CHAPITRE III

L’ACADÉMIE EN 1829




MON PRIX DE POÉSIE


1829 et 1830 ne sont pas seulement deux années qui se suivent, deux sœurs dont l’aînée est en avance de douze mois sur la cadette : c’est une mère et une fille. L’une a engendré l’autre ; l’une a préparé l’autre. En 1829 on est en pleine lutte ; en 1830 on est en pleine victoire : victoire double, car il s’agit d’une double révolution, révolution politique et révolution littéraire. D’un côté les libéraux contre les royalistes, de l’autre les romantiques contre les classiques. Un tel mouvement eut forcément son contre-coup dans l’Académie. Elle se divisa, en effet, en deux partis, on pourrait dire en deux camps. Mais, le fait curieux, c’est que presque tous les académiciens se trouvèrent à la fois révolutionnaires et réactionnaires, les libéraux étant classiques et les romantiques royalistes. Il suffira de nommer, d’un côté, Andrieux, Arnault, Lemercier, Jouy, Étienne ; de l’autre, Chateaubriand et Lamartine ; puis, entre eux deux, tenant la balance, Villemain et Casimir Delavigne.

L’Académie avait désigné, comme je l’ai dit, pour sujet de poésie, l’Invention de l’Imprimerie. J’envoyai ma pièce de vers au concours, et, sur le conseil de C. Delavigne, j’écrivis à M. Lemercier pour lui demander un moment d’entretien.

J’arrive un matin, à dix heures, rue Garancière, n° 8. Je remets ma carte au domestique ; je suis introduit aussitôt dans un cabinet de travail très simple, un peu austère, et je vois se lever et venir à moi, en boitant un peu, un homme d’une soixantaine d’années, petit de taille, mais d’une figure encore charmante avec ses cheveux d’un gris d’argent soyeusement ondulés sur les tempes. Son front, partagé au milieu par la mèche napoléonienne, était tout couvert d’un léger réseau de petites veines frémissantes comme sur le cou des chevaux de race ; ses yeux, bleux, grands, humides, avaient un éclat d’escarboucle ; son nez, recourbé en bec d’aigle, retombait sur une bouche remarquablement petite, aux lèvres minces, mobiles, contractiles, prêtes également à lancer un trait mordant, ou à se détendre en un sourire plein de finesse, le tout enveloppé d’une grâce, d’une courtoisie, qui rappelait les manières de l’ancienne société française où il avait beaucoup vécu. Je ne vis pas tout cela, je le sentis ; le premier coup d’œil a des clairvoyances qui ressemblent à des divinations. Nous avions marché l’un vers l’autre ; arrivé à deux pas de moi, il s’arrêta tout à coup, me regarda, et me dit avec un accent de surprise et d’émotion : Dieu !que vous ressemblez à votre père ! Son accent, son regard, me remuèrent jusqu’au fond du cœur. Je compris qu’il avait réellement aimé mon père, qu’il m’aimait déjà à cause de lui, et quand il ajouta, en me faisant signe de m’asseoir : « Je suis heureux de vous voir, bien heureux. Dites-moi quelle bonne pensée vous a amené chez moi, » ce ne fut pas sans trouble que je lui racontai ma conversation avec Casimir Delavigne et mon projet de concours. Il se mit à sourire en m’écoutant, et me dit : « On voit bien que Casimir Delavigne ne vient pas souvent à l’Académie. Il ignore nos devoirs. Mais, mon cher enfant, le règlement me défend de savoir que vous êtes concurrent, puisque je suis votre juge. » Ma mine se rembrunit un peu à ce mot. Ce que voyant : « Par bonheur, me dit-il, il est des accommodements avec le règlement comme avec le ciel ! Ainsi, par exemple, les jours d’élection, nous jurons n’avoir aucun engagement avec aucun candidat, et en réalité nous sommes presque tous engagés. De même, nous sommes censés ignorer le nom des concurrents, et bien souvent encore nous les connaissons. Du reste, il n’y a pas grand mal à cela, car, sachez-le bien, à l’Académie comme ailleurs, on ne défend bien que les ouvrages qui se défendent eux-mêmes. C’est donc sans scrupule que je vous dis : Quel est le numéro de votre pièce ? ― Le numéro 14. ― Eh bien, nous aurons l’œil sur ce numéro 14. S’il me paraît mériter le prix, je le défendrai chaudement, mais, si j’en trouve un supérieur, je vous abandonne sans merci. ― Je ne demande que cela ! » répliquai-je vivement. Il sourit de ma vivacité, et ajouta : ― « Quelque chose me dit que je ne vous abandonnerai pas. Vous n’aurez pas hérité de votre père que les yeux. Mais, d’abord, dites-moi avez-vous travaillé avec cœur ? Comment avez-vous trouvé le sujet ? ― Beau d’abord, plus beau à mesure que je l’ai creusé. ― Vous avez raison. C’est un grand sujet. Savez-vous à quoi ressemblait la terre avant l’invention de l’imprimerie ? A une planète où la lumière ne brillerait que pour quelques élus. Cette belle parole : Le soleil luit pour tout le monde, n’est vraie pour le génie que depuis l’invention de l’imprimerie. ― Je suis fâché, répondis-je ne riant, que vous ne m’ayez pas dit cela avant le concours : je l’aurais mis dans ma pièce de vers. ― Ah ! oui, reprit-il gaiement, mais avant je ne vous l’aurais pas dit ! Revenez me voir un de ces matins ; on aura lu votre pièce, et je vous dirai son sort. »

