Alphonse Piaget (p. 223-230).
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I.  ►

X

Le concierge lui adressa un sourire respectueusement familier.

— Vous pouvez monter : elle est là : troisième porte à gauche…

Une bonne ouvrit à Jacques.

— C’est bien ici Mlle Mélanie ?

— Est-ce que vous êtes attendu ? demanda celle-ci en l’introduisant dans la salle à manger.

— Dites-lui, fit Jacques, que je suis la personne qu’elle a vue devant le bureau de poste.

— Je vais voir si madame est seule.

Jacques attendit un instant et rassembla ses idées ; son plan était simple : séduire cette femme d’une catégorie non douteuse, l’enlever ainsi à Laus à son insu, même l’éloigner s’il le pouvait.

Une porte s’ouvrit et Mlle Mélanie, en peignoir bleu, se montra, souriante. Jacques entra dans la chambre à coucher. Il s’excusa, sans beaucoup de façons, de la liberté qu’il avait prise, et habilement, se laissa arracher l’aveu d’un amour naissant.

— Moi-même, dit-elle, j’ai ressenti en vous voyant une impression toute drôle.

— Et, dit Jacques, vous n’habitez pas seule ?

— Oh ! absolument seule, dit Mlle Mélanie ; je tiens à ma liberté.

— Mais vous avez un amant ?

— Sans doute : le petit que vous avez vu avec moi, l’autre jour.

— Et il vous aime ?

— Le pauvre garçon ! il m’adore. Il est si gentil !…

— Et vous lui êtes fidèle ?

— Cela dépend… En tous cas, il en est convaincu.

Encouragé par ce début, Jacques commença son œuvre. Cet homme, qui jusque-là avait vécu toujours en dehors des femmes, dans une vie à peine marquée par quelques aventures, devina en un instant les procédés les plus expéditifs pour arriver à son but.

Il montra à Mélanie combien elle était imprudente et peu habile, selon ses intérêts, en se sacrifiant à ce jeune homme dont l’inexpérience probable et la légèreté ne tarderaient à la rendre malheureuse. Facilement, il réussit à supplanter Henri Laus et la décida à une rupture par des promesses qu’il commença sur-le-champ à réaliser.

Il sortit, non sans avoir fait acte d’amant, déjà, ayant surmonté le dégoût qu’elle lui inspirait, en songeant que là était le seul moyen de réussir dans une séduction bien autrement difficile, peut-être impossible !

Le soir, Laus vint dîner apportant des documents consciencieusement colligés. Il resta assez tard, et Jacques, sortant avec lui, l’accompagna.

Jacques Soran était joyeux ce soir-là et, avec cet égoïsme implacable de l’amour, il était heureux en songeant qu’il avait éloigné une rivale, sans s’attrister de la tristesse qui devait étreindre Laus, lorsque le lendemain, sans doute, il serait chassé par celle qu’il aimait. Jacques amena la conversation sur les femmes et, insinueusement, avec des paroles sceptiques qui troublèrent Henri, il le prépara vaguement à sa disgrâce.

Sous forme de conseils tendrement donnés par un aîné, il sema le doute dans ce cœur confiant et il conclut en lui disant : « Défiez-vous des femmes, mon cher Henri : vous ne trouverez jamais chez elles qu’intérêt et tromperie et fuyez-les, si vous désirez le bonheur : l’amitié seule est fidèle. » Et, en le quittant, il le baisa plus tendrement que de coutume.

Qui aurait reconnu Jacques Soran dans ce cynique personnage qu’il jouait maintenant ?

Avec la brutalité d’une passion si terrible chez les mystiques, il s’attaquait à deux innocents, sacrifiant deux enfants dans l’espérance d’un honteux bonheur. Est-ce le même homme qui tendait jadis à la perfection, qui aspirait à la sainteté, qui s’élevait vers la toute-puissante vertu, se dominant lui-même, si humble et si pieux ?… C’était le même homme… Cette nature extrême ne pouvait qu’être très belle ou très ignoble. La fatalité la transforma lentement, et Jacques Soran, en ce moment, méritait tous les mépris, ayant toutes les turpitudes. Jacques se coucha avec la tranquillité d’un criminel… Il ne regardait plus en arrière, il ne voyait plus le passé. Il n’aspirait plus à une union très élevée avec une âme ; il ne rêvait plus une sublime fusion avec un esprit ; il ne désirait plus de toutes ses forces une amitié pure ; il ne demandait plus dans de mystiques vœux un cœur semblable au sien : c’étaient les sens qui, dans une aberration maladive, parlaient en maîtres et il ne rougissait plus de s’avouer des désirs qu’il n’essayait pas de chasser. Ce jugement cependant qui eût été celui de tout homme sensé contemplant cette pourriture est peut-être impitoyable. Jacques méritait un peu d’indulgence. Même encore aujourd’hui, il n’aurait pas succombé, malgré sa dégradation plus complète, à la tentation du sale vice d’urinoir qui l’avait écœuré aux Champs-Élysées.

