Hetzel (p. 159-175).


CHAPITRE IX

BÉRANGER


I

Je serais un ingrat si je ne parlais pas de Béranger en parlant des premiers maîtres de ma jeunesse. Quoique nos relations n’aient pas eu le caractère de l’intimité, son influence sur moi a été réelle. Trois lettres de lui, mises à la fin de ce chapitre, le montreront par un de ses côtés les plus particuliers et peut-être les moins bien connus, le montreront donnant des conseils.

Je le rencontrai d’abord dans le salon de M. de Jouy. Il y occupait une place considérable. Son talent l’y faisait admirer, son indépendance de jugement l’y faisait considérer, et son esprit gouailleur l’y faisait craindre. Il s’y moquait bravement de la fameuse pétition adressée à Charles X pour fermer le Théâtre-Français aux romantiques, et cela en face des signataires de cette pétition, car ils étaient tous là, y compris le maître de la maison. Il osait y défendre Victor Hugo, il osait y mettre l’Iphigénie d’Euripide au-dessus de celle de Racine, il osait même y parler de Dieu. A ce moment, le bon nombre de libéraux classiques étaient athées : entendons-nous ! non pas de cet athéisme dogmatique, démocratique, pédant, qui a créé l’intolérance de l’incrédulité, qui brûlerait volontiers les gens qui vont à la messe comme on brûlait autrefois ceux qui n’y allaient pas, et qui faisait dire au farouche Mallefille : « Ne me parlez pas de Dieu !c’est le despote du ciel ! » Non, l’athéisme des libéraux de la Restauration avait quelque chose de la légèreté du dix-huitième siècle ; il était spirituel, rieur, bon enfant. Je me rappelle encore Lemercier répondant à quelqu’un qui lui parlait de l’âme : « Oh ! oui ! l’âme ! l’âme qui s’envole du corps quand nous mourons ! Vous me faites l’effet des enfants qui, voyant tomber une montre par terre, et remarquant qu’elle ne marche plus,… disent tout contrits : Oh !la petite bête est morte ! «  Or, c’est dans ce monde sceptique, à un des dîners du jeudi de M. de Jouy, que Béranger, supplié de chanter quelque chanson nouvelle, commença bravement le Dieu des bonnes gens. A ce premier vers :


Il est un Dieu, devant lui je m’incline !


ce fut un soubresaut général, à peu près comme chez Mme d’Épinay le jour où Jean-Jacques Rousseau, se levant au milieu des sarcasmes fort impies de d’Holbach et de Diderot, dit tout haut : « Eh bien, moi, messieurs, je crois en Dieu ! «  Béranger, dans cette tentative, avait un double but : d’abord affirmer ses sentiments religieux, beaucoup plus profonds qu’on ne le croit. Béranger étant non seulement croyant, mais chrétien de cœur, sinon de foi. L’Évangile était une de ses plus chères lectures. Il citait souvent le Sermon sur la montagne comme un chef-d’œuvre d’éloquence et de grandeur, et j’étonnerais bien des gens en répétant ce qu’il m’a fit un jour, vers la fin de sa vie : « Il me semble souvent que la première personne que je rencontrerai en arrivant dans l’autre monde, ce sera Jésus-Christ. »

Son second but était tout littéraire. Béranger savait-il le latin, comme le soutiennent quelques-uns de ses amis, ou ne le savait-il pas, comme il le soutenait lui-même ? Je l’ignore, mais la vérité est que la littérature latine ne l’enthousiasmait nullement. Toute son admiration était pour la poésie grecque. « Vos Romains ne sont que des barbares, disait-il souvent, à côté des Athéniens. L’Attique, voilà le vrai pays de l’art ! » Je trouve dans un couplet du Voyage imaginaire, une admirable peinture de son amour pour la Grèce.

