Alphonse Piaget (p. 153-162).
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III

Quand on arrive au confluent du boulevard Saint-Michel et du boulevard Saint-Germain, si l’on prend la rue de La Harpe et si, curieux d’un quartier tout différent de celui qu’on vient de quitter, on est attiré par l’aspect étrange de la vieille rue de la Parcheminerie, on trouve là un coin de Paris, du vieux Paris, si peu connu des Parisiens. C’est un grand quadrilatère compris entre le boulevard Saint-Michel, le boulevard Saint-Germain, la rue Saint-Jacques et le quai. En plein cœur du quartier Latin, cet endroit n’a rien de commun avec lui. Là, de belles rues, des gens élégants, de radieuses boutiques, du bruit. Ici, des ruelles tortueuses et mal pavées, très étonnées parfois par de rares maisons neuves ; des gens mal mis, très mal mis ; pas de boutiques, des échoppes, pas de tumulte, une vague rumeur.

Jacques Soran, en quittant l’abbé Gratien, s’était aventuré, avec ses nouveaux goûts de flâneur, dans cet étrange endroit. La rue de La Harpe a encore, elle, des faux airs de Paris, du Paris actuel ; mais la rue de la Parcheminerie, à peine large pour une voiture, semble plutôt l’entrée d’une cour des Miracles. Jacques trouva là un délassement amusant aux yeux, de la géométrie ennuyeuse des autres quartiers : il continua au hasard, et en sortant de cette façon de ce boyau, il déboucha, très surpris, dans une rue, aspect encore différent, de ce lieu bizarre. Ici, la province en plein Paris : cette rue des Prêtres-Saint-Séverin, se rétrécissant, puis élargie par des constructions un peu moins anciennes, mais aux tons sombres aussi, vous transporte, avec son air vieillot et placide, dans quelque ville du Nord, Arras ou Saint-Omer. En descendant vers le quai, la vieille église, une des plus intéressantes et des moins connues de Paris, montre ses ogives simples encore et peu maniérées ; à droite, une petite maisonnette, le presbytère, s’élève modestement. Ce n’est plus là le quartier sale et très ouvrier d’à côté ; la rue est tranquille, les maisons irrégulières ; devant l’église, une petite place, ou plutôt un renflement de la rue, semble la cour intérieure d’un couvent.

De tous ceux qu’il avait visités, cet endroit, au milieu d’un quartier repoussant à première vue, le séduisait seul : la disposition d’abord des maisons, comme jetées là au hasard, l’air un peu suranné des vieilles gens qu’il en voyait sortir, même un pavé amusant remplaçant le laid macadam, tout cela était pour lui plaire. Précisément, un appartement se trouvait libre devant l’église.

Il pensa aussi qu’il serait là tout près de l’abbé Gratien avec lequel il comptait fréquenter beaucoup maintenant. Il avait trouvé chez lui, non pas les banales paroles du prêtre, ni les exhortations convenues du confesseur, mais une élévation d’idées, une largeur de vues, jointes à un sens pratique, à une sublime habileté, si l’on peut dire, qui l’avaient émerveillé. Il avait tout dit à l’abbé Gratien, et le cas de conscience eût été simple d’absoudre, devant une contrition parfaite, un moment d’égarement : il y avait, hélas ! chez Soran, un état plus grave, plus dangereux ; il mit son âme à nu devant le confesseur et lorsque celui-ci, avant de lui donner la bénédiction rédemptrice, lui dit : « Vous repentez-vous ? » Jacques éclata en sanglots. Sans doute il se repentait, il avouait qu’il avait péché, mais pouvait-il se vanter d’une contrition parfaite, quand plus que jamais maintenant il était amoureux, d’un amour peut-être au-dessus de la nature, pour certains esprits à la vision faussée, mais contre la nature, pour les consciences saines, honteux enfin et inavouable. Certes, le problème était grave et il eût été insoluble pour un directeur ordinaire usant des seules ressources puisées dans les Diaconales et dans les Manuels. La théologie, comprise étroitement, eût été impuissante, son secours inefficace. Les mœchialogies qui n’abordent qu’en tremblant et à grand renfort de latin, certains péchés dits contre nature, étaient muettes sur l’état habituel de péché dans lequel vivait Soran en ce moment : avec leurs distinctions subtiles, leurs analyses vaines elles disaient seulement ce que le prêtre le plus vulgaire devine facilement. Ce sont de longs chapitres sur des fornications toutes matérielles, sur des onanismes peu intéressants ; on trouve là des dissertations plates et terre à terre sur les commerces prohibés dans les unions même légitimes ; ce sont encore des divisions et des subdivisions puériles ; des différences entre la sodomie parfaite et la sodomie imparfaite, basées seulement sur des considérations charnelles, l’une étant rendue moins grave par la différence des sexes ; c’est encore la bestialité, ce vice plutôt bête qu’horrible, variété d’onanisme tout simplement et que les théologies, dans des accès d’indignation un peu risible, trouvent le plus abominable de tous les crimes. Quelle indication précise, quel conseil un directeur de conscience pouvait-il trouver dans ces recueils sur la conduite à tenir envers un pénitent tel que Jacques Soran !