Quinze jours après, un jeudi, j’arrive à midi ; il était en train de s’habiller.

— « Vous arrivez à merveille, me dit-il. Vous êtes réservé, réservé pour concourir au prix. Il y a vraiment de très bonnes choses dans ce numéro 14. J’ai surtout remarqué un passage où se retrouve quelque peu du talent de votre père, une certaine note mélancolique qui sort du ton habituel des ouvrages qu’on nous envoie. Mais, je ne dois pas vous le cacher, vous avez trois rivaux redoutables : d’abord, le grand concurrent ordinaire, Bignan, que soutient fort Baour-Lormian ; puis un poète charmant et dont je fais grand cas, Mme Tastu, et enfin M. X. B. Saintine. On cite un vers de sa pièce, qui est beau. En parlant de l’imprimerie :

 
                   Voilà donc le levier
Qu’Archimède implorait pour soulever le monde !…


« Enfin, nous verrons. On vous relit aujourd’hui tous les quatre en vous comparant l’un à l’autre ; nous saurons à cinq heures ce qu’il en est. Revenez à cinq heures. » Tout en parlant, il achevait sa toilette. Très soigné et même coquet de sa personne, il tenait à la main une petite cravate, fort jolie, toute neuve, dont il avait l’air assez content.

— « Bah ! dit-il gaiement, tout en la mettant, cette cravate-là aura le prix ! »

On comprend si je fus exact. Aussitôt qu’il m’aperçut : « A l’unanimité ! à l’unanimité ! Baour-Lormian a voulu batailler pour son cher Bignan ; mais Jouy, avec sa fougue habituelle et ses emportements si comiques, s’est levé, et lui a dit en face, que, pour refuser le prix au numéro 14, il fallait être un malhonnête homme ! Là-dessus tout le monde a éclaté de rire, y compris Baour-Lormian ; on a passé au scrutin, et, le scrutin terminé, le secrétaire perpétuel a pris votre manuscrit et s’est apprêté à déchirer la petite enveloppe cachetée qui renfermait votre nom. Nous le savions tous, ce nom. Et pourtant il y eut à ce moment un silence plein d’attente. Tous les regards étaient tournés vers le secrétaire perpétuel, et, quand il a prononcé le nom d’Ernest Legouvé, il a couru dans la salle un murmure général de satisfaction et d’émotion. Soyez heureux de ces détails, mon cher enfant, car c’est à votre père que s’adressait toute cette sympathie. Ils vous montrent quelle trace il a laissée parmi nous. Oh ! grâce à lui, vous entrez dans la vie par une belle porte… Vous êtes un souvenir et une espérance. » Ma foi ! là-dessus, je lui sautai au cou. « C’est bien ! c’est bien ! me dit-il en m’embrassant à son tour, mais il s’agit maintenant de penser à la séance publique. C’est votre première… Première représentation ! Il nous faut absolument un succès. » Il s’arrêta un moment comme quelqu’un qui réfléchit ; puis tout à coup : « Tenez, faisons une épreuve ! Voici votre manuscrit : je l’ai emporté parce que c’est moi qui vous lirai à la séance. Eh bien, regardons-le ensemble. Je connais le public, et je sais un peu mon métier de lecteur ; en cinq minutes, nous saurons à quoi nous en tenir. »

