CHAPITRE II

CASIMIR DELAVIGNE


I

Le premier jour où je suis allé à l’Académie est le 15 avril 1813. J’avais six ans. J’étais en deuil de mon père et de ma mère, j’accompagnais mes grands-parents. Arrivés dans la salle des séances, à la porte qui ouvre sur les places du centre, nous trouvâmes, en haut du petit escalier, un monsieur en habit à la française, en culotte courte, l’épée au côté, avec jabot et manchettes en dentelles, qui nous conduisit à des places réservées, et l’on me fit asseoir sur la première banquette, en face du bureau. C’était le jour de la réception de M. Alexandre Duval, qui succédait à mon père. M. Regnault de Saint-Jean d’Angély lui répondait.

Bien des années se sont écoulées depuis ce jour-là, et pourtant le lieu, les circonstances, le moment, la séance, tout cela m’est aussi présent que si j’y avais assisté hier. A peine assis, je devins, de la part des personnes qui nous environnaient, l’objet d’une attention et d’un intérêt qu’expliquaient mon âge, mon deuil et ma mine assez chétive. J’entendais murmurer autour de moi : « Pauvre petit ! » Une dame s’approcha de mes parents, leur parla et m’embrassa sur le front avec un air de compassion.

La séance commença. Elle dura deux heures, et ne me parut pas longue. Pourtant les deux orateurs traitaient de sujets fort au-dessus de mon âge, et leur langage très orné, selon le goût du temps, ne rentrait guère dans le vocabulaire d’un enfant de six ans. Mais le nom de mon père revenait souvent ; j’entendais citer les titres de ses ouvrages, que mes parents m’avaient religieusement appris ; les applaudissements du public accueillaient des éloges de lui, des mots et des traits de lui. Plus d’une fois même, M. Regnault de Saint-Jean d’Angély, dans sa réponse, se tourna vers moi, parla de moi, me désignait à l’auditoire en termes affectueux et compatissants. Tout cela m’embarrassait en me touchant. Je me sentais mis en scène. Je baissais le nez sur ma petite casquette d’écolier. Le cœur me battait très fort. Sans doute, ces mots… faible rejeton, protection tutélaire de l’Académie, étaient des termes bien vagues pour moi ; mais les enfants sont comme les gens du peuple, ils n’ont pas besoin de comprendre tout à fait pour être émus. Parfois même ils sont d’autant plus émus qu’ils ne perçoivent les choses qu’à travers un voile. Le mystère ajoute à leur impression ; leur imagination la complète ; et l’effet de cette séance fut si fort sur moi que je restais plusieurs jours sous le coup de mon émotion.

Seize ans après, le 25 août 1829, à la séance publique de l’Académie, je rentrai dans cette même salle, par cette même porte ; je trouvai un même monsieur revêtu du même costume ; il me conduisit à la même banquette, et je m’assis à la même place, en face du bureau ; seulement, cette fois je ne figurais plus comme simple témoin : j’étais un des personnages principaux de la séance ; M. Lemercier y lisait une pièce de vers sur l’invention de l’imprimerie, qui avait obtenu le prix de poésie, et j’en étais l’auteur.

Comment avais-je été amené à tenter ce concours ? Comment avais-je obtenu ce prix ? Je n’en parlerais pas si je ne devais y parler que de moi. Mais je trouverai dans ce retour à mes premières années, l’occasion de rappeler quelques idées, de peindre quelques hommes célèbres de ce temps-là, entre autres Casimir Delavigne, et ce que ces souvenirs ont de général me fera pardonner, j’espère, ce qu’ils ont de personnel.

II

La mort de mon père et de ma mère me laissa aux soins de ma grand’mère. On n’a pas assez remarqué peut-être le caractère particulier de l’éducation des enfants faite par leur aïeule. Tant que les parents vivent, la grand’mère n’a guère souci que d’être trop bonne. Elle soutient volontiers les enfants contres les parents. Victor Hugo nous a donné la poésie de ce rôle dans L’Art d’être Grand-Père. Mais, quand la mort du père et la mère remet tout à coup l’enfant dans les mains de l’aïeule, et lui donne charge d’âme, oh ! alors, cette petite poésie un peu factice s’en va ; reste la prose, c’est-à-dire la responsabilité, l’idée sévère du devoir. Ce devoir est plus difficile à remplir pour la grand’mère que pour la mère. Elle ne se sent que remplaçante. La distance d’âge entre elle et l’enfant, lui rend plus malaisé l’emploi de l’autorité. Ma grand’mère, qui joignait beaucoup de bon sens et d’esprit pratique à beaucoup de tendresse, eut l’idée ingénieuse d’appeler à son aide, dans son rôle d’éducatrice, un auxiliaire tout-puissant, le souvenir de mes parents. Tout disparus qu’ils fussent, c’est avec eux qu’elle m’éleva. Elle les faisait intervenir dans les plus petits détails de mon éducation : « ― Apprends bien ta leçon, cela fera plaisir à ta mère ! Quelle peine tu ferais à ton père s’il t’entendait mentir ! » Ces mots avaient une grande action sur moi. Je ne doute pas que ma foi profonde en autre vie ne parte de ce culte des morts, de cette présence des absents, que ma vieille grand’mère avait si profondément empreinte en moi, et dont M. Fustel de Coulanges nous a donné une si émouvante peinture dans son beau livre de La Cité Antique.

Un dimanche, ma grand’mère m’emmena en visite chez un médecin de beaucoup d’esprit qui demeurait comme nous à Chaillot, M. Dandecy. En arrivant dans l’antichambre, nous fûmes frappés par de grands éclats de voix, qui partaient du salon. Nous entrons : debout, adossé à la cheminée, un vieillard, le visage souriant, la mine vaillante, ses longs cheveux blancs rejetés en arrière, paraissait tenir tête aux assistants qui ressemblaient à des assaillants ; c’était le docteur Gall. On attaquait vivement son système, qu’il défendait avec l’ardeur goguenard d’un homme qui aime la bataille. A peine ma grand’mère et moi sommes-nous entrés dans le salon, que M. Dandecy s’écrie : « Parbleu ! voilà une bonne occasion ! Nous allons vous mettre à l’épreuve, docteur ! » Puis se retournant vers moi et me montrant à lui : « Vous ne connaissez pas cet enfant, n’est-ce pas ? ― Non ! je ne l’ai jamais vu. ― Eh bien, examinez sa tête, et tirez-nous son horoscope. » Le docteur Gall s’assied, m’appelle, me prend entre ses jambes, me palpe le crâne, et s’adressant à ma grand’mère : « Cet enfant est à vous, madame ? ― Oui, monsieur, c’est mon petit-fils, il est orphelin, et c’est moi qui l’élève. ― Eh bien, madame, que comptez-vous faire de lui ? Que désirez-vous qu’il soit ? ― Notaire, monsieur. » Dans ce temps-là, pour la bourgeoisie, et ma grand’mère était une franche bourgeoise, un notaire était un personnage à demi sacerdotal, qui tenait du magistrat et du prêtre ; on le prenait pour confident dans tous les chagrins, pour arbitre ou conseiller dans tous les embarras de famille ; c’était une sorte de confesseur laïque. Ma grand’mère ne croyait donc pas pouvoir rêver pour moi une plus belle profession. Le docteur avait souri en l’écoutant. Il reprit de nouveau ma tête, la palpa de nouveau, et dit à ma grand’mère : « Eh bien ! prenez-en votre parti, madame, il ne sera jamais notaire. ― Que sera-t-il donc ? ― Avant que je vous réponde, permettez-moi une question. Que faisait son père ? ― Il est fils de M. Legouvé. ― Ah ! à la bonne heure ! Je comprends ! Eh bien ! cet enfant-là sera e fils de son père… Il fera des vers. Je ne dis pas qu’ils seront bons, ajouta-t-il en riant, mais il ne fera que cela.