L’abbé Gratien dut réfléchir longtemps : il ne s’agissait en ce moment ni de la bestialité ni même de l’onanisme puisque ce dernier péché si bien défini n’avait été qu’un accident chez Soran, une chute rare en somme. Ce n’était pas non plus une sodomie parfaite ou imparfaite, puisque aucun acte charnel n’avait été commis : d’après les aveux de Soran, l’abbé Gratien se résumait ainsi la situation morale de son pénitent : ayant d’abord éprouvé un amour très grand mais très pur avec la volonté de le rendre légitime, Jacques avait été circonvenu par une horrible fatalité. Jusqu’au moment de cette affreuse découverte, il était exempt de toute faute. Depuis cet instant il avait dû soutenir une lutte au-dessus des forces humaines. N’était-il pas, si l’on veut, en restant encore dans le domaine purement intellectuel, un sodomite malgré lui ? Et, dans ce cas peut-être unique, se présentait cette étrangeté, qu’il eût été moins coupable, innocent même, si ses premiers sentiments avaient été moins purs : s’il n’avait été séduit, en effet, que par les trompeuses apparences d’un androgyne vulgaire, il eût rougi sans doute de sa méprise et l’eût oublié aussitôt. Mais hélas ! n’était-il pas nécessaire pour le malheur de Soran que l’espèce se compliquât ; l’amour de Jacques n’avait-il pas toujours été, jusqu’au moment où les sens parlèrent, un platonisme sublime qu’on eût pu admirer même entre deux hommes, n’était-ce pas l’esprit qui d’abord avait été épris d’une passion légitime ? Aujourd’hui que la triste vérité était connue de Soran, le côté tout intellectuel de cette passion pouvait-il s’éteindre, cet amour même n’était-il pas excusable ? L’abbé Gratien dut se l’avouer ; mais de graves considérations intervenaient, des scrupules, des craintes, s’imposaient ; le corps était là, la chair, les sens enfin qui, ayant été surexcités, ne pouvaient plus se soumettre maintenant et qui, brutalement, transformaient une passion sublime en un vice contre nature. Ne pouvant donc dominer des désirs charnels, impuissant à séparer un sentiment sensuel d’un amour purement idéal, incapable en un mot de purifier une amitié qui ne pouvait plus être légitime, Jacques avec tous ses désirs et tous ses regrets était en état habituel de péché mortel. Que devait faire le prêtre dans ce cas ?…

Simple et vulgaire, comme le curé de Noirchain, il eût recommandé la prière et la volonté ; l’abbé Gratien dans son intelligence et son expérience pensa qu’il était besoin d’autre secours. Sans doute il ordonna à Jacques de prier, il lui imposa même des pénitences. Mais ces remèdes ne devaient-ils pas être vains ? N’était-ce pas là un peu la manière d’un médecin qui ordonnerait de longues marches à un impotent ? Jacques, du reste, ne cacha pas l’impuissance du curé de Noirchain, et lui qui n’avait jamais trouvé sa force que dans la prière, se croyait perdu sans retour maintenant que celle-ci était inutile.

