Alphonse Piaget (p. 253-262).
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III

Un matin, de très bonne heure, le vieux Borain réveilla Soran et son ami : un porion les attendait à la mine et devait les accompagner dans leur excursion souterraine. Ce fut pour eux, pour Laus surtout, une émotion assez grande de songer que tout à l’heure ils seraient à sept cents mètres sous terre. Ils avaient beaucoup causé de la mine les jours précédents : même un accident était arrivé au prochain charbonnage qui leur faisait comprendre le danger d’une promenade très simple en apparence. Parfois, la corde qui descendait la cage se rompait et celle-ci, dans une chute effrayante, écrasait les mineurs ; ou bien des tassements de terrain emprisonnaient les ouvriers et c’était encore la mort, mais lente et douloureuse ; enfin, plus rarement, l’invisible grisou s’enflammait et les malheureux étaient brûlés vifs ou assommés par l’explosion.

Bien loin de la peur, en gagnant le puits de mine, chacun à part ressentait une certaine appréhension : les inconscients seuls méprisent absolument le danger ; le premier, Laus avoua un malaise ; ils cherchèrent alors, tous deux, à se représenter la mine : ces hommes qu’ils avaient rencontrés et qui y passaient la moitié de leur existence pouvaient presque, avec leur visage et leur corps si spéciaux, servir de point de départ pour la reconstitution de l’endroit où ils vivaient : en tous cas, l’essai était amusant.

— Et d’abord, dit Laus, les galeries doivent souvent être peu hautes, à les voir courbés ainsi ; puis, continua-t-il, badinant à moitié, à demi raisonnant, la ventilation doit être bien imparfaite et la respiration difficile, si j’en crois leur visage bouffi.

— Vrai Dieu ! dit Jacques en riant, « petit garçonnet, que tu as d’esprit ! » Mais regarde, voici qui te renseignera encore plus exactement.

Et il lui montrait quelques mineurs, les jambes pliées, les cuisses collées aux mollets, le pied ne touchant à terre que par la pointe, assis sur leurs talons.

— Et, demanda Laus, que font-ils dans cette posture fatigante ?

— Ils se reposent : que faut-il en conclure ?

Laus réfléchit un instant, puis : « Il me semble que les galeries sont encore plus basses que je ne le pensais, car ils doivent se tenir ainsi pour travailler. »

— Bien déduit, repartit Soran, mais vois encore.

Quelques Borains étaient étendus à plat ventre, l’air béatement abruti.

— Oh ! dit Henri, les galeries se resserrent davantage ; je commence à craindre pour nos membres.

Tout en cachant sous des plaisanteries cet état désagréable que l’on ressent toujours au moment d’une première descente dans la mine, ils étaient arrivés.

Un ingénieur, très aimable, les reçut et voulut être leur guide (Jacques, un jour, avait envoyé des secours aux victimes d’un sinistre). Il les conduisit dans une salle chauffée très fortement par un poêle. Sur une table, des chapeaux de cuir bouilli, des costumes de toile étaient préparés pour eux. Tous les trois, ils se déshabillèrent et endossèrent la tenue des mineurs. Soran encore un coup eut sous ses yeux le corps de Laus, tout nu cette fois, et il se hâta, pour cacher son trouble ; rien encore de coupable ne s’était passé entre eux, sauf quelques attouchements de Soran, prudemment dissimulés sous des apparences familiales, préparant avec réserve la satisfaction le désirs qu’il eût été si dangereux d’exprimer nettement, et qu’il lui fallait pourtant laisser soupçonner. En se voyant ainsi transformés, ils rirent tous deux.

Henri Laus, avec cette petite veste bleue trop large et son pantalon trop court, sa chemise de flanelle sans boutons et son chapeau de cuir à petits bords, semblait un travesti, et il montrait encore cette gaucherie charmante dont Jacques s’était tant épris autrefois.

