Smarra, ou les démons de la nuit/Le Récit

Ponthieu, libraire (p. 15-64).

LE RÉCIT.



........O rebus meis
Non infideles arbitræ,
Nox, et Diana quæ silentium regis,
Arcana cum fiunt sacra ;
Nunc, nunc adeste....

Horat.



Par quel ordre ces esprits irrités viennent-ils m’effrayer de leurs clameurs et de leurs figures de lutins ? Qui roule devant moi ces rayons de feu ? Qui me fait perdre mon chemin dans la forêt ? Des singes hideux dont les dents grincent et mordent, ou bien des hérissons qui traversent exprès les sentiers pour se trouver sous mes pas et me blesser de leurs piquants.
Shakespeare.


Je venois d’achever mes études à l’école des philosophes d’Athènes, et curieux des beautés de la Grèce, je visitois pour la première fois la poétique Thessalie. Mes esclaves m’attendoient à Larisse dans un palais disposé pour me recevoir. J’avais voulu parcourir seul, et dans les heures imposantes de la nuit, cette forêt fameuse par les prestiges des magiciennes, qui étend de longs rideaux d’arbres verts sur les rives du Pénée. Les ombres épaisses qui s’accumuloient sur le dais immense des bois laissoient à peine s’échapper à travers quelques rameaux plus rares, dans une clairière ouverte sans doute par la cognée du bûcheron, le rayon tremblant d’une étoile pâle et cernée de brouillards. Mes paupières appesanties se rabaissoient malgré moi sur mes yeux fatigués de chercher la trace blanchâtre du sentier qui s’effaçoit dans le taillis, et je ne résistois au sommeil qu’en suivant d’une attention pénible le bruit des pieds de mon cheval, qui tantôt faisaient crier l’arène, et tantôt gémir l’herbe sèche en retombant symétriquement sur la route. S’il s’arrêtoit quelquefois, réveillé par son repos, je le nommais d’une voix forte, et je pressois sa marche devenue trop lente au gré de ma lassitude et de mon impatience. Étonné de je ne sais quel obstacle inconnu, il s’élançoit par bonds, rouloit dans ses narines des hennissemens de feu, se cabroit de terreur et reculoit plus effrayé par les éclairs que les cailloux brisés faisoient jaillir sous ses pas…

Phlégon, Phlégon, lui dis-je en frappant de ma tête accablée son cou qui se dressait d’épouvante, ô mon cher Phlégon ! n’est-il pas temps d’arriver à Larisse où nous attendent les plaisirs et surtout le sommeil si doux ! Un instant de courage encore, et tu dormiras sur une litière de fleurs choisies ; car la paille dorée qu’on recueille pour les bœufs de Cérès n’est pas assez fraîche pour toi !… — Tu ne vois pas, tu ne vois pas, dit-il en tressaillant… les torches qu’elles secouent devant nous dévorent la bruyère et mêlent des vapeurs mortelles à l’air que je respire… Comment veux-tu que je traverse leurs cercles magiques et leurs danses menaçantes, qui feroient reculer jusqu’aux chevaux du soleil ?

Et cependant le pas cadencé de mon cheval continuoit toujours à résonner à mon oreille, et le sommeil plus profond suspendoit plus long-temps mes inquiétudes. Seulement, il arrivait d’un instant à l’autre qu’un groupe éclairé de flammes bizarres passoit en riant sur ma tête… qu’un esprit difforme, sous l’apparence d’un mendiant ou d’un blessé s’attachoit à mon pied et se laissoit entraîner à ma suite avec une horrible joie, ou bien qu’un vieillard hideux, qui joignoit la laideur honteuse du crime à celle de la caducité, s’élançoit en croupe derrière moi et me lioit de ses bras décharné comme ceux de la mort. Allons ! Phlégon ! m’écriois-je, allons le plus beau des coursiers qu’ait nourri le mont Ida, brave les pernicieuses terreurs qui enchaînent ton courage ! Ces démons ne sont que de vaines apparences. Mon épée, tournée en cercle autour de ta tête, divise leurs formes trompeuses, qui se dissipent comme un nuage. Quand les vapeurs du matin flottent au-dessous des cimes de nos montagnes, et que, frappées par le soleil levant, elles les enveloppent d’une ceinture à demi-transparente, le sommet, séparé de la base, paroît suspendu dans les cieux par une main invisible. C’est ainsi, Phlégon, que les sorcières de Thessalie se divisent sous le tranchant de mon épée. N’entends-tu pas au loin les cris de plaisir qui s’élèvent des murs de Larisse !… Voilà, voilà les tours superbes de la ville de Thessalie, si chère à la volupté ; et cette musique qui vole dans l’air, c’est le chant de ses jeunes filles !

