Soirée d’amateurs


Traduction par Louis Postif.
Candide du 01 avril 1937 (p. 3-36).

SOIRÉE D’AMATEURS
NOUVELLE INÉDITE DE JACK LONDON
TRADUITE DE L’ANGLAIS PAR LOUIS POSTIF



Le garçon de l’ascenseur sourit, pour lui-même, d’un air entendu. Quand elle était montée, il avait remarqué l’éclat de ses prunelles et l’animation de ses joues. La petite cabine paraissait transformée par le rayonnement que dégageait la jeune femme. Rien de semblable, à la descente. La flamme des yeux et la couleur du visage avaient disparu. Elle fronçait les sourcils et son regard était devenu froid et gris.

Oh ! certes, il connaissait ces indices ! Il se piquait du don d’observation et un jour, quand il serait grand, il deviendrait journaliste ! En attendant, il étudiait le flot de la vie qui montait et descendait, dans la cage de son ascenseur, les dix-huit étages du gratte-ciel.

Il poussa la porte à glissière et regarda la femme s’engager dans la rue d’un pas ferme.

Sa démarche révélait une vigueur rappelant la campagne plutôt que le pavé des villes, mais avec une certaine élégance robuste qui donnait une impression de virilité sans diminuer pour autant son charme féminin. Elle provenait d’une lignée de gens combatifs qui avaient travaillé vaillamment de la tête et des bras, ombres sorties du passé brumeux pour faire de leur descendante une réalisatrice.

Elle s’en allait un peu fâchée, mais surtout déçue.

— Je sais d’avance ce que vous allez me raconter, avait dit le directeur, coupant court, d’une voix aimable mais décidée, au long discours qu’elle avait préparé. J’en ai entendu suffisamment, avait-il poursuivi, impitoyable. Vous ignorez tout du métier de journaliste. Vous ne possédez ni l’entraînement, ni la discipline, ni la formation nécessaires. Vous avez fait vos études dans une école supérieure, peut-être même les avez-vous complétées dans une école normale ou un lycée. Vous avez remporté des succès dans la classe d’anglais. Toutes vos amies vous ont répété que vous écriviez élégamment et avec esprit, etc… Alors, vous vous croyez à même d’entrer dans notre profession et vous désirez une place parmi nous. Eh bien, je le regrette infiniment, mais je ne vois aucun emploi vacant. Si vous saviez combien est encombré…

Elle l’interrompit à son tour :

— Comment sont entrés dans ces emplois ceux qui les occupent ? Comment puis-je vous prouver que je possède toutes les aptitudes requises ?…

— Ces gens-là se sont rendus indispensables, fut la simple réponse. Faites comme eux…

— Mais comment, si on ne m’en offre pas l’occasion ?

— Provoquez-la vous-même.

— De quelle façon ?

En son for intérieur, elle jugeait ce directeur dénué de logique.

— Ça c’est votre affaire, et non la mienne, conclut-il en se levant pour indiquer la fin de l’entretien. Sachez, Mademoiselle, qu’au moins dix-huit autres postulantes se sont présentées ici cette semaine et que je n’ai pas le loisir de répondre à toutes vos questions. Les fonctions que j’exerce ici s’accordent mal avec le rôle de professeur de journalisme.

Elle sauta dans un tramway de banlieue et, en cours de route, examina de nouveau l’entrevue sous tous ses aspects. « Comment se rendre indispensable ? » répéta-t-elle, en grimpant les trois étages menant à la chambre, où elle et sa sœur logeaient. « Comment ? »

Elle ne perdait pas de vue ce problème, car la ténacité écossaise, malgré bien des générations d’ancêtres exilés du sol natal, dominait toujours dans sa nature. En tout cas, il lui fallait trouver une solution sans tarder.