 
En vain faut-il qu’on me traduise Homère,
Oui, je fus Grec ; Pythagore a raison.
Sous Périclès, j’eus Athènes pour mère ;
Je visitai Socrate en sa prison !
De Phidias j’encensai les merveilles,
De l’Illissus j’ai vu les bords fleurir,
J’ai sur l’Hymète éveillé les abeilles ;
C’est là, c’est là, que je voudrais mourir !…


Ainsi nourri d’Homère, d’Euripide, de Sophocle, voire de Platon, il forma le dessein, après ses premiers succès, de relever et d’agrandir le cadre de la chanson. Le nom de successeur de Désaugiers ne le flattait qu’à demi. Il aspirait à autre chose qu’à faire rimer Bacchus et Vénus. Il voulait émouvoir, il voulait faire penser, il voulait mettre la grande poésie dans les petits vers, et aborder dans ses refrains non seulement la politique, mais les hautes questions de philosophie et de morale. Le Dieu des bonnes gens fut son premier pas dans cette route nouvelle. Aussi tremblait-il un peu, il me l’a dit souvent, lorsqu’il soumit son œuvre à cet auditoire moqueur et distingué. Le succès fut immense. Il avait eu l’habileté de mêler à cet acte de foi, tant de beaux vers, tant de patriotisme, tant de grandeur d’images et parfois tant d’esprit, qu’on pardonna aux croyances en faveur du talent. Sa troisième strophe souleva un enthousiasme général.

 
Un conquérant, dans sa fortune altière,
Se fit un jeu des sceptres et des lois !
Et de ses pas on peut voir la poussière
Empreinte encor sur le bandeau des rois !


Le chansonnier fut proclamé, du coup, non seulement grand poète, mais grand poète lyrique. Sa prépondérance s’en accrut singulièrement.

Il est difficile de se figurer aujourd’hui le rôle de Béranger à cette époque. Il a été le grand conseiller de son temps. Personne n’a eu plus d’ascendant sur ses contemporains. Il n’affectait pourtant pas cet ascendant, il ne le cherchait même pas. Peu bruyant de paroles, encore moins de gestes, il attendait qu’on vînt à lui, mais en attendant, il attirait. Les hommes les plus considérables de ce temps-là, Manuel, Benjamin Constant, Laffitte, Thiers, ne faisaient rien sans consulter Béranger. A la révolution de Juillet, M. de Talleyrand témoigna le désir de s’entendre avec Béranger. Mais ils étaient vis-à-vis l’un de l’autre à l’état de puissances ; ils ressemblaient aux souverains que leur dignité empêche de se rendre visite. Béranger ne voulait pas aller à l’hôtel de la rue Saint-Florentin, où s’était faite la Restauration. M de Talleyrand ne pouvait pas monter au cinquième étage de Béranger. Ils se contentèrent de causer par intermédiaires. Ils échangèrent des notes diplomatiques.

Plus tard, Béranger eut pour amis trois des plus grands esprits du dix-neuvième siècle, Chateaubriand, Lamartine et Lamennais. Il connaissait et reconnaissait leur supériorité de génie, et cependant tous trois ont subi son ascendant ; tous trois l’ont pris, dans les circonstances les plus délicates de leur vie, pour confident, pour conseiller, pour arbitre, pour intermédiaire. C’est à lui que Lamartine venait confier ses rêves de spéculations financières, Chateaubriand, ses éternelles doléances d’homme gêné, Lamennais, ses troubles de conscience. Que de journées n’a-t-il pas employées pour voir clair et pour porter le jour dans les affaires de Lamartine ! Quand à Chateaubriand, il disait plaisamment de lui : « Que voulez-vous ! le pauvre homme ! ce n’est pas sa faute ! il n’a jamais pu se passer d’un valet de chambre pour mettre sa culotte ! » Pour Lamennais, il a lutté de toutes ses forces pour l’empêchez de jeter là sa soutane. « Restez prêtre ! » lui répétait-il sans cesse, « restez prêtre ! Vous n’avez pas le droit de cesser d’être prêtre ! C’est une partie de votre honneur. Quitter l’Église, pour vous, ce n’est pas abdiquer, c’est déserter ! » Lamennais résista à ses conseils sur ce point, mais sans cesser, comme ses deux illustres amis, de reconnaître et d’accepter pour tout le reste la direction de Béranger.