A ce pronostic du docteur se joignit bientôt pour moi l’influence de mon vieux professeur de sixième, ancien oratorien, qui avait deux passions : l’orthographe et la poésie. Il m’avait pris en grande affection, parce que je répondais précisément à ses deux goûts. Grâce à lui, je savais la grammaire à dix ans, beaucoup mieux qu’aujourd’hui où je suis un des quarante législateurs de la langue ; j’étais de force alors à lutter avec tous les Girault-Duvivier du monde, sur le rude terrain des difficultés orthographiques. Pour la poésie, mon vieux maître avait des admirations que ne sont plus guère de mode ; Delille était son Dieu. Sa joie était de m’appeler entre les classes et de me faire réciter quelques-uns de ses petits tableaux composés avec tant d’artifice et tant d’art : Le Coin du feu, les Catacombes, le Café, l’Ane, le Cheval. J’en savais comme cela deux ou trois mille vers par cœur. Sans doute le modèle n’était par excellent : déjà, du temps de Delille, M.-J. Chénier disait de lui :

 
Il a mis du rouge à Virgile,
Il met des mouches à Milton.


Mais tout maniéré, tout brillanté, tout antithétique que soit ce style, il a cependant des qualités charmantes qui m’initiaient au rythme poétique et développaient en moi le goût et le sentiment des vers. Si j’avais besoin de justifier à mes propres yeux mon admiration d’alors, je n’aurais qu’à me rappeler que Victor Hugo en 1821, à dix-neuf ans, vantait dans le « Conservateur littéraire » l’élégance et l’harmonie du style de l’abbé Delille et le félicitait de connaître parfaitement toutes les délicatesses de la muse française.

Mon amour pour la poésie allait toujours grandissant et avait, grâce à Dieu, changé d’objet : j’avais quitté Delille pour Corneille. Ma grand’mère était ma confidente. Les jours de congé, je n’avais pas de plus grande joie que de m’asseoir à ses pieds, sur un petit tabouret, et là, de lui déclamer des tirades de Cinna, de Nicomède, des Horaces, tout en mangeant des pommes de terre cuites sous la cendre. Cet amalgame de pommes de terre et d’alexandrins empâtait bien un peu ma diction, mais ne nuisait ni à mon enthousiasme ni à celui de ma grand’mère ; car je crois bien que ce qu’elle admirait le plus dans Cinna, la chère vieille femme, c’était moi.

Arrivé en seconde, je m’enrégimentai dans la petite phalange poétique de notre classe, et je fis trois grandes pièces de vers : une épître, une satire et un dithyrambe. L’épître portait naturellement sur ce que je croyais ma vocation, et je m’y comparais, bien entendu à Phaéton qui veut conduire le char du Soleil son père. La satire visait la guerre d’Espagne, et j’y maltraitais fort le héros du Trocadéro, le duc d’Angoulême. Le dithyrambe glorifiait les quatre sergents de La Rochelle, exécutés pour complot bonapartiste, et je finissais par ce vers :


Et leur tête, en tombant, murmure : Liberté !


Mes trois pièces terminées, vint la grande question : A qui les montrer ? Qui consulter ? Les poètes n’ont pas seulement, comme les amoureux, besoin d’un confident, il leur faut un confesseur, quelqu’un qui les absolve, et surtout les confirme. Qui choisir ? Mon hésitation ne fut pas longue. Un lundi matin, sortant de chez mes grands-parents pour retourner à la pension avec ma très petite bourse d’écolier, garnie de vingt-cinq sous pour mes déjeuners de la semaine, j’avisai au coin de la rue de Clichy, assis sur son crochet, en costume de velours marron, et le chef orné d’un de ces bonnets de bouracan gris qui ont disparu de la civilisation, un commissionnaire dont la figure m’inspira confiance Je m’approche de lui, fort ému, je lui remets un petit paquet ficelé avec grand soin et accompagné d’une lettre ; j’y joins tout mon pécule, mes vingt-cinq sous… Il me semblait que ma générosité me porterait bonheur, et je lui recommande de remettre ma missive tout de suite, mais sans attendre de réponse. Ma lettre portait pour suscription :

 
A Monsieur Casimir Delavigne,
rue Hauteville, n° 17


Casimir Delavigne était alors le Dieu de la jeunesse. Le triomphe des Vêpres siciliennes, l’éclatant succès des Comédiens, la popularité des Messéniennes, lui mettaient sur le front, pour nons rhétoriciens, la triple couronne de poète tragique, de poète comique et de poète lyrique. Nous savions qu’à la première représentation des Vêpres siciliennes l’enthousiasme du parterre fut tel qu’on applaudit pendant tout l’intervalle qui séparait le quatrième acte du cinquième. Cela nous avait tourné la tête. Nous reconnaissions Casimir Delavigne à un titre encore supérieur. Il avait chanté la Grèce, la liberté, la France, il était le poète national. Nous admirions beaucoup Lamartine, mais Lamartine était royaliste ; Lamartine avait attaqué Bonaparte.

