Hetzel (p. 149-158).


CHAPITRE VIII


I

Le souvenir de M. de Jouy en appelle un autre qui fut aussi pour moi celui d’un ami.

Ah ! le charmant homme que ce galant homme qui se nommait E. Dupaty. Joli, vif, spirituel, loyal, cordial, brave, généreux, c’était la vraie image du Français, je me trompe, du chevalier français. Je prends chevalier dans tous les sens. Parlons-nous des chevaliers du moyen âge ? héroïques, indomptables, au cœur de fer comme leur armure ? Dupaty en est ! Quand le vaisseau le Vengeur a sombré, Dupaty figurait dans l’escadre comme aspirant de marine, et savez-vous qui vous voyez à côté du maréchal Moncey, à la défense de la barrière Clichy, dans le tableau d’Horace Vernet ? savez-vous quel est l’officier qui a l’épée à la main ? c’est Dupaty. Parlons-nous des chevaliers de la Renaissance, du chevalier sans peur et sans reproche ? Dupaty en est ! Comme Bayard, il se serait fait tuer cent fois plutôt que de manquer de loyauté envers un homme et de courtoisie envers une femme. Lui aussi, il aurait rassuré et rendu à la liberté les deux jeunes et charmantes prisonnières de Crémone… et avec plus de mérite que Bayard peut-être, car il pouvait dire comme certain héros de Corneille :


Amis, sur mes pareils un bel œil est bien fort.


Parlons-nous des chevaliers français de la Régence, qui vont au feu, poudrés, frisés, la tête découverte : Après vous, messieurs les Anglais… Dupaty en est encore ! Le péril était pour lui une des élégances de la vie ! Enfin s’agit-il du chevalier français d’opéra-comique, genre troubadour, les Elleviou ? Dupaty en est toujours ! Il avait des yeux câlins, tendres, quêteurs, qu’une expression familière a appelés yeux en coulisse, et que je nommerai, moi, des yeux de l’Empire. Les portraits du temps sont pleins de ces yeux-là, j’en ai beaucoup connu dans ma jeunesse ; j’en connais même encore quelques-uns ; ils ont l’air de demander l’aumône à la porte de toutes les jolies bouches qu’ils rencontrent. Les paroles de Dupaty à une femme ressemblaient toujours à des déclarations. Peu lui importait l’âge, la beauté, la condition ! En voyage il prenait la taille des filles d’auberge et les appelait friponnes. Un jour, à table, chez un de ses amis, au milieu d’une dissertation philosophique, à propos d’une déception assez cruelle, il lance d’un ton amer la vieille maxime : Tout n’est pas roses dans la vie ! Puis tout à coup se retournant vers la maîtresse de la maison à côté de laquelle il était assis, et qui frisait la soixantaine, il ajouta d’un air galant : Tout n’est pas vous ! Par exemple, il ne fallait par marcher sur les pattes de ce tourtereau. Il se changeait subitement en oiseau de proie ! Il y allait comme un furieux, du bec et des griffes ! Quel batailleur ! quel enragé ! Voici un trait qui le peint. Il ne voulut jamais apprendre l’escrime… « Avec ma mauvaise tête, disait-il, si j’étais habile à l’épée, je me ferais l’effet d’un spadassin. » Il eut dix ou douze duels dont il se tira toujours à force de témérité. Une de ces rencontres est devenue célèbre. Se battant avec Martainville au Champ de Mars, il se jeta sur lui avec tant de furie que Martainville, tout brave qu’il fût, recula, et en reculant tomba dans un des fossés latéraux du Champ de Mars. Dupaty y tomba avec lui ! Et les voilà tous deux se fourrageant dans ce trou, à bras raccourcis ! Heureusement ils étaient trop rapprochés pour pouvoir s’atteindre ; leurs coups passaient toujours à côté, si bien que quand on les retire de là, par force, on trouva les parois glaiseuses du fossé, toutes lardées de coups d’épée. Quelqu’un qui aurait pu parler en connaissance de cause de l’impétuosité de Dupaty, c’est Lucien, le frère de l’empereur. Ne s’avisa-t-il pas, se fiant à sa qualité de prince, de faire la cour à la charmante actrice du Vaudeville, M. de Belmont, qui était la maîtresse connue de Dupaty ? Dupaty n’y alla pas de main morte. Ayant trouvé le prince chez sa maîtresse, il le menaça de le jeter par la fenêtre, et, le lendemain, il fut exilé à bord d’un vaisseau, au Havre, pour avoir manqué de respect à un membre de la famille régnante !