Sa sœur Letty et elle arrivaient d’une petite ville de Californie avec l’espoir de faire leur chemin dans la grande cité de San Francisco. Leur père, John Wyman, un pauvre diable de cultivateur ruiné par des spéculations malheureuses, s’était vu dans l’obligation de laisser ses filles se débrouiller seules. Monitrices dans une école durant la journée, le soir, elles avaient suivi des cours de sténodactylographie, se constituant ainsi un bagage pratique pour se lancer dans une aventure qui ne s’annonçait guère comme un succès. La ville foisonnait de sténo-dactylographes débutantes et les deux jeunes filles n’avaient à offrir que leur inexpérience. À part soi, Edna ambitionnait le journalisme ; mais elle voulait d’abord entrer dans un bureau, afin de s’assurer la matérielle et le temps nécessaire pour se préparer à la profession de son choix. Hélas ! l’emploi de bureau ne s’était point présenté, ni pour elle ni pour Letty, et de jour en jour leurs économies fondaient, alors que le loyer demeurait le même et que le poêle dévorait le charbon avec une égale voracité. Leur petit pécule était bien maigre à présent !

— Il y aurait peut-être Max Irwin, dit Letty. C’est un journaliste réputé. Va le trouver, Ed. Il pourrait peut-être te donner un conseil.

— Mais je ne le connais pas ! objecta Edna.

— Connaissais-tu davantage le directeur que tu viens d’aller voir ?

— N-o-on, mais ce n’est pas la même chose.

— Et les gens inconnus de toi qu’il te faudra interviewer, lorsque tu posséderas la science du journalisme ! insista Letty.

— Je n’ai pas encore considéré la question sous cet angle. Somme toute, où est la différence, si je vais voir M. Max Irwin pour un journal ou pour mon propre compte ? En outre, j’acquerrai ainsi de l’entraînement. Je vais chercher son adresse dans l’annuaire.

— Letty, je sens que je ferai mon chemin dans les lettres, proclama-t-elle d’un ton péremptoire l’instant d’après. J’en ai l’intuition, saisis-tu bien ce que je veux dire ?

Letty comprit et approuva :

— Je me demande à quel genre d’homme tu auras affaire, dit-elle doucement.

— Je te renseignerai là-dessus d’ici quarante-huit heures. Letty battit des mains.

— Bravo ! Voilà le vrai esprit journalistique ! Disons d’ici vingt-quatre heures, et ce sera parfait.

— … et excusez-moi de vous avoir dérangé, conclut-elle après avoir exposé sa situation à Max Irwin, correspondant de guerre réputé et vétéran de la presse.

— Du tout, répondit-il, repoussant d’un geste les excuses de la jeune fille. Si vous ne menez pas campagne pour vous-même, qui donc s’en chargera ? Je devine nettement vos aspirations : vous voulez entrer au Moniteur, et tout de suite, alors que vous ne possédez aucune expérience de la partie. D’abord, avez-vous quelque piston ? Il existe dans cette ville une douzaine de personnalités dont une simple ligne constituerait un « Sésame, ouvre-toi » infaillible. Ensuite votre propre mérite déciderait de votre succès ou de votre échec ; le sénateur Longbridge, par exemple, ou Claus Inskeep, le roi des tramways, ou Lans, ou encore MacCheney…

Il s’arrêta dans l’expectative.

— Je ne connais aucun de ces messieurs, prononça-t-elle, consternée.

— Il n’est pas indispensable que vous les connaissiez personnellement. Connaissez-vous quelqu’un parmi leurs relations ? Ou une personne qui connaisse quelqu’un parmi leurs relations ?

Edna hocha la tête.

— Eh bien, tournons-nous d’un autre côté, continua-t-il. Décidément, il faudra que vous agissiez par vos propres moyens. Voyons un peu…

Il se tut et réfléchit un instant, les paupières fermées et un pli au front. Elle observait son visage avec attention, quand soudain, le journaliste rouvrit les yeux et ses traits s’éclairèrent.

— Ça y est ! J’ai trouvé ! Mais non, attendez encore un instant.

À son tour, il scruta le minois de sa visiteuse, avec une insistance telle que la jeune fille sentit ses joues s’empourprer.

— Je crois que vous vous en tirerez… encore que cela reste à voir, proféra-t-il, d’un ton énigmatique. Ce sera, en outre, une belle occasion de montrer s’il y a de l’étoffe en vous, et votre réussite constituera auprès du Moniteur une meilleure recommandation que toutes les lettres des sénateurs et des magnats de l’univers. Ce que je vous propose, c’est un tour à la « Soirée d’amateurs » des Loops.