Le vers célèbre :


Rien d’humain ne battait sous son épaisse armure.


nous semblait un blasphème, car nous étions tous alors enragés libéraux et enragés bonapartistes. On s’est fort indigné de cet amalgame bizarre. L’association du nom de Napoléon au nom de liberté a paru un énorme contresens. Rien de plus juste. Seulement, toutes les époques, y compris la nôtre, font des contresens pareils, à propos de leurs grands hommes. Autrefois nous oubliions le despotisme de Napoléon pour ne voir que son génie, aujourd’hui on oublie son génie pour ne voir que son despotisme. L’un n’est pas plus équitable que l’autre, et ces deux injustices différentes reposent sur le même fait. Ce fait, c’est que les grands hommes ne sont pas, comme on est tenté de le croire, des figures de marbre ou de bronze, immobilisées en statues dans l’histoire. Ce sont des êtres vivants, changeants ; leur visage se modifie sans cesse. Chaque époque les transforme selon les besoins de sa politique, ou les caprices de son imagination. Ils représentent tantôt une chose, tantôt une autre. Je les comparerais volontiers à ces phares à feux tournants, qui luisent tout à tour d’une flamme bleue ou rouge, ou verte, selon le mouvement qu’on leur imprime. Dans ma jeunesse, à l’époque du romantisme, Richelieu était haï comme le type du despotisme sanguinaire. C’était le cardinal bourreau ! Victor Hugo l’appelait l’homme rouge, et la Providence l’avait affublé, disait-on, de cette robe rouge pour que le sang n’y parût pas. Aujourd’hui Richelieu est le symbole du patriotisme, un ancêtre de la démocratie, un précurseur de 89. Pourquoi ? Parce qu’en 1830 l’imagination, la poésie triomphaient, et qu’aujourd’hui c’est le règne de la politique et de l’histoire. N’assistons-nous pas à la métamorphose de tous les héros de la Révolution ? Danton n’est plus l’auteur des massacres de septembre, c’est le défenseur du sol de la patrie ! Certains démocrates parlent de Robespierre avec attendrissement, à la façon de Mme Lebas, qui l’appelait bon ami ! Sachons-le bien, les grands hommes du passé ne sont que des instruments dans la main du présent. On refait leur portrait tous les vingt ou trente ans, et on accommode leur ressemblance aux idées dont on cherche en eux le symbole. Le nom de Napoléon était pour nous une arme de guerre contre les Bourbons. Les Bourbons, revenus avec l’étranger et le drapeau blanc, nous représentaient l’ancien régime et la honte nationale : Napoléon, promulgateur du Code civil et vainqueur de l’Europe, nous figurait l’égalité et la gloire. Notre adoration pour lui était faite de notre animadversion contre eux. Animadversion injuste, haine absurde, car on était mille fois plus libre sous la Restauration que sous l’Empire ; mais nous ne pouvions pardonner aux Bourbons leur alliance avec la Sainte-Alliance, et je ne me rappelle jamais sans rougir que, lors de l’abominable assassinat du duc de Berry par Louvel, la jeunesse était pleine d’indulgence pour le meurtrier. Cette absurde éducation classique, qui érigeait en héros Brutus, Harmodius et Aristogiron, transformait pour nous Louvel en martyr. Ses réponses à l’audience étaient répétées partout. Le procureur général, ayant redit plusieurs fois le mot de lâche assassinat ! ― « Lâche ! lâche ! s’écria Louvel. Vous ne savez pas, monsieur, ce qu’il faut de courage pour tuer un homme qui ne vous a jamais fait de mal ! » Cette parole nous semblait belle comme l’antique ; et lorsque, interrogé sur les motifs qui l’avaient poussé à ce meurtre, Louvel répondit : « Depuis le 18 juin 1815, j’ai toujours entendu retentir le canon de Waterloo ! » Louvel nous semblait un homme de Plutarque. Je ne saurais trop le répéter, jamais on ne comprendra bien cette époque tant qu’on ne donnera pas une part immense à ce souvenir de Waterloo. Il était au fond de tous nos sentiments. Nous aussi nous entendions sans cesse le canon de cette affreuse bataille, et ainsi s’explique notre animosité contre les Bourbons qui en avaient bénéficié, notre sympathie pour Napoléon qui y avait succombé avec nous, notre indulgence pour Louvel qui l’avait maudit, notre admiration enthousiaste pour Casimir Delavigne qui l’avait à la fois glorifié et pleuré. Nul de nous qui ne sût par cœur la première Messénienne, et que ne répétât ces quatre vers sur la garde impériale :

 
On dit qu’en les voyant couchés sur la poussière,
D’un respect douloureux frappé par tant d’exploits,
L’ennemi, l’œil fixé sur leur face guerrière,
Les regarda sans peur pour la première fois !


Qu’on se moque de notre chauvinisme tant qu’on voudra, ces vers pansaient un peu notre blessure, et nous tressaillîmes de joie quand, le 6 décembre 1823, Casimir Delavigne, à tant de titres poétiques et patriotiques, en ajouta un dernier plus éclatant encore. Ce jour-là, l’affiche du Théâtre-Français portait :

 
PREMIÈRE REPRÉSENTATION
L’ÉCOLE DES VIEILLARDS

III

Tout grand artiste a dans sa carrière ce que j’appellerai sa date d’avènement. C’est le jour où une œuvre nouvelle le met tout à coup hors de pair parmi ses pairs, et le fait passer subitement de la renommée à la gloire. Tels furent Jocelyn pour Lamartine, Notre-Dame de Paris pour Victor Hugo, Eugénie Grandet pour Balzac, les Huguenots pour Meyerbeer, les Nuits pour Musset, l’École des Vieillards pour Casimir Delavigne. L’apparition de son nom sur l’affiche du Théâtre-Français était déjà un triomphe, et avait un air de revanche. On rappelait que l’auteur des Vêpres siciliennes, refusé quelques années auparavant par le comité, s’en était vengé par trois succès éclatants à l’Odéon, les Vêpres siciliennes, les Comédiens, le Paria, et qu’il avait reparu vainqueur devant ses premiers juges, honteux et repentants. Il faut en rabatre un peu de cette légende. En réalité, les Vêpres siciliennes n’avaient pas été refusées ; les comédiens n’en avaient pas méconnu le mérite ; seulement on était alors en 1818 ; les troupes alliées occupaient encore le territoire. On craignit que la mise en scène d’une lutte entre Français et étrangers, n’offrit un danger réel, même pour l’auteur, et le comité lui proposa de lui conserver son tour de réception pour un autre ouvrage. Cet ajournement, qui n’était pas un refus, profita grandement à Casimir Delavigne. Picard, alors directeur de l’Odéon, fut plus hardi que ses camarades de la rue de Richelieu ; il leur enleva l’ouvrage et l’auteur, et son jeune public les accueillit tous deux avec d’autant plus d’enthousiasme que, pour lui, applaudir Casimir Delavigne, c’était siffler le comité du Théâtre-Français.

