

La pudeur se gagnerait-elle !

Je l’adore, je sens que je ne puis vivre sans elle et parfois il me semble que je ne la désire plus !

Mieux, si je te disais que ce que je crois aimer en elle, c’est justement cette grâce un peu farouche de femme endolorie, ses regards qui disent non, et jusqu’à son silence même et tout ce que ce silence renferme d’incurable tristesse, de souffrances endurées, de chagrins de jadis supportés en secret.

Ce passé qu’elle ne m’a pas voulu dire et que je devine amer à la reconnaissance pâmée de certaines étreintes, et à l’humidité de certains regards, parfois tout remplis de tendresse, quand cette âme mûrée s’abandonne et veut bien se départir de sa menante froideur, ce passé, j’en suis jaloux et j’en suis heureux à la fois.

Je l’aimerais moins, je crois, si elle n’avait pas souffert, je l’aimerais moins si elle ne m’opposait cet inflexible silence !

Une Baudelaire aiguë, vas-tu me répondre… Beau masque, je connais ton mal.

Sois charmante et tais-toi, mon cœur que tout irrite,
Excepté la candeur de l’antique animal.


etc., etc., etc.

Non, c’est pis, car en analysant bien, j’ai découvert du honteux dans cette passion fantasque et maladive, une inattendue pointe de férocité ; je l’adore, et j’aime à la voir souffrir, j’aime à lui faire du mal !

Si je te disais qu’à mon dernier départ, au moment de monter en wagon, quand je l’ai baisée longuement à travers sa voilette, cela m’a été une délicieuse sensation de fraîcheur et de brûlure de la sentir pleurer… Oh, ces deux grosses larmes, lentes, furtives et chaudes, dont la tiédeur a glissé sur mes joues, et dont nos lèvres, mêlées l’une à l’autre, se sont trouvées du même coup salées ! Ô l’amertume aimante de cet adieu !…

Je n’ai plus regretté mon départ, elle pleurait… Son chagrin à la fois me poignait et me ravissait ! la fameuse bête fauve que décagent dans l’homme le rut, cet amour intuitif, et ce rut idéalisé, poétisée déprimé, corrompu que nous appelons l’amour !

Mais je ne sais pourquoi, j’ai le pressentiment que tout cela est fini, je rentre après-demain, et j’ai une appréhension de ce retour.

Si nous allions nous aimer moins, ou autrement, si nous allions être changés… Changé comme un absent, tu connais le proverbe.

Visions, me diras-tu. Non. Je suis comme averti ! il y a quelque chose de brisé entre nous et je la hais déjà de la pressentir pas demeurée la même.

Après tout, qu’importe ! Elle ne pourra m’oublier tout à fait, puisque moi je garderai son souvenir… Vois-tu, mon pauvre Armand, ni les mêmes baisers ne se vivent deux fois, ni les sensations ne peuvent se survivre.

Ces serments, ces parfums, ces baisers infinis
Renaitront-ils d’un gouffre interdit à nos sondes,
Comme montent au ciel les soleils rajeunis.


a tristement demandé le poète, et s’il l’a demandé, c’est qu’une voix lui disait tout bas, non, non, non, cent fois non !

Notre amour est condamné comme les feuilles jaunes des bouleaux que le vent en ce moment fait pleuvoir avec un bruit de légères ferrailles sur le rebord de mes fenêtres… et puis j’ai lu l’avenir dans ce pâle, si pâle et verdissant miroir.

Mon pauvre ami, que je suis malheureux !