J’entends d’ici l’objection. Vous nous peignez bien son caractère, me dira-t-on ; ses œuvres ? ses titres littéraires ? Il était de l’Académie française. Qu’a-t-il fait ? Ce qu’il a fait ! Il a fait de tout et il a réussi en tout ! Il a fait des opéras-comiques qui ont eu deux cents représentations, comme les Voitures versées, et Picaros et Diego ; des vaudevilles restés légendaires comme la Leçon de botanique : des comédies en cinq actes et en vers applaudies au Théâtre-Français, comme la Prison militaire. Les articles les plus brillants de la Minerve étaient de lui. Ses discours au Conservatoire, dans les séances publiques de la Société des Enfants d’Apollon, étaient attendus comme des airs de Garat. J’ai assisté souvent à ces réunions, et je le vois encore arriver dans le vestibule à colonnade rempli de monde, avec sa figure fine, sa petite lumière railleuse au coin de l’œil, ses lèvres minces malicieusement serrées, jouant avec son jabot, relevant son petit toupet frisé, baisant la main des femmes qui l’entouraient, car il y en avait toujours une foule auprès de lui, et montant ensuite tout pimpant et coquet, sur l’estrade où ses mots spirituels et railleurs faisaient feu à tout coup ! Sa conversation était brillante et amusante comme son discours. Il amalgamait comme personne le sel et le sucre ; il se sauvait de la fadeur avec la moquerie. Je l’ai entendu un jour, à dîner chez moi, dire à Ancelot, célèbre par son amour-propre : « Mon cher Ancelot, je fais grand cas de votre talent ! j’aime beaucoup vos ouvrages ! Oh ! beaucoup ! » Puis tout à coup, comme par un élan de franchise : « Pas tant que vous ! Pas tant que vous ! »


II

Arrivons à son œuvre la plus sérieuse. André Chénier a fait ce vers charmant :


L’art ne fait que des vers, le cœur seul est le poète.


Eh bien, le cœur de Dupaty fut vraiment poète un jour.

C’était dans les premières années de la Restauration. La calomnie, la délation envahirent tout à coup la France comme une maladie pestilentielle. On dénonçait partout et pour tout. On dénonçait les écrivains, on dénonçait les généraux, on dénonçait les paroles, on dénonçait le silence ; on dénonçait un fonctionnaire pour avoir sa place, on dénonçait un mari pour l’éloigner de sa femme et la lui prendre. Alors jaillit tout à coup de l’âme généreuse de Dupaty un poème en trois chants : les Délateurs, tout vibrant d’indignation, d’inspiration et plein de vers d’une allure, d’une facture vraiment magistrale. Qu’on en juge par ce court fragment :

 
Il demeure caché, même quand il dénonce,
Et veut, certain du coup qui m’atteindra demain,
Pouvoir m’assassiner en me tendant la main.

A vous frapper en face il ne s’expose guère,
Il a servi deux ans… dans les conseils de guerre.
Il dénonce un guerrier qui servait avec lui,
Jadis il dénonçait ceux qu’il sert aujourd’hui.
Qui fut vil dans un temps sera vil dans un autre,
De l’excès qui domine il est toujours l’apôtre.
Et qu’attendre, après tout, d’un lâche sans pudeur
Accroché constamment au manteau du vainqueur ?
Politique histrion, qui, dans ces temps de trouble ?
Habile à voltiger sur une corde double,
Passant de l’une à l’autre avec agilité
Et saltimbanque adroit presque autant qu’effronté,
Quand il voit se briser la corde impériale,
En tombant, rebondit sur la corde royale,
Reblanchit son pourpoint rougi sous la Terreur,
Et saute pour le Roi comme pour l’Empereur.


Ne dirait-on pas des vers de Barthélemy et de Méry ?

Ce poème fut le grand titre académique de Dupaty. Le parti libéral dominait alors à l’Académie. Dupaty fut nommé en 1836. Malheureusement pour lui, il l’emporta sur Victor Hugo. A peine élu, il court chez son concurrent, et ne le trouvant pas, lui laisse ce quatrain :

 
Avant vous je monte à l’autel,
Moins que vous j’y pouvais prétendre.
Déjà vous êtes immortel,
Et vous avez le temps d’attendre.


Ces vers ne désarmèrent pas la critique. L’élection de Dupaty souleva un tolle général dans la presse. Sarcasmes, invectives, rien ne lui fut épargné. Janin couronna le tout par un article sanglant, où l’attaque allait jusqu’à la calomnie, car il prêtait à Dupaty des vers ridicules qui n’étaient pas de lui. Dupaty ne lui demanda pas raison ; Dupaty ne lui envoya pas de témoins. Il tomba chez lui, un jour, comme la foudre, au milieu d’une partie de billard, avec deux pistolets d’arçon, l’un chargé, l’autre pas, criant à tue-tête : Il faut que je le tue ou qu’il me tue ! et poursuivant autour de la salle le pauvre Janin qui se sauvait le mieux qu’il pouvait, sa queue de billard à la main. En vain, pour l’apaiser, lui répétait-il, faisant allusion à son âge : « Monsieur Dupaty, la partie, entre nous, n’est pas égale ! ― Non ! certes, elle ne l’est pas !… répondit Dupaty ; car si je vous tue, on dira C’est bien fait. Et si vous me tuez, on dira C’est dommage ! » Et il le poursuivait toujours, et on eut toutes les peines du monde à arracher Janin à son terrible adversaire. Tel était Dupaty, toujours prêt à rendre justice à ses rivaux et à faire justice de ses ennemis.