Quoi qu’il en soit, l’École des Vieillards fut reçue avec acclamation, et la lecture donna lieu à un incident qui en marqua encore le succès. Casimir Delavigne, dans sa pensée destinait le rôle à Baptiste aîné. Mais à la sortie du comité, il entendit quelqu’un marcher vivement derrière lui, et l’appeler. Il se retourne : c’était Talma. «  ― Monsieur Delavigne, lui dit-il, c’est moi qui jouerai Danville, car Danville, c’est moi ! «  Il était lié, en effet, depuis quelque temps, avec une femme beaucoup plus jeune que lui, très belle, et dont il était éperdument épris et follement jaloux. Il y eut grand tumulte dans le théâtre. Damas, qui jouait les grands premiers rôles dans la comédie, donna sa démission. Ce n’était pas moins en effet que le renversement de toutes les hiérarchies, une attaque à la grande règle des emplois. Un premier rôle tragique jouant un personnage de comédie ! Oreste devenu bourgeois ! Joad en habit de ville ! Mlle Mars et Talma dans la même pièce ! Autant de sujets d’irritation jalouse pour certains acteurs, et d’attente passionnée pour le public. Le jour de la première représentation, la salle était houleuse comme une mer d’équinoxe. Le rideau se lève, la porte du fond s’ouvre, et la première personne qui paraît, c’est Talma ! Talma riant ! Talma entrant, bras dessus bras dessous, avec un acteur comique, Devigny, Il portait une perruque blanche avec une mèche plus argentée sur le front ; un habit bleu à boutons d’or, un gilet blanc, une culotte de soie noire, des bas de soie blancs. La métamorphose était complète. Organe, physionomie, geste, allure, tout en lui respirait la joie, le naturel, la bonhomie. Il était charmant ! Tout au plus avait-il gardé de la tragédie une habitude assez singulière, que Ligier a imitée depuis ; son pied droit, au lieu de porter à plat sur le sol, se relevait légèrement sur la pointe, et, en se balançant, communiquait au corps, puis à la voix, une légère trépidation pathétique. Le charme n’opéra pas cependant tout de suite. Ce n’est jamais sans peine que nous accordons deux supériorités au même homme. Combien de temps Lamartine poète a-t-il fait tort à Lamartine orateur ! Au second acte, cependant, le public commença à cesser de se défendre… Il consentit à être charmé, et la première scène du troisième acte emporta les dernières résistances. Chose singulière ! cette première scène du troisième acte de l’École des Vieillards est exactement la même que la première scène du troisième acte d’Hernani. Ce sont également deux vieillards amoureux, l’un d’une jeune fille de dix-huit ans, sa fiancée, l’autre d’une jeune femme de vingt ans, sa femme, et demandant tous deux pardon à celle qu’ils aiment, de leur amour en cheveux blancs. On se rappelle les délicieux vers de don Gomès à doña Sol :

 
                       On n’est pas maître
De soi-même, amoureux comme je suis de toi,
Et vieux ! On est jaloux ! On est méchant ! Pourquoi !
Parce que l’on est vieux ! Parce que beauté, grâce,
Jeunesse dans autrui, tout fait peur, tout menace,
Parce qu’on est jaloux des autres, et honteux
De soi ! Dérision, que cet amour boiteux
Qui nous remet au cœur tant d’ivresse et de flamme,
Ait oublié le corps en rajeunissant l’âme !


Voyons maintenant les vers de Casimir Delavigne.

— Pourquoi, demande Hortense à Danville, êtes-vous si indulgent pour votre ami Bonnard, et si sévère pour le duc ?

 
DANVILLE
Oh ! c’est bien différent : L’un a mon âge, et l’autre…
HORTENSE
Eh bien donc, achevez !…
DANVILLE
Eh bien ! il a le vôtre !…
Jeune, on sent qu’on doit plaire ! On est sûr du succès !
Mais vieux ! Mais amoureux au déclin de la vie,
Possesseur d’un trésor que chacun nous envie,
On en devient avare, on le garde des yeux !
Comment voir cet essaim de rivaux odieux
Parés de leur jeune âge, et des charmes funeste
Dont chaque jour qui fuit nous vole quelques restes,
Sans se glacer le cœur par la comparaison,
Sans voir ses cheveux blancs, sans perdre la raison !
Votre duc ! Il m’offusque ! Il me pèse ! Il me gêne !
Je sens qu’à son aspect je me contiens à peine !

Je sens qu’un mot amer, qui va me soulager,
En suspens sur ma langue est prêt à me venger !
Je me maudis ! J’ai tort ! C’est faiblesse ou délire !
C’est ce qu’il vous plaira… Je souffre !… et je désire,
Non pas que votre amour, mais que votre amitié,
Connaissant mon supplice, en ait quelque pitié.


Eh bien, de ces deux passages, lequel est le plus beau ? J’oserai dire qu’ici Casimir Delavigne ne le cède en rien à Victor Hugo. S’il n’a pas trouvé un vers de haute envolée, comme :


Ait oublié le corps en rajeunissant l’âme !


le morceau tout entier, dans son élégance soutenue, n’a pas moins de vérité que les vers brisés et recherchant le naturel, de Victor Hugo ; j’y trouve même un accent d’émotion, de sincérité qui va peut-être plus au cœur que les regrets un peu dolents de don Gomez. Talma était inimitable dans cette tirade de Danville. Qui l’y a vu, ne l’oubliera jamais ! J’entends encore, à soixante ans de distance, ce mot : Je souffre ! Les derniers vers s’écoulaient de ses lèvres avec un tel charme de tendresse, d’abandon, qu’on ne pouvait se défendre de l’adorer. On se disait que si ce vieillard n’était pas aimé, c’est que la vieillesse était un vice irrémédiable en amour, et ainsi l’idée du poète se trouvait mise dans sa pleine lumière, grâce à l’acteur.

Talma fit plus. Il releva la pièce, il la sauva peut-être au quatrième acte. Ce quatrième acte offrait un réel danger. Dans ce temps-là, un jeune homme entrant chez une jeune femme à minuit, et lui faisant une déclaration, c’était une grande hardiesse. L’auteur tremblait, et il avait raison. En effet, à l’entrée du duc, l’auditoire avait été comme saisi d’un de ces silences menaçants que nous connaissons tout : heureusement pour l’auteur, ses deux interprètes n’avaient pas peur de la lutte ; c’étaient Mlle Mars et Armand.

Mlle mars avait un don très particulier que je n’ai connu qu’à elle. Quoique sa voix manquât de puissance, elle est arrivée dans le drame moderne à des effets que nulle artiste après elle, n’a ni effacés ni peut-être égalés. Comment ? Le voici.