Il prit alors ma pièce de vers, il la parcourut de l’œil et du doigt, s’arrêtant de temps en temps pour me dire : « Nous serons applaudis là… puis là… Ici une salve de bravos… Oh ! oh ! voilà vingt vers qui ne nous rapporteront rien, ni ce passage-là non plus… Ah ! ici, une tirade dont je réponds ! Et si vous semez çà et là quelques murmures de satisfaction, quelques Ah ! approbateurs, nous arriverons à une impression générale excellente et à une dizaine d’effets. Attendez la séance sans crainte. » Sa prédiction se réalisa de point en point. A chaque marque de sympathie signalée d’avance par lui, il levait vers moi les yeux en souriant, comme pour me dire : « Vous l’avais-je promis ? »

La séance terminée, je sortis, et je trouvai dans la cour de l’Institut cette foule d’amis connus et inconnus qui vous attendent, ces mains qui se tendent vers vous, ces bras qui se jettent autour de votre cou, ces yeux bienveillants qui vous suivent. Eh bien, le croirait-on ? au milieu de tous ces témoignages si agréables pour un garçon de vingt-deux ans, je voyais toujours devant moi le regard et le sourire de M Lemercier. C’est que j’ai eu pour M. Lemercier un sentiment très particulier, un sentiment qu’on n’éprouve peut-être qu’une fois, qu’on n’éprouve guère que dans la jeunesse, qui tient de l’admiration, du respect, de la reconnaissance, mais qui s’en distingue et les dépasse ; j’ai eu pour lui un culte ! Certes, j’avais beaucoup admiré et aimé Casimir Delavigne ; mais son âge se rapprochait trop du mien ; son caractère, plein de charme, n’avait pas assez de force, pour que mon admiration, si vive qu’elle fût, allât plus loin qu’une admiration littéraire, et que mon affection très réelle dépassât la sympathie et la reconnaissance. Le culte veut davantage ; il ne va pas sans un léger tremblement devant le Seigneur. J’ai toujours, je ne dirai pas tremblé, mais tressailli devant M. Lemercier. Rien pourtant de plus affable que son accueil. Il m’avait même admis dans sa famille, et sa femme, sa fille, me montraient la même bienveillance qui lui. N’importe ! Sa supériorité m’était toujours présente. Était-ce enthousiasme aveugle pour ses ouvrages ? Non ! J’en voyais les défauts, avec regret, en m’en voulant de les voir ; mais je les voyais. Était-ce éblouissement de sa renommée ? Non ! Il n’avait ni le rayonnant éclat des gloires reconnues, ni la popularité bruyante des génies contestés. A quoi tenait donc mon sentiment ? A lui ! A ce qu’on devinait en lui ! A ce qui émanait de lui ! On sentait… A quoi ? je ne saurais le dire, que, malgré le réel mérite de ses œuvres, ce qu’il était l’emportait beaucoup sur ce qu’il avait fait. Sa personne, ses regards, sa conversation, respiraient je ne sais quelle autorité naturelle, qui est comme l’atmosphère des grands caractères et des grands cœurs. Il m’a fait connaître la sensation délicieuse d’aimer les yeux levés, d’aimer au-dessus de soi. Aussi, qu’on juge de ma joie, quand, bien des années plus tard, après sa mort, j’eus l’occasion de prendre fait et cause pour lui. Un homme d’esprit et de talent laissa tomber de sa plume, dans un article du Journal des Débats, cette ligne dédaigneuse et méprisante : Ce bon monsieur Lemercier. Un tel terme appliqué à un tel homme, me révolta comme un blasphème ; et j’adressai au rédacteur une réponse émue, presque indignée. Quinze jours plus tard, je reçus une lettre écrite en caractères tremblés, sur le fort papier d’autrefois, sans enveloppe, fermée d’un simple cachet de cire noire et qui contenait ces mots : « Je vous remercie pour ma mère et pour moi. Vous êtes de ceux qui se souviennent. Votre réponse à cet article de journal, nous a profondément touchées toutes deux. N. Lemercier