L’abbé Gratien fut, dans cette circonstance, suprêmement adroit. Avec un tact parfait, il commença d’abord par blâmer Jacques de son découragement ; il réveilla cette vanité que renferment toujours les esprits les plus grands ; il lui persuada que son état n’était pas désespéré, et qu’il était toujours pur malgré quelques fautes ; que si la lutte, enfin, avait été surhumaine, Dieu sans doute devait être pitoyable à la défaite. « Au reste, conclut l’abbé Gratien avec une bonté habile (n’est-ce pas là la seule bonté et celle qui résulte seulement de la faiblesse mérite-t-elle l’admiration ?), vous n’êtes pas si coupable, mon cher enfant ; votre vertu a été surprise, vous n’avez pas péché de gaîté de cœur, la faute n’est encore que dans l’esprit, elle n’est que vénielle. »

Bref, l’abbé Gratien fit si bien que Jacques fut consolé et réconforté ; il récupéra sa propre estime ; c’était par un bizarre cercle vicieux le seul moyen pour lui de la mériter.

L’on sait que la médecine nouvelle, qui ne découvre jamais, du reste, que des vérités connues mais non analysées autrefois, accorde à l’imagination une influence absolue sur le corps. Si cela est vrai dans le domaine physique, n’est-ce pas évident pour les faits moraux ; et si certaines maladies se traitent par la simple persuasion, tous les maux de l’âme ne doivent-ils pas aussi se soigner par une sorte de suggestion ? C’est ce que l’abbé avait compris, c’est ce qu’il fut assez fort pour obtenir.

Jacques le quitta plein de confiance, acheminement déjà vers le salut, concevant maintenant la possibilité de la guérison puisque son état était grave mais non désespéré — donc presque guéri. Le premier point, la préparation du malade au remède, était obtenu ; il fallait trouver maintenant ce remède : dans cette cure désespérée, l’abbé pensa que peut-être il pouvait permettre un petit mal pour obtenir un grand bien ; c’est ce qu’il avait déjà fait ; pour sauver Jacques d’un découragement mortel, il avait presque risqué de le rendre orgueilleux ; qu’importait en effet une faute vénielle comme celle-là si, seule, elle pouvait sauver Jacques d’une perte absolue ! L’abbé fit plus ; il comprit qu’il lui était permis d’employer, dans cette circonstance, des remèdes peut-être dangereux, et qu’avant tout il importait que Soran ne fût plus seul avec lui-même puisque la solitude avait failli le perdre.

— Peut-être, mon cher enfant, dit-il à Jacques, certains confesseurs, vous connaissant moins, vous auraient-ils conseillé un redoublement d’ascétisme, une exagération de la retraite ; mais l’expérience vous a été trop funeste, vous êtes tombé pour avoir voulu vous élever trop haut, Dieu vous a donné là un enseignement dont il vous faut profiter. Vous trouverez votre salut où d’autres trouvent leur perte, et ce qui pour presque tous est un danger sera un bien pour vous. C’est le monde qui vous sauvera, le monde que vous avez haï et méprisé, que vous haïrez et mépriserez encore, mais au sein duquel vous vivrez, fort et confiant ; le monde sera votre rédemption, et, alors, plus tard, peut-être vous sera-t-il permis après cette épreuve de vous abstraire et de tendre à l’absolue perfection. Vous rechercherez les spectacles et les fêtes, le tumulte et le bruit, et à ce prix, je vous promets la paix et la tranquillité. Sans doute les occasions de pécher se présenteront nombreuses ; mais ne seraient-elles pas constantes dans la solitude avec l’état actuel de votre cœur ? Vous résisterez à ces tentations, mon cher Jacques, et vous serez fort, ne voulant pas être trop fort. Venez souvent, tous les jours, et, puisque je suis votre médecin, dit l’abbé Gratien avec une douce autorité, soyez confiant et laissez-vous soigner.