Qui me rendra d’entre vous, songes séducteurs qui bercez l’âme enivrée dans les souvenirs ineffables du plaisir, qui me rendra le chant des jeunes filles de Thessalie et les nuits voluptueuses de Larisse ? Entre des colonnes d’un marbre à demi-transparent, sous douze coupoles brillantes qui réfléchissent dans l’or et le cristal les feux de cent mille flambeaux, les jeunes filles de Thessalie, enveloppées de la vapeur colorée qui s’exhale de tous les parfums, n’offrent aux yeux qu’une forme indécise et charmante qui semble prête à s’évanouir. Le nuage merveilleux balance autour d’elles ou promène sur leurs groupes enchanteurs tous les jeux inconstants de sa lumière, les teintes fraîches de la rose, les reflets animés de l’aurore, le cliquetis éblouissant des rayons de l’opale capricieuse. Ce sont quelquefois des pluies de perles qui roulent sur leurs tuniques légères, ce sont quelquefois des aigrettes de feu qui jaillissent de toutes les facettes du lien d’or qui attache leurs cheveux. Ne vous effrayez pas de les voir plus pâles que les autres filles de la Grèce. Elles appartiennent à peine à la terre, et semble se réveiller d’une vie passée. Elles sont tristes aussi, soit parce qu’elles viennent d’un monde où elles ont quitté l’amour d’un Esprit ou d’un Dieu, soit parce qu’il y a dans le cœur d’une femme qui commence à aimer un immense besoin de souffrir.

Écoutez cependant. Voilà les chants des jeunes filles de Thessalie, la musique qui monte, qui monte dans l’air, qui émeut, en passant comme une nue harmonieuse, les vitraux solitaires des ruines chères aux poëtes. Écoutez ! Elles embrassent leurs lyres d’ivoire, interrogent les cordes sonores qui répondent une fois, vibrent un moment, s’arrêtent, et, devenues immobiles, prolongent encore je ne sais quelle harmonie sans fin que l’âme entend par tous les sens : mélodie pure comme la plus douce pensée d’une âme heureuse, comme le premier baiser de l’amour avant que l’amour se soit compris lui-même ; comme le regard d’une mère qui caresse le berceau de l’enfant dont elle a rêvé la mort, et qu’on vient de lui rapporter, tranquille et beau dans son sommeil. Ainsi s’évanouit, abandonné aux airs, égaré dans les échos, suspendu au milieu du silence du lac, ou mourant avec la vague au pied du rocher insensible, le dernier soupir du sistre d’une jeune femme qui pleure parce que son amant n’est pas venu. Elles se regardent, se penchent, se consultent, croisent leurs bras élégans, confondent leurs chevelures flottantes, dansent pour donner de la jalousie aux nymphes, et font jaillir sous leurs pas une poussière enflammée qui vole, qui blanchit, qui s’éteint, qui retombe en cendres d’argent ; et l’harmonie de leurs chants coule toujours comme un fleuve de miel, comme le ruisseau gracieux qui embellit de ses murmures si doux des rives aimées du soleil et riche de secrets détours, de baies fraîches et ombragées, de papillon et de fleurs. Elles chantent…