Ce qu’il aimait en Laus, c’était peut-être ce corps charmant d’adolescent, cette peau blanche d’enfant blond, cette poitrine et ces hanches excitantes, ces mains fines promettant de si douces caresses, la chair, pour tout dire ! Mais, c’était là l’effet d’une maladie et d’un trouble génésique dont il n’était pas coupable… Ce qui le séduisait surtout, c’était cette nouvelle incarnation, cet avatar d’un être aimé purement autrefois et qu’il aimait encore en le retrouvant tout entier, corps et âme, dans Henri Laus. Ce qui l’attirait surtout, c’était ce merveilleux génie d’enfant qui avait pénétré sans guide les arcanes les plus abstrus de la haute science, et si, parfois, Jacques se regardait comme dominé par les seuls sens, c’est que, inconsciemment, il se condamnait et se décourageait devant l’envahissement de désirs inséparables d’une telle affection.

Il relut, avant de s’endormir, quelques pages de l’extatique Suédois et il rêva des rêves doux :

Dans un firmament d’un azur infini, parmi des astres éblouissants, bercés sur des nébuleuses d’argent et d’or, traversant des nuages lactés, voluptueusement emportés au travers d’espaces sans horizon, sous les caressants regards des Séraphins, des Dominations et des Puissances, sous l’œil suprêmement contemplateur de Dieu, baignant dans les sublimes accords d’une céleste harmonie, avec des ailes de foi et d’espérance, sans corps, et réels, visibles et impalpables et montant toujours, deux anges à l’incandescente blancheur étaient emportés, traversant des éclairs de pourpre et des arcs-en-ciel et des constellations de feu. Parfois, sous les caressants regards de Dieu et sous l’œil suprêmement contemplateur des Séraphins, des Dominations et des Puissances, ils se baisaient dans des baisers immenses, et cet amour leur donnait l’incompréhensible force de monter encore, et, dans une union absolue, ils se pénétrèrent et s’absorbèrent et ils devinrent Dieu et ils dominèrent dans l’azur éblouissant du firmament, parmi des astres infinis…

Le lendemain, Jacques recevait cette simple dépêche de Laus :

Venez tout de suite.

Il sortit après avoir, chose insolite aujourd’hui, embrassé sa femme comme avec un étrange pressentiment.

Henri Laus était couché, d’une pâleur le faisant plus beau encore. Assis au pied du lit, un homme était là, l’étudiant anxieusement. Quand Jacques entra : « Vous êtes monsieur Soran ? » lui dit le médecin. Et il l’entraîna dans la pièce voisine.

M. Henri Laus, sous le coup d’un chagrin qu’il s’est refusé à me confier, a absorbé ce matin une dose terrible de laudanum. La trop grande quantité de poison l’a peut-être sauvé. Mais il est dans un état moral alarmant et c’est entre vos mains, Monsieur, puisque vous êtes, m’a-t-il dit, son seul ami, que je le remets maintenant. Quelques jours suffiront, sans doute, à le rétablir ; mais dès que cela sera possible, qu’il s’éloigne et, si je ne me suis pas trompé, qu’il tâche d’oublier.

Le médecin s’en alla après avoir fait ses dernières recommandations.

Jacques s’approcha du lit. Elle était là, sous ses yeux, cette nouvelle victime que son amour insensé avait sacrifiée. Jacques prit la main de Laus et fondit en larmes. Il l’interrogea doucement et, sous l’influence d’une fièvre intense, remarquable après l’ingestion de ce poison, Henri Laus dit tout son malheur.

Il eut pour sa maîtresse des mots terribles et des paroles de haine que Jacques simula d’adoucir. Puis, le malade s’emporta contre lui-même, se gourmandant d’avoir aimé une pareille catin, et, cherchant dans les yeux de Jacques une consolation suprême, il lui dit : « Oh ! mon ami, vous m’aviez prévenu !… »

Quelques instants après, le délire se déclarait. C’étaient des discours incohérents, des menaces encore et des blasphèmes ; puis, des paroles d’une vague espérance, des aspirations vers une amitié sûre et non trompeuse…

L’œuvre de Jacques Soran s’accomplissait.