Alphonse Piaget (p. 233-241).
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LA CHUTE


I

Un matin d’hiver, deux hommes descendaient de voiture à la gare du Nord. Le petit nombre de leurs bagages semblait indiquer une absence de peu de durée. Le plus vieux, courbé comme sous de lourds soucis, son pardessus négligemment ouvert, malgré le froid glacial, entourait son jeune compagnon, souffreteux et pâle, des soins les plus tendres, l’enveloppant d’un regard d’inquiète sollicitude.

Ils montèrent dans un wagon retenu d’avance et, tout de suite, celui qui semblait le frère aîné, ayant soigneusement fermé la portière, prépara à son ami un lit de couvertures avec une adresse toute maternelle.

Quand le train se mit en marche, sous la secousse initiale l’enfant ne put retenir un cri de douleur et comme son ami effrayé, se penchait amoureusement sur lui, il le rassura : « Ce n’est rien, mais j’ai senti là, au cœur, comme un coup.

— Oui, dit Jacques Soran, c’est le cœur qui souffre. » Et, pliant sa couverture, il en fit un coussin pour la tête de Laus.

Le voyage avec un être chéri est le plus grand bonheur d’un amant : moins intense que la possession, et moins énervant, c’est comme une jouissance prolongée dont toutes les fibres tressaillent : c’est comme un rapt, ou comme la fuite de deux heureux voulant cacher leur félicité à des yeux ennemis et jaloux, et il n’est pas jusqu’à ces vieilles unions, lasses et fatiguées, qui n’éprouvent en ce moment un regain de vie et de joie.

Renversé dans un coin, Jacques couvait des yeux son ami, épiant sur son visage les signes de souffrances contenues. Bientôt Henri ne tarda pas à s’endormir, comme s’endorment les enfants, oublieux des grandes douleurs, n’ayant pas encore appris à souffrir. Après quelques jours de maladie pendant lesquels Jacques ne le quitta pas un instant, Henri Laus avait pu se lever. C’est alors que, pressé de questions, il fit sa confession à Soran : Il aimait cette femme, qui, sans raison, avait soudain refusé de le recevoir et, lorsque celui-ci, pour le consoler, lui dit que peut-être elle était indigne de cet amour, il ne voulut entendre à rien et tomba dans une sorte de stupeur qui alarma Jacques.

À grand’peine, Soran put le décider à quitter Paris, lui promettant, par ce moyen, la guérison : grâce à la fascination que cet homme exerçait autour de lui, il réussit dans ses diaboliques projets et Laus, avec une naïveté et un abandon filial, se réfugia dans Soran (il faut dire ainsi) et chercha dans cette amitié le remède à sa tristesse.

C’est la dernière étape de l’évolution lamentable de Jacques. Le sens moral achevait de s’éteindre chez lui. En quittant sa femme, pour se rendre auprès d’Henri, il l’avait embrassée pour la dernière fois ; il ne reparut plus. Trompant Laus qui, dans sa candeur, n’eût pu soupçonner une pareille infamie, il ne lui écrivit même pas…

Le sort de cette malheureuse qui se jeta dès lors éperdument dans les pratiques de la religion la plus austère, attristerait encore ce récit.

Jacques, mollement bercé par les doux soupirs d’Henri Laus, ne pensait pas… La pluie fouettait les vitres et les paysages, mal entrevus, se déroulaient toujours semblables… Quand Laus se réveilla, il s’assit en face de Soran et, sous les couvertures, leurs genoux se touchèrent.

Il faudrait analyser tous ces contacts et ces frôlements ; mais qu’il soit permis de dire qu’à l’époque de ce voyage l’éréthisme de Jacques touchait à l’exaspération, et que le simple attouchement de la main de Laus suffisait pour exagérer, à tout moment, la rigidité de ses désirs.

Quant aux dispositions de Laus, on expliquera tout par cet ascendant, dernier vestige d’une volonté disparue, qu’exerçait sur lui Jacques Soran. Tout ne conspirait-il pas, d’ailleurs, à la chute de cet innocent ?… Jacques Soran était beau et grand ; ses caresses, toutes pures en apparence, ne pouvaient effrayer Laus. Puis, son pauvre cœur dolent, désabusé par une expérience d’enfant, tout saignant sous le coup dont l’avait frappé cette fille, était bien préparé pour une déviation et une perversion de l’amour, et les circonstances servaient Jacques avec une faveur fatale.

Ils causaient comme on cause en voyage : des phrases entrecoupées, indifférentes, des impressions sur les panoramas qui s’enfuient, Jacques tutoyant Henri, celui-ci restant affectueusement respectueux.

— Pourquoi Mme  Soran ne viendrait-elle pas nous rejoindre à Noirchain ? dit Laus.

Cette simple phrase causa à Jacques une horrible souffrance. Le souvenir de celle qu’il abandonnait lui revint comme un remords…

— Oui, dit-il. Et il parla d’autre chose. Jacques emportait le manuscrit de son ouvrage, que fort heureusement il avait confié à Laus quelques jours auparavant. Pour abréger le voyage, ils le feuilletèrent ensemble. Jacques Soran admirait qu’une intelligence d’enfant eût pu s’élever d’emblée jusqu’à saisir, dans leurs replis mystérieux, ces conceptions ésotériques.

