Sonyeuse/Soirs de Paris/V

Bibliothèque-Charpentier (p. 239-247).

CONTE D’UNE NUIT D’HIVER

À Octave Mirbeau.


Il avait taillé toute la nuit, et toute la nuit perdu avec la déveine d’un homme que la guigne noire pince et tenaille depuis six mois. Il était près de deux heures, et sur la place de la Concorde les fontaines, hérissées de stalactites avec leurs dieux marins figés dans du gel, dressaient autour des vasques muettes un Olympe de spectres et de figures enlinceulées, allégories brumeuses et glacées de l’hiver.

Comme il n’était pas sans littérature, il s’arrêta une minute pour regarder luire au clair de lune les torses des tritons et les seins bronzés des naïades : cuirassés de glace, dieux et déesses grimaçaient étrangement dans l’immensité de cette place déserte, sous ce ciel pâle de nuit d’hiver, et tels qu’ils étaient, encapuchonnés de cagoules sous les glaçons opaques et blancs qui leur voilaient la face, ils le firent un moment songer à un cortège de pénitents… et comme il était psychologue et analysait, soit par habitude, soit par respect humain, ses plus minces sensations, il se reporta, devant le silence endormi de cette place, à son aspect affairé et vivant huit heures auparavant, à l’heure parisienne où l’on revient du Bois.

Au loin, sous les sabots de trotteurs ferrés à glace, sonne et s’enfonce à l’horizon l’avenue des Champs-Élysées, barrée sur un ciel rouge par le carre de l’Arc-de-Triomphe.

Des silhouettes engoncées, le dos frileux et voûté, se hâtent dans le froid sibérien de la place les unes sont cravatées de lainages grisâtres, les autres ont autour du col des claires et tendres luisances de soie : ce sont les pauvres et les riches ; les pauvres ont le cache-nez, les riches le foulard ; et il éprouvait le besoin de croiser un peu le sien sur son plastron plissé dans la tiédeur de sa pelisse de fourrure.

Il était, du reste, du goût le plus pur, son foulard de ce soir, et Cazal lui-même n’aurait eu qu’à s’incliner dans un muet sourire devant ce semis de doubles pastilles d’or sur fond vert pistache, comme Liberty seul sait en trouver à Londres, vert de poison indien ; il avait, d’ailleurs, une très respectable collection de ces foulards, assortis à la nuance de ses chaussettes, les chaussettes appareillées elles-mêmes à la nuance des divers états d’âme que peut comporter un clubman qui se respecte.

Et il ne put s’empêcher de sourire à la gaffe énorme commise par son ami René Vinci, le tendre petit poète, la première fois qu’il le présenta chez la baronne Abraham Flirtanheim : la frêle jeune femme, si intellectuelle et si peu juive — ses regards demandent grâce, quand elle parle, pour sa religion incorrecte, — avait, sur la foi de ses deux actes à l’Odéon, désiré le connaître, le voir.

Et reconstituant la scène de cette présentation à deux heures du matin, après le théâtre, dans l’hôtel du boulevard Saint-Germain, en l’absence du baron parti la veille à Vienne, il revoyait, inquiétante et captivante dans sa pose d’accueil presque équivoque, la jeune femme décolletée, au milieu du subtil décor de son boudoir de millionnaire youtresse, tout de stores de soie claire, de hautes fourrures sombres et de prêtes plantes vertes : mince et souple en toilette de gaze, d’un décolletage osé, la prunelle aux aguets et la bouche en rictus, il revoyait la baronne telle qu’elle était cette nuit-la, l’autre hiver : à la fois ricaneuse, curieuse et assoupie… Qu’attendait-elle ? On aurait dit qu’elle épiait. Et tout rose et tout frêle en son frac du soir, dont la sveltesse de ses vingt-deux ans sauvait la coupe inélégante, René Vinci, qu’il venait de lui présenter, debout, hésitant devant elle, et si charmant vraiment, ce pauvre petit poète, si charmant de candeur et de vraie jeunesse, qu’on ne savait plus s’il en était fille ou garçon, le baby… Imberbe encore, cette année-là, avec sa minceur aristocratique et sa joliesse de bar-maid, il avait ma foi un faux air de la marquise de B… en tenue d’Opéra, comme une gaucherie de fille anglaise ; et la scène en prenait une allure très moderne et perverse, quand, en s’asseyant sur un pouf aux pieds de la baronne, son pantalon avait fait un faux pli, et s’étant relevé, la baronne et lui avaient vu qu’il portait des bas… des bas de soie noire comme un jésuite.

Alors ç’avait été fini du caprice de l’élégante jeune femme.

La baronne et lui en avaient bien ri depuis ensemble, René Vinci portait des bas.