II

D’où venait cette influence singulière chez un simple chansonnier ? De trois choses. D’abord de son admirable bonté de cœur. Je n’ai pas connu âme plus généreuse. Il avait toutes les charités ! Aumônier de son temps, aumônier de ses démarches, aumônier de ses conseils, aumônier de son argent. Sa perpétuelle préoccupation des autres s’est traduite un jour par un mot charmant. « Comment faites-vous, lui disait un de ses amis, pour ne pas vous ennuyer, en dînant si souvent tout seul ? ― Oh ! mon Dieu ! mon moyen est bien simple, c’est de ne jamais penser à moi. » Il me serait facile de citer mille exemples de sa générosité. Je me bornerai à un seul. Une pauvre femme, qu’il aimait et estimait, vint lui faire part de sa détresse et de son impossibilité de trouver un prêteur. « Combien vous faut-il ? ― Trois cents francs. » Trois cents francs étaient alors une grosse somme pour Béranger. Il va à son secrétaire. « Les voici. ― Je vous les rendrai dans six mois, monsieur Béranger. ― Quand vous voudrez. » Au bout de six mois, sa débitrice lui rapporte fidèlement les trois cents francs. Il les serre là où il les avait pris. Un an plus tard, elle vient de nouveau implorer son aide. Il retourne à son secrétaire, en tire les trois cents francs, et lui dit : « J’étais bien sûr que vous seriez forcée de me les redemander, et je les ai remis là, ils vous attendaient. »

La seconde cause de l’influence de Béranger était son merveilleux bon sens. Le conseil qu’il vous donnait n’était pas seulement le meilleur qu’on pût donner, mais le meilleur qu’on pût vous donner. Personne n’a si bien su mesurer un avis au caractère, à l’intelligence, à la position, aux ressources de celui à qui il parlait.

Enfin, troisième cause d’ascendant, ce bon sens revêtait toujours une forme piquante et parfois profonde. C’était toujours de l’esprit, sans cesser jamais d’être du bon sens. Sa conversation n’était pas seulement charmante, elle était féconde. Elle avait des lendemains délicieux. J’ai cent fois remarqué, que telle idée qui, jetée par Béranger au cours de la causerie, m’avait simplement paru juste, faisait peu à peu son chemin dans mon esprit, s’y développait, y grandissait, et portait pour ainsi dire des fruits inattendus ; c’était comme un germe vivant déposé en moi.

On lui a reproché quelquefois de préparer ses mots, de les travailler à l’avance, et, après les avoir dits, de les redire ; le tort n’est pas bien grave : ils valaient bien d’être répétés. Alfred de Musset lui ayant envoyé ses premières poésies : « Vous avez de bien beaux chevaux dans votre écurie, lui dit-il, mais vous ne savez pas les conduire. » Puis, il ajouta gaiement : « Vous le saurez un jour. Par malheur, il arrive souvent que, quand on le sait, les chevaux sont morts. » Il usait de son franc parler gouailleur, même avec Lamartine, qui ne s’en offensait jamais. Un jour, lui parlant de Jocelyn, pour lequel il avait une admiration immense : « Oh ! quel beau poème ! mon cher ami, lui dit-il, que de génie ! que de sentiments profonds ! que d’imagination !… Seulement, pourquoi diable avez-vous mis là deux ou trois cents vers que vous avez fait faire par votre portier ? » Lamartine éclata de rire et lui répondit avec candeur : « Parce que j’ai un grand défaut, mon cher ami : je ne sais pas corriger. » Il disait vrai. Une des dernières éditions de ses poésies contient des variantes qui y font tache ; il ne change jamais un mauvais vers que pour le remplacer par un plus mauvais.