Ils visitèrent d’abord les machines. Le monstrueux organisme de fer étendait son grand corps et ses membres compliqués et puissants dans une immense cage : dompteur de cette bête redoutable, le mécanicien surveillait, dirigeant ses mouvements avec gravité, comprenant l’importance de sa mission. Une roue de bois enroule et déroule la corde plate qui monte et descend la cage. La main sur un levier, l’homme chargé des machines, attentif aux signaux, modère ou excite le monstre.

Une lampe à la main, ils s’approchèrent du puits ; le moment suprême était venu. La cage venait de remonter et les attendait. Une grande boîte en fer, un wagonnet, qui tout à l’heure était rempli de charbon, était la nacelle très peu confortable de cette ascension à rebours. Sur les conseils de l’ingénieur, Soran entra le premier et s’accroupit ; Laus se serra auprès de lui. Sur un châssis, au-dessus de leur tête, le guide prit place, le signal fut donné et ils enfoncèrent lentement dans le trou noir. Ce fut un instant pénible. Le puits, de la même largeur que le wagonnet, semblait infini et ses parois laissaient suinter de l’eau qui les transperçait peu à peu. Ils gardaient le silence d’instants en instants, absolument inconscients, puis livrés à des pensées très graves. Dans les trois minutes que dura la descente, Laus eut le temps de penser à sa maîtresse, puis à rien, ensuite que cette eau qui vous mouillait était bien désagréable, mais que la fille du vieux Borain était assez jolie ; puis, il compta jusqu’à soixante, regarda la lampe qu’il avait posée dans le fond du wagonnet et il pensa au grisou, puis au gaz d’éclairage et aux ouvrages de Pic de la Mirandole. Soran, dans une sombre unité des réflexions, essayait à travers l’obscurité de voir le visage d’Henri, tout en songeant que si la corde cassait il serait damné. La contrition en pareil moment lui sembla une lâcheté ; cette posture et le voisinage si intime de Laus l’excitaient étrangement et il se demanda si, en cas d’accident, dans la chute vertigineuse, il aurait le temps d’embrasser Henri. Il souleva sa lampe et éclaira le visage de son ami : celui-ci ouvrit les yeux et, dans ce clair-obscur blafard, il eut un sourire.

— Nous arrivons, cria l’ingénieur.

Quelques secondes après, la cage s’arrêtait, puis remontait un peu, et enfin restait immobile. Ils descendirent.

Il y avait là un espace très large, assez bien éclairé, sorte de poste central où aboutissent les wagonnets remplis de charbon, que l’on pousse dans la cage. Alors commença une excursion fatigante, car Laus, très curieux, voulut « aller partout ». L’ingénieur marchait le premier, leur expliquant avec des termes techniques les travaux qu’on faisait sous leurs yeux : ils n’écoutaient pas, regardant la nuit. Les premières galeries étaient très élevées et des chevaux pouvaient à leur aise y traîner des chariots. Bientôt, ils durent se baisser et, se cognant la tête à chaque instant, ils reconnurent l’utilité du lourd chapeau de cuir. Parfois ils rencontraient des ouvriers boisant les galeries ou des femmes tirant des chariots dans les endroits impraticables aux chevaux. Malgré l’obscurité, à peine tachée çà et là par les lampes, les mineurs reconnaissaient des étrangers et s’arrêtaient pour les examiner. Le malaise avait complètement disparu et, lorsqu’arrivant à un boyau très étroit, Jacques et Laus durent s’accroupir et se traîner sur les genoux, c’est gaîment qu’ils le firent. Henri, tenant sa lampe entre les dents et rampant, s’écorchant à des morceaux de charbon, analysait ses impressions : quel plaisir y avait-il à parcourir des kilomètres à quatre pattes sans rien voir, en se meurtrissant les membres, en se heurtant les épaules et en respirant du charbon ? Il ne put nier que la jouissance fût très grande, du moins cette première fois, et il se l’expliqua aisément. Dans cet accord de sensations diverses, la dominante lui parut être la vanité ; le danger très réel de cette descente en constituait à peu près le seul plaisir, puis l’orgueil encore de passer dans les endroits les plus difficiles, et le refus de s’avouer fatigué, sentiment très bête en somme, s’ajoutait aussi. Quant à Soran, il pensait à Laus, passant, comme toujours, par des alternatives de sentiments très élevés et de tentations brutales. Habitué à rapporter les phénomènes extérieurs à son propre esprit, en se traînant ainsi, par une bizarre association d’idées, il songea à Nabuchodonosor transformé en bête, et cette reptation de son corps lui rappela, comme un symbole, que son cœur rampait aussi dans une boue de honte et de saleté.