Une seule peut-être… grande, immobile, debout, pensive… Dieux ! qu’elle est sombre et affligée derrière ses compagnes, et que veut-elle de moi ? Ah ! ne poursuit pas ma pensée, apparence imparfaite de la bien-aimée qui n’est plus, ne trouble pas le doux charme de mes veillées du reproche effrayant de ta vue ! Laisse-moi, car je t’ai pleurée sept ans ; laisse-moi oublier les pleurs qui brûlent encore mes joues dans les innocentes délices de la danse des sylphides et de la musique des fées. Tu vois bien qu’elles viennent ! Tu vois leurs groupes se lier, s’arrondir en festons mobiles, inconstans, qui se disputent, qui se succèdent, qui s’approchent, qui fuient, qui montent comme la vague apportée par le flux, et descendent comme elle, en roulant sur leurs ondes fugitives toutes les couleurs de l’écharpe qui embrasse le ciel et la mer à la fin des tempêtes, quand elle vient briser en expirant le dernier point de son cercle immense contre la proue du vaisseau.

Et que m’importent à moi les accidens de la mer et les curieuses inquiétudes du voyageur, à moi qu’une faveur divine, qui fut peut-être dans une vie ancienne un des privilèges de l’homme, affranchit, quand je le veux (bénéfice délicieux du sommeil), de tous les périls qui vous menacent ? À peine mes yeux sont fermés, à peine cesse la mélodie qui ravissoit mes esprits, si le créateur des prestiges de la nuit creuse devant moi quelque abîme profond, gouffre inconnu où expirent toutes les formes, tous les sons et toutes les lumières de la terre ; s’il jette sur un torrent bouillonnant et avide de morts quelque pont rapide, étroit, glissant, qui ne promet pas d’issue ; s’il me lance à l’extrémité d’une planche élastique, tremblante, qui domine sur des précipices que l’œil même craint de sonder… Paisible, je frappe le sol obéissant d’un pied accoutumé à lui commander. Il cède, il répond, je pars, et content de quitter les hommes, je vois fuir, sous mon essor facile, les rivières bleues des continents, les sombres déserts de la mer, le toit varié des forêts que bigarent le vert naissant du printemps, la pourpre et l’or de l’automne, le bronze mat et le violet terne des feuilles crispées de l’hiver. Si quelque oiseau étourdi fait bruire à mon oreille ses ailes haletantes, je m’élance, je monte encore, j’aspire à des mondes nouveaux. Le fleuve n’est plus qu’un fil qui s’efface dans une verdure sombre, les montagnes qu’un point vague dont le sommet s’anéantit dans sa base, l’Océan qu’une tache obscure dans je ne sais quelle masse égarée au milieu des airs, où elle tourne plus rapidement que l’osselet à six faces que font rouler sur son axe pointu les petits enfans d’Athènes, le long des galeries aux larges dalles qui embrassent le Céramique.