Béranger ne se tira pas à si bon marché de son rôle de poète consultant avec Victor Hugo. Le poète lyrique, dans Victor Hugo, l’enthousiasmait ! Il aimait moins le poète dramatique. Le Roi s’amuse ne lui plut que médiocrement. Il tremblait de voir un si beau génie faire fausse route. Qu’imagina-t-il alors pour lui dire la vérité ? D’emprunter le nom de Triboulet. « Permettez à votre fou, Sire, lui écrivit-il, de vous tirer respectueusement par le bord de votre manteau, et de vous dire tout bas ce que l’on n’ose pas vous dire tout haut. » Sous ce couvert d’un bonnet de fou et d’une marotte, il lui adressa quelques critiques très fines, très justes et assez vives, quoique mesurées. Victor Hugo lut, sourit, et d’un ton moqueur : « Je vois bien dans quel but Béranger m’a écrit cette lettre. Il la trouve certainement fort spirituelle, il ne veut pas qu’elle soit perdue, et il s’est dit : « Quand Victor Hugo mourra, tous ses papiers seront publiés, et ma lettre ira à la postérité. Mais je tromperai ce petit calcul, je brûle la lettre. » A quoi Béranger répondit gaiement : « Si jamais l’envie me prend d’adresser quelque chose à la postérité, ce n’est pas Victor Hugo que je prendrai pour facteur. » Ajoutons bien vite que, s’il savait dire la vérité, il savait aussi l’entendre. Un de ses amis, quelque peu impatienté de l’entendre parler de lui-même avec une humilité qui n’était pas exemple d’affectation : « Voyons, mon cher Béranger, lui dit-il, laissez donc là ces modesties qui ne peuvent pas être sincères ! Que diable ! vous savez bien que vous avez beaucoup de talent ! » Cette petite incartade le surprit ; il se tut un moment, puis reprit : « Eh bien, oui ! quand je regarde autour de moi, quand je lis ce qu’on écrit aujourd’hui, je me trouve du talent, mais, mon cher ami, quand je pense aux grands hommes, à Corneille, à Molière, à La Fontaine, j’entre dans une humilité sincère et profonde. La modestie n’est que de l’esprit de comparaison. » Voilà un de ces mots pleins de tact et de sens, comme il en trouvait sans cesse. En définissant la modestie, il définissait du même coup l’orgueil ; car si on est modeste quand on se compare, on n’est orgueilleux que parce qu’on ne se compare pas.

III

Béranger a eu deux grands objets de prédilection : les pauvres gens, et les jeunes gens.

Je lis ce vers dans sa chanson sur Manuel :


Cœur, tête et bras, tout était peuple en lui.


C’est son portrait que ce vers-là ! Il était du peuple, il comprenait le peuple, il aimait le peuple ; il n’y avait pas pour lui de plus chère compagnie que celle du peuple. La veste et la blouse lui plaisaient mille fois plus que l’habit. Un ouvrier venait-il le voir, le matin ? Il le faisait souvent asseoir à table à côté de lui, et déjeunait avec lui. S’il admirait tant saint Paul, c’est que saint Paul, en devenant apôtre, était resté tisserand.

Quand à son intérêt pour les jeunes gens, je n’ai besoin, pour le prouver, que de me souvenir et de citer.

Béranger aimait tant tout ce qui ressemblait à une espérance, à une promesse de talent, que souvent il n’attendait pas que les débutants vinssent à lui, il allait à eux. Mon prix à l’Académie me valut une lettre de sa main. Il m’écrivit de la Force, où il faisait un mois de prison, et, après les plus flatteuses paroles de sympathie, m’engagea à aller le voir. Le croirait-on ? je n’y allai pas, et je ne lui répondis pas ! Pourquoi ? oh ! pourquoi ? Par timidité ! Par fausse honte ! La jeunesse a de ces scrupules inexplicables. Mon admiration pour les hommes illustres était alors si grande, qu’il m’est arrivé plus d’une fois d’aller jusqu’à la porte de l’un deux et de partir sans avoir osé entrer. Je me rappelle qu’auprès de M. Lemercier, souvent, au milieu de la conversation, je m’abstenais de parler, en me disant tout bas : « A quoi bon : Il sait tout ce que je pourrais dire ! » C’était absurde, mais je ne savais pas alors que la jeunesse, par elle-même, a un tel charme, que sa gaucherie lui compte comme une grâce, et qu’on aime en elle jusqu’à son embarras.

Dès que Béranger fut hors de prison, je lui écrivis une lettre de regret, d’excuses, qui me valut la réponse suivante. Je la transcris tout entière sans en ôter les paroles flatteuses, parce qu’on y verra bien le sentiment affectueux que lui inspiraient les commençants.


