Alphonse Piaget (p. 145-152).
◄  I.
III.  ►

II

L’appartement de l’abbé Gratien se composait sans doute de deux pièces seulement, puisque le couvert était mis dans le cabinet de travail. Peut-être même la chambre à coucher était-elle une alcôve comme souvent dans ces vieilles maisons, si confortables. Les meubles strictement nécessaires : quelques rayons de bois blanc en guise de bibliothèque ; contre le mur, une table, non surchargée de paperasses, avec un livre ouvert et quelques manuscrits. Au-dessus, dans son cadre de carton vitré, une collection de papillons et de scarabées très communs, souvenir apparemment du parc de Juilly : n’était-ce pas là le signe d’une simplicité charmante que cet unique luxe, et ce petit bibelot insignifiant et sans valeur n’était-il pas amusant, et n’indiquait-il pas une nature bien simple ?

Dans un coin, un prie-Dieu en bois noir, au-dessous d’un christ très vulgaire et très bon marché.

Des rideaux blancs, sans double draperie, cachent un peu la laideur de la cour.

Soran, se sentait très bien ici.

Cette austérité lui rappelait en ce moment ses anciennes idées, et celui qui habitait là, avec si peu de recherche du bien-être devait sans doute puiser dans cette nudité le calme et la sérénité d’un esprit non distrait par les choses extérieures.

La conversation fut d’abord très banale.

À la question directe et affable de l’abbé, Jacques garda le silence, et celui-ci comprit que, sans doute, il allait trop vite. Il parla alors de choses vagues et indifférentes. Il raconta son départ de Juilly, il dit sa vie en province, ses pénitents peu intéressants, et son bonheur aujourd’hui, à Paris ; ses rapports avec son curé très aimable, tout et rien enfin.

— Mais je pense que je vous parle beaucoup de moi, monsieur Soran, dit-il avec un sourire. Et vous, qu’êtes-vous devenu depuis ces dix années ? Êtes-vous avocat, médecin ?

Jacques raconta très simplement sa vie si simple ; c’est-à-dire qu’il ne toucha pas à toute la complexité de ses événements moraux ; ayant très peu de choses à dire, dans l’uniformité apparente de cette vie, il remonta très loin, comme se complaisant à retrouver de vieux souvenirs ; il raconta l’histoire amusante de son baccalauréat, rechercha même un instant le sujet de dissertation philosophique qu’il avait eu à traiter, et, habilement, il entraîna l’abbé à discuter la question. Celui-ci, charitablement, favorisait son innocente supercherie, et il semblait oublier que Jacques était là pour être consolé ; quoi de plus maladroit en effet, de plus imprudent même, que de vouloir entrer brusquement dans une conscience ?

— Et ensuite, dit l’abbé, vous avez étudié la médecine comme votre père ?

Habilement, Jacques profita de cette question pour développer ses idées sur la profession de médecin. Il avait préféré étudier le droit ; au reste, avoua-t-il, le droit ne l’attirait pas davantage, et il ne l’avait commencé que pour satisfaire sa mère.

— Un moment, dit-il, j’avais songé à la médecine, mais une visite à l’hôpital, le spectacle de tant de souffrances, me fit penser qu’il était moins triste d’essayer de les ignorer. Et puis (ici il n’eût pas l’habileté de se contenir), une seule médecine m’eût intéressé, celle des âmes.

L’abbé Gratien, alors, émit ses idées :

Sans doute, c’était une bien noble tâche que celle du confesseur : mais combien délicate et ingrate ! Quelle tristesse, lorsqu’on voit une âme qu’on a dirigée avec tant de sollicitude vous échapper brusquement ! Et quelquefois, dit-il, ce sont celles de qui l’on était en droit d’attendre les plus grandes choses, qui donnent les plus cruels mécomptes.

Jacques songea alors que, lui aussi, dans l’occasion, aurait pu faire de grandes choses, et cette parole lui sembla une exhortation directe à parler.

— En effet, dit Jacques (et en ce moment, au lieu de fuir des aveux qui lui auraient coûté jusque là, il parut heureux de cette occasion de les commencer), j’ai rencontré bien peu de prêtres qui fussent à la hauteur de leur tâche.

Alors commença une grande discussion sur la confession, que l’abbé nourrit adroitement, pour l’amener insensiblement à un épanchement parfait.

