Hetzel (p. 117-123).


CHAPITRE VIII

CHRÉTIEN URHAN


Dans les premières années du règne de Louis-Philippe, on pouvait voir tous les jours, vers les six heures, passer sur le boulevard des Italiens, un petit homme, voûté, je pourrais dire bossu, enveloppé dans une longue redingote bleu clair, et son attitude méditative, son front penché, ses yeux toujours tournés vers le sol, son teint plombé, son long nez à la Pascal, sa figure d’ascète du moyen âge, faisaient dire à ceux qui le rencontraient : Qu’est-ce que c’est que cet homme-là ? La surprise redoublait, quand on voyait ce personnage cénobitique s’arrêter au coin de la rue Marivaux et entrer au Café anglais. La surprise devenait de la stupéfaction, si vers les sept heures, on l’apercevait quittant le Café anglais, se dirigeant du côté de la rue Le Peletier, entrant à l’Académie royale de musique par la porte des artistes, et enfin allant prendre place parmi les musiciens de l’orchestre. Qui était-ce ? C’était en effet une sorte de moine du quatorzième siècle, égaré dans le Paris du dix-neuvième et à l’Opéra ; c’était Urhan, à qui son père et sa mère avaient donné, comme par prévision, le prénom de Chrétien.

Chrétien Urhan avait deux cultes. La foi et la musique se partageaient son âme et sa vie. Il suivait tous les offices, s’astreignait à toutes les pratiques, jeûnait tous les jours jusqu’à six heures, ne mangeait jamais gras, dînait d’une tasse de lait et d’un peu de poisson, au Café anglais, et était premier violon à l’Opéra. Comment s’était-il décidé à s’asseoir à ce pupitre ? Ce ne fut pas sans de grands troubles de conscience. Son mysticisme lui faisait un crime de concourir à l’interprétation d’œuvres frappées d’anathème par l’Église, d’être partie active dans cet ensemble de tentations et de séductions ; mais d’un autre côté, il croyait en Glück, en Mozart et en Rossini presque autant qu’en Dieu, et il adorait non seulement la musique religieuse, mais la musique dramatique. Cesser d’entendre, cesser de jouer Orphée, la Vestale, Guillaume Tell, les Huguenots… l’aurait mis au désespoir. Comment faire ? Il s’en tira par un permis et un compromis. Le permis lui fut accordé par l’Archevêque de Paris, qui ne put s’empêcher de sourire quand Urhan vint lui demander l’autorisation de jouer du violon à l’Opéra. Le compromis fut une affaire entre sa conscience et lui. Il se promit, et il se tint parole, de jouer en tournant le dos à la scène. C’était toujours ses yeux de sauvés. Il ne se permettait jamais de regarder ni un artiste, ni un décor, ni un costume ; la chose allait encore dans les morceaux où tout l’orchestre joue, mais il était premier violon, comme tel, il accompagnait seul certains pas de ballet ; ces pas sont comme un duo entre l’instrumentiste et la danseuse ; dans un duo, il faut que les deux artistes se regardent, l’échange des regards est leur seul trait d’union. Urhan n’en avait cure ! Au début du morceau, il prenait son instrument, comme on prend son chapelet, et les yeux fermés, il exécutait l’air du ballet, consciencieusement, religieusement, avec expression, mais sans s’occuper de la danseuse. Manquait-elle de mesure ? tant pis pour elle,… Urhan continuait toujours. Elle serait tombée sur la scène, qu’Urhan, je crois, aurait été jusqu’au bout.

Toutes ses actions étaient marquées à ce même coin de singularité. Je l’ai vu plus d’une fois, entrer chez ma femme, qu’il aimait beaucoup, s’asseoir au coin du feu, y rester un quart d’heure sans prononcer une parole, puis se levant, lui dire : « Adieu, chère madame Legouvé, j’avais besoin de vous voir. » Une de ses vieilles amies, à qui il écrivait assez souvent, m’a montré une lettre de lui, où les lignes s’interrompaient tout à coup, pour faire place à une phrase musicale, après laquelle il ajoutait : « Les paroles ne pouvaient pas rendre ma pensée, alors je vous ai écrit en musique. » Enfin, un jour, il vint me raconter comment, la veille, se promenant dans une allée très solitaire du bois de Boulogne, il avait entendu une voix, qui lui avait dit : « Écris ceci »  ; comment cette voix s’était mise à lui chanter un air, comment il avait noté cet air sous la dictée de cette voix, et alors, me tendant un papier de musique, il me dit : « Voici ce morceau, mais comme il n’est pas de moi, je ne veux pas m’en attribuer le mérite, et je l’intitulerai Transcription. » Ainsi fit-il. Le morceau parut sous ce titre, et avec une petite préface explicative. Mais le plus piquant, c’est qu’il me demande instamment d’écrire dans un journal un article sur cette mélodie. « Mais surtout, ajouta-t-il, ayez bien soin d’en indiquer l’origine. » Mon embarras fut très grand, je ne voulais pas le refuser, je l’aurais affligé ; je ne voulais pas plaisanter sur sa version, je l’aurais blessé ; je ne voulais pas avoir l’air d’y croire, j’aurais été ridicule. A force de chercher, je m’en tirai à sa satisfaction, et, paraît-il, à mon honneur. Mais un seul journal consentit à publier mon récit miraculeux, la Gazette de France.