Elle choisissait dans la scène capitale, le mot, la phrase, qui la résumait le mieux ; puis elle concentrait sur ce mot toute sa puissance vocale, toute son intensité d’expression, comme avec un verre de lentille on fait converger tous les rayons sur un seul point ; elle en illuminait la situation tout entière ! Ce n’est pas qu’à la façon de certains artistes elle déblayât un rôle pour n’en faire valoir que quelques passages, l’école du déblayage n’existait pas encore. Mlle Mars ne négligeait rien et mettait chaque partie à sa place et à son juste degré de lumière, mais, sur ce fond harmonieux et clair, elle détachait quelques traits de flamme qui faisaient éblouissement. C’est ainsi que, dans Mademoiselle de Belle-Isle, le fameux : « Vous mentez, monsieur le duc ! » dans Clotilde : « Parce qu’il a tué Raphaël Bazas »  ; dans Hernani :

 
Enfin on laisse dire à cette pauvre femme
Ce qu’elle a dans le cœur !…


éclataient tout à coup avec une telle force qu’ils étaient comme l’image vivante et complète du personnage ou de la situation représentée. Eh bien, au quatrième acte de l’École des Vieillards, elle trouva un de ces accents profonds, et à ce vers,


Je vous dis que vous m’épouvantez !…


les bravos enthousiastes partirent de toutes les parties de la salle, tant ce seul cri avait en une seconde absous la jeune femme, et corrigé son imprudence par l’évidence de son honnêteté.

Mais ce n’était pas Mlle Mars sur qui retombait dans cette scène la plus grande part de responsabilité, c’était le duc, c’était Armand. Armand n’avait ni le feu de Firmin, ni le charme de Bressant, ni l’ardeur communicative de Delaunay, mais son élégance de manières et de mise, sa jolie taille, sa figure aimable, sa façon de parler à une femme, le rendaient éminemment propre à ces rôles d’hommes du monde qui se font pardonner tout ce qu’ils se permettent. Armand sut envelopper cette déclaration nocturne et périlleuse de tant de respect, de tant de goût, de tant de mesure, que quand Hortense, effrayée au bruit de l’arrivée de son mari, fait cacher le duc dans un cabinet, cette sortie, si difficile pour l’acteur, fut accompagnée de vifs applaudissements, et Casimir Delavigne, qui attendait, anxieux, dans la coulisse, sauta au cou d’Armand, en s’écriant : « Vous m’avez sauvé ! »

Il allait trop vite. Le danger n’était pas passé, il commençait. A peine le duc caché, Danville entre. Son domestique l’a averti que le duc est venu. Est-il encore là ? Où est-il ? Sous le coup de ses soupçons, Danville interroge le trouble, la voix, les réponses embarrassées d’Hortense, et tout à coup, éclairé par un regard de terreur qu’elle jette sur le cabinet : « Il est là ! » dit-il tout bas.

Eh bien, supposez un poète dramatique de nos jours trouvant cette situation. Que ferait-il ? Evidemment Danville s’écrierait à haute voix : Il est  ! Il irait droit au duc, renverrait violemment sa femme, et la scène entre les deux hommes s’engagerait. Mais, du temps de Casimir Delavigne, on craignait les coups d’audace, parce qu’ils pouvaient amener des coups de sifflet. En face d’une situation périlleuse, on se préoccupait bien plus de la sauver que de l’aborder franchement. On était pour le système tournant. Danville se contient donc, engage Hortense à se retirer, et, devant son hésitation, se retire lui-même. Restée seule, la jeune femme fait un pas vers le cabinet où est caché le duc, puis s’arrête et sort par le fond, en disant :


Il pourra s’échapper !


Oh ! pour le coup, le public fut sur le point de se fâcher ; et il n’avait pas tout à fait tort. La jeune femme était bien imprudente de se fier au hasard pour une telle évasion ; cette imprudence fit chanceler un moment la pièce ; mais, à peine Mlle Mars sortie, Talma rentra avec une telle impétuosité, appela le duc avec une telle rage, qu’il emporta tout dans son mouvement, et entraîna le public après lui dans cette scène admirable, que Corveille aurait pu signer. Tout y est tragique, et rien n’y est tragédien. Les répliques ardentes qui s’y croisent semblent un écho des vers du Cid, mais avec quelque chose de familier qui sent la vie de tous les jours. C’est de la poésie héroïque en frac.

 
LE DUC
Cette lutte entre nous ne saurait être égale.
DANVILLE
Entre nous votre injure a comblé l’intervalle :
L’agresseur, quel qu’il soit, à combattre forcé,
Redescend par l’offense au rang de l’offensé.
LE DUC
De quel rang parlez-vous ? Si mon honneur balance,
C’est pour vos cheveux blancs qu’il se fait violence.
DANVILLE
Vous auriez dû les voir avant de m’outrager.
Vous ne le pouvez plus quand je veux les venger.
LE DUC
Je serais ridicule et vous seriez victime.
DANVILLE
Le ridicule cesse où commence le crime,
Et vous le commettrez ; c’est votre châtiment.
Ah ! vous croyez, messieurs, qu’on peut impunément,
Marquant ses vils desseins d’un air de badinage,
Attenter à la paix, au bonheur d’un ménage !
On se croyait léger, on devient criminel :
La mort d’un honnête homme est un poids éternel.
Ou vainqueur, ou vaincu, moi, ce combat m’honore ;
Il vous flétrit vaincu, mais vainqueur, plus encore :
Votre honneur y mourra. Je sais trop qu’à Paris
Le monde est sans pitié pour le sort des maris ;
Mais lorsque le sang coule, on ne rit plus, on blâme.
Vous ridicule ? Non ! non ! vous serez infâme !


Où trouver dans le théâtre contemporain, même chez E. Augier, des vers plus solides, mieux trempés, plus vrais ? Talma y produisait un effet immense, et quand à la fin de la scène, à ce mot du duc :


Je vous attends !


il répondit :


Vous n’aurez pas l’ennui de m’attendre longtemps,


la terrible familiarité de son accent et de son geste fit courir un frisson dans toute la salle, et l’acte s’acheva au milieu d’une explosion d’applaudissements. Au cinquième acte, la charmante scène de comédie entre Danville et Bonnard fit monter le succès jusqu’à l’ovation, et j’en trouve l’écho dans deux témoignages éclatants.

Lamartine, avec sa naturelle générosité d’âme, salua le triomphe de son rival de renommée dans cette épître charmante :

 
Grâce aux vers enchanteurs que tout Paris répète,
Ton nom a retenti jusque dans ma retraite,
Et le soir, pour charmer les ennuis des hivers,
Autour de mon foyer nous relisons ces vers
Où brille en se jouant ta muse familière,
Qu’eût enviés Térence et qu’eût signés Molière.
Comment peux-tu passer, par quel don, par quel art,
De Syracuse au Havre, et du Gange à Bonnard ?
Puis, soudain déployant les ailes de Pindare,
Sur les bords profanés de Sparte et de Mégare,
Aller d’un vers brûlant tout à coup rallumer
Ces feux dont leurs débris semblent encor fumer ?
Franchissant d’un seul trait tout l’empire céleste,
Le génie est un aigle et ton vol nous l’atteste.