— Vous allez, je crois, un peu loin, mon cher enfant, car tout l’effet de la confession, son objet dans le dogme catholique n’est-il pas dans le seul aveu des fautes, et le confesseur ne peut-il pas se borner au rôle de simple auditeur ?

Jacques ne fut pas de cet avis ; pour lui, il fallait voir dans la confession un but moins négatif, et laisser au confesseur plus d’initiative. Que deviendraient, dans l’hypothèse de l’abbé, de malheureuses âmes sans direction, et abandonnées à elles-mêmes ? N’y a-t-il pas déjà, dans l’ordre temporel, une image de la confession ? la causerie, par exemple, n’est-elle pas presque aussi douce et aussi utile, quand on y peut puiser des conseils sincères ? » Rappelez-vous enfin, monsieur l’abbé, autrefois, à Juilly… »

Ainsi commencée, la conversation ne pouvait plus longtemps rester banale. Jacques indiqua quelques détails si compliqués de sa vie morale et, après quelque appréhension, il en éprouva un grand soulagement. Il raconta comment il avait fui un monde à peine entrevu : il dit ses idées de retraite, son impuissance et son découragement, sans en dire la cause matérielle : il dit tout, ou presque tout. Plusieurs fois, dans cet entretien, il voulut demander à l’abbé d’entendre, là, tout de suite, après le dîner, sa confession : une sotte vanité le retint.

— Eh bien ! mon cher Jacques, dit celui-ci, cela ne va pas si mal ! Je vous trouve des idées très saines, peut-être trop de scrupules ; peut-être aussi parfois des hésitations ; mais (avec un sourire) le fond est bon ; et puis, votre présence ici n’est-elle pas rassurante ?

— Oh ! dit Jacques, vous êtes toujours si indulgent ! Hélas ! au contraire, cela va bien mal et j’aurais tant besoin de conseils.

À vraiment parler, on eût hésité à reconnaître dans cette conversation avec un prêtre un homme de trente ans, et un auditeur eût certes été surpris d’apprendre que ce pénitent si faible et si désorienté, tremblant de parler, en sentant pourtant le besoin, était une sublime intelligence merveilleusement affinée dans les études les plus ardues, entraînée aux problèmes les plus fuyants de la haute métaphysique, et l’on eût cru invraisemblable que cet homme, si soucieux d’étudier les phénomènes les plus complexes de la volonté, eût tant besoin de direction. Ne devait-il pas être fort entre tous celui-là qui avait voulu être fort ? ne devait-il pas être pur celui qui avait voulu être pur ? ne devait-il pas enfin posséder une volonté immense celui qui avait exercé et entraîné sa volonté ? ne devait-il pas être un saint celui qui avait voulu être un saint ?

Hélas ! Jacques Soran n’était pas un saint ; il n’était plus guère pur, ni fort ; il était faible à présent, bien faible ! Comme l’athlète invaincu que terrasse en un moment la tremblante fièvre, le doute subtil et timide, le simple doute, avait effleuré cet esprit et il avait suffi pour le désorganiser et l’énerver ; du moins devait-il produire cet effet dans un cœur surtout soutenu par la foi, chez un homme trouvant sa force dans la prière et sa puissance dans la certitude de sa puissance ; ne devait-il pas en un moment devenir faible entre tous quand cette foi était ébranlée, quand cette certitude vacillait ? Un jour il avait eu cette sinistre illumination que Dieu, peut-être, l’abandonnait ; il s’exagéra la gravité d’une chute, péché mortel mais pardonnable : il douta enfin.

Aujourd’hui, il voulait vaincre ce doute !

Ô vous tous, esprits superbes qui n’avez jamais douté n’ayant jamais cru, qui n’avez jamais faibli n’ayant jamais été forts, esprits forts ! qui n’avez jamais été au-dessous de vous-même n’ayant jamais été au-dessus !

trouverez-vous ridicule ou même étrange cet homme éperdu ; trouverez-vous étrange ou même ridicule cet homme luttant contre lui-même, essayant de se reconquérir ; trouverez-vous ridicule et étrange cet homme assez

fier pour s’avouer vaincu, assez grand pour s’humilier ?…

Soudain, Jacques Soran se jeta aux pieds du prêtre, et, se signant, il s’écria : « Mon Père, bénissez-moi parce que j’ai péché ! »