— Je… je ne saisis pas très bien, balbutia Edna, car cette phrase ne présentait, pour elle, aucun sens. Qu’est-ce que les Loops… Et cette « Soirée d’amateurs » ?

— J’oubliais que vous débarquiez pour ainsi dire de la campagne. Félicitons-nous-en, si seulement vous possédez le cran du journaliste. Vous enregistrerez ainsi des impression neuves impartiales, vigoureuses et saines. Les Loops sont situés aux confins de San Francisco, non loin du Parc : c’est un lieu de distractions. On y trouve un scenic-railway, un toboggan aquatique, un orchestre, un théâtre, une ménagerie, un cinéma et j’en passe. Les petites gens s’y rendent pour voir les bêtes et s’amuser, et d’autres spectateurs pour s’égayer en regardant s’amuser les petites gens. En somme, un établissement de gaîté démocratique, où l’on respire un bol d’air frais, voilà ce que sont les Loops.

« Surtout, ne manquez pas le music-hall, où les numéros se succèdent sans arrêt : jongleurs, acrobates, hommes-caoutchouc, danseurs du feu, chanteurs nègres, musiciens, mimes, solistes sentimentaux. Tous sont des artistes de profession. Ils en vivent, et beaucoup d’entre eux touchent de jolis cachets. Quelques-uns sont des bohèmes, paraissant là où ils décrochent un engagement, à l’Obermann, à l’Orphée, à l’Alcatraz, au Louvre, etc. D’autres effectuent dans toute la province des tournées assez fructueuses. C’est pour eux une diversion intéressante et les gains séduisants ne manquent pas d’attirer de nombreux candidats.

« Bref, dans son désir de divertir le public, l’administration des Loops, a institué ce qu’on appelle des « Soirées d’amateurs ». Deux fois par semaine, quand les professionnels ont terminé leurs exhibitions, la scène appartient aux aspirants artistes. Les spectateurs demeurent dans la salle pour former le jury. Le public se transforme en critique d’art, ou il le croit, ce qui revient au même ; mais il paie sa place et y prend plaisir. Ainsi la « soirée d’amateurs » devient-elle pour l’établissement une affaire rémunératrice.

« Cependant, et il convient de le noter, ces soi-disant amateurs ne le sont pas à titre bénévole. Ils sont payés pour exécuter leur numéro ; on pourrait tout au plus les appeler des « amateurs professionnels ». Il tombe sous le bon sens que la direction arriverait difficilement à recruter des gens prêts à affronter gratuitement une salle déchaînée, car dans ces occasions les spectateurs se transforment en démons. C’est très amusant… pour le public.

« Eh bien ! ce qu’on vous demande — et il faut pour cela des nerfs solides —  c’est de vous rendre aux Loops, de vous engager pour deux soirées, celles de mercredi et de samedi, d’exécuter vos deux numéros et d’écrire ensuite vos impressions pour le Moniteur du Dimanche.

— Mais… mais… balbutia-t-elle. Je… je… Sa voix trahissait sa déception et les larmes imminentes.

— Je comprends, dit-il avec douceur, vous vous attendiez à quelque chose de tout différent. À nos débuts, nous sommes tous les mêmes. Rappelez-vous l’amiral de la marine royale qui autrefois avait balayé le pont, et astiqué les cuivres du navire, il faut accepter les mauvais côtés de l’apprentissage ou renoncer immédiatement au métier. Voyons, que décidez-vous ?

Suffoquée par la brusquerie de la question, elle hésitait. Le visage du vieillard s’assombrit :

— Considérez ce point de départ comme une épreuve, dit-il en manière d’encouragement, une épreuve assez pénible, sans doute, mais inévitable ! Armez-vous de courage pour l’affronter.

— J’essaierai, murmura-t-elle.

En même temps, elle s’effarait de la hâte fébrile de ces citadins avec qui elle allait entrer en contact.

— À la bonne heure ! Tenez, moi, lors de mes débuts, j’ai essuyé les pires déboires. Ensuite, on m’a confié les affaires de police et les divorces. Quelle période assommante ! À la longue, tout s’est terminé à mon plus grand profit. Vous avez plus de chance que moi. Vous commencez par un travail facile, peut-être pas spécialement reluisant, mais qu’importe ? Essayez. Montrez ce dont vous êtes capable et on fera appel à vos talents pour une collaboration plus importante et plus rémunératrice. Alors, c’est entendu, filez cet après-midi aux Loops et faites-vous engager pour deux numéros.