III

Il eut un grand bonheur dans la dernière partie de sa vie. Il entreprit un ouvrage qu’il n’acheva pas et qu’il ne quitta jamais. Quelle heureuse fortune ! On a toutes les joies du travail sans en avoir les déboires ! On vit en tête-à-tête perpétuel avec ce qu’on croit un chef-d’œuvre, et nul bruit discordant ne vient vous troubler dans vos illusions. L’incertitude même est un plaisir, car elle augmente l’ardeur du but à atteindre. Du reste, l’histoire de cet ouvrage est le portrait de l’auteur. Dans sa jeunesse, ses collaborateurs disaient de lui : « Dupaty est le plus charmant partner dramatique ; seulement, il a un grand défaut, il ressemble trop à Pénélope : il défait la nuit ce qu’il a fait dans la journée. Ce qui lui a paru excellent le vendredi, lui semble détestable le samedi. Avec lui, on ne peut jamais mettre le point de la fin. » Or, vers les cinquante ans, il se monta la tête pour un petit épisode des Croisades. Il bâtit là-dessus un opéra-comique en un acte. « Un acte pour les Croisades ! se dit-il, c’est impossible. » Il en met deux, il en met trois. Puis tout à coup, voilà le sujet qui se métamorphose. De gracieux il devient dramatique, historique, héroïque, voire même épique ! Ce n’est plus un opéra-comique, c’est une tragédie ! Ce n’est plus une tragédie, c’est une trilogie ! Aux cinq actes il ajoute un épilogue, et un prologue ! Un prologue consacré à la création du monde. Cet ouvrage d’un genre innomé fut le compagnon, le soutien et le délicieux tourment des dernières années de Dupaty. Il y travaillait sans cesse ! Il collait feuillets sur feuillets ! Il entassait cahiers sur cahiers, toujours avec la même verve pour l’écrire et pour le lire. Car il le lisait partout, et à tout le monde. Rencontrait-il un ami dans la rue, au bout de cinq minutes de conversation, il le saisissait par un bouton de son habit, et bien habile qui se fût dégagé à moins de cinquante vers de rançon. J’allais souvent le voir le matin dans sa petite maison de la rue de la Tour-d’Auvergne, je le trouvais toujours au lit. Comme tous les hommes qui dorment mal, il se levait toujours fort tard. A peine m’apercevait-il, « Ah ! vous arrivez bien, me disait-il, j’ai ajouté ce matin une tirade à Isabelle (c’était le titre de cette pièce infinie et indéfinie). Je ne la crois pas mal ! Je vais vous la dire ! » Et le voilà se dressant sur son séant, avec son gilet de futaine grise, son foulard à cornes fantastiques, le nez barbouillé de tabac, prenant son manuscrit qui couchait avec lui, et me récitant avec une voix tonnante et des yeux flamboyants, des vers pleins de talent, d’éclat, et rimés… comme Banville ne rimerait pas mieux !… Oui, mon cher Monsieur de Banville, M. Dupaty a vanté et inventé avant vous la consonne d’appui ! Aussi ne lui marchandais-je pas des éloges qui ne coûtaient rien à ma sincérité. Ami de mon père, il était plein de bienveillance pour moi, et me disait en riant : « Travaillez pour nous et je serai votre maréchal des logis à l’Académie. »

En 1838, il me rendit un véritable service dramatique. Le Théâtre-Français annonçait la première représentation de Louise de Lignerolles. Le sujet du drame était l’adultère du mari. A la fin du quatrième acte, Louise sauvait généreusement sa rivale. Son mari, transporté de reconnaissance et d’admiration, se jetait éperdu aux pieds de sa femme, et alors s’engageait entre eux une scène pathétique sur laquelle nous comptions beaucoup. Dupaty assistait à une des dernières répétitions. A peine l’acte terminé : « Coupez la scène finale, me dit-il vivement. Coupez la scène ! Pas d’explication ! Vous tuez l’effet. L’effet est dans le silence ! Rappelez-vous la rencontre de Didon avec Énée aux enfers : fugit indignata sub umbras. Voilà votre modèle. Que Mlle Mars retombe sur son fauteuil, accablée par son héroïsme même. Et qu’au moment où son mari se précipite à ses genoux, elle se relève comme mue par un ressort ! Qu’elle lui lance un regard de mépris, et sans dire un mot, ― vous entendez, sans dire un mot ! ― qu’elle s’éloigne, le laissant écrasé sous son remords et ce silence, et vous verrez le succès. »

Sa prédiction se réalisa. Mlle Mars fut superbe, et l’acte s’acheva au milieu des bravos unanimes ! A qui les avons-nous dus ? A Dupaty ! Je ne puis mieux compléter ce portrait que par ce souvenir. On y voit comme un trait de plus de cette sympathique figure, qui, je le crains bien, représente quelque chose que nous ne reverrons plus. De tels hommes appartiennent à un autre temps. Tâchons du moins qu’ils ne périssent pas tout entiers. Gardons l’adjectif sinon le substantif, gardons chevaleresque, à défaut de chevalier.