Après Lamartine, Alexandre Dumas :

« Le rôle de Danville, dit-il dans ses Mémoires, est doux, noble, charmant, complet d’un bout à l’autre. Comme ce cœur de vieillard aime bien à la fois Hortense en amant et en père ! Jamais le déchirement d’une âme humaine ne s’est fait jour avec plus de force que dans ce sanglot :


Je ne l’aurais pas cru ! C’est bien mal ! C’est affreux !


« Ce qu’il y a de vraiment beau dans l’École des Vieillards, c’est cette profonde, cette sanglante souffrance d’un cœur déchiré ! C’est cette situation qui permettait à Talma d’être grand et simple à la fois, de montrer tout ce que peut souffrir cette créature née de la femme, et enfantée dans la douleur pour vivre dans la douleur, qu’on appelle l’homme »

Alexandre Dumas ajoute que le rôle d’Hortense ne vaut pas celui de Danville. Il a raison, et Mlle Mars était de son avis. J’en eus la preuve bien des années après. En 1838, me trouvant alors en relations de travail avec Mlle Mars, je lui parlai un jour de ce rôle d’Hortense et sa réponse me montra à quel point la composition de son personnage l’occupait toujours. « J’ai joué peu de rôles plus difficiles, me dit-elle ; savez-vous pourquoi ? C’est qu’il n’a pas le même âge pendant toute la pièce. Au premier acte, Hortense a vingt-cinq ans ; au cinquième, elle n’en a plus que dix-huit. C’est une grande coquette dans l’exposition, et, au dénouement, c’est une ingénue. Vous ne sauriez croire combien il est malaisé de donner de la vérité à un rôle quand toutes les parties ne s’en tiennent pas bien. Heureusement, ajouta-t-elle gaiement, le public ne s’en est pas aperçu et pas un critique n’en a fait la remarque. ― A qui la faute ? lui répondis-je, à vous !… ― Et aussi au rôle, ajouta-t-elle vivement… Car enfin, malgré mes réserves, c’est un très beau rôle ! Ce qu’il a d’un peu contradictoire disparaît devant ce qu’il a de brillant, de sincère, d’aimable, et la lecture de la charmante lettre qui fait le dénouement est à elle seule une bonne fortune pour une artiste. ― Eh ! bien, lui dis-je alors, savez-vous l’histoire de cette lettre ? ― Non. ― Elle est curieuse. Casimir Delavigne était fort embarrassé pour faire tomber dans les mains de Danville cette lettre qui justifie Hortense. Il confie son embarras à Scribe, à qui il confiait tout, et Scribe lui dit : « Je crois que je peux te tirer d’affaire ; je fais en ce moment une pièce en un acte, Michel et Christine, qui renferme une situation identique à la tienne, et j’ai trouvé, pour en sortir, un moyen assez ingénieux. Prends-le. Personne ne s’en doutera. Comment s’imaginer qu’une grande comédie en cinq actes emprunte quelque chose à un pauvre petit vaudeville ? Et je m’applaudirai deux fois de ma trouvaille, puisqu’elle te sera utile à toi comme à moi. » Scribe avait bien deviné ; nul critique ne reprocha cette légère imitation à Casimir Delavigne, et son triomphe fut un événement pour toute la jeunesse des écoles.


IV

C’était sous le coup de mon enthousiasme que j’avais fait mon envoi d’écolier à Casimir Delavigne. On devine avec quelle anxiété j’attendis la réponse. Je ne l’attendis pas longtemps. Six jours plus tard je recevais cette lettre, que je suis bien heureux de pouvoir transcrire textuellement :


« Monsieur,

Vous portez un nom bien cher aux muses. C’est un honneur dangereux dont vous promettez de vous rendre digne. J’ai lu vos vers avec un réel intérêt, et je désire les relire avec vous. Choisissez l’heure et le jour. Je suis entièrement à votre disposition. Il m’est honorable et doux de pouvoir donner au fils les conseils qu’il me serait encore si utile de recevoir du père.

Agréez l’assurance de ma parfaite estime.

Casimir Delavigne.

ce 23 décembre 1823.


Cette lettre est tout le portrait de Casimir Delavigne. Écrire ainsi à un garçon de dix-sept ans, le lendemain d’un triomphe, c’est presque aussi rare que le triomphe même. Que de simplicité, de bonté, de modestie ! Quelle grâce dans ce souvenir de mon père, si délicatement rappelé ! J’arrivai chez lui, aussi touché de sa réponse que tremblant de son arrêt. Je le trouvai dans son très simple salon de la rue d’Hauteville, en petite redingote noire, en pantalon noir, avec des bas blancs et des chaussons de lisière. Sa fenêtre était ouverte et le soleil y entrait à pleins rayons. Il vint à moi, me prit la main, et, me montrant ces larges traînées de lumière : « Voilà un beau temps pour la poésie, me dit-il, nous allons pouvoir causer. » Je balbutiai quelques mots inarticulés ; le cœur me battait au point de me couper la voix. Je me sentais aussi surpris que troublé : surpris d’abord de le trouver si petit ; il me semblait qu’un grand poète devait être grand ; plus surpris encore de le voir si jeune d’aspect, de physionomie. Pas de barbe ; un sourire charmant, mais un sourire d’enfant ; un bas de visage très mince, mais le haut de la figure superbe. Un front très large et très découvert, des yeux étincelants de lumière ! Il vit mon embarras et me dit : « J’ai donc lu vos vers ; j’y ai trouvé des qualités, mais, avant d’en causer avec vous, permettez-moi une question très prosaïque : Avez-vous de quoi vivre ? ― Mon tuteur m’a dit que j’aurais, sinon de la fortune, du moins de l’aisance. ― Alors, prenons votre manuscrit. » Comme mes regards exprimaient l’étonnement : « Ma question vous intrique un peu, me dit-il en riant. En voici l’explication. J’ai remarqué dans vos vers de la facilité, des dons heureux, peut-être même des trouvailles d’expression originale ; mais de là à un talent qui puisse fournir à toute une carrière, il y a loin encore. Or, à moins d’une vocation évidente, d’une supériorité déjà incontestable, je détournerai toujours un jeune homme de chercher dans la poésie un gagne-pain. On peut vivre pour faire des vers ; il ne faut pas faire des vers pour vivre. Mais, maintenant que je suis tranquille pour vous et en règle avec ma conscience, lisons vos trois morceaux. » La lecture dura une demi-heure. J’en appris plus dans cette demi-heure de conversation que dans tous les livres de rhétorique. C’était de la critique vivante. Il me fit toucher du doigt toutes mes fautes, me montra toutes mes défaillances, et me signala, en même temps, ce qui pouvait être pronostic heureux. La lecture finie : « Mon cher enfant, me dit-il, je suis ici tous les dimanches matin. Venez me voir tant que vous voudrez. Apportez-moi ce que vous aurez fait, ou ne m’apportez rien, comme il vous plaira. Si vous arrivez les mains pleines, nous lirons vos vers ensemble, et quelquefois aussi les miens. Vous vous vengerez de mes critiques en me les rendant, ajouta-t-il en riant. C’est dit : au revoir ! »

Je sortis touché, éclairé, le cœur aussi pris que l’imagination. L’autographe de Casimir Delavigne courut dans tout le lycée, le récit de ma visite devint le sujet de toutes nos conversations ; mes camarades furent émus comme moi de tant de sincérité unie à tant d’affectueuse sollicitude.