On était arrivé à une espèce de carrefour ; l’ingénieur s’arrêta un instant :

— Si nous voulons continuer, dit-il, nous aurons à peu près un kilomètre à parcourir à plat ventre. C’est ici les boyaux les plus étroits, vous verrez les mineurs détacher le charbon sous vos yeux. Si la fatigue vous fait peur, nous retournerons sur nos pas : tout à l’heure, il serait trop tard, le boyau n’a que quarante centimètres de hauteur.

Soran et Laus se consultèrent et celui-ci, très intrépide, décida qu’il fallait continuer. Ils s’allongèrent tous trois, l’ingénieur toujours précédant et, s’aidant des coudes et des reins, ils entrèrent : très maladroits d’abord, ils se déchiraient les bras et se heurtaient les épaules, puis, l’habitude venant très vite, ils avançaient un peu plus aisément : cet endroit est le plus dangereux ; c’est là que les éboulements sont le plus fréquents et pourtant Laus et Soran n’avaient plus aucune crainte : ils étaient absolument inconscients ; leur unique souci était de ne pas éteindre la lampe qu’ils portaient. Au bout d’une heure ils arrivèrent avec satisfaction à une galerie très haute voisine du puits, et c’est presque avec regret qu’ils rentrèrent dans la cage. Cependant ce regret un peu vaniteux fit bientôt place au plaisir de revoir la lumière, et, quand ils sortirent du wagonnet, Laus déclara qu’il se trouvait plus tranquille ici.

Ils remercièrent l’ingénieur qui redescendait dans la mine et lui souhaitèrent bon voyage.

Un porion les reconduisit à la salle où ils s’étaient déshabillés. Ils trouvèrent là de grands baquets d’eau chaude, du linge et du savon et ils s’étonnaient de tout cet appareil, lorsqu’ayant enlevé leur veste de toile, ils virent leur corps couvert de charbon, ce à quoi ils n’avaient pas pensé. Laus, sous ce nouvel aspect, avec ses cheveux blonds couverts de poussière noire, ses yeux fardés comme une fille horrible, produisit sur Soran une impression indéfinissable. Tout ce qu’il y avait en lui d’instincts mauvais se réveilla. Ils s’étaient déshabillés et, dans un mouvement de luxure qu’il ne put dominer (essaya-t-il même de le dominer ?), il fit à Henri cette proposition, bien naturelle, de se rendre un service réciproque en se savonnant l’un l’autre. Il mouilla une serviette et, appuyant une main sur l’épaule d’Henri, il épongea amoureusement son corps nu. Avec une caressante perversité, il chercha à jeter le trouble dans les sens de son ami, et sous sa main prudente il le sentit tressaillir, cependant que d’un air distrait il lui disait des choses banales avec une gaîté indifférente. L’eau tiède coulait sur sa peau, mollement aphrodisiaque, et, un peu frissonnant, dans une pudeur obligée maintenant, Laus se ceignit d’un linge blanc. Peu à peu, avec une lenteur pleine de réserve, Jacques égara ses mains, souples et excitantes, et il vit avec bonheur que Laus s’abandonnait au charme qu’il avait voulu cacher à ses yeux. S’enhardissant de ce consentement muet, Jacques précisa des caresses dont Laus ne se défendit pas, et il lui mit un long baiser sur la nuque,…

et, comme ignorant que quelque chose fût, à présent, de nouveau entre eux, ils s’habillèrent très calmes.