Monsieur,

M. de Jouy m’avait en effet annoncé votre visite à la Force, et j’étais fier qu’une tête nouvellement couronnée voulût bien s’incliner sous les guichets pour arriver jusqu’à moi. Je suis bien aise que notre ami vous ait fait part de mon désappointement, puisque cela me vaut aujourd’hui une marque d’attention à laquelle je suis sensible, comme vous devez le croire. Je connais depuis longtemps les beaux vers qui vous ont valu un triomphe public ; il y a mieux que des vers dans ce morceau ; les sentiments qui y règnent sont d’une âme élevée, et je me réjouis de voir que tout en vous, monsieur, annonce le digne soutien d’un nom déjà illustre. Je n’en désire que plus vivement de vous connaître. Si je savais quel jour vous devez prendre la peine de passer chez moi, j’aurais grand soin d’y rester pour vous rece voir, car, hors le jeudi, je suis presque toujours en courses, ce qui me fait presque craindre la visite que vous voulez bien me promettre, si vous n’avez pas la bonté de me prévenir du jour. J’aurai une ressource au reste, monsieur, ce sera d’aller vous chercher à domicile pour vous exprimer tous mes sincères sentiments de cordialité et d’intérêt le plus vif.

Votre très humble serviteur

Béranger

30 octrobre 1829.


Voici sa seconde lettre. Un volume de poésies, que je publiai sous ce titre : les Morts bizarres, en fut l’occasion. Je l’avais envoyé à Béranger en lui demandant ses conseils. Il me répondit :


Monsieur,

La manière la plus adroite de se faire louer par la plupart des hommes, et surtout par ceux qui commencent à vieillir, c’est de leur demander des conseils. Ce n’est pourtant pas dans ce but, j’en suis sûr, que vous réclamez mes avis. Si j’avais une pareille idée, vous en pourriez appeler à la candeur empreinte dans vos vers. Aussi, monsieur, puisque vous en appelez à ma franchise, ne vous louerai-je qu’avec parcimonie.

J’aime extrêmement l’élégie à la mémoire de votre père. Le sentiment qui y domine la rend touchante du premier jusqu’au dernier vers. Je n’y voudrais pas plus de correction : un style plus travaillé, des formes plus concises y gêneraient l’expression de votre âme et contrasteraient péniblement avec elle.

Mais il me semble que les morceaux qui suivent, sauf toutefois le fragment de Maria Lucrezia, que j’excepte parce qu’il est tout sentiment comme la première élégie, auraient exigé un travail plus soigné, moins de laisser-aller dans la phrase, plus de fermeté dans le vers et souvent plus de sobriété dans les détails. Aujourd’hui, monsieur, le travail du vers est devenu obligatoire. On a poussé ce travail souvent jusqu’à l’affectation et c’est peut-être ce qui vous en a dégoûté. Mais vous avez l’esprit tr op éclairé pour ne pas prendre d’une chose ce qu’elle peut avoir de bon.

J’ai déjà bien usé de la permission que vous m’avez donnée, monsieur, j’en vais peut-être abuser.

Le titre de votre recueil, qui annonce de la recherche dans le choix des sujets, m’a inspiré une sorte de défiance sur les sujets eux-mêmes. Que deux de ces sujets se soient par hasard offerts à votre esprit, je le puis croire ; mais alors il est vraisemblable que vous avez cherché le troisième et le suivant ; le vrai poète, et vous l’êtes, monsieur, doit-il procéder ainsi sans y être forcé ? La pensée du poète est comme la fleur femelle ; elle attend la poussière fécondante que le mâle lance dans l’air et confie aux vents. Un sujet cherché sera rarement exécuté d’inspiration.

Je m’arrête ici, un peu honteux, en me relisant, du rôle que peut-être vous m’avez préparé avec malice. Faire faire le métier de pédagogue à un chansonnier, devenu vieux, est un assez plaisant tour. J’en ris en y pensant.

Toutefois, je n’en traiterai pas moins le second point de mon sermon.

J’ai trouvé, monsieur, de fort beaux passages dans la Mort de Charles-Quint. Le drame m’a paru aussi complet que le cadre a pu le permettre.

Je préfère pourtant encore Phalère, qui repose sur une pensée forte et vraie, rendue avec un grand bonheur. La Mort de Clarence me semble de beaucoup inférieure aux deux précédents morceaux.