Avez-vous jamais vu le long des murs du Céramique, lorsqu’ils sont frappés dans les premiers jours de l’année par les rayons du soleil qui régénère le monde, une longue suite d’hommes hâves, immobiles, aux joues creusées par le besoin, aux regards éteints et stupides : les uns accroupis comme des brutes ; les autres debout, mais appuyés contre les piliers, et fléchissans à demi sous le poids de leur corps exténué ? Les avez-vous vus, la bouche entr’ouverte pour aspirer encore une fois les premières influences de l’air vivifiant, recueillir avec une morne volupté les douces impressions de la tiède chaleur du printemps ? Le même spectacle vous auroit frappé dans les murailles de Larisse, car il y a des malheureux partout : mais ici le malheur porte l’empreinte d’une fatalité particulière qui est plus dégradante que la misère, plus poignante que la faim, plus accablante que le désespoir. Ces infortunés s’avancent lentement à la suite les uns des autres, et marquent entre tous leurs pas de longues stations, comme des figures fantastiques disposées par un mécanicien habile sur une roue qui indique les divisions du temps. Douze heures s’écoulent pendant que le cortége silencieux suit le contour de la place circulaire, quoique l’étendue en soit si bornée qu’un amant peut lire d’une extrémité à l’autre, sur la main plus ou moins déployée de sa maîtresse, le nombre des heures de la nuit qui doivent amener l’heure si désirée du rendez-vous. Ces spectres vivants n’ont conservé presque rien d’humain. Leur peau ressemble à un parchemin blanc tendu sur des ossemens. L’orbite de leurs yeux n’est pas animé par une seule étincelle de l’âme. Leurs lèvres pâles frémissent d’inquiétude et de terreur, ou, plus hideuse encore, elles roulent un sourire dédaigneux et farouche, comme la dernière pensée d’un condamné résolu qui subit son supplice. La plupart sont agités de convulsions foibles, mais continues, et tremblent comme la branche de fer de cet instrument sonore que les enfans font bruire entre leurs dents. Les plus à plaindre de tous, vaincus par la destinée qui les poursuit, sont condamnés à effrayer à jamais les passants de la repoussante difformité de leurs membres noués et de leurs attitudes inflexibles. Cependant, cette période régulière de leur vie qui sépare deux sommeils est pour eux celle de la suspension des douleurs qu’ils redoutent le plus. Victimes de la vengeance des sorcières de Thessalie, ils retombent en proie à des tourmens qu’aucune langue peut exprimer, dès que le soleil, prosterné sous l’horizontal occidental, a cessé de les protéger contre les redoutables souveraines des ténèbres. Voilà pourquoi ils suivent son cours trop rapide, l’œil toujours fixé sur l’espace qu’il embrasse, dans l’espérance, toujours déçue, qu’il oubliera une fois sur son lit d’azur, et qu’il finira par rester suspendu aux nuages d’or du couchant. À peine la nuit vient les détromper, en développant ses ailes de crêpe, sur lesquelles il ne reste pas même une des clartés livides qui mouroient tout à l’heure au sommet des arbres ; à peine le dernier reflet qui pétillait encore sur le métal poli au faîte d’un bâtiment élevé achève de s’évanouir, comme un charbon encore ardent dans un brasier éteint, qui blanchit peu à peu sous la cendre, et ne se distingue bientôt plus du fond de l’âtre abandonné, un murmure formidable s’élève parmi eux, leurs dents se claquent de désespoir et de rage ; ils se pressent et s’évitent de peur de trouver partout des assassins et des fantômes. Il fait nuit !… et l’enfer va se rouvrir !

Il y en avoit un, entre autres, dont toutes les articulations crioient comme des ressorts fatigués, et dont la poitrine exhalait un son plus rauque et plus sourd que celui de la vis rouillée qui tourne avec peine dans son écrou. Mais quelques lambeaux d’une riche broderie qui pendoient encore à son manteau, un regard plein de tristesse et de grâce qui éclaircissait de temps en temps la langueur de ses traits abattus, je ne sais quel mélange inconcevable d’abrutissement et de fierté qui rappelait le désespoir d’une panthère assujettie au baillon déchirant du chasseur, le faisoient remarquer dans la foule de ses misérables compagnons ; et quand il passoit devant des femmes, on n’entendoit qu’un soupir. Ses cheveux blonds rouloient en boucles négligées sur ses épaules, qui s’élevoient blanches et pures comme une touffe de lys au-dessus de sa tunique de pourpre. Cependant, son cou portoit l’empreinte du sang, la cicatrice triangulaire d’un fer de lance, la marque de la blessure qui me ravit Polémon au siége de Corinthe, quand ce fidèle ami se précipita sur mon cœur, au devant de la rage effrénée du soldat déjà victorieux, mais jaloux de donner au champ de bataille un cadavre de plus. C’étoit ce Polémon que j’avois si long-temps pleuré, et qui revient toujours dans mon sommeil me rappeler avec un baiser froid que nous devons nous retrouver dans l’immortelle vie de la mort. C’étoit Polémon encore vivant, mais conservé pour une existence si horrible que les larves et les spectres de l’enfer se consolent entre eux en se racontant ses douleurs ; Polémon tombé sous l’empire des sorcières de Thessalie et des démons qui composent leur cortège dans les solennités, les inexplicables solennités de leurs fêtes nocturnes. Il s’arrêta, chercha long-temps d’un regard étonné à lier un souvenir à mes traits, se rapprocha de moi à pas inquiets et mesurés, toucha mes mains d’une main palpitante qui trembloit de les saisir, et après m’avoir enveloppé d’une étreinte subite que je ne ressentis pas sans effroi, après avoir fixé sur mes yeux un rayon pâle qui tomboit de ses yeux voilés, comme le dernier jet d’un flambeau qui s’éloigne à travers la trappe d’un cachot. — Lucius ! Lucius ! s’écria-t-il avec un rire affreux. — Polémon, cher Polémon, l’ami, le sauveur de Lucius !… — Dans un autre monde, dit-il en baissant la voix ; je m’en souviens… c’étoit dans un autre monde, dans une vie qui n’appartenoit pas au sommeil et à ses fantômes ?… — Que dis-tu de fantômes ?… — Regarde, répondit-il en étendant le doigt dans le crépuscule !… Les voilà qui viennent.

