Sonyeuse/Soirs de Paris/IV

Bibliothèque-Charpentier (p. 229-236).

L’AMANT DES POITRINAIRES

« Tiens, encore une nouvelle ! » faisait un élégant habit noir installé devant moi aux fauteuils d’orchestre, à la seconde de la pièce de Legendre, et, souriant dans ses moustaches, il braquait sa jumelle sur une première loge de côté, où venait d’entrer une longue et svelte jeune femme, toute pâle dans une exquise toilette de tulle bleu-pâle qui la faisait plus pâle encore.

C’était au milieu du second acte, l’acte de la chapelle, quand le seigneur Claudio, sourcils contractés, la main sur la poignée de son épée, invective et Léonato et la candide Héro dans la fameuse apostrophe shakespearienne :

Garde ta fille, elle est trop chère !

Toute prise qu’était la salle et par le dramatique de la scène et par le brillanté de ces costumes de Roybet chatoyant dans l’étonnante aquarelle de Ziem, que Porel a mise dans ce décor, tous les yeux, toutes les lorgnettes avaient suivi la direction de la jumelle, et la fragile créature, maintenant accoudée au velours rouge de sa loge, avait, dans sa pâleur inquiétante et spectrale, comme le resplendissement de tous ces regards d’hommes et de femmes soudainement attachés sur elle.

Visage d’un ovale aminci, d’une expression langoureuse et souffrante les yeux comme agrandis, d’un outremer tournant au noir, inquiétaient, ardents et douloureux, dans leurs cernes bleuis, meurtris, tachés de nacre ; le nez délicat, aux narines mobiles et vibrantes haletait comme dans une atmosphère trop rare et insuffisante pour sa vie, et, son grand éventail de plumes ramené contre sa poitrine plate, elle mordait de temps à autre du bout de ses dents, éclair d’émail apparu dans le rouge de sa bouche, la chair brûlante et pourprée de ses lèvres, et cela à en faire jaillir le sang ; auprès d’elle avait pris place un homme, lui grand, robuste, bien portant, dans toute la force de l’âge et, très correct, le large cordon de lorgnon en moire noire traversant le gilet blanc de soirée, tenue de clubman hanté des princières élégances d’un Sagan, il se penchait vers la frêle femme pâle, lui parlant à l’oreille et lui offrant dans un sac de soie tendre des violettes de Parme cristallisées, qu’elle grignotait demi-souriante et étouffant.

— Elle ne fera pas long feu, la nouvelle, ricanait devant moi le voisin de mon habit noir ; elle n’en a pas pour deux mois : cette petite femme-là en est aux suffocations ; ça doit cracher le sang à pleins poumons, mais ça doit avoir un fier tempérament de minuit à deux heures, quand monte l’accès de fièvre. Très jolie d’ailleurs un peu maigre pourtant. »

Il avait pris la lorgnette des mains de son ami, et, les deux montants comme rivés à la loge, il détaillait et chaque crispation de la robe bleu-pâle et chaque empressement du large gilet blanc.

— Un fichu goût tout de même, continuait mon lorgneur, aimer des squelettes de femmes et s’abonner aux pompes funèbres de l’amour.

Ce cher Fauras, je ne lui vois jamais que des Vénus de cimetière, et toujours des nouvelles. Combien en a-t-il donc déjà expédié de maîtresses ?

— Mais trois ou quatre en deux ans. C’est une monomanie à croire qu’il va les prendre à l’hôpital ; la maladie, la phtisie surtout, voilà ce qui le charme. Nous avons eu la maîtresse du bourreau, lui c’est l’amant des condamnés ; épris d’élégies et de larmes, ce bon Fauras, tout bien portant qu’il se conserve, lui, n’aime que celles qui vont mourir la fragilité de leur existence les lui rend plus précieuses et plus chères ; il suffoque de leurs oppressions, frissonne de leurs fièvres et, attentif à leur moindre soupir, penché sur leurs étouffements, il épie, voluptueux et brisé, les progrès de leur mal, agonise leurs spasmes et vit leur agonie, un sybarite ! quoi !

— Oui, je sais ; un féroce, quelque chose comme un sadique tourmenté d’idées macabres, presque un nécrophile, demandant un reste de chaleur au cadavre et cherchant dans la mort la dernière saveur de l’amour : le crime de Saint-Ouen renouvelé tous les soirs dans la sécurité de l’alcôve, et la curiosité des sens garantie des poursuites judiciaires par le semblant de vie de la victime.