Quant à Pompéï, quelques passages m’ont produit un mauvais effet, entre autres celui de la Lapille, mais d’autres m’ont semblé rendus avec une sorte de supériorité (particulièrement celui de l’Esclave et celui des deux derniers amants), qui m’a fait excuser ce que, selon moi, ce poème pris dans son ensemble, peut avoir de peu satisfaisant.

Si je dois résumer ma pensée, monsieur, je vous dirai bien franchement qu’il y a dans tout ce volume la preuve d’un talent très réel, d’un talent d’inspiration, mais qui manque encore de direction. Vous semblez ne vous être pas demandé jusqu’à présent à quoi vous pourriez employer les dons heureux que la nature vous a faits. Et en attendant qu’à cet égard votre vocation le révèle, vous préludez sur une lyre dont vous devez déjà reconnaître toute la valeur.

Oui, monsieur, je l’espère, encouragé par l’exemple d’un père si digne de regrets, vous pourrez ajouter à l’illustration du beau nom qu’il vous a laissé ; il ne faut que du travail pour cela.

Pardonnez-moi, monsieur, la longueur de ma lettre et ma franchise, peut-être un peu trop grande. A l’âge de vingt-cinq ans, j’eus occasion deux fois de me trouver avec l’auteur du Mérite des femmes ; nous parlâmes poésie : il voulut bien me donner quelques sages conseils, que je n’ai point oubliés. Ma lettre vous prouvera, je l’espère, que j’ai le cœur reconnaissant. Je regrette seulement de n’être pas à même de m’acquitter mieux. Mais aussi pourquoi, encore une fois, venir demander des leçons littéraires à un chansonnier qui ne sait pas le latin ?

Recevez, monsieur, l’assurance de toute ma considération et de mon sincère dévouement.

Béranger

10 mars 1832


Cette lettre est curieuse à plus d’un titre. Elle montre la rare franchise de Béranger, ses grandes qualités de jugement, et en même temps s’y révèle un trait particulier de son caractère. Comme presque tous les railleurs, il avait peur de la raillerie ; comme tous les gens très fins, il craignait beaucoup d’être pris pour dupe, ou même d’en avoir l’air. Aussi le voit-on, dans cette lettre, prendre ses précautions à deux reprises. Il se méfie ! Je n’ai pas hésité à noter cette petite faiblesse parce qu’elle ne diminue en rien ce qu’il y avait en lui de bon, de juste, et de fort.

Mes Morts bizarres n’eurent qu’un faible succès. J’en fus fort découragé. L’envie me prit même un moment de renoncer à la poésie et d’entrer au barreau. Ce désir ne dura qu’un moment, mais je demeurai dans un pénible état d’incertitude. Je ne savais quelle direction prendre. Sans doute mon prix de poésie m’avait mis le pied à l’étrier ; mais plusieurs routes s’ouvraient devant moi. Laquelle choisir ? J’en étais à ce moment douloureux où un jeune homme se cherche. J’eus l’idée de m’adresser à Béranger. Il me répondit :