Oh ! ne te livre pas, jeune infortuné, aux inquiétudes des ténèbres ! Quand les ombres des montagnes descendent en grandissant, rapprochent de toutes parts la pointe et les côtés de leurs pyramides gigantesques, et finissent par s’embrasser en silence sur la terre obscure ; quand les images fantastiques des nuages s’étendent, se confondent et rentrent ensemble sous le voile protecteur de la nuit, comme des époux clandestins ; quand les oiseaux des funérailles commencent à crier derrière les bois, et que les reptiles chantent d’une voix cassée quelques paroles monotones à la lisière des marécages… alors, mon Polémon, ne livre pas ton imagination tourmentée aux illusions de l’ombre et de la solitude. Fuis les sentiers cachés où les spectres se donnent rendez-vous pour former de noires conjurations contre le repos des hommes ; le voisinage des cimetières où se rassemble le conseil mystérieux des morts, quand ils viennent, enveloppés de leurs suaires, apparoître devant l’Aréopage qui siège dans des cercueils : fuis la prairie découverte où l’herbe foulée en rond noircit, stérile et desséchée, sous le pas cadencé des sorcières. Veux-tu m’en croire, Polémon ? Quand la lumière, épouvantée à l’approche des mauvais esprits, se retire en pâlissant, viens ranimer avec moi ses prestiges dans les fêtes de l’opulence et dans les orgies de la volupté. L’or manque-t-il jamais à mes souhaits ? Les mines les plus précieuses ont-elles une veine cachée qui me refuse ses trésors ? Le sable même des ruisseaux se transforme sous ma main en pierres exquises qui feroient l’ornement des rois. Veux-tu m’en croire, Polémon ? C’est en vain que le jour s’éteindroit, tant que les feux que ses rayons ont allumés pour l’usage de l’homme pétillent encore dans les illuminations des festins, ou dans les clartés plus discrètes qui embellissent les veillées délicieuses de l’amour. Les démons, tu le sais, craignent les vapeurs odorantes de la cire et de l’huile embaumée qui brillent doucement dans l’albâtre, ou versent des ténèbres roses à travers la double soie de nos riches tentures. Ils frémissent à l’aspect des marbres polis, éclairés par les lustres aux cristaux mobiles, qui lancent autour d’eux de longs jets de diamans, comme une cascade frappée du dernier regard d’adieu du soleil horizontal. Jamais une sombre lamie, une mante décharnée n’osa étaler la hideuse laideur de ses traits dans les banquets de Thessalie. La lune même qu’elles invoquent les effraie souvent, quand elle laisse tomber sur elles un de ces rayons passagers qui donnent aux objets qu’ils effleurent la blancheur terne de l’étain. Elles s’échappent alors plus rapides que la couleuvre avertie par le bruit du grain de sable qui roule sous le pied du voyageur. Ne crains pas qu’elles te surprennent au milieu des feux qui étincellent dans mon palais, et qui rayonnent de toutes parts sur l’acier éblouissant des miroirs. Vois plutôt, mon Polémon, avec quelle agilité elles se sont éloignées de nous depuis que nous marchons entre les flambeaux de mes serviteurs, dans ces galeries décorées de statues, chefs-d’œuvre inimitables du génie de la Grèce. Quelqu’une de ces images t’auroit-elle révélé par un mouvement menaçant la présence de ces esprits fantastiques qui les animent quelquefois, quand la dernière lueur qui se détache de la dernière lampe, monte et s’éteint dans les airs ? L’immobilité de leurs formes, la pureté de leurs traits, le calme de leurs attitudes qui ne changeront jamais rassureroient la frayeur même. Si quelque bruit étrange a frappé ton oreille, ô frère chéri de mon cœur ! c’est celui de la nymphe attentive qui répand sur tes membres appesantis par la fatigue les trésors de son urne de cristal, en y mêlant des parfums jusqu’ici inconnus à Larisse, un ambre limpide que j’ai recueilli sur le bord des mers qui baignent le berceau du soleil ; le suc d’une fleur mille fois plus suave que la rose qui ne croît que dans les épais ombrages de la brune Corcyre[1] ; les pleurs d’un arbuste aimé d’Apollon et de son fils, et qui étale sur les rochers d’Épidaure ses bouquets composés de cymbales de pourpre toutes tremblantes sous le poids de la rosée. Et comment les charmes des magiciennes troubleroient-ils la pureté des eaux qui bercent autour de toi leurs ondes d’argent ? Myrthé, cette belle Myrthé aux cheveux blonds, la plus jeune et la plus chérie de mes esclaves, celle que tu as vue se pencher à ton passage, car elle aime tout ce que j’aime ; elle a des enchantemens qui ne sont connus que d’elle et d’un esprit qui les lui confie dans les mystères du sommeil ; elle erre maintenant comme une ombre autour de l’enceinte des bains où s’élève peu à peu la surface de l’onde salutaire ; elle court en chantant des airs qui chassent les démons, et en touchant de temps à autre les cordes d’une harpe errante que des génies obéissans ne manquent jamais de lui offrir avant que ses désirs aient le temps de se faire connoître en passant de son âme à ses yeux. Elle marche ; elle court ; la harpe marche court et chante sous sa main. Écoute le bruit de la harpe qui résonne, la voix de la harpe de Myrthé ; c’est un son plein, grave, solennel, qui fixe les idées de la terre, qui se prolonge, qui se soutient, qui occupe l’âme comme une pensée sérieuse ; et puis il vole, il fuit, il s’évanouit, il revient ; et les airs de la harpe de Myrthé (enchantements ravissant des nuits !), les airs de la harpe de Myrthé qui volent, qui fuient, qui s’évanouissent, qui reviennent encore ; comme elle chante, comme ils volent, les airs de la harpe de Myrthé, les airs qui chassent le démon !… Écoute Polémon, les entends-tu ?

