Sonyeuse/Soirs de Paris/II

Bibliothèque-Charpentier (p. 197-209).

L’ÉGRÉGORE

Dans le parc au noble dessin,
Où s’égarent les Cydalises,
Parmi les fontaines surprises
Dans le marbre du clair bassin,

Iris que suit un jeune essaim,
Philis, Eglé, nymphes éprises,
Avec leurs plumes indécises,
En manteau court, montrant leur sein,

Lycaste, Myrtil et Sylvandre
Vont, parmi la verdure tendre,
Vers les grands feuillages dormants.

Ils errent dans le matin blême,
Tous vêtus de satin, charmants
Et tristes, comme l’Amour même.


Le jeune homme, assis devant le clavier, plaquait un accord plaintif et charmant comme le dernier vers même la femme qui venait de détailler la mélodie, reprenant par contenance son éventail de plumes posé sur le piano, l’appuyait, comme bâillant à demi, sur le coin de ses lèvres ; et c’était maintenant dans le grand salon bleu et or, tout tendu de tendres soieries japonaises balafrées de branches de pêchers en fleurs et de grands vols zigzaguants de cigognes, c’était un bruissement de raides étoffes craquantes, des chuchotements discrets de femmes énamourées, des « ah ! ah ! délicieux » sirotés par de petites voix mielleuses, des bravo, brava, tapotés aux paumes des mains gantées, tout le caquetage admiratif et flatteur, édulcoré de maniérisme, en usage dans un certain grand monde.

Debout dans leurs traînes de bal s’étageant à plis droits derrière elles, un peu à la façon de jolis serpents dressés sur leur queue, le corsage incliné dans une pose offerte, les femmes avaient fait halte autour des exécutants et, au milieu de l’incessant va-et-vient des éventails et de jolies attitudes et de gracieux mouvements d’épaules et de bras nus qui se savent regardés, les questions se croisaient insignifiantes, mais sur des modulations exquises :

— Les adorables vers ! De qui ?

— De M. de Banville, répondait la chanteuse.

— Ah ! M. de Banville, ma chère, l’auteur de la Femme de Socrate..........

Vous vous rappelez, ma chère, nous l’avons vu trois mardis de suite aux Français.

— Parfaitement ; Samary avait une charmante robe rouge.

— Je m’en souviens… Cette pauvre Samary !

— Et la musique ? pépiait une autre voix, de Messager, n’est-ce pas ?

— Messager, l’auteur des Deux Pigeons !

— Pardon, intervenait alors l’accompagnateur en achevant d’éponger la sueur d’un front extraordinairement pâle, l’auteur est ici, là-bas, au fond du salon.

Et toutes les nuques, les blondes et les brunes, de virevolter en arrière… Oh ! le joli mouvement tournant et quel ensemble dans l’exécuté !

— L’auteur. Mais c’est Hermann, ce cher Hermann. Et toutes les robes de s’envoler. Toutes ces dames sont maintenant à l’autre extrémité du salon où d’autres femmes, plus mûres et plus initiées, accompagnées de calvities mâles à mine grave complimentent un jeune homme imberbe et svelte, aux membres longs ; lequel sourit, ondule et hoche la tête, le visage éclairé par deux singuliers yeux noirs, du noir luisant et froid de ses cheveux frisés, lustrés, calamistrés, gras de pommade.

C’est un abandon, une complète désertion.

Oh le significatif haussement d’épaules de la chanteuse, demeurée debout auprès du grand Erard à queue, et le mince sourire de ses lèvres touchées de fard : elle chuchote à son compagnon je ne sais quelle impertinence qui le fait lever de son tabouret et sourire, lui aussi, d’un mystérieux sourire ; puis, prenant un rouleau de musique jeté là parmi les partitions, des feuillets épars, elle le déroule, le pose grand ouvert devant son accompagnateur, lui désigne une mesure dans le bas d’une page, et, tout en lui tamponnant les sueurs du front avec un mouchoir de batiste, chantonne à mi-voix le passage difficile, tandis que lui l’accompagne en sourdine, presque du bout des doigts. Ils répètent évidemment.

« Le frère et la sœur » me murmurait à l’oreille l’électricien Forbster retrouvé là par hasard, la comtesse de Mercœur et le marquis de Sarlys, tous deux passionnés de difficultés mélodiques, de symphonies en ut et d’opéras de Wagner, d’ailleurs musiciens tous deux comme la musique. La comtesse possède une des plus belles voix de l’Europe ; toute laide qu’elle est avec ses maxillaires avancées et sa face de morte, elle enlèverait la salle de l’Opéra, même un soir de première. Ah ! si elle voulait, elle aurait deux cent mille francs par an chez Gailhard, oui, chez Gailhard lui-même. Mais voilà, elle ne veut pas. Le frère a un talent de pianiste ordinaire, mais c’est le cas pathologique de la famille.