Or, comme il passait justement devant l’hôtel des Flirtanheim, nonchalemment il leva et accrocha ses regards aux vitrages, bleuis de reflets de lune, de la serre en rotonde où se commit il y a un an cette présentation grotesque. Qui lui eût dit que trois mois plus tard il rencontrerait là, dans ce même hôtel Flirtanheim, à un bal costumé, celle qui fixerait son cœur, son cœur douloureux et meurtri, son cœur de psychologue saignant et infidèle, et le rangerait à la commune loi.

C’était en mars dernier, vers sept heures du matin, on sortait, et sous la marquise de l’hôtel la cohue des costumes et des masques éclatait, papillottante et chatoyante, nuances et couleurs, toute une palette, entre la double haie des palmiers et des eucalyptus et des rouges camélias. Rien de plus pittoresque et de plus parisien que cette sortie de masques dans le grand jour de cette aube de mars ; mais combien éreintées et singulièrement vieillies, aperçues ainsi à la lumière crue du matin, après la fatigue et l’excitation d’une nuit de bal, les souples arlequines et les folles clownesses. La sortie du bal en plein jour, la grande trahison des maquillages et la complète déroute des fards, l’écueil redoutable aux plus charmants visages.

Celles qui ne sont plus jeunes y apparaissent terribles, la paupière capotée, les lèvres détendues, tirées au coin de sinistres plis noirs ; effroyables et lamentables sous la défroque des costumes et le chanvre roui des chevelures déteintes ; mais les jeunes y sont adorables : les teints fouettés par le plaisir, moites encore de l’excitation du souper et des danses, s’y révèlent d’un rose inconnu à Paris, d’un rose de fraise à la crème ou de pétale d’églantine ; et parmi les chairs roses de jeunesse de cette matinée-là, il s’en trouvait une, une aux profonds yeux bleus, long-cillés et malins, un peu hardis, peut-être, une aux cheveux auburn, ce délicieux auburn qu’adore l’Angleterre — cette nuance divine entre le roux et le châtain, — une un peu grande, mais de silhouette rêvée, dont les épaules, la poitrine, les bras nus, les oreilles étaient de ce rose humide de perle et de fleur rose, de ce rose enfantin !

Et, comme frappé d’un grand coup au cœur, il avait immédiatement murmuré en lui-même. « Si elle a lu Hubert Spencer et les poètes anglais Rosetti et Shelley dans leur langue, si elle s’habille chez Refern et rêve devant les primitifs Florentins, si elle connaît autrement que de nom MM.  Ernest Renan, Meilhac, Halevy, Taine et Maurice Barrès, là sera ma vie, là sera mon cœur, là sera mon destin. »

Il ne connaissait pas encore son bonheur, il devait la rencontrer au cours de M. Brochard à la Sorbonne, le surlendemain.

Ici un fâcheux contre temps.

Au carrefour de Buci, une ombre fâlotte et burlesque se dégageait d’une embrasure obscure de porte, abordait le noctambule en pelisse, et le frôlait d’une main équivoque, et mâchonnait un appel indécent.

Un bec de gaz l’éclairait en plein.

C’était une vieille dame maquillée et courbée en deux dans une confection de passementerie et de jais, l’air malgré cela respectable sous son chapeau à guirlandes, un faux aspect de dame de paroisse qui rend le pain bénit une fois l’an… Que lui voulait-elle à cette heure insolite ?… Il était bien tard pour revenir des vêpres, elle se rendait peut-être à matines ; il est de si étranges dévotions dans le noble faubourg Saint-Germain ! Et interdit, il s’arrêtait et l’écoutait.

Hélas oui, c’en était une ; oui, cette grand’mère en chapeau de dame ; oui, cette quasi-femme honnête, à l’âge d’une sociétaire de la Comédie, mais sans cet air provocant et friand qui trompa le flair d’un honnête gardien de la paix.

La pelisse fourrée eut un mouvement de recul ; évidemment, malgré la solitude et la nuit avancée, il refusait à cette ancêtre d’encourager son commerce ; alors un désespoir subit dans cet œil éraillé aux cils noircis de suie, une avancée de tout le corps et une main fébrile qui s’accrocha à la manche du monsieur et cet aveu navrant :

« Monsieur, donnez-moi quelque chose ; deux sous, ce que vous voudrez, je n’ai pas mangé ce soir ! »

Et lui, tirant une poignée de menue monnaie blanche de son gilet, précipitait le pas, effaré, et tournait brusquement au plus court, se vengeant en lui-même de l’imprévue rencontre, par ce mot qu’il imprimera quelque jour chez Lemerre :

« La misérable, je parierais qu’elle entretient de son commerce un ou, qui sait, peut-être deux poètes catholiques, pamphlétaires, pervers, mystiques et décadents ! »