Les premières pages dataient de huit années déjà et Jacques, dans cette revision, put suivre pas à pas, pour ainsi parler, le développement de ses idées, les transformations de son tempérament. En tournant les feuillets avec Laus, sachant surtout combien grande était sa pénétration, il se montrait comme tout nu à ses yeux. L’œuvre débutait ainsi :

Dans l’âme qui, si peu, tient à mon corps qu’elle voudrait le quitter pour se soustraire à ses influences et s’élever jusqu’à Dieu, une voix a parlé qui me commande de sortir du monde et de moi-même. J’ai entendu cette voix et je lui ai répondu…

Ces lignes ascendantes, comme les dispositions de Jacques à ce moment, montraient la joie et le calme. Les lettres, touchant à peine le papier, d’une écriture presque immatérielle, disaient assez les aspirations supra-terrestres du scripteur. Ces caractères persistaient longtemps, mais les lignes plus récentes, raturées, torturées et descendantes, aux jambages empâtés, eussent suffi à Jacques, même à Laus, pour prouver la déchéance progressive de celui qui les avait écrites. Quelques signes que Jacques ne voyait pas, et qu’il eût remarqués dans une écriture étrangère, tant il est difficile de s’extérioriser, disaient aussi, nettement, la désorganisation, la perte de l’équilibre, symptômes avant-coureurs d’une folie se hâtant.

Laus les vit-il ? Peut-être, car souvent il jetait à Jacques d’indicibles regards chargés de commisération et d’amour.

Ils poursuivirent cet interminable entretien qui recommençait sans cesse unissant leurs deux âmes dans des appétences communes. Jacques parla son rêve de l’autre jour avec l’éloquence et le charme de la poésie et du cœur ; et quand il dit ces deux anges blancs, s’identifiant et s’unifiant pour rentrer dans Dieu dont ils s’étaient échappés, il fut pur à ce moment et les sens, oubliés et disparaissant dans cette extatique vision, se turent. Le contact de Laus qu’il sentait auprès de lui ne le troublait plus ; la chair n’avait plus ces vibrations avilissantes, dans cet instant lucide où l’aberration et la folie s’apaisaient, ne voilant plus et ne défigurant plus le Soran de jadis.

Quelques heures après ils étaient à Noirchain. Avec quelle émotion Jacques retrouva cette retraite qu’il avait quittée si triste et où il revenait, non plus seul maintenant !… La neige couvrait le parc et il voulut y marcher, pressé de revoir et de montrer à Laus tous les détails de cet asile où ils devaient tous deux recouvrer le bonheur. C’était là qu’il voulait revivre avec lui cette douce vie qu’Elle lui avait fait entrevoir et qu’Elle avait si brusquement rompue. Ils allèrent, par ce froid, jusqu’au petit belvédère. Le grand christ gothique était toujours là, étendant ses longs bras amaigris et décharnés par la souffrance, selon la conception de cette époque, et penchant sa tête sous les lourdes iniquités assumées.

Le piano, muet depuis longtemps, semblait un grand cercueil et, très loin, l’on voyait l’immense plaine blanche et, tout là-bas, l’horizon gris…

Ils revinrent au château ; ils prirent une petite sente que Jacques, dans le jadis où il s’y promenait avec elle, avait appelée « l’Allée des Pensées ». Resserrée, avec ses arbres incultes laissant tomber leurs branches lourdes de neige, comme les membres blanchis de grands squelettes surannés, on eût dit d’une catacombe étroite et nue, et triste, et suggestive de douleurs. Henri s’appuyait au bras de Soran et, avec des petits rires d’enfant (Jacques avait déjà entendu ces rires ici), il s’extasiait, se réjouissant de la bonne liberté qu’ils auraient à Noirchain. Un chevreuil, très frileux, apparut, et très jaloux de ses biches : il s’avança bravement, gentiment menaçant. Henri se baissa et, prenant un peu de neige blanche, si peu, dans ses petites mains blanches, il la pétrit et, avec un geste d’une espièglerie mutine, il la lança et ils rirent tous deux aux éclats, et Jacques se souvint d’une espiègle mutinerie pareille…

Cependant la fille du vieux mineur avait allumé un grand feu dans la haute cheminée du salon, et Laus s’amusa beaucoup, réjoui encore par les flammes claires des peintures maladroitement restaurées.

Ils visitèrent la maison :

C’étaient de grandes chambres à coucher, avec de profondes alcôves, et à côté, des petits boudoirs donnant sur l’escalier de service. Henri évoqua le souvenir de toutes ces « belles dames » de style Louis XV qui avaient reposé ici, et des petites suivantes, affriolantes, qui avaient monté ces étroits escaliers ; même avec la familiarité qu’il avait maintenant, il en regretta l’absence, et ces regrets déplurent à Jacques.

— Elles étaient aussi trompeuses qu’aujourd’hui, mon cher Henri, dit-il d’une voix grave.

Et Laus devint pensif.