— Oh ! quelle erreur, mon cher, et que tu es loin de compte ! Mais Fauras est un tendre, un élégiaque, un obsédé d’exquises impressions de tristesse, un affolé de deuil ; il porte un crêpe dans ses pensées et une urne funèbre à la place du cœur ; délicieusement navré et aux anges de l’être, il effeuille éternellement sur des amours nouvelles le cyprès toujours vert de ses regrets, — phénix sans cesse renaissants !

— Je t’avoue n’y plus rien comprendre.

— Homme grossier que tu es ! Aimer une femme qui va mourir, savoir que le temps est compté de ses baisers et de ses caresses, sentir sous son râle l’heure fuir irrévocable et à jamais perdue ; désespéré d’avance et pourtant enivré, avoir la conscience que chaque volupté subie est une étape de plus vers la tombe, et, les mains frémissantes d’horreur et de désirs, creuser dans son alcôve la fosse où l’on couchera son amour, voila la saveur de la chose et il faut n’avoir jamais connu l’âpre attrait des rendez-vous hâtifs et sans retour pour ne pas la comprendre cette mélancolique et lancinante ivresse, l’ivresse de ces liaisons irrémédiablement marquées par le Trépas et le Plaisir !

— Monstrueux.

— Mais absolument vrai. La fragilité est le grand charme des êtres et des choses, la fleur plairait moins si elle ne devait se flétrir ; plus vite elle meurt, plus elle embaume ; c’est sa vie qu’elle exhale avec son parfum ! De même, la femme condamnée ; agonisante, c’est avec frénésie qu’elle s’abandonne aux voluptés qui la font vivre double en la faisant mourir ; ses moments sont comptés ; la soif d’aimer encore, le besoin de souffrir brûlent et flambent en elle, elle se cramponne à l’amour avec de suprêmes convulsions de noyée, et, désirante, décuplant ses forces dans un dernier baiser, déjà tordue sous la main de la Mort, elle tuerait de volupté, si elle n’en expirait elle-même, l’homme désespérément adoré, dont la longue, lourde et rageuse étreinte la fait se pâmer et mourir.

— Délicieux !

— Oui, délicieux, l’amour des poitrinaires ! et puis un autre avantage, Fauras évite ainsi l’ennui des congés parfois brutalement signifiés même par un galant homme aux échéances obligées des collages, les scènes de rupture souvent plus que pénibles, toujours désagréables, les titres de rente et jusqu’au vitriol, tout le fumier rebutant des fins de bail : pratique et délicat, il ne connaît pas, lui, l’écœurement prévu des amours indurées, la navrante et morne satiété des idylles chroniques et des liaisons rancies ; ses aventures à lui se dénouent sur le drap blanc et larmé d’argent clair d’un cercueil de jeune fille, au milieu des jonchées de violettes et de roses, à la lueur des cierges, au chant des orgues et des épithalames ; et la mariée est morte comme Ophélie ; Hamlet moderne, il suit lui-même le convoi de son amour et si son cœur a quelques déchirements, sa souffrance a du moins un beau cadre, des fleurs et de l’encens, de la musique et des psaumes de prêtre dans un décor troublant d’apothéose ; une douleur d’artiste, en un mot, mais d’artiste pratique et homme d’affaires, car il a le trépas pour notaire et conseil, et il a chargé le gardien du cimetière Montmartre de la liquidation de ses sentiments ; mieux, il pleure sa maîtresse et avec de vraies larmes ; morte, il porte la fleur qu’elle aimait, sur sa tombe, jardine pieusement autour des petits grillages, attendrit les parents du défunt d’à côté, et sa vie embellie d’images adorées et de légers fantômes de femmes s’écoule, mélancolique et douce, entre la chère amie d’hier et celle du lendemain, embaumée de regrets, frissonnante d’échos, palpitante d’espoir, nuancée de souvenirs !

— Un monstre, un misérable, un…

— Grand voluptueux et un grand savant, mon cher, car il a su mettre la Mort de compte à demi dans les opérations amoureuses de sa vie, su donner un corps à ses rêves en idéalisant ce fâcheux, le Souvenir ; et notre maître à tous, mon cher, quoi qu’on en dise, car il est le seul homme qui pleure encore sincèrement ses maîtresses, et le seul qui sache aujourd’hui savourer le regret, ce philtre et ce poison dont mouraient autrefois les amants des légendes, et dont vivent aujourd’hui les derniers amoureux égarés dans ce siècle, ce siècle d’incroyance et de lucre, où la seule phtisie et les seuls tubercules font encore mourir. »