— Encore un cas pathologique !

— Ou fantastique, comme vous le préférerez. Le macabre ici nous entoure : nous côtoyons sans nous en douter (vous du moins) une des plus noires histoires d’Hoffman. Le marquis de Sarlys, que vous voyez là en train de faire répéter sa sœur. Charles Bertrant de Vassenage, marquis de Sarlys et comte de Baudemont, gentilhomme affligé de cent quarante mille livres de rente en terres, membre du Jockey, de l’Impérial et de l’Union propriétaire, il n’y a pas six mois, d’une écurie de courses qu’il vient de vendre, et, il n’y a pas six mois, responsable éditeur de Luce Lurcy Ville, du Gymnase, qu’il vient de quitter, est bel et bien en voie de s’épuiser et de s’éteindre à l’âge de vingt-huit ans, en pleine force de santé, sous l’influence d’un Égrégore.

— Un Égrégore, qu’est-ce que cela, bon Dieu ! Je connais de réputation le vampire, la goule, la lamie, l’incube et le succube, mais l’Égrégore m’échappe, je l’avoue à ma honte. Égrégore, la jolie rime, à Mandragore, est-ce que cela fleurit aussi sous les gibets !

— Pas tout à fait. Cela pousse ordinairement dans le terreau de cimetière, a sa racine au cœur d’un bon cercueil ; quant à la fleur, cela s’épanouit un peu partout en ce bas monde, au beau milieu de ce salon, par exemple, où nous en comptons deux.

— Deux Égrégores. Je cours prendre ma pelisse au vestiaire, je ne demeure pas ici une minute de plus. Non, le monde devient par trop dangereux.

— Vous n’êtes pas en péril ; je vous préviendrai. Mais regardez-moi ce pauvre Sarlys. Voyez ces yeux creuses, fébriles, étincelants dans leur cerne bleuâtre, cette pâleur moite d’une perpétuelle sueur froide, cette physionomie d’agonie haletante et meurtrie, ce masque douloureux d’hystérique extasié. Eh bien, depuis six mois, ce garçon, que j’ai connu fort, sanguin, bien portant, beau joueur, plus beau coureur, joyeux vivant et de toutes les fêtes, de toutes les chasses, depuis six mois ce garçon vit sans maîtresse, n’a pas touché une carte ; lui, centaure enragé, monte à peine à cheval une heure encore par jour, ne chasse plus, ne soupe plus, ne paraît plus au cercle et, pour tout dire, hélas ! se consume, se vide, s’épuise et se meurt devant des partitions d’opéra, des symphonies, des cantates, rivé sur un tabouret de piano entre Hermann Barythine, le si sympathique jeune maître, et la marquise Annette de Mercœur, née Sarlys, sa sœur.

— Et l’Égrégore ?

— Est Barythine, ce cher Hermann, comme roucoulent ces dames avec leur petite voix de tête. Regardez-le, lui aussi, svelte, mince, élancé, les formes onduleuses d’un lévrier de race… lévrier ou renard. Sur cette élégante armature de squelette, cette tête rose, imberbe, presque adolescente, Barythine a trente ans ; hein ! dites, qui le croirait. Cet éphèbe est l’ainé du marquis de Sarlys. Me direz-vous le secret de cette inquiétante jeunesse… Le moyen âge, lui, le savait. Oh ! la tête est fine, féminine même ; le nez est délicat, la bouche ciselée, mais incisive, étroite, une bouche faite pour mordre et d’un rouge de sang… Oh ! ce rouge indicateur ! Hermann Barythine vit aussi sans maîtresse, loin des salles d’escrime et des clubs : invisible le jour, cloîtré dans son splendide hôtel de la rue Bassano, où il annote à l’orgue, au piano, sur le violoncelle ses bizarres compositions. Le soir, la nuit, correct et souriant, il va recueillir de salon en salon les applaudissements et les bravos pâmés des femmes : le monde s’en est engoué ; c’est le maître à la mode. Chaque nuit, cette nuit ici, demain soir là-bas, il triomphe dans le monde remorquant à sa suite ce pauvre Sarlys, qui ne peut plus le quitter, pris au pouvoir d’un charme véritable ; Sarlys, qui s’obstine et s’exténue chaque nuit à interpréter, accompagner et faire valoir ses œuvres ; Sarlys et la marquise de Mercœur, sa sœur, autre Égrégore, elle aussi, dans son genre, mais inconsciente encore du rôle fratricide qu’elle joue dans cette aventure meurtrière.

— Assez intéressante, cette petite histoire… mais les preuves !

— Les preuves… que vous faut-il de plus ! La passion irraisonnée, subite et déroulante de Sarlys, ce clubmann, ce sportsman musclé et viveur, pour le talent alambiqué de ce Barythine, ce Polonais inconnu, de noblesse et fortune obscures, le trop joli et trop jeune Hermann Barythine, cet être énigmatique et rien moins qu’inquiétant avec son sexe trouble et son âge équivoque.