— Mais quel genre de numéros puis-je exécuter ? demanda-t-elle.

— Bah ! Ce n’est pas compliqué. Savez-vous chanter ? Ne vous tourmentez pas ; il n’est pas indispensable d’être une prima dona. Criez, faites n’importe quoi ; tout ce qu’on vous demande, c’est d’amuser la salle, de lui procurer des distractions à sa portée. Faites hurler le public : il se montrera satisfait. Soyez accompagnée d’une autre personne afin de ne pas vous laisser intimider. Bavardez. Circulez parmi les amateurs attendant leur entrée en scène, interrogez-les, étudiez-les, photographiez-les mentalement. Saisissez, autant que possible, l’atmosphère, la couleur, toute la couleur locale que vous pourrez. Puisez là-dedans des deux mains, pour en extraire l’essence, l’esprit, la signification. Vous ne comprenez pas ce que cela veut dire ? Trouvez-le, vous êtes là pour cela. Voilà ce que les lecteurs du Moniteur du Dimanche désirent savoir.

« Que votre style soit clair, vos phrases vigoureuses, bien appropriées et concrètes dans les comparaisons. Évitez la vulgarité et les lieux communs. Apprenez à choisir les traits essentiels, éliminez le superflu ; sachez peindre avec des mots, et le Moniteur vous ouvrira ses portes. Prenez quelques vieux numéros du Moniteur du Dimanche et inspirez-vous de l’article principal. Exposez en quelques lignes votre sujet dans le préambule, et développez-le au cours du morceau. Ensuite, soignez votre conclusion, afin que si la place manquait dans le journal, on puisse couper votre texte n’importe où et y rattacher la fin. Ainsi votre récit tiendra encore debout… Pour l’instant, cela suffit.

Lorsqu’ils se levèrent, Edna, galvanisée par l’enthousiasme du vieux journaliste, par son verbe rapide et saccadé frémissait du désir d’apprendre.

— Et n’oubliez pas, Miss Wyman, si vous voulez arriver, que l’essentiel dans le journalisme n’est pas le reportage. Évitez de tomber dans cette ornière. Le reportage est un genre comme un autre dont il faut que vous vous rendiez maîtresse, mais qu’il ne vous influence pas outre mesure. Certes, il est essentiel de savoir composer un article de reportage, faute de quoi vous piétinez sur place. Bref, mettez dans celui-ci votre personnalité tout entière tout en restant vous-même, me comprenez-vous ? Et maintenant, bonne chance !

Arrivés à la porte, ils se serraient la main. Max Irwin interrompit les remerciements de la jeune femme.

— Ah ! encore autre chose ! Montrez-moi votre papier avant de l’envoyer ; je pourrai peut-être, çà et là, le remettre d’aplomb.

Edna réussit à se faire introduire auprès du directeur des Loops, un homme replet, aux lourdes mâchoires, aux sourcils broussailleux et d’aspect agressif ; son visage, au milieu duquel se projetait un gros cigare, était légèrement renfrogné. L’homme se nommait Symes, Ernest Symes.

— Quel genre ? demanda-t-il sans lui donner le temps de prononcer la moitié de sa courte requête.

— Soliste sentimentale, soprano, répliqua-t-elle aussitôt, se rappelant le conseil d’Irwin de ne pas garder sa langue dans sa poche.

— Quel nom ? dit M. Symes, daignant à peine tourner les yeux de son côté.

Elle hésita. Elle s’était jetée si brusquement dans cette aventure qu’elle avait tout à fait oublié de s’affubler d’un pseudonyme.

— N’importe quel nom ! Un nom de théâtre, sacrebleu ! gronda-t-il, impatient.

— Nan Bellayne, jeta-t-elle, éperonnée par la situation, B-e-l-l-a-y-n-e ; oui c’est bien cela.

Il griffonna ce nom dans un registre.

— C’est bon ! Exécutez votre numéro mercredi et samedi.