Quelques semaines après, je lui apportai une grande ode ayant pour titre : le Génie, et en-tête : A Casimir Delavigne.

A peine le papier ouvert : « Oh ! oh ! me dit-il, voilà une grosse faute au début. ― Laquelle donc ? ― La dédicace. Mon cher enfant, je ne doute pas de votre sincérité ; c’est avec une pleine bonne foi que vous avez écrit, à côté l’un de l’autre, le mot génie et mon nom ; mais cela prouve, ajouta-t-il gaiement, que vous ne vous y connaissez pas encore. Songez donc ! Le génie ! Le nom que l’on applique à Corneille, à Racine, à Sophocle, à Shakespeare ! Vous êtes un imprudent d’avoir écrit cette ligne-là, vous allez me rendre très sévère pour votre ode. Lisez-la moi. » ― Pendant toute la lecture, il ne donna aucun signe ni d’approbation ni de blâme. La lecture finie, il garda un moment le silence, puis me dit : « Voilà qui est grave ! Votre ode ne vaut absolument rien. Si l’exécution seule était défectueuse, je n’y ferais pas attention. Les défaillances de plume sont affaire de jeunesse. Mais, ce qui m’inquiète, c’est la faiblesse de la pensée même. J’augurais mieux de vos premiers vers. Voulez-vous m’en croire ? Vous êtes dans un moment de crise. Il faut prendre un parti héroïque. Restez un an sans faire un vers. Laissez là la forme. Vous la retrouverez toujours. Travaillez le fond ! Forgez votre esprit ! Instruisez-vous ! Voyagez dans les chefs-d’œuvre des autres pays ! Vous savez Corneille, Racine et Molière presque par cœur ? C’est bien, mais ce n’est pas assez. Joignez-y Sophocle et Shakespeare. Attaquez-les dans le texte, si vous pouvez. N’oubliez pas nos grands prosateurs. La prose est la nourrice de la poésie. Enfin, cherchez-vous vous-même en étudiant les autres. Dans un an, nous verrons. »

Bien des années se sont écoulées depuis cette conversation, et plus j’ai vieilli, plus j’en ai senti la profondeur et la justesse. Ce mot : Cherchez-vous vous-même en étudiant les autres, ressemble à un paradoxe, et c’est toute une poétique. Autrefois, on disait volontiers, et l’on avait peut-être raison de dire : Pour rester soi, il faut s’enfermer en soi. Mais aujourd’hui, où l’on ne peut s’enfermer en soi, aujourd’hui où tout vous dispute à vous-même, où les idées ambiantes vous entrent dans le cœur et dans le tête par tous les pores, où les cours, les journaux, les revues, les livres, les expositions, les conversations, les voyages, établissent en dedans de nous un grand courant perpétuel des opinions les plus contradictoires, la personnalité ne peut plus être la naïveté. Pour se trouver, il faut se retrouver. Pour se reconnaître, il faut se comparer. La seule manière de n’imiter personne, c’est d’étudier tout le monde. Le commerce assidu avec les maîtres divers, substitue l’enthousiasme réfléchi aux engouements aveugles, et vous apprend par la sympathie ou la répulsion, à quoi vous êtes propre et ce que vous pouvez devenir. Dis-moi qui tu aimes, je te dirai qui tu es. Le génie n’a peut-être que faire de ces règles, mais le talent ne peut pas s’en passer.

Un autre mérite de ces sages paroles, c’est leur sévère franchise. Que nous voilà loin de ces illustres, qui distribuent des brevets de poète au premier petit rhétoricien qui les flatte, et sèment des admirations pour récolter des admirateurs ! C’est un rôle très difficile que celui de poète consultant. La sincérité y court de grands risques. Lamartine s’en tirait à force d’hyberbole. Il vous faisait de tels éloges qu’il était impossible de le croire. Béranger était sincère. Je l’ai vu pourtant un jour, bien spirituellement moqueur, avec un ennuyeux qui l’assommait sans cesse de ses confidences poétiques. A peine le manuscrit entre ses mains, Béranger, avant de l’avoir lu, dit à l’auteur : « C’est charmant ! ― Mais, monsieur Béranger, vous ne l’avez pas lu ! ― Je n’ai pas lu celui-là, mais j’ai lu les autres. Et je vous connais ! Je suis sûr que celui-là est tout pareil. ― Faites-moi cependant l’honneur de le lire, et je reviendrai savoir votre avis dans huit jours. ― C’est inutile ! je vous dirais dans huit jours ce que je vous dis aujourd’hui… C’est charmant ! Ainsi, remportez-le, et ne m’en rapportez plus. Quand, comme vous, on a une valeur personnelle, quand on fait des vers qui ne ressemblent à rien, il ne faut pas consulter, de peur d’altérer son originalité ; ― Ah ! cher maître, vous me comblez !… » Et il partit radieux.

Les conseils de Casimir Delavigne ne furent pas perdus pour moi ; j’employai mon année de jeûne poétique à traduire l’Agamemnon d’Eschyle et Roméo et Juliette de Shakespeare ; je lus, le crayon à la main, nos chefs d’œuvre en prose, et j’arrivai chez lui au bout d’un an, avec une étude d’observation intime qui lui plut, un plan de tragédie qui ne lui déplut pas et une idée qu’il approuva complètement. Cette idée était de concourir pour le prix de poésie, à l’Académie. « Le sujet proposé, lui dis-je, est un peu sévère, mais il n’est pas banal : c’est l’invention de l’imprimerie ; puis, ce qui me touche, c’est que ce prix, si je l’obtenais, créerait, ce me semble, un lien de plus entre mon père et moi. ― Concourez ! me dit-il vivement, vous avez raison. Moi aussi, j’ai débuté par un concours académique. ― Et vous n’avez pas été couronné, repris-je en riant. ― Non ; et c’était juste. Nous avions pour sujet : les Avantages de l’étude ; et la fantaisie me prit de faire un paradoxe à la Jean-Jacques. J’attaquai l’étude dans une épître railleuse… ― Pleine de vers charmants, restés proverbes. ― Vous les connaissez ? ― Je pourrais vous les citer ; témoin celui-ci :


Les sots depuis Adam sont en majorité.