J’ai éprouvé en vérité toutes les illusions des rêves, et que serois-je alors devenu sans le secours de la harpe de Myrthé, sans le secours de sa voix, si attentive à troubler le repos douloureux et gémissant de mes nuits ?… Combien de fois je me suis penché dans mon sommeil sur l’onde limpide et dormante, l’onde trop fidèle à reproduire mes traits altérés, mes cheveux hérissés de terreur, mon regard fixe et morne comme celui du désespoir qui ne pleure plus !… Combien de fois j’ai frémi en voyant des traces de sang livide courir autour de mes lèvres pâles ; en sentant mes dents chancelantes repoussées de leurs alvéoles, mes ongles détachés de leur racine s’ébranler, et tomber ! Combien de fois, effrayé de ma nudité, de ma honteuse nudité, je me suis livré inquiet à l’ironie de la foule avec une tunique plus courte, plus légère, plus transparente que celle qui enveloppe une courtisane au seuil du lit effronté de la débauche ! Ô ! combien de fois des rêves plus hideux, des rêves que Polémon lui-même ne connoît point… Et que serois-je devenu alors, que serois-je devenu sans le secours de la harpe de Myrthé, sans le secours de sa voix et de l’harmonie qu’elle enseigne à ses sœurs, quand elles l’entourent obéissantes, pour charmer les terreurs du malheureux qui dort, pour faire bruire à son oreille des chants venus de loin, comme la brise qui court entre peu de voile ; des chants qui se marient, qui se confondent, qui assoupissent les songes orageux du cœur et qui enchantent leur silence dans une longue mélodie.