— Combien toucherai-je ? demanda Edna.

— Deux dollars et demi par soirée. Deux séances, cinq dollars. Passez à la caisse le lundi qui suivra la deuxième séance.

Et sans même la simple politesse d’un « Bonjour », il tourna le dos à son interlocutrice et se replongea dans le journal qu’il lisait lors de son entrée.

Le mercredi soir, Edna arriva de bonne heure, accompagnée de Letty et portant son costume, peu compliqué, dans une mallette d’osier ; il se composait d’un châle quadrillé, emprunté à la blanchisseuse et de la jupe élimée que la femme de ménage mettait pour nettoyer ; une perruque grise, louée au costumier pour vingt-cinq cents par soirée, complétait le tout. Il faut dire qu’Edna personnifiait une vieille Irlandaise chantant, le cœur brisé, l’absence de son fils.

Bien qu’elle fût en avance, elle arriva au milieu d’un tumulte indescriptible.

La première partie de la représentation battait son plein, l’orchestre jouait et, par intervalles, la salle applaudissait à tout rompre. L’invasion des amateurs gênait les machinistes dans les coulisses, encombrait les couloirs, les loges, les décors, si bien que tous se barraient mutuellement le chemin. Ce remue-ménage déplaisait souverainement aux professionnels, qui se comportaient comme il convient aux membres d’une caste supérieure, et dont l’attitude envers ces parias d’amateurs se caractérisait par le dédain, voire la grossièreté. Malmenée, coudoyée, bousculée, Edna se cramponnait à son panier, tout en cherchant une loge, sans perdre un détail de ce tohu-bohu.

Elle trouva enfin une loge, mais déjà occupée par trois « dames » amateurs qui se fardaient, en se chamaillant, devant l’unique miroir. Son maquillage, très sommaire, prestement terminé, elle laissa le trio conclure une trêve, le temps d’échanger quelques appréciations sur son compte. Letty ne la quittait pas d’une semelle ; avec patience et persévérance, elles arrivèrent à se glisser dans un coin, entre deux portants, d’où elles voyaient le plateau.

Un petit homme brun et leste, d’aspect débonnaire, en queue de morue et gibus, valsait autour de la scène, à pas menus et affectés, tout en chantant avec un filet de voix un couplet évidemment pathétique. Comme il achevait sa chanson, une forte commère, coiffée d’une étonnante profusion de cheveux blonds, bouscula Edna, lui marcha sur les pieds et la poussa de côté avec mépris :

— Artiste à la manque ! siffla-t-elle en passant.

Aussitôt elle entrait en scène, saluant gracieusement l’auditoire, tandis que le petit homme brun continuait de tourbillonner follement sur ses pointes.

— Bonsoir, petites !

À ces mots, articulés dans son oreille d’une voix caressante, Edna ne put réprimer un mouvement de surprise. Un jeune homme à l’air doux, au visage lunaire, lui souriait avec bonté. Déguisé en clochard classique, il lui manquait encore l’inévitable barbe.

— Oh ! il ne faut pas une minute pour l’ajuster, expliqua-t-il, devinant au regard d’Edna la question qu’on allait lui poser, et il agitait l’accessoire demandé. « Elle fait trop transpirer ». Et aussitôt :

— Quel est votre genre à vous ?

— Soprano sentimentale, répondit-elle, en s’efforçant de paraître naturelle.

— Et pourquoi faites-vous cela ? demanda-t-il, sans ambages.

— Pour m’amuser, tiens ! Et que voulez-vous savoir encore ? répliqua-t-elle.

— Je m’en suis tout de suite douté. Vous n’écririez pas dans un journal, par hasard ?

— Je n’ai jamais vu qu’un directeur de journal dans ma vie, dit-elle évasivement, et je… il… bref, nous n’avons pu nous entendre.

— Vous sollicitiez un emploi ?

Edna acquiesça de la tête, d’un air indifférent ; cependant, l’inquiétude commençait à la gagner et elle se creusait la cervelle pour changer de sujet.

— Qu’est-ce qu’il vous a dit ?

— Que dix-huit autres postulantes s’étaient présentées à lui pendant cette semaine-là.