Cette signature était celle de Mlle Lemercier. Je courus chez ces dames, que j’avais perdues de vue depuis bien longtemps. Quel changement ! La fille, quand je les avais quittées, avait dix-huit ans, un grand talent de musicienne, une rare distinction d’esprit. La mère, malgré ses quarante ans, me charmait par son élégance, sa bonté, sa finesse ; c’était une véritable lady. Leur vie semblait une vie de grande aisance, et, le prestige de M. Lemercier se répandant sur elles, elles étaient restées dans ma mémoire enveloppées d’une sorte d’auréole poétique. J’arrive rue de Grenelle, n° 12 ; on me fait monter par un petit escalier assez sombre ; j’entre dans un petit salon fort modeste, et je vois, au coin de la cheminée, le bras soutenu par un mouchoir, la figure pâle et émaciée, une vieille dame en cheveux blancs, qui m’accueille avec un aimable sourire, en me faisant signe qu’elle ne pouvait pas se lever. C’était Mme Lemercier ; elle avait le bras et les deux jambes paralysés. Troublé par cette vue inattendue et douloureuse, je balbutiais à peine quelques vagues paroles, quand la porte latérale du salon s’ouvrit, et que je vis entrer une autre femme beaucoup plus jeune et pourtant presque aussi vieille, marchant appuyée sur deux béquilles, et vêtue, elle aussi, plus que simplement… C’était Mlle Lemercier. Elle était paralysée comme sa mère ! Rien ne peut exprimer mon émotion. C’était toute ma jeunesse qui se levait devant moi, sous la forme de deux spectres ! Voila donc ce que trente années avaient fait de ces compagnes de mes vingt-deux ans ! J’avais presque honte de me sentir, de me montrer à elles, en pleine force, en pleine santé. Peu à peu, cependant, ces tristesses se dissipèrent. Le passé, se levant de nouveau entre nous, chassa ce sombre présent. La conversation reprit entre elles et moi, comme autrefois, pleine d’effusion et de souvenirs émus, et je leur promis, en les quittant, de payer ma dette de gratitude à M. Lemercier autrement que par quelques lignes de journal. Je me tins parole. Le 25 octobre 1879, le jour de la séance publique de l’Institut, j’allai m’asseoir en costume d’académicien, comme représentant de l’Académie française, à la petite tribune circulaire où ont lieu les lectures, et là, à cette même place où M. Lemercier avait si bien fait valoir, en 1829, ma pièce de vers couronnée, je lus une étude approfondie sur lui, où j’essayai de faire revivre dans son originalité puissante, la figure trop oubliée de l’auteur d’Agamemnon et de Pinto. Malheureusement, aucun de ces chers amis d’autrefois n’était là pour m’entendre ; la mère et la fille avaient disparu toutes deux comme le père ; c’est à leur mémoire seule que s’adressèrent mes paroles ; ma petite couronne d’immortelles ne fut placée que sur un tombeau.