Et maintenant, voici les sœurs de Myrthé qui ont préparé le festin. Il y a Théïs, reconnoissable entre toutes les filles de Thessalie, quoique la plupart des filles de Thessalie aient des cheveux noirs qui tombent sur des épaules plus blanches que l’albâtre ; mais il n’y en a point qui aient des cheveux en ondes souples et voluptueuses, comme les cheveux noirs de Théïs. C’est elle qui penche sur la coupe ardente où blanchit un vin bouillant le vase d’une précieuse argile, et qui en laisse tomber goutte à goutte en topazes liquides le miel le plus exquis qu’on ait jamais recueilli sur les ormeaux de Sicile. L’abeille, privée de son trésor, vole inquiète au milieu des fleurs ; elle se pend aux branches solitaires de l’arbre abandonné, en demandant son miel aux zéphirs. Elle murmure de douleur, parce que ses petits n’auront plus d’asile dans aucun des mille palais à cinq murailles qu’elle leur a bâtis avec une cire légère et transparente, et qu’ils ne goûteront pas le miel qu’elle avait récolté pour eux sur les buissons parfumés du mont Hybla. C’est Théïs qui répand dans un vin bouillant le miel dérobé aux abeilles de Sicile ; et les autres sœurs de Théïs, celles qui ont des cheveux noirs, car il n’y a que Myrthé qui soit blonde, elles courent soumises, empressées, caressantes, avec un sourire obéissant, autour des apprêts du banquet. Elles sèment des fleurs de grenades ou des feuilles de rose sur le lait écumeux ; ou bien elles attisent les fournaises d’ambre et d’encens qui brûlent sous la coupe ardente où blanchit un vin bouillant ; les flammes qui se courbent de loin autour du rebord circulaire, qui se penchent, qui se rapprochent, qui l’effleurent, qui caressent ses lèvres d’or, et finissent par se confondre avec les flammes aux langues blanches et bleues qui volent sur le vin. Les flammes montent, descendent, s’égarent comme ce démon fantastique des solitudes qui aime à se mirer dans les fontaines. Qui pourra dire combien de fois la coupe a circulé autour de la table du festin, combien de fois épuisée, elle a vu ses bords inondés d’un nouveau nectar ? Jeunes filles, n’épargnez ni le vin ni l’hydromel. Le soleil ne cesse de gonfler de nouveaux raisins, et de verser des rayons de son immortelle splendeur dans la grappe éclatante qui se balance aux riches festons de nos vignes, à travers les feuilles rembrunies du pampre arrondi en guirlandes qui court parmi les mûriers de Tempé. Encore cette libation pour chasser les démons de la nuit ! Quant à moi, je ne vois plus ici que les esprits joyeux de l’ivresse qui s’échappent en pétillant de la mousse frémissante, se poursuivent dans l’air comme des moucherons de feu, ou viennent éblouir de leurs ailes radieuses mes paupières échauffées ; semblables à ces insectes agiles[2] que la nature a ornés de feux innocens, et que souvent, dans la silencieuse fraîcheur d’une courte nuit d’été, on voit jaillir en essaim du milieu d’une touffe de verdure, comme une gerbe d’étincelles sous les coups redoublés du forgeron. Ils flottent emportés par une légère brise qui passe, ou appelés par quelque doux parfum dont ils se nourrissent dans le calice des roses. Le nuage lumineux se promène, se berce inconstant, se repose ou tourne un moment sur lui-même, et tombe tout entier sur le sommet d’un jeune pin qu’il illumine comme une pyramide consacrée aux fêtes publiques, ou à la branche inférieure d’un grand chêne à laquelle il donne l’aspect d’une girandole préparée pour les veillées de la forêt. Vois comme ils jouent autour de toi, comme ils frémissent dans les fleurs, comme ils rayonnent en reflets de feu sur les vases polis ; ce ne sont point des démons ennemis. Ils dansent, ils se réjouissent, ils ont l’abandon et les éclats de la folie. S’ils s’exercent quelquefois à troubler le repos des hommes, ce n’est jamais que pour satisfaire, comme