— La douche glacée, hein ? Le jeune homme éclata de rire en se frappant les cuisses. Vous voyez, ici nous sommes un peu méfiants. Les journaux du dimanche voudraient offrir à leurs lecteurs le ridicule de ces soirées d’amateurs dans un joli petit paquet élégamment présenté, mais le patron ne l’entend pas de cette oreille-là. Rien que d’y penser, ses yeux lancent des éclairs.

— Et vous, quel genre avez-vous choisi ? s’enquit-elle.

— Qui ? Moi ? Aujourd’hui, je fais le clochard. C’est moi Charley Welsh, vous savez ?

Elle comprit que, par un simple énoncé de son nom, il se figurait la renseigner d’emblée sur son compte, mais elle ne put que répondre, poliment :

— Ah ! vraiment ?

Elle faillit éclater de rire au désappointement peint sur le visage de l’homme, mais elle réussit à cacher son amusement.

— Voyons, dit-il tout à coup, vous n’allez pas me dire que vous n’avez jamais entendu parler de Charley Welsh ? En ce cas, il faut que vous soyez rudement jeune. Eh bien, c’est moi l’Unique, l’unique amateur dans mon genre. Sûrement, vous avez dû me voir. Je me produis partout. Je pourrais être professionnel, mais je jouis d’un plus gros succès dans mon rôle d’amateur.

— Mais qu’est-ce que cela signifie, être Unique ? demanda Edna. Je voudrais bien le savoir.

— Eh bien, répondit le galant Charley Welsh, je vais vous renseigner. L’Unique, c’est le sans rival, celui qui, mieux que quiconque, incarne un certain genre. Vous saisissez ?

Edna saisit à merveille.

— Pour concevoir une idée du travail, poursuivit-il, vous n’avez qu’à jeter les quinquets sur moi. Je suis l’Unique amateur universel. Aujourd’hui, je parodie le genre clochard. Il est plus dur de parodier que de jouer naturellement, mais ça, c’est du grand art. Vous comprenez ? Je m’attaque à n’importe quoi, au monologue juif, au chant, à la danse et au comique idiot. Dame, c’est moi Charley Welsh, l’Unique Charley Welsh !

Et tandis que le petit homme brun et la forte commère blonde gazouillaient sur la scène et que les autres professionnels attendaient leur tour, Charley Welsh prodiguait à Edna quantité de renseignements qu’elle emmagasinait à l’intention du Moniteur du Dimanche.

— Tra, la, la ! chantonna-t-il brusquement, voilà Son Excellence qui vous cherche. Vous venez en tête du programme. Ne vous tracassez pas pour le chahut quand vous entrerez en scène. Finissez votre numéro comme une grande fille qui n’a pas froid aux yeux.

À ce moment, Edna sentit sa vocation de journaliste l’abandonner, et un immense désir de se trouver à mille lieues de là l’envahit. Mais, tel un ogre prêt à la dévorer, le régisseur lui barrait la retraite.

L’orchestre attaqua les premières mesures de sa chanson et dans la salle tous les bruits s’éteignirent pour faire place au silence de l’attente.

— Courage ! lui murmura Letty en lui pressant la main, tandis que Charles Welsh lui lançait un péremptoire : « Surtout ne flanchez pas ! »

Mais il lui semblait avoir pris racine dans le plancher et elle dut s’appuyer contre le décor. L’orchestre recommença la ritournelle et une voix, au deuxième balcon, retentit avec une netteté surprenante.

— Devini… devinette ! Cherchez Nanette !

Une cascade de rires accueillit cette boutade et Edna recula.

Mais la poigne solide du régisseur s’abattit sur son épaule et, d’un geste irrésistible, poussa la jeune fille sur la scène. Cependant, le public avait aperçu la main et le bras et, comprenant ce qui se passait, hurla de joie : un vacarme infernal couvrit l’orchestre et Edna vit les archets racler les cordes sans paraître en tirer le moindre son. Il lui fut impossible d’entonner sa chanson à temps et comme elle attendait patiemment, les poings sur les hanches et l’oreille tendue pour essayer de suivre la musique, la salle éclata de nouveau. Edna apprit par la suite que c’était là une tactique destinée à déconcerter l’amateur en l’empêchant d’entendre l’orchestre.