En général, de telles excentricités prêtent à rire. Mais personne n’a jamais pensé à rire d’Urhan. Peu d’hommes, dans son temps, ont été plus comptés. La sincérité de sa foi, l’austérité de sa vie, l’ardeur de sa charité (il donnait tout ce qu’il gagnait) commandaient à tous le respect et la considération ; on sentait en lui ce que les hommes honorent le plus, et le plus justement, un caractère. Sa dignité d’artiste était proverbiale. Cette dignité ne venait pas seulement du respect de lui-même, mais du respect de son art. J’en puis citer une preuve frappante. Le marquis de Prault, amateur de musique fort intelligent, avait institué dans son hôtel du faubourg Saint-Honoré, des matinées de quatuors et de trios d’instruments à cordes, dont il avait confié l’organisation et la direction à Urhan. Urhan y jouait les premiers violons. Un jour, une jeune duchesse… (la mode était aux matinées du marquis de Prault, tout le beau monde était enchanté d’avoir l’air d’aimer la musique sérieuse), une jeune duchesse donc, tout étincelante d’élégance et de beauté, arrive, au milieu d’un morceau, et après avoir fait son petit fracas, s’asseoit et engage tout bas quelques menus bavardages avec sa voisine. Urhan frappe sur son pupitre un petit coup sec, arrête net le quatuor, met son archet sous son bras, regarde en l’air en attendant que le bruit ait cessé, et une fois le silence rétabli, recommence gravement le morceau da capo. Je vous réponds qu’après ce jour-là, personne n’a plus fait de bruit aux matinées du marquis de Prault. La séance finie, j’allai le féliciter de son attitude : « Jamais, me répondit-il avec calme, je ne souffrirai qu’on manque de respect, devant moi, à un chef-d’œuvre. » Ce n’était pas pour lui qu’il avait été froissé, c’était pour Beethoven.

Urhan était un virtuose de second ordre. On comptait à Paris dix violons plus habiles que lui, mais il rachetait cette infériorité relative d’exécution, par une qualité aussi rare que précieuse : il avait du style. Le style tenait chez Urhan à sa connaissance profonde de tous les maîtres, comme à son religieux et inflexible respect pour leurs œuvres. Il ne permettait pas plus d’en altérer le caractère en les exécutant, que de faire du bruit en les écoutant. Habeneck lui-même eut plus d’une fois maille à partir avec lui à ce sujet. Dans l’organisation des concerts du Conservatoire, dont il fut un des premiers et des plus utiles auxiliaires, si Habeneck voulait opérer quelques coupures, ou supprimer quelques instruments dans une symphonie, Urhan protestait, résistait, et un jour une partie de contrebasses ayant été mise de côté, dans la Symphonie avec chœurs, Urhan signala cette impiété dans un article, et signa l’article.

Il avait une autre qualité plus personnelle encore. En général, les adorateurs du passé sont dédaigneux du présent. Leur admiration pour les vieux maîtres se complique de mépris pour les nouveaux. Leur culte est un culte jaloux, étroit, exclusif. Ils se construisent une sorte de petit Olympe, d’où ils ne sortent pas et où ils ne permettent pas d’entrer. Chez Urhan, l’amour des maîtres d’autrefois n’avait d’égal que la passion pour les maîtres d’aujourd’hui et même de demain. C’était un dépisteur. Il y mettait une ardeur d’apôtre. C’est à lui que nous devons l’apparition de Schubert en France. Schubert est quelque peu oublié aujourd’hui ; il n’en a pas moins fait une révolution musicale parmi nous. Il nous a montré qu’on pouvait écrire des chefs-d’œuvre d’une page. On pourrait l’appeler, à un certain point de vue, le La Fontaine de la musique ; il a fait tenir autant de pensée dans quelques mesures que La Fontaine dans quelques vers. Avant Schubert, les grands compositeurs dramatiques, Mozart, Glück, Rossini, Auber, Hérold, Halévy, dédaignaient les courtes compositions qu’ils abandonnaient aux faiseurs de romances. Schubert a tué la romance et créé la mélodie, où, depuis lui, Réber, Gounod, Massenet, Delibes, Paladilhe, ont créé toute une série de petits chefs-d’œuvre charmants.

Eh bien, c’est Urhan qui a introduit le premier lied de Schubert en France : Adieu ; c’est lui qui, avec une constance et une ardeur sans égales, a trouvé pour l’auteur du Roi des Aulnes, un traducteur, un éditeur et un public. Enfin, dernier trait qui complète cette figure, quand Liszt eut l’idée de donner aux œuvres intimes de Beethoven, l’éclat de ses grandes compositions symphoniques, quand il organisa pour l’exécution des sonates, des duos et des trios, ses admirables séances à la salle Érard, qui prit-il pour auxiliaires ? Batta comme violoncelle, et comme violon, Urhan.

On ne reverra plus de musiciens pareils à Urhan. Il est de la race des artistes mystiques du moyen âge. Quand je le regardais jouer du violon à l’orchestre de l’Opéra, il me semblait voir Fra Beato Angelico peignant dans sa cellule. C’est bien à propos de lui, qu’on peut se servir de ce mot dont on abuse : le ciel de l’art ; car pour lui l’art et le ciel ne faisaient qu’un.