Savez-vous, monsieur, combien est embarrassante, effrayante même la confiance dont vous voulez bien m’honorer ? Quoi ! vous me chargez de présider à votre vie littéraire ! C’est, certes, un grand témoignage d’estime que vous me donnez là et j’en suis touché bien vivement ; mais cela malheureusement ne suffit pas pour que j’accepte un mentorat de cette nature. Vous vous accusez d’être venu me voir peu souvent ; eh bien, monsieur, vous expliquez ainsi mon hésitation à répondre à votre lettre, pourtant si aimable, même sous ce rapport. En effet, comment tracer une règle à suivre à un homme qu’on n’a pas eu le temps d’étudier ? Mais, me direz-vous, vous avez lu mes différents essais… Cela suffit-il ? Quelques ouvrages plus ou moins bons (car je ne suis pas aussi sévère envers vous que vous-même) ne donnent que la mesure des facultés de l’esprit. Mais le caractère de l’homme, comment le connaître ? Qu’importe ? diraient tous nos jeunes gens. Il importe beaucoup, selon moi ; surtout dans un temps comme le nôtre, où l’on ne peut guère trouver son point d’appui qu’en soi-même. Sans m’élever jusqu’à l’appréciation de votre caractère, je pense que vous avez des goûts dominants qui doivent influer sur la tendance de votre esprit ; ces goûts, je les ignore. Vous avez eu le malheur d’être ce qu’on appelle un jeune homme heureux. Dès votre entrée dans le monde, il vous a souri ; vous convenez qu’aujourd’hui rien ne manquerait à votre félicité, si vous n’étiez tourmenté par une ambition de gloire. Hélas ! dans quel coffre vide fouillez-vous pour trouver ce qui, selon vous, manque à votre bonheur ! mais enfin c’est votre manie, je voudrais en vain vous en guérir ; quand le sort ne nous refuse rien, il nous fait toujours un don de trop. Eh bien, pauvre enfant, courez donc après la gloire, c’est un mirage qui vient vous chercher du fond des déserts ; prenez bien garde qu’il ne vous y entraîne. Un seul moyen vous est offert pour éviter ce malheur : occupez-vous d’être utile. C’est la loi que Dieu impose à tout homme ; en littérature il y a plus que jamais obligation à cela. Ne faites pas comme tous ceux qui se contentent de l’art pour l’art, cherchez en vous s’il n’y existe pas quelque croyance ou de patrie ou d’humanité à laquelle vous puissiez rattacher vos efforts et vos pensées. Vous avec un cœur bon, un esprit généreux, il n’est pas possible que la société qui n’a pu les corrompre par ses caresses, ne vous ait pas laissé aussi quelque sentiment d’amour pour vos semblables. Eh bien ! ce sentiment bien consulté sera pour vous un guide plus sûr dans vos études et vos travaux que tout ce que pourraient vous dire les hommes les plus doctes : un sentiment pareil a suffi pour faire de moi, chétif, quelque chose, quelque chose de bien fragile sans doute, mais enfin quelque chose.

Je vous parle là, monsieur, un langage qui vous étonnera peut-être : il est si peu d’accord avec ce que vous avez dû entendre dans votre monde ! Mais croyez que je vous donne l’explication de tous mes principes de conduite depuis que j’ai l’âge de raison ; cet âge est venu pour moi de bonne heure, parce qu’à quinze ans j’ai été obligé d’être homme et de faire mon éducation moi-même. A ceux qui opposeraient l’exemple d’un grand poète à un pauvre chansonnier et qui vous diraient que Byron n’avait aucune foi, je répondrai que Byron, représentant du monde aristocratique qui tombe et s’en va en lambeaux, n’a dû avoir que des croyances négatives, mais ce sont toujours là des croyances, et certes les siennes étaient aussi fortes en leur sens que son génie était beau. Croyant l’aristocratie la fleur de l’humanité et la voyant flétrie, il a dû maudire et arriver à cette misanthropie tantôt fougueuse, tantôt ironique, qu’on a si niaisement singée chez nous. Mais qu’est-ce que la misanthropie ? un amour trompé.

Vous êtes au temps des amours heureux ; votre cœur est jeune, ne l’occupez pas que de vous, étendez le cercle des investigations et défiez-vous surtout du monde factice où la fortune vous a placé. Votre esprit, votre âme trouveront bientôt un aliment pour leurs méditations, et la direction à leur donner vous viendra un jour que vous y penserez le moins. La nature a marqué un emploi à toutes les facultés qu’elle distribue, il ne faut que chercher ; apprenez, puisque vous pouvez apprendre ; méditez, puisque vous avez du repos ; mais surtout occupez-vous plus des autres que de vous-même.

Je sens que tout ce radotage vous paraîtra bien vague, peut-être même ridicule ; ne vous gênez pas : vous me demandiez des conseils, je vous ai donné mon secret, je ne pouvais pas vous rendre mieux confiance pour confiance. J’espère que vous verrez dans cette lettre une preuve d’amitié et de considération ; croyez à ces sentiments et usez de moi toutes les fois que je vous serai nécessaire, ce ne sera jamais trop souvent. A vous de cœur.

Béranger.


Je me garderai bien de rien ajouter à cette lettre. En la publiant, je n’obéis pas seulement à un profond sentiment de reconnaissance, j’ai l’espoir qu’elle sera utile à d’autres, comme elle me l’a été à moi-même. Cette lettre-là m’a bien souvent conseillé !