— Alors l’Égrégore…

— Ne s’attaque qu’à son sexe… et tout différemment que la goule, l’incube ou le vampire ; leur œuvre maléficieuse, à ceux-là, s’explique d’elle-même ; c’est sous leurs baisers, sous le feu maudit de leurs savantes caresses qu’ils font fondre, comme cire, la chair et la santé des vivants ; leur alcôve est le creuset du diable. L’incube épuise et tue de voluptés sa maîtresse ; le succube aspire et boit la vie de son amant ; l’un et l’autre ont ici-bas pour complices et l’attraction des sexes et l’éternelle luxure. Mais l’Égrégore, oh ! c’est tout autre chose c’est l’insensible et délétère influence d’un être de ténèbres, d’un mort ou d’une morte s’installant auprès de vous sous l’aspect d’un vivant, s’insinuant dans votre vie et vos habitudes, s’immisçant dans votre cœur, dans vos admirations et y prenant une odieuse racine, vous soufflant de sa bouche damnée une passion fatale, une folie quelconque, folie d’artiste ou d’amateur, et d’étapes en étapes, sous sa hallucinante et fascinante obsession, vous couchant un beau soir dans le froid d’une fosse… Le moyen âge est plein d’histoires d’Égrégores. À Madrid, on en brûlait au moins huit à dix par hiver ; mais le pays de l’Égrégore, c’est, par excellence, l’Autriche, la Pologne, la Russie, la Bohême, la patrie de Barythine. D’ailleurs, en voulez-vous ici-même un exemple ? Allez demander, comme si rien n’était, au marquis de Sarlys ce que va chanter la comtesse de Mercœur. Allez, je vous expliquerai après. »

J’allais le plus courtoisement possible m’enquérir auprès du piano de la prochaine romance de la comtesse : l’Adieu de Barythine, m’était répondu !

— Toujours du Barythine, souriait Forbster ; maintenant je vais de ce pas aborder le jeune maître et, tout en le complimentant, insister sur la joie que m’a procurée certaine romance de lui, intitulée Éros. Si, après ces trois mots d’entretien que je veux bien d’ailleurs avoir devant vous, le marquis et la comtesse, après avoir annoncé l’Adieu et sans avoir eu de communication avec Barythine, exécutaient l’Éros, qu’en dirait votre incrédulité, monsieur ?

— Faites, je m’en rapporte à vous ; inutile de vous suivre. »

Forbster me quittait, allait saluer le jeune musicien errant, toujours très entouré, de groupe en groupe ; l’électricien et lui échangeaient quelques mots ; presque au même instant la princesse Narmof, la maitresse de céans, ayant réclamé le silence, Sarlys plaquait au piano une série d’étranges et très poignants accords et, sur un accompagnement sourd et grondant comme un lointain orage, la comtesse de Mercœur, toute droite et toute pâle, attaquait d’une voix de contralto calme, posée, superbe

Debout dans la clarté fulgurante des cimes,
Le fier chasseur Éros, le meurtrier des cœurs,
Resplendit, flamme pure, au-dessus des abimes
Et lance autour de lui ses traits sûrs et vainqueurs.

— Fixez maintenant Barythine, Sarlys et sa sœur, et surtout regardez bien leurs lèvres. »

Les yeux fixes, dardés sur ceux du musicien, posté droit devant elle, la comtesse reprenait

Le trait sonne à travers l’immensité sublime,
Et sous l’éclat du ciel implacable et moqueur
Une goutte de sang, rouge étoile du crime,
Tombe aux pieds nus d’Éros, large comme une fleur.

« Oh, faisais-je en étreignant à le faire crier le bras droit de Forbster ! j’étais épouvanté de ce que je venais de voir… La romance d’Éros s’achevait sur les trois derniers vers :

Et le soleil se couche, et l’aurore immortelle
Se lève, Éros est là, dans la gloire éternelle,
Sous les gouttes de sang, parmi les flèches d’or.

Les applaudissements éclataient.

J’avais un soupir de soulagement, l’étrange vision avait cessé… Terrifiant cauchemar, tandis que la comtesse chantait comme fascinée par Barythine, j’avais cru voir distinctement et j’ai encore la conviction d’avoir vu la bouche de la chanteuse et celle de Barythine se renfler un peu et rougir, devenir écarlates, tandis que les lèvres de ce pauvre marquis blanchissaient, blêmissaient dans sa face tout à coup souffrante, blêmissaient blanchissaient comme vidées de tout le sang dont se gonflaient celles des autres… La romance terminée, le phénomène cessait… mais j’avais bu tant de Château-margot au dîner de la princesse ce soir-là.