un enfant étourdi, à de rians caprices. Ils se roulent, malicieux, dans le lin confus qui court autour du fuseau d’une vieille bergère, croisent, embrouillent les fils égarés, et multiplient les nœuds contrarians sous les efforts de son adresse inutile. Quand un voyageur qui a perdu sa route cherche d’un œil avide à travers tout l’horizon de la nuit quelque point lumineux qui promet un asile, long-temps ils le font errer de sentiers en sentiers, à la lueur d’un feu infidèle, au bruit d’une voix trompeuse, ou de l’aboiement éloigné d’un chien vigilant qui rôde comme une sentinelle autour de la ferme solitaire ; ils abusent ainsi l’espérance du pauvre voyageur, jusqu’à l’instant où touchés de pitié pour sa fatigue, ils lui présentent tout à coup un gîte inattendu, que personne n’avoit jamais remarqué dans ce désert ; quelquefois même, il est étonné de trouver à son arrivée un foyer pétillant dont le seul aspect inspire la gaîté, des mets rares et délicats que le hasard a procurés à la chaumière du pêcheur ou du braconnier, et une jeune fille, belle comme les Grâces, qui le sert en craignant de lever les yeux : car il lui a paru que cet étranger étoit dangereux à regarder. Le lendemain, surpris qu’un si court repos lui ait rendu toutes ses forces, il se lève heureux au chant de l’alouette qui salue un ciel pur : il apprend que son erreur favorable a raccourci son chemin de vingt stades et demi, et son cheval hennissant d’impatience, les naseaux ouverts, le poil lustré, la crinière lisse et brillante, frappe devant lui la terre d’un triple signal de départ. Le lutin bondit de la croupe à la tête du cheval du voyageur, il passe ses doigts subtils dans la vaste crinière, il la roule, la relève en ondes ; il regarde, il s’applaudit de ce qu’il a fait, et il part content pour aller s’égayer du dépit d’un homme endormi qui brûle de soif, et qui voit fuir, se diminuer, tarir devant ses lèvres allongées un breuvage rafraîchissant ; qui sonde inutilement la coupe du regard ; qui aspire inutilement la liqueur absente ; puis se réveille, et trouve le vase rempli d’un vin de Syracuse qu’il n’a pas encore goûté, et que le follet a exprimé de raisins de choix, tout en s’amusant des inquiétudes de son sommeil. Ici, tu peux boire, parler ou dormir sans terreur, car les follets sont nos amis. Satisfais seulement à la curiosité impatiente de Théïs et de Myrthé, à la curiosité plus intéressée de Thélaïre qui n’a pas détourné de toi ses longs cils brillans, ses grands yeux noirs qui roulent comme des astres favorables sur un ciel baigné du plus tendre azur. Raconte-nous, Polémon, les extravagantes douleurs que tu as cru éprouver sous l’empire des sorcières ; car les tourmens dont elles poursuivent notre imagination ne sont que la vaine illusion d’un rêve qui s’évanouit au premier rayon de l’aurore. Théïs, Thélaïre et Myrthé sont attentives… Elles écoutent… Eh bien ! parle… raconte-nous tes désespoirs, tes craintes et les folles erreurs de la nuit ; et toi, Théïs, verse du vin ; et toi Thélaïre, souris à son récit pour que son âme se console ; et toi, Myrthé, si tu le vois, surpris du souvenir de ses égaremens, céder à une illusion nouvelle, chante et soulève les cordes de la harpe magique… Demande-lui des sons consolateurs, des sons qui renvoient les mauvais esprits… C’est ainsi qu’on affranchit les heures austères de la nuit de l’empire tumultueux des songes, et qu’on échappe de plaisirs en plaisirs aux sinistres enchantements qui remplissent la terre pendant l’absence du soleil.


  1. Je crois qu’il n’est pas question ici de l’ancienne Corcyre, mais de l’île de Curzola, que les Grecs appeloient Corcyre-la-Brune, à cause de l’aspect que lui donnoient au loin les vastes forêts dont elle étoit couverte. (Note du traducteur.)
  2. Voyez à la fin du volume la Luciole de Giorgi.