Et je n’ai jamais pu comprendre pourquoi vous n’aviez pas eu le prix. ― Oh ! il y eut grand débat parmi mes juges. Lemercier tenait fortement pour moi. Mais on me reprocha d’avoir quelque peu manqué de respect au docte corps en ne prenant pas le sujet au sérieux, et on me préféra la pièce de Pierre Lebrun, qui, somme toute, valait mieux que la mienne. Ne faites pas comme moi, n’attaquez pas l’imprimerie et allez voir Lemercier ; allez le voir pour trois raisons : il était l’ami de votre père, il vous recevra bien ; c’est un esprit de premier ordre, il vous guidera bien ; c’est un des plus écoutés à l’Académie, il vous défendra bien. ― Avec vous, j’espère. ― Ah ! ne comptez pas sur moi, reprit-il gaiement. Je suis un fort mauvais académicien, je ne gagne pas mes quatre-vingt-trois francs par mois. Je n’y vais presque jamais. J’ai tort, car le peu de fois que j’y vais, je m’y amuse. Mais le travail, les répétitions, et surtout le mauvais pli pris, m’en détournent. C’est affaire de routine. Mes pieds n’ont pas l’habitude de se diriger le jeudi vers le pont des Arts. Je n’y vais pas parce que je n’y vais pas. Quand vous en serez…, car il faut que vous en soyez, vous devez cela à votre père, soyez exact. Nous nous y retrouverons peut-être, ajouta-t-il en riant, car je serai vieux alors, et j’irai. L’Académie a un grand avantage. Grâce à elle, quand on n’est plus quelqu’un, on est encore quelque chose. Allez chez Lemercier. »

V

Telles furent mes premières relations avec Casimir Delavigne. Aucun nom n’était alors plus éclatant que le sien. Aujourd’hui l’école du Dédain transcendant, c’est ainsi qu’elle se nomme elle-même, le traite comme Béranger, comme Chateaubriand, comme Scribe, comme Lamennais, comme Lamartine ; elle le jette avec les autres à l’oubli. Je me trompe ; elle n’oublie pas ! Elle ressuscite de temps en temps ceux qu’elle a enterrés, pour accoler à leur nom quelque épithète méprisante. Qu’importe ? Casimir Delavigne n’en reste pas moins un des esprits les plus brillants de la Restauration et de la monarchie de Juillet. Que de dons divers et charmants ! Les chœurs du Paria peuvent se relire à côté de ceux d’Esther et d’Athalie ; Don Juan d’Autriche a été et est encore une des plus amusantes comédies de notre temps ; L’École des Vieillards renferme deux rôles d’homme excellents, outre les belles scènes que j’ai signalées. Louis XI compte parmi les drames qui passionnent encore la foule ; et le succès éclatant qu’il obtint récemment à l’Odéon, proteste contre l’abandon que le Théâtre-Français a fait de tout le répertoire de Casimir Delavigne. Une anthologie du dix-neuvième siècle ne sera complète que si l’on y met au premier rang, l’Âme du Purgatoire, les Limbes, les Adieux Limbes, les Adieux à la Madeleine. A. de Musset citait toujours avec admiration ces vers d’une Messénienne :

 
Eurotas ! Eurotas ! Que font tes lauriers-roses
Sur ton rivage en deuil par la mort habité ?
Est-ce pour insulter à ta captivité
Que ces nobles fleurs sont écloses ?

Pour moi, je l’avoue, je ne puis parler froidement de Casimir Delavigne, tant son nom se lie pour moi aux plus chers souvenirs de ma jeunesse, tant l’âme et le talent, l’homme et le poète, formaient en lui un rare assemblage. C’était vraiment une nature exquise. La simplicité va bien avec la gloire. Casimir Delavigne était plus que simple, il était ingénu, ingenuus selon le beau mot latin. Il avait la grâce candide de l’adolescence. Regard, sourire, physionomie, tout en lui était lumière ! Sa vie était patriarcale. Son père, sa mère, sa sœur, les enfants de sa sœur, un de ses frères, tout cela demeurait sous le même toit que lui ; je pourrais dire sous son toit, car son travail comptait pour beaucoup dans la fortune de la communauté. Seulement, comme son enfance avait été délicate, comme sa santé était toujours faible, comme son corps frêle avait toujours réclamé beaucoup de soins, il était resté l’enfant de cette maison dont il était le soutien. Figurez-vous quelque chose comme Benjamin et Joseph, Joseph en Égypte, ne faisant qu’un. Il n’entendait rien à la pratique de la vie. Je le vois encore un jour sur la place de la Bourse, fort éperdu au milieu de toutes les voitures qui se croisaient, et, soutenu par ses deux frères, très occupés, eux aussi, à l’empêcher de se laisser écraser ; avec cela, l’âme courageuse, généreuse, enthousiaste, vibrant d’émotion pour les héroïsmes de toute sorte.

S’il vivait de notre temps, un seul de ses succès d’autrefois suffirait à le rendre riche ; vingt ans de triomphe lui assurèrent à peine une modique aisance et de quoi acheter, à la fin de sa vie, une petite maison de campagne dans sa chère Normandie, La Madeleine, où il espérait mourir et qu’il fut forcé de revendre peu d’années après. Pour se consoler de l’avoir perdue, il allait s’asseoir… Mais j’aime mieux le laisser parler lui-même, en citant quatre strophes de cette élégie charmante qui fut une de ses dernières œuvres :

 
Adieu, Madeleine chérie,
Qui te réfléchis dans les eaux
Comme une fleur de la prairie
Se mire au cristal des ruisseaux
Ta colline, où j’ai vu paraître
Un beau jour qui s’est éclipsé,
J’ai rêvé que j’en étais maître.
Adieu, ce doux rêve est passé.

Assis sur la rive opposée,
Je te vois, lorsque le soleil
Sur les gazons boit la rosée,
Sourire encore à ton réveil.
Doux trésors de ma moisson mûre,
De vos épis un autre est roi !
Tilleuls dont j’aimais le murmure,
Vous n’aurez plus d’ombre pour moi.


Cette fenêtre était la tienne,
Hirondelle, qui vins loger
Bien des printemps dans ma persienne
Où je n’osais te déranger !
Dès que la feuille était fanée,
Tu partais la première, et moi
Avant toi je pars cette année ;
Mais reviendrai-je comme toi ?

Adieu, chers témoins de ma peine,
Forêt, jardin, flots que j’aimais !
Adieu ! ma fraîche Madeleine !
Madeleine, adieu pour jamais !
Je pars, il le faut, je te cède ;
Mais le cœur me saigne en partant !
Qu’un plus riche, qui te possède,
Soit heureux où nous l’étions tant !


Ces vers sont vraiment exquis ; mais ce qui m’y touche le plus peut-être, c’est de penser que probablement je les apprendrai à ceux qui me liront.