Alphonse Piaget (p. 263-268).
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IV

Quoi maintenant ? Peut-on dire la vie que fut la leur et saisir, avec les pinces ténues de l’analyse, des sentiments qu’ils s’ingéniaient à cacher sans vouloir y réussir ?

Quoi maintenant ?… Est-ce un commerce honteux dont ils n’eurent pu ne pas rougir en face l’un de l’autre ?

Est-ce le vice s’étalant avec impudeur dans le sans-gêne de toute barrière rompue ? Est-ce la débauche des corps et l’obscénité de la chair sans voile ?…

Ce ne fut ni le vice, ni la débauche, ni l’obscénité ; ce fut l’amour planant encore confusément sur eux, car dans une pudique convention et muette, ils ne parurent pas, l’un à l’autre, se rappeler le passé. Ce fut l’amour aussi pur, malgré cet oubli d’un moment, aussi élevé, malgré cette déchéance d’un jour. Pure, cette amitié salie par une faute mortelle ? Élevée et sublime, cette union des cœurs après ce quasi rapprochement des corps ? Oui, pure encore et élevée et sublime, cette alliance de deux âmes qui, un instant, ne purent oublier qu’elles avaient un corps.

De la contrainte et de la gêne entre eux, peut-être ? Non, ils se regardèrent en face : ils se virent s’aimant. Laus était tout l’horizon de Soran.

Sa vie, brisée pour lui, ne pouvait plus être que par lui. Répondait-il à cet amour ? Jacques ne le sut jamais, car ces amours ne peuvent se dire. Il n’y eut en effet entre eux, après cette journée, aucune apparence de ressouvenir, et Soran eût sans doute craint de trouver chez Henri des regrets et des remords, peut-être même le dégoût. Et pourtant, Laus avait compris, et il ne fuyait pas ; il était donc conquis ? Jacques ne voulait pas user de sa victoire. Il songeait que Laus était à lui tout entier, et son amour pour cet enfant, s’augmentant de cette vanité, se satisfaisait ainsi.

Comprenant tout, Henri ne prononçait jamais le nom de la femme de Soran. Apparemment, certaines psychologies sont impénétrables, indéfinies ou infinies, car celle de Laus n’était que contradictions incompréhensibles. Un seul moyen de la saisir, c’est de penser que, dominée par celle de Jacques, elle en fut le reflet et l’image exacte. Or celle-ci, si répétée, a-t-elle été assez dite ?

On ne peut sans doute la séparer, cette histoire d’une âme, de l’étude du corps qu’elle dirigeait et cette psychologie sans cesse heurtée par des revirements sera peut-être mieux comprise, si l’on pense à quelques phénomènes physiques que présenta Soran vers cette époque, et qu’il eût été possible de prévoir.

Un matin, avec cet enfantillage exquis qui fut une des faces de ce génie, Laus apporta à Jacques un gros bouquet de fleurs : c’était l’anniversaire de sa naissance. Soran avait trente-quatre ans. L’émotion de Jacques, devant cette preuve d’amitié à l’apparence banale, fut telle qu’il pleura beaucoup :

Il prit la tête de Laus entre ses mains, la serra avec force et, comme il allait l’embrasser, il s’arrêta soudain :

— Je veux te sauver, dit-il.

Et alors, dans une explosion d’éloquence contenant tous les remords et toutes les espérances, il le supplia d’oublier ces moments d’oubli qui avaient fait de lui un criminel, quand tout en lui était haut et grand. Jacques parla longuement et, peu à peu, sa parole eut moins de fermeté, sa voix trembla, et un ou deux mots même furent mal prononcés. Laus ne prêta guère d’attention à ce détail et, entraînant Jacques, il voulut encore fondre leurs deux cœurs dans une hymne de joie et de repentir. Ils s’assirent tous deux à l’orgue.

Laus, cette fois, avait préludé dans un cantique magnifiquement joyeux : Jacques, à côté de lui, écoutait avec ravissement, et bientôt leurs mains, comme leurs cœurs, se touchèrent et s’unirent.

Mais tout à coup, qu’advient-il de Soran ? Ses doigts, mal assurés, ne trouvent plus les touches : ses yeux disent l’inspiration sublime qui est en lui et qu’il est impuissant à traduire. Il lutte, triomphe un moment, et quelques accords jaillissent comme le dernier cri d’un désespéré. Ses mains se sont raidies et, dans une lamentable obstination, il fait entendre une cacophonie atroce durant que Laus le contemple, atterré…

— Je suis trop ému, dit Jacques. Et ils descendirent. Ce fut une journée de leur vie, uniforme comme toutes les journées. Elle commença doucement triste, car Jacques comprenait qu’il se passait en lui quelque chose de terrible. Il avait assisté déjà à la déchéance de son esprit très lente, et il lui semblait que son corps aussi lui échappait, que tout son être enfin se soustrayait à lui-même… Mais, ce jour de printemps, le soleil arriva très gai et, passant sur son cœur en détresse, il le réchauffa et les grises mélancolies s’en allèrent. En une journée, il perdit le bonheur, puis le ressaisit : c’est redire toute sa vie, mais cela fut ainsi. Une chose nouvelle cependant intervient, c’est tout son corps s’affalant après que ses facultés s’étaient échouées, complétant ainsi l’anéantissement d’un homme.

Il n’y eut d’abord que des troubles vagues, perceptibles très peu : ses membres, quelquefois, se refusaient à le servir, mais, dans un instant très court de lutte, cette incoordination ne pouvait s’apercevoir ; puis elle s’effaça et Jacques apparut le même qu’il fut jadis. Laus assistait à ce spectacle et il eut (à son âge !) la divination que cette tentative mal définie de Soran, quand ils remontèrent de la mine, était le symptôme d’une maladie qui voulait tout le respect, et il fut assez grand pour être indulgent. Lui aussi, était triste parfois, car l’amitié si élevée ne l’avait pu guérir d’un amour vulgaire, mais le premier. Après une rémittence de courte durée dans laquelle il maudit sa maîtresse et la femme, après une chasteté voulue en vain, il eut, lui aussi, des désirs dans cette solitude. Mais, ne subissant pas les mêmes tentations que Soran, il éprouva, il faut trancher le mot, le besoin de la femme.

Ce fut alors que, pour la première fois, il s’aperçut que la fille du vieux Borain était jolie.