Cependant, Edna recouvrait peu à peu sa présence d’esprit. Elle eut l’impression que devant elle, du parterre au paradis, déferlait une mer de visages convulsés par le plaisir. Les spectateurs poussaient des éclats de rire qui rebondissaient comme des vagues et son sang d’Écossaise se glaça de colère. Alors la vue des musiciens, se démenant en pure perte, lui inspira une idée : sans proférer le moindre son, elle se mit à remuer les lèvres, à gesticuler des bras et à s’agiter comme si elle eût chanté réellement. La salle redoubla de bruit pour couvrir sa voix, mais elle continua tranquillement sa pantomime. Cette scène dura un long moment. De guerre lasse, le public, désireux d’entendre, se tut soudain et s’aperçut que la jeune femme lui servait un spectacle muet. Pendant un instant, tout le monde tendit l’oreille ; seul, l’orchestre jouait, cependant que les lèvres d’Edna continuaient leur mimique. Les spectateurs comprirent alors qu’ils étaient dupés et reconnurent d’eux-mêmes leur défaite par une salve d’applaudissements. Edna jugea le moment propice et, avec une révérence et une retraite à reculons, se trouva hors de scène dans les bras de Letty.

Le plus mauvais quart d’heure était passé ; le reste de la soirée, elle se promena parmi les amateurs et les professionnels, parlant, écoutant, observant, s’efforçant de comprendre et enregistrant mentalement le moindre détail. Charley Welsh s’était de lui-même constitué son guide et son ange gardien et il s’acquitta si bien de sa mission que, le spectacle terminé, elle se sentait prête à écrire son article.

Mais son engagement comportait deux soirées et sa raison lui conseillait de persévérer jusqu’au bout. D’ailleurs, au cours des journées suivantes, elle se rendit compte que certains de ses renseignements exigeaient vérification ; le samedi, elle revint donc avec son panier d’osier en compagnie de Letty.

Le directeur semblait la chercher et, dès qu’il l’aperçut, elle lut dans ses yeux un certain soulagement. Il se précipita à sa rencontre et s’inclina avec une déférence ridicule comparée à sa récente grossièreté. Comme il se penchait, elle vit derrière lui Charley Welsh cligner discrètement de l’œil.

Mais elle n’était pas au bout de ses surprises. Le directeur exprima le désir d’être présenté à Letty, bavarda et plaisanta avec les deux sœurs et s’efforça de se montrer aimable. Il alla jusqu’à offrir à Edna une loge particulière, ce qui déchaîna chez les trois dames amateurs, précédemment citées, une jalousie indicible. Edna n’en revenait pas ! Seule la rencontre de Charley Welsh dans le couloir jeta quelque clarté sur ce mystère.

— Eh bien ! s’exclama-t-il. La route est belle, pas vrai ? Tout marche à vos souhaits ?

Edna sourit de satisfaction.

— Il vous prend sûrement pour une journaliste. J’avais une folle envie de rire en le voyant se faire doux et gentil à votre arrivée. Entre nous, ce n’est pas votre métier, dites ?

— Je vous ai fait part de mes relations avec les directeurs de journaux, riposta-t-elle. Et, je vous l’assure, c’était franc.

Mais l’Unique hocha la tête d’un air sceptique.

— Non pas que je m’en offusque ! déclara-t-il. Si vous êtes critique, eh bien, consacrez-moi quelques lignes, bien tapées. Au cas contraire, nous n’en resterons pas moins amis. Quoi qu’il en soit, on voit bien que vous n’êtes pas de notre monde.

À la fin de son numéro, qu’elle enleva cette fois avec l’aplomb d’une vieille recrue, le directeur revint à la charge : après quelques mots aimables présentés le plus courtoisement du monde, il alla droit au but.

— J’espère que vous ne vous montrerez pas trop méchante, dit-il d’un ton insinuant. Je compte sur votre gentillesse…

— Ah ! répondit-elle, feignant de ne pas comprendre, inutile de me persuader de recommencer. À ce que je vois, je plais au public et vous me garderiez volontiers, mais rien ne me fera changer de décision.

— Vous savez ce que je veux dire ! s’exclama-t-il, reprenant son ancien ton bourru !

— Non, inutile ! fit-elle, obstinée. Le music-hall est trop… trop déprimant pour les nerfs, pour les miens, du moins.

Il parut à la fois surpris et peu convaincu, mais n’insista pas davantage.

Cependant, le lundi matin, quand elle vint à son bureau pour toucher le cachet de ses deux soirées, elle fut étonnée à son tour.

— Vous m’avez mal compris ! déclara-t-il à brûle-pourpoint. Je me rappelle vaguement avoir parlé de vous rembourser votre tramway. C’est notre coutume, mais jamais, au grand jamais, nous ne rétribuons les amateurs. Pareille mesure détruirait l’intérêt de toute notre œuvre. Non ! Charley Welsh a dû se moquer de vous. Lui-même n’est pas payé. Aucun amateur ne reçoit d’argent. Ce serait absurde ! Pourtant, voilà cinquante cents. Vos frais de déplacement se trouvent ainsi réglés, y compris ceux de votre sœur.

Et il ajouta, d’un ton suave.

— Maintenant, en tant que directeur des Loops, permettez-moi de vous adresser mes remerciements pour votre gracieux concours.

Le soir même, suivant sa promesse, Edna s’en fut remettre à Max Irwin sa copie dactylographiée.

Tout en la parcourant du regard, il hochait de temps à autre la tête, en signe d’approbation, et ponctuait sa lecture d’un feu roulant de remarques élogieuses.

— À la bonne heure !… c’est cela !… parfait !… psychologiquement juste !… l’idée est ingénieuse !… vous avez saisi… parfait !… un peu faiblard ici, mais ça passera… vigoureux !… solide, vivant !… bonne pointure !… excellent !… transcendant !…

Arrivé au bas de la dernière page, il tendit la main à Edna :

— Ma chère demoiselle, je vous félicite. Je dois avouer que vous avez dépassé mon attente qui, le moins que j’en puisse dire, était optimiste. Vous êtes une vraie journaliste, une journaliste de race… Vous possédez le don, et vous réussirez à coup sûr. Le Moniteur acceptera votre article, et vous entrerez dans la maison. Sinon, un autre journal s’empressera de tirer parti de votre talent.

« Mais au fait, demanda-t-il, se rembrunissant, vous n’avez pas touché mot de vos cachets pour ces deux soirées : c’était pourtant un point essentiel de l’article. Je vous l’ai indiqué, rappelez-vous ! »

Le vieux journaliste s’indigna en entendant le récit de la jeune femme.

— Il faut absolument récupérer cet argent, d’une manière ou d’une autre. Voyons un peu, laissez-moi réfléchir…

— Ne prenez pas cette peine, monsieur Irwin, fit-elle. Je vous ai assez mis à contribution. Permettez-moi d’utiliser votre téléphone : je vais risquer une nouvelle tentative auprès de M. Ernest Symes  :

Il lui céda son fauteuil, et Edna décrocha le récepteur :

— Charley Welsh est malade, commença-t-elle, quand elle eut obtenu la communication. Quoi ?… Non ! je ne suis pas Charley Welsh. Charley Welsh est alité et sa sœur désire savoir si elle peut se présenter de sa part cet après-midi pour toucher ses cachets.

— Dites à la sœur de Charley Welsh qu’il est venu lui-même ce matin et a reçu son argent, répliqua, excédée, la voix bien connue du directeur des Loops.

— Bien, poursuivit Edna. Maintenant, Nan Bellayne demande si elle et sa sœur peuvent passer cet après-midi à la caisse, toucher le cachet de Nan Bellayne.

— Qu’a-t-il répondu ? s’écria Max Irwin, très intéressé, comme elle raccrochait.

— Il a dit que Nan Bellayne était trop forte pour lui et qu’elle pouvait venir avec sa sœur toucher son cachet. Il leur donnerait des entrées aux Loops par-dessus le marché.

— Encore un mot, dit-il, interrompant les remerciements d’Edna, comme à sa visite précédente. Maintenant que vous avez montré ce dont vous êtes capable, je considérerai comme – hum !  – une faveur de vous remettre moi-même quelques lignes vous recommandant à la direction du Moniteur.

Jack LONDON.
Traduit de